Chapitre X. La dignité des pauvres honteux1
Les demandes d’entrée dans les hospices de Lyon (1815-1865)
p. 231-242
Texte intégral
1« Elle vous supplie d’avoir égard à sa malheureuse position et d’ordonner son placement le plus tôt possible étant donné qu’elle souffre ». Voici en quels termes Jeanne Luzy, veuve Garin conclut la pétition qu’elle adresse le 18 février 1862 au sénateur Vaïsse, préfet du Rhône pour entrer dans une maison de charité « dont elle souhaite que ce soit l’hôtel-Dieu ou la Charité ». Elle joint à sa lettre des pièces en sa possession qui prouvent « que réduite à la pension la plus misérable par suite de la liquidation de la succession de son mari, elle estime que ses droits ont été laisés » [sic]. En effet, l’exposante « avait placé sa dot dans le commerce ; elle a bien travaillé ; l’infortune s’en est mêlée ». Tout ou presque est contenu dans ces quelques mots : l’aveu de la souffrance, la supplication mais aussi la réclamation, la demande de réparation d’un sort injuste et de récompense d’une vie honnête et laborieuse. Bien sûr, Jeanne Luzy est l’archétype du pauvre honteux de l’Ancien Régime : fille de petite bourgeoisie, épouse d’un commerçant ruiné, elle est devenue concierge2. Pourtant, la plupart des 200 pétitions utilisées ici3 disent la même chose, que leurs auteurs soient des bourgeois déchus ou d’authentiques gens du peuple. Ils expriment une souffrance qui vient plus du sentiment de déclassement4 et d’injustice que de la misère matérielle et de l’isolement. Plus que sur la résignation et la supplication, l’aveu explicite ou non de cette souffrance débouche sur la revendication comme si les malheureux étaient titulaires d’une créance que la société devait honorer à l’approche de la fin de leur existence. La souffrance mènerait donc à affirmer sa dignité et à réclamer la justice. Plus que sur les itinéraires sociaux, qui ne pourront qu’être brièvement évoqués, on insistera surtout ici sur le discours de la pétition rédigée pour entrer à l’hospice et sur les représentations que véhiculent ces lettres.
Déchéance, souffrances et solidarités
2Avant d’en arriver là, il est nécessaire de retracer le contexte dans lequel sont rédigées ces pétitions. Contrairement à ce qui est encore trop souvent écrit, les hospices ne sont pas fuis mais toujours accablés de demandes d’entrée. Pourtant, l’offre s’accroît de façon considérable, tant à Lyon que sur l’ensemble du territoire, grâce à l’agrandissement des hospices existants, à la création de nouveaux asiles publics et de dépôts de mendicité et à l’ouverture d’établissements privés, au premier rang desquels ceux des Petites sœurs des pauvres dans les années 18505. Malgré cela, les règles d’entrée dans les établissements dépendant de l’administration des Hospices civils de Lyon6 sont draconiennes. À la Charité, il faut avoir plus de 70 ans et avoir résidé 10 ans consécutifs à Lyon dans les 20 dernières années. Pour entrer à l’asile d’incurables du Perron (fondé en 1844), il faut être né à Lyon et attester de son indigence et de son infirmité. Malgré ces règles, les délais d’attente sont très longs, jamais moins de deux ans et jusqu’à 5 ou 6 ans7, sauf pour les octogénaires et ceux qui ont la chance d’être nommés par des familles ayant un lit de fondation à leur disposition.
3La pétition est donc le résultat de cette situation. Le discours ne se réduit pas à une surenchère misérabiliste et à une avalanche de recommandations. Celles-ci existent mais elles sont loin d’être omniprésentes et efficaces, même si elles viennent de puissants personnages. Les administrateurs des hospices semblent arc boutés sur leurs règlements8 et se contentent de conseiller aux postulants de se présenter aux séances d’appel en espérant l’absence d’un inscrit de longue date9. Aussi, les lettres conservées s’adressent-elles directement aux autorités supérieures, aux ministres, aux souverains. Dans ce cas, les auteurs font preuve d’une maladresse touchante, usant alternativement ou en même temps de la flagornerie (Eugénie, « providence des malheureux10 »), et de la familiarité (« mon cher Napoléon » écrit l’un d’eux11). En plein xixe siècle, et surtout à l’égard de Napoléon III subsiste la confiance dans un souverain mythique, proche de ses sujets, capable d’abolir tous les obstacles et prêt à rétablir la justice bafouée par une administration incompétente et cruelle. On exige donc de lui qu’il « répare les injustices commises par ses subordonnés », qu’il mette fin à « la lenteur de cette bureaucratie qui fait endurer un martyre à ses humbles sujets12 » qu’il « casse les actes illicites qui se commettent trop souvent dans les administrations subalternes où l’esprit de coterie fait quelquefois de terribles ravages13 ». Cet état d’esprit n’est pas de pure forme et les pétitionnaires réclament vertement dès que le moindre retard a lieu dans un circuit de transmission souvent complexe. La plainte est entendue et le préfet rappelle qu’il « tient à ce que les pétitionnaires reçoivent avis de la suite donnée à leur demande surtout lorsqu’elles se présentent sous le patronage de son auguste majesté14 ».
4Imposée par le manque de place, encouragée par des raisons politiques, la pétition, qui ne semble guère efficace, a pour nous le mérite de révéler des pauvres désireux de rentrer à l’hospice, plus combatifs que résignés, forts au courant des arcanes administratives et conscients des éventuelles discordances entre les différents niveaux de décision et aptes à les utiliser.
Des pauvres ordinaires
5Eu égard au faible nombre de pétitions, des statistiques sociales fondées uniquement sur cette source risqueraient de donner des résultats fallacieux et incomplets. Retracer les itinéraires sociaux nécessiterait des recherches hors de portée de ce court article. Rapidement analysé, l’échantillon offre une grande diversité d’âges et de conditions. Les octogénaires y côtoient des quinquagénaires, de rares nobles déchus (une des filles de l’amiral de Grasse) voisinent avec des petits fonctionnaires et des officiers, des ouvriers de « métier » (tourneurs, maroquiniers, relieurs) avec des gagne-petits (crocheteurs, porteurs, gardes malades). Peu de ces demandeurs appartiennent à la catégorie des pauvres honteux, aucun ne correspond à l’archétype du pauvre hère livré de tout temps à la misère la plus noire et à l’isolement le plus complet. Si certains pétitionnaires atteignent néanmoins cette situation, c’est au terme d’un long processus de dégradation. Si l’on remonte dans la carrière des pétitionnaires, les étapes qui conduisent à la demande d’entrée à l’hospice comprennent la mort du conjoint (souvent après une longue période d’infirmité), suivie de celle du soutien familial, terminée par l’apparition d’une infirmité grave. Telles sont les stations du calvaire par lesquