Un roman de chevalerie en guise de généalogie
Le chevalier Aymon de Salvaing de Boissieu et les écrivains du Dauphiné
p. 89-101
Texte intégral
1En 1639, Denis Salvaing de Boissieu devient premier président de la Chambre des Comptes du Dauphiné. La même année, Marc Vulson de la Colombière, dauphinois lui aussi, publie son premier ouvrage, un Recueil de plusieurs pièces et figures d’armoiries dans lequel il propose un système de hachures pour représenter les couleurs des blasons sur des gravures imprimées. Ce traité est dédié au président Salvaing, dont Vulson mentionne l’intérêt pour l’héraldique et qu’il prie de lui « continuer l’honneur de [ses] bonnes grâces1 ». La dédicace contient une généalogie du président qui fait remonter la noblesse des Salvaing au tout début du xie siècle. Un érudit offre à son protecteur une généalogie, certes fictive, mais qui flattera ses ambitions et publiera son pouvoir, et espère recevoir en retour un emploi ou une récompense, peut-être simplement une réputation. Plusieurs décennies plus tard, sans doute au tout début du xviiie siècle, le père jésuite Philibert Lebrun, dans ses Éclaircissements sur l’histoire du Dauphiné, restés manuscrits jusqu’au xixe siècle, se scandalise de cette invention généalogique.
Il y a peu d’endroits de l’histoire de Dauphiné qui ait plus besoin d’éclaircissement que ce que le Président de Boissieu s’est efforcé en toute manière de persuader au public à l’avantage de sa maison, à qui il a donné en mesme temps les armes de l’Empire et la bordure de France, un cri de guerre tel qu’il lui a plu et plusieurs autres privilèges sans autre fondement que l’entestement ridicule qu’il avoit de la noblesse de sa maison, qu’on ne peut disconvenir estre d’ancienne noblesse, mais assez obscure et dont le plus grand lustre a été le président de Boissieu lui-mesme. Celui-ci n’estant pas content de ce que l’histoire ne dit rien de ses ayeux, a cru les dédommager de cette perte par les fables qu’il a répandues dans l’histoire mesme2.
2Le père Lebrun associe étroitement l’histoire de la « maison » des Salvaing de Boissieu et l’histoire de la région du Dauphiné. La revendication identitaire portée par la généalogie dépasse le cadre de la famille pour s’articuler avec les revendications d’un groupe social et local. L’accusation d’imposture repose sur une distinction claire entre « histoire » et « fables », posant ainsi le problème du type de croyance que la « généalogie fabuleuse3 » cherche à susciter. Par quels moyens la généalogie cherche-t-elle à « persuader » ? D’où vient son pouvoir de conviction ? Le récit généalogique apparaît ici comme un laboratoire pour étudier les mécanismes de l’adhésion et leurs implications politiques.
3La généalogie des Salvaing de Boissieu constitue un objet d’autant plus intéressant pour aborder cette question qu’elle est construite dans une relation étroite avec les récits de la vie de Pierre du Terrail, le chevalier Bayard, qui circulent depuis plus d’un siècle au moment où Vulson publie son Recueil. D’après Vulson, le dernier ancêtre remarquable de Denis de Salvaing de Boissieu, le chevalier Aymon 9 de Salvaing de Boissieu, a en effet été un cousin et un compagnon de Bayard. Il aurait combattu contre lui lors du tournoi organisé par le chevalier sans peur et sans reproche à Ayre en 1493, puis l’aurait assisté dans le combat qui opposa onze chevaliers français à autant de chevaliers espagnols devant la ville de Trane, dans le royaume de Naples, en 15024. Vulson cite fréquemment des extraits de l’Histoire du chevalier Bayard de Jacques de Mailles, publiée par l’érudit Théodore Godefroy en 16165, pour étayer son propos. La construction du chevalier Aymon s’appuie donc sur des récits qui associent témoignage sur le passé et fantasme chevaleresque et qui se situent aux frontières de l’histoire et de la fiction. Elle constitue ainsi un objet privilégié pour poser la question du type d’adhésion suscité par le récit généalogique et pour comprendre son efficacité politique.
4Peu après la publication de son premier ouvrage, Vulson fait imprimer un nouveau traité d’héraldique, bien plus volumineux, intitulé La Science héroïque. On y retrouve, au détour d’un chapitre sur les aigles dans les blasons, la généalogie de Denis Salvaing de Boissieu. Ce chapitre commente différentes armoiries comportant des aigles. Après un paragraphe sur Jules César et un autre sur Charlemagne, Vulson consacre près de trois pages au lignage des Salvaing6. Il y propose une généalogie continue des Salvaing de Boissieu depuis l’an 1012 et Aymon I, seigneur d’Alinges et de Salvaing. Puis il extrait de cette généalogie trois ancêtres remarquables auxquels il consacre quelques lignes : Guyffrey de Salvaing, Aymon 8 et Aymon 9.
5Les deux premiers paragraphes du passage, consacré à Guiffrey et à Aymon 8, sont motivés par la mention de documents d’archives qui attestent de l’existence de ces deux ancêtres et par extension de la vérité de l’ensemble de la généalogie. Dans le cas de Guiffrey, Vulson mentionne un acte de vente
de l’an 1225 dont l’original est dans la Chambre des Comptes de Grenoble, auquel pendent les sceaux du Dauphin, et de ce Guiffrey, qui fut père d’Hugues, qui soumist le premier le chasteau de Boissieu à l’hommage du Dauphin, qu’il tenoit auparavant en franc alleu, et d’un autre Guiffrey qui fut grand maître de l’ordre des Templiers, environ l’an 12857.
6À propos d’Aymon 8, il cite son testament, datant de 1429
par lequel il chargea ses deux fils Arthaut et Jean, et leurs descendants en ligne masculine légitime, de porter en bannière du noir et du bleu, et faire porter à leurs pages et autres valets une manche de velours noir et bleu, pour un témoignage perpétuel de l’affection qu’il avoit pour ces deux couleurs […] ce qui a été continué de père en fils jusqu’à Monsieur de Boissieu, à qui le feu roi en octroya des patentes dérogatoires, aux défenses faites par les édits de l’usage du velours sur les habits des pages et des laquai8.
7La validité du document est ici garantie par l’acte royal : si le roi a accordé une dérogation à Denis de Salvaing de Boissieu, c’est qu’il a reconnu la validité du testament et de la généalogie. Ainsi, si c’est bien la généalogie qui permet de fonder le droit de Salvaing à faire porter du velours à ses laquais, en retour, l’action juridique a permis de valider la généalogie, d’en augmenter la crédibilité et la valeur. Ces deux premiers développements permettent donc d’exhiber des archives qui renforcent la crédibilité de la construction généalogique comme récit vrai du passé et comme preuve valable dans un contexte juridique.
8Le développement consacré au dernier ancêtre notable de Denis de Salvaing, Aymon 9, est sensiblement différent :
Mais pour retourner à mon sujet, et sans remonter aux siècles éloignés du notre, Aymon 9. de Salvaing, s’est fait renommer dans l’Histoire, pour avoir este l’un des chevaliers qui accompagnoient Antoine d’Arces, surnommé le Chevalier blanc, avec Imbaud Rivoire, Seigneur de Romanieu, et Gaspard de Montmaur, Seigneur d’Aix, aux voyages qu’ils faisoient comme les anciens paladins en Angleterre, en Espagne, en Escosse, et en Portugal, pour déffier les plus vaillants de ces royaumes à combattre à fer émolu ou à lance mornée, suivant les articles du cartel qu’ils appeloient emprise, que je rapporterai au long en un autre endroit, le mesme Aymon de Salvaing, fut l’un des unze François (parmy lesquels estoit le fameux chevalier Bayard, son cousin germain du costé maternel, ) qui se battirent contre autant d’Espagnols devant la ville de Trane au Royaume de Naples l’an 15029.
9L’existence d’Aymon n’est pas garantie par des documents d’archive, mais par la renommée d’abord (il « s’est fait renommer dans l’Histoire »), puis par deux récits à la fois chevaleresques et historiques. Le surnom d’Antoine d’Arces, « le chevalier blanc » et la comparaison avec les anciens paladins ancrent la figure d’Aymon dans un imaginaire chevaleresque proche de celui des romans médiévaux que par ailleurs Vulson mentionne très fréquemment. Il n’hésite pas par exemple à donner à voir plusieurs armoiries de chevaliers de la table ronde, aux côtés de celles de héros antiques et de nobles contemporains. Il ne demande pas pour autant à son lecteur de croire à l’existence historique de ces chevaliers : ils sont utilisés en tant que personnages de récits fictifs, comme des exemples. Ce caractère chevaleresque fait d’Aymon la figure d’une noblesse fondée sur le mérite personnel plus que sur l’ancienneté du lignage. Vulson le précise d’ailleurs : il ne s’agit pas ici de « remonter aux siècles éloignés du nôtre ». La généalogie ne vaut donc pas ici par son ancienneté, mais par sa capacité à incarner des valeurs, à fournir des modèles pour le présent.
10Le personnage d’Aymon ne peut cependant pas être assimilé à un simple héros de roman. La précision des noms et des dates et la promesse de la reproduction d’un cartel l’inscrivent dans l’histoire et lui fournissent une certaine crédibilité. Plus loin dans le texte, l’invention généalogique prend même les formes de l’érudition. Vulson cite le texte de l’Histoire du Chevalier Bayard de Jacques de Maille :
Et parce que le chapitre 10. de cette histoire, sur le sujet du tournoi qui fut publié à Ayre par le chevalier Bayard, contient beaucoup de particularités concernant la forme des Pas et des Tournois, qui méritent d’être sceues, je l’ai voulu faire extraire aux mêmes termes qu’il est couché : « […] Si conveint au bon Chevalier se présenter le premier sur les rencs, et contre lui veint un sien voisin du Dauphiné nommé Tartarin, qui estoit fort rude homme d’armes ».
11Il introduit alors une note qui vient éclairer le texte en précisant l’identité de ce « Tartarin » : il s’agit en fait d’Aymon de Salvaing.
(C’estoit Aymon de Salvaing, seigneur de Boissieu, son parent, surnommé Tartarin par sobriquet, comme Bayard, Piquet, suivant la coutume de ce temps. Il en est fait souvent mention soubs le mesme nom de Tartarin dans le tournoi qui fust fait à Paris à l’entrée de la reine Marie d’Angleterre femme Louis XII. l’an 151410.)
12La pratique savante de l’annotation est chargée d’autorité et fonde en partie la crédibilité de la remarque. Mais ici, la revendication historique de vérité ne vaut pas tant comme une revendication d’ancienneté du lignage – puisqu’Aymon n’est pas si ancien – que comme un moyen de rendre l’exemple du chevalier et de son mérite plus frappant. Le récit généalogique, dans le cas d’Aymon, ne vaut pas comme preuve de l’ancienneté d’un lignage mais comme signe de sa valeur.
13La Science héroïque comme le Recueil de plusieurs pièces et figures d’armoiries sont des traités d’héraldiques et non des ouvrages d’histoire. Or la vérité ou la justesse d’un blason ne dépendent pas, ou pas seulement, de critères historiques : si l’écriture historique n’autorise pas l’invention, ce n’est pas le cas de l’héraldique11. La création d’un nouveau blason peut être tout à fait légitime, à certaines conditions. Dans La Science héroïque, Vulson ne se prive pas d’innover ; il n’est pas pour autant accusé d’imposture. L’État de la France de 1665 indique ainsi :
Quelques uns donnent au Grand Aumônier pour marque de sa charge au bas de ses armes, un grand livre couvert de satin bleu, avecque les armes de Frances en broderie ; Mais c’est une invention du Sieur de la Colombière qui n’a pas été suivie12.
14Cette expression : « C’est une invention du sieur de la Colombière qui n’a pas été suivie » revient neuf fois dans le volume, toujours à propos de tentatives de créer des blasons publiant explicitement la charge de celui qui les porte : l’ajout de flacons sur les armes du grand échanson, ou d’un couteau et d’une fourchette sur celles du grand écuyer tranchant. La phrase est révélatrice : les inventions de Vulson ne sont pas des impostures et si elles avaient « été suivies », elles seraient devenues vraies. La vérité des armoiries repose à la fois sur une tradition (une invention suivie acquiert ainsi de l’autorité) et sur la conformité avec une identité, qui peut être définie aussi bien par une fonction que par une histoire. Le contexte des traités d’héraldique invite donc à évaluer la crédibilité des inventions généalogiques de Vulson en fonction de leur postérité, de leur capacité à « être suivies » et donc à acquérir de l’autorité en s’inscrivant dans une tradition, et de leur capacité à figurer de manière juste l’identité présente de celui auquel elles s’appliquent.
15Il est bien sûr légitime de taxer Vulson d’imposture, comme le fait le père Lebrun. Le chevalier Aymon n’a sans doute jamais existé, jamais participé au tournoi d’Ayre, au combat de Trane ou à l’emprise du chevalier blanc. Et dans cette perspective, l’imposture est d’autant plus grave que sa postérité est longue. Loin de valider l’invention de Vulson, le fait que l’on puisse encore trouver des traces d’Aymon de Salvaing dans des ouvrages du xixe, voire du xxe siècle aggrave son crime. Cependant, cette démarche, qui cherche à distinguer le vrai du faux, ne permet pas de saisir ce qui fait l’efficacité du récit généalogique : la figure d’Aymon a en effet été crue, reproduite et transmise, même après les critiques du père Lebrun. Il importe donc de prendre en compte la diversité des modes de croyance et d’adhésion13. Dans les années 1640, le récit généalogique n’est pas seulement, et peut-être pas principalement, une preuve à vocation juridique – ce qu’il deviendra avec les enquêtes de noblesse des années 1660. La question n’est pas tant celle de sa vérité que celle de sa légitimité, de sa conformité à la tradition et à l’ordre social. Il n’appelle pas tant un jugement aléthique (est-il vrai ?) qu’un jugement de type esthétique (est-il conforme à la vraisemblance ?). On trouve d’ailleurs des traces de ce jugement chez Philibert Lebrun, qui, avant de prouver la fausseté de la généalogie de Salvaing de Boissieu, lui reproche son caractère excessif, invraisemblable, « ridicule ». Le cas du chevalier Aymon invite à penser l’invention généalogique non seulement comme une construction historique mais bien aussi comme un récit dont les effets ne dépendent pas seulement de sa relation à une vérité. Ainsi conçue, la généalogie fabuleuse fournit un cas significatif pour penser les effets d’adhésion induits par le jugement esthétique et leurs implications politiques : comment une fable généalogique parvient-elle à susciter l’intérêt et l’adhésion14 au-delà du cercle étroit du lignage qu’elle concerne ?
16L’invention de Vulson de la Colombière a été reprise et transmise pendant tout le xviie siècle et au-delà : on retrouve le chevalier Aymon dans l’Histoire générale du Dauphiné de Nicolas Chorier, publiée en deux volumes en 1661 et en 1672, dans le Nobiliaire du Dauphiné de Guy Allard publié en 1671, puis au xixe siècle dans l’Histoire de Pierre de Terrail, seigneur de Bayard d’Alfred de Terrebasse (1828) et même au xxe siècle dans les Histoires extraordinaires du Dauphiné de Claude Muller (2004)15. Aymon survit donc essentiellement dans deux types d’ouvrages : les histoires du chevalier Bayard et les textes consacrés au Dauphiné et à sa noblesse. On peut alors faire l’hypothèse que son efficacité tient à la fois à son inscription dans une tradition historique et littéraire (celle des vies de Bayard) et à l’intérêt politique qu’il présente pour la noblesse du Dauphiné.
17Dans le contexte de la première moitié du xviie siècle, ces deux dimensions sont étroitement liées. La tradition des vies de Bayard a été réactivée en 1619 avec la publication d’une édition savante de l’Histoire du chevalier Bayard de Jacques de Mailles par Théodore Godefroy16. L’ouvrage donne pour la première fois une dimension érudite et historique à la vie de Bayard, à l’aide d’un important appareil critique. Il fonde ainsi l’autorité du texte et met cette autorité au service d’un projet politique. Il s’agit de figurer l’ancienneté de la noblesse du Dauphiné et son obéissance au pouvoir royal. Les notes de fin de volume, par les généalogies qu’elles proposent, revendiquent la continuité, l’identité, qui lient les compagnons de Bayard prêts à se sacrifier pour leur pays et leur roi d’une part et la noblesse dauphinoise contemporaine d’autre part. L’affirmation non seulement de la valeur de la noblesse du Dauphiné, région protestante, mais aussi et surtout de son obéissance au roi, prend sens dans un contexte de tensions entre les communautés protestantes et le pouvoir royal, et sous la plume d’un ancien protestant converti. La construction d’une identité sociale et locale est articulée à un projet plus vaste d’éducation de la noblesse dans son ensemble : Bayard et ses compagnons ne sont les ancêtres que d’une communauté précisément localisée, mais ils peuvent servir d’exemples pour toute la noblesse. Parce que le récit généalogique sert ici une conception de la noblesse fondée sur des valeurs (le mérite personnel et le service du roi) et pas seulement sur la naissance, elle devient disponible pour des revendications identitaires locales ou sociales qui dépassent le cadre du lignage.
18Lorsque Vulson reprend cette tradition pour la mettre au service des revendications généalogiques de Salvaing de Boissieu, il en amplifie aussi le caractère local. La figure d’Aymon est d’emblée inscrite dans un groupe, celui de la noblesse du Dauphiné. Dans le chapitre de la Science héroïque consacré aux devises, Vulson cite ainsi une série d’épithètes associées aux grandes familles du Dauphiné, qu’il aurait trouvé « derrière une vie manuscrite du chevalier Bayard » :
19Cesar de Nostradamus dans son Histoire de Provence, fait mention de certains épithètes des maisons de Provence, qui furent trouvées sur la couverture d’un des livres manuscrits du Roi René, en cet ordre :
Hospitalité et bonté d’Agouls. | Desloyauté de Beaufort. |
Liberalité de Villeneufve. | Gravité de Arcussia |
Dissolution de Castellane. | Sottice de Grasse. |
[…] |
20Et pour ce qui est de celles de Dauphiné, j’ai leu derrière une vie manuscrite du Chevalier Bayard les attributs de plusieurs maisons nobles de la vallée de Gresivaudan, comme ceci.
Paranté d’Aleman. | Amitié de Beaumont. |
Prouesse de Terrail. | Bonté de Granges. |
Charité d’Arces. | Force de Commiers. |
Sagesse de Guiffrey. | Mine de Theys. |
Loyauté de Salvaing. | Visage d’Arvilars 17 |
21Une fois de plus, la lignée des Salvaing de Boissieu voisine avec celles de Bayard (Pierre de Terrail) et d’Arces et avec les plus grandes familles de la noblesse du Dauphiné. En rapprochant la noblesse du Dauphiné de celle de Provence, et son propre travail de celui de César de Notredame, Vulson donne une nouvelle dimension, collective et locale, à son invention généalogique : il représente la noblesse du Dauphiné comme un groupe ancien et cohérent. Le modèle provençal est à nouveau convoqué par Vulson lorsqu’il fournit un portrait du chevalier Aymon :
Pour achever de contenter les curieux, j’ai fait graver et mettre à la fin de ce chapitre un Duc de Bretagne et un duc de Bourbon, tels qu’ils sont représentés dans le Tournoi, qui fut dressé par le roi René de Sicile, qui est dans la Bibliothèque du Roi, lesquels y paraissent armés, et leurs chevaux carapassonnés à la mode de ce temps-là, ayant leur volet pendant et voletant derrière leur casque, avec leurs cimiers ordinaires sur leur tête, et sur celle de leurs chevaux. J’ai fait aussi graver une troisième figure que j’ai veuë en Dauphiné, d’Aymon de Salvaing, seigneur de Boissieu18.
22Les deux premières gravures reproduisent une illustration du manuscrit du Livre des Tournois de René d’Anjou, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale. La troisième, qui représente le chevalier Aymon, comme en témoigne la légende et les armes des Salvaing de Boissieu bien visibles sur le caparaçon du cheval, est visiblement imitée des deux autres19. Ce rapprochement entre l’invention généalogique de Vulson et le modèle de la noblesse provençale met au jour la dimension locale et collective de la revendication identitaire portée par la généalogie des Salvaing et par la figure du chevalier Aymon.
23En insérant son invention généalogique dans une tradition plus vaste et en associant la revendication identitaire de la famille des Salvaing à une revendication collective plus importante, Vulson accroît la crédibilité de son récit. Si l’on croit à l’existence de Bayard et à l’ancienneté des Terrail, pourquoi ne pas croire à Aymon et à l’ancienneté des Salvaing ? En outre, il rend ce récit intéressant pour d’autres que Salvaing et ses proches. Les autres familles nobles du Dauphiné et les érudits locaux qui en écrivent l’histoire s’y retrouvent. C’est ce double ancrage dans la tradition des histoires de Bayard d’une part et dans la revendication identitaire du Dauphiné et de sa noblesse d’autre part qui permet à Aymon de survivre au-delà des ouvrages de Vulson.
24Il apparaît ainsi dès 1650 dans une nouvelle édition de l’Histoire du chevalier Bayard de Jacques de Mailles, par Louis Videl20. Il s’agit d’une réimpression de l’édition qu’en avait donnée Théodore Godefroy en 1619, accompagnée d’un Supplément à l’histoire du Chevalier Bayard de Claude Expilly et de notes de Louis Videl, qui concernent toutes la noblesse du Dauphiné. L’une de ces notes reproduit la généalogie de Denis Salvaing de Boissieu déjà publiée à plusieurs reprises par Vulson de la Colombière. Le passage du chapitre X ou Tartarin affronte Bayard est annoté par Videl comme par Vulson : Tartarin est identifié au chevalier Aymon de Salvaing. Le Supplément de Claude Expilly mentionne le combat de Tranes et nomme à cette occasion le chevalier Aymon. Il reproduit aussi les articles de l’emprise du chevalier blanc, tels qu’ils sont donnés par Vulson dans la Science héroïque. Ce Supplément avait connu une première édition en 1624, dans les Poëmes de Claude Expilly21. Aucune de ces mentions du chevalier Aymon ne figure dans cette première édition : ce sont donc des ajouts de l’édition de 1650. Ces ajouts ne sont sans doute pas de Claude Expilly lui-même, puisque celui-ci est mort en 1636. Enfin, les annotations de Louis Videl reprennent l’énumération d’épithètes de nobles du Dauphiné donnée par Vulson dans la Science héroïque. Avec cet ouvrage, les inventions de Vulson de la Colombière sont donc « suivies » et acquièrent une autorité nouvelle : elles entrent dans une tradition.
25Louis Videl, comme Vulson de la Colombière, est un client de Salvaing de Boissieu, à qui l’ouvrage est dédié : il sert donc lui aussi les intérêts particuliers de cette famille, et son ouvrage et celui de Vulson relèvent d’une même opération de revendication identitaire. Mais à cela s’ajoute l’intérêt que le contexte des années 1650 donne à un texte capable de fournir une représentation unifiée et glorieuse de la noblesse du Dauphiné22. D’une part, cette noblesse a vu sa légitimité gravement entamée par les conflits et les polémiques qui ont entouré le procès des tailles23. Le procès s’est d’ailleurs achevé à son détriment en 1639 : le Dauphiné est passé du régime de la taille personnelle à celui de la taille réelle. Dans ce contexte, la réédition de l’Histoire du chevalier Bayard apparaît comme une tentative de rappeler les services rendus à l’État par la noblesse du Dauphiné et de réinstaller cette noblesse dans une identité glorieuse. D’autre part, cette publication donne une image unifiée de la noblesse du Dauphiné et efface les clivages qui pourraient la diviser. Le récit chevaleresque fantasme une origine commune, héroïque et guerrière, à l’ensemble de la noblesse locale. Il bénéficie ainsi tout particulièrement à la noblesse récente promue par le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné entre 1612 et 1626, et dont Louis Videl a justement été le secrétaire et le biographe. Il offre à ces parvenus promus par Lesdiguières la légitimité qui leur fait défaut. Le récit généalogique, parce qu’il est aussi un récit chevaleresque, promeut ainsi paradoxalement une conception de la noblesse fondée sur le mérite et le service du roi, conception plus intégratrice que la définition par le lignage. L’insertion de la généalogie familiale dans une généalogie collective qui répond à des besoins de légitimation partagés lui confère un intérêt au-delà des frontières du lignage et fonde son efficacité.
26Dans ce contexte, la figure d’Aymon ne permet pas seulement de publier l’ancienneté réelle ou supposée de la noblesse de Salvaing. Parce qu’elle est le produit d’une écriture de service fondée sur un travail érudit de documentation, elle publie aussi la capacité de Salvaing à maîtriser la production d’écrits qui scénarisent et légitiment la noblesse. Sa bibliothèque, son érudition, ses relations avec les éditeurs locaux et sa clientèle d’écrivain fondent un pouvoir d’agir dans l’espace public, de participer aux débats et aux conflits qui opposent la noblesse et les autres ordres, de diffuser une vision de la noblesse locale, de sa légitimité et de ses privilèges. C’est aussi ce pouvoir que le chevalier Aymon figure. Salvaing de Boissieu a d’ailleurs utilisé la gravure du chevalier Aymon pour illustrer ses ex libris. Ce n’est pas un hasard : le chevalier représente en effet le lien étroit qu’entretient la revendication d’une identité noble avec la maîtrise de l’écrit24.
27L’exemple d’Aymon permet donc d’envisager l’invention généalogique d’une manière nouvelle. Elle n’apparaît pas tant comme un mensonge destiné à fonder un pouvoir, comme une imposture, que comme un signe extérieur de pouvoir. La question de la vérité du récit n’est pas nécessairement première : le récit généalogique ne s’inscrit pas toujours dans une logique juridique de la preuve et peut chercher à susciter une adhésion d’ordre esthétique, fondée sur la vraisemblance. L’efficacité du récit, sa capacité à circuler au-delà des textes qui le produisent, tient alors à la fois à son inscription dans une tradition qui l’autorise et à sa disponibilité pour des intérêts divers.
28Dans un traité d’héraldique ultérieur, Le Vrai Théâtre d’Honneur et de Chevalerie, Vulson de la Colombière propose un usage rhétorique du récit généalogique comme récit exemplaire. Le récit des exploits des ancêtres doit encourager leurs descendants à les imiter. Le récit généalogique permet ainsi de transmettre la vertu dans le lignage, et de garantir que la noblesse de sang reste aussi une noblesse de mérite25. Cet usage rhétorique du récit généalogique accorde peu d’importance à sa vérité (et Vulson attribue d’ailleurs la même fonction aux romans de chevalerie, qu’il cite abondamment) : le récit ne tient pas sa valeur de son rapport à un passé et de la vérité du témoignage qu’il donne mais, encore une fois, de ses effets dans l’avenir, de son efficacité, de sa capacité à susciter l’imitation et ainsi à faire vivre une identité, une tradition. Cette conception de la valeur du récit généalogique va de pair avec la promotion du mérite personnel comme valeur fondatrice de la noblesse.
29Dans cette perspective, l’identité construite par le récit généalogique diffère sensiblement de l’identité qu’il représente. Le récit généalogique donne à voir une identité qui traverse le temps : le partage de caractéristiques communes entre des ancêtres et des descendants, au sein d’un lignage. Mais il produit une toute autre identité : une identité fondée sur la communauté d’adhésion aux valeurs qu’il revendique et ancrée dans le présent. Ainsi, l’édition de l’Histoire du Chevalier Bayard par Louis Videl donne à voir une identité entre les nobles dauphinois du passé et ceux du présent. Mais elle crée une communauté d’adhésion aux valeurs incarnées par ces figures héroïques, communauté d’adhésion qui réunit les vrais descendants des compagnons de Bayard et les nobles plus récents, arrivés au pouvoir dans l’entourage de Lesdiguières.
30Dans la mesure où la communauté d’adhésion créée par le récit est fondée sur l’interprétation qui en est faite, son sens et ses limites peuvent varier. Les récits de la vie du chevalier Bayard, utilisés au début du xviie siècle pour porter les revendications identitaires de la noblesse du Dauphiné, seront ainsi investis au début du xixe siècle de revendications nationales26. Le récit des exploits d’Aymon devient un énoncé collectif : il n’implique pas de croyance commune, mais un simple « assentiment » à un langage partagé27. Dans un même récit, se croisent des revendications plurielles. Aymon figure l’ancienneté et la valeur d’un lignage mais aussi le pouvoir d’un noble capable de maîtriser la production de récits. Il participe des revendications d’une noblesse locale, mais aussi de la noblesse en général. Il est susceptible d’appropriations multiples, fondées sur des intérêts divers, et c’est ce qui fait son succès – et par conséquent sa crédibilité.
Annexe
Annexe

M. Vulson de la Comombière, La Science héroïque
Ex libris de Denis de Salvaing de Boissieu
Notes de bas de page
1 Marc Vulson de la Colombière, Recueil de plusieurs pièces et figures d’armoiries..., Paris, M. Tavernier, 1639, n.p.
2 Philibert Lebrun, « Éclaircissements sur les armoiries, le cri de guerre, etc. de la maison de Salvaing », in A. de Terrebasse, Relation des principaux événements de la vie de Salvaing de Boissieu, Lyon, L. Perrin, 1850, p. 138-199.
3 L’expression est empruntée au titre français de l’ouvrage de Roberto Bizzocchi, Généalogies fabuleuses. Inventer et faire croire dans l’Europe moderne, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2010.
4 M. Vulson de la Colombière, op. cit.
5 Jacques de Mailles, Thérodore Godefroy, dir., Histoire du chevalier Bayard, lieutenant général pour le roy au gouvernement de Daulphiné, et de plusieurs choses mémorables advenues en France, Italie, Espagne et ès Pays-Bas, du règne des rois Charles VIII, Louys XII et François I, depuis l’an 1489 jusques à 1524, Paris, A. Pacard, 1616.
6 M. Vulson de la Colombière, La Science héroïque, traitant de la noblesse, de l’origine des armes, de leurs blasons et symboles, Paris, S. et G. Cramoisy, 1644, p. 321-324.
7 Ibid., p. 323.
8 Ibid.
9 M. Vulson de la Colombière, Ibid., p. 323-324.
10 Marc Vulson de la Colombière, La Science héroïque, Paris, S. et G. Cramoisy, 1644, p. 458.
11 Sur l’histoire de l’héraldique et ses liens avec les constructions identitaires, voir Michel Pastoureau, L’Art héraldique au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2009 en particulier p. 39.
12 Nicolas Besongne, L’État de la France, ..., Paris, C. Besongne et al., 1665, vol. I, p. 12-13.
13 Paul Veyne a consacré un essai passionnant à la pluralité des modes de vérité et aux différentes définitions de la vérité historique : Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983.
14 La notion d’intérêt est utilisée par Alain Viala pour penser la manière dont les récits suscitent l’adhésion dans la Lettre à Rousseau sur l’intérêt littéraire, Paris, PUF, 2005.
15 Nicolas Chorier, Histoire générale du Dauphiné, Grenoble, P. Charvys, 1661 et Lyon, J. Thioly, 1672 ; Guy Allard, Nobiliaire du Dauphiné, Grenoble, J. Nicolas, 1671 ; Alfred de Terrebasse, Histoire de Pierre de Terrail, seigneur de Bayart… suivie de recherches généalogiques, pièces et lettres inédites, Paris, Ladvocat, 1828 ; Claude Muller, Histoires extraordinaires du Dauphiné : récits authentiques, étranges, insolites, épiques et fabuleux, Romagnat, de Borée, 2004.
16 J. de Mailles, T. Godefroy, dir., Histoire du chevalier Bayard, ..., éd. cit.
17 M. Vulson de la Colombière, La Science héroïque, Paris, S. et G. Cramoisy, 1644, p. 473.
18 Ibid., p. 435.
19 On peut comparer la gravure représentant Aymon (http://www.ensba.fr/ow2/catzarts/images/Estm1048-17171.JPG) avec les illustrations du manuscrit de René d’Anjou (http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/de/René_d%27Anjou_Livre_des_tournois_France_Provence_XVe_siècle_Barthélemy_d%27Eyck.jpg).
20 Jacques de Mailles, Histoire du chevalier Bayard, et de plusieurs choses mémorables advenues sous le règne de Charles VIII, Louis XII et François I, avec son supplément, par Mre Claude Expilly, ... et les annotations de Théodore Godefroy, augmentées par Louis Videl, Grenoble, J. Nicolas, 1650. Sur Louis Videl, voir Nicolas Schapira, « Les secrétaires particuliers sous l’Ancien Régime : les usages d’une dépendance », in Dépendance(s) Actes des journées du CRH, 3-4 avril 2006, Cahiers du CRH, octobre 2007, p. 111-125.
21 Claude Expilly, Les Poèmes de messire Claude Expilly, Grenoble, impr. de P. Verdier, 1624.
22 Nicolas Shapira a analysé la réédition de la Vie de Bayard par Louis Videl à la lumière de ce contexte dans la séance du séminaire du Groupe de Recherches Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire du 24 novembre 2009, intitulé : « Localisation ; l’écriture de la noblesse du Dauphiné entre Paris et Grenoble ».
23 Sur la querelle des tailles en Dauphiné, voir Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Carnaval de Romans, Paris, 1979 et Daniel Hickey, The Coming of French Absolutism : the Struggle for Tax Reform in the Province of Dauphiné, 1540-1640, University of Toronto, 1986.
24 Jonathan Dewald a mis en lumière le rôle de l’écriture dans l’« expérience aristocratique » : Jonathan Dewald, Aristocratic Experience and the origins of modern culture : France, 1570-1715, Berkeley, University of California Press, 1993, Chapitre VI : « The Meanings of Writing », p. 174-203. Le duc de Montausier offre un exemple intéressant d’usage noble de l’écriture : Denis Lopez, La plume et l’épée : Montauzier, 1610-1690, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French seventeenth century literature, 1987.
25 M. Vulson de la Colombière, Le Vrai Théâtre d’Honneur et de Chevalerie ou le miroir héroïque de la noblesse, Paris, A. Courbé, 1648, « Préface servant d’avertissement à la noblesse », vol. 1, n.p.
26 L’Histoire de Bayard d’Alfred de Terrebasse porte ainsi en sous-titre « Chroniques des preux de France ». Sur la continuité entre généalogie des familles et généalogie des nations, voir R. Bizzocchi, op. cit., p. 273.
27 La notion d’énoncé collectif proposée par Alain Boureau permet de penser la circulation des énoncés et l’articulation entre des énonciations singulières et des discours sociaux tout en tenant à distance la question des croyances et des mentalités. Voir A. Boureau, « Propositions pour une histoire restreinte des mentalités », Annales Histoire Sciences Sociales, 44e année, no 6 (novembre-décembre 1989), p. 1491-1504.
Auteur
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Marine Roussillon
Worcester College, Université d’Oxford
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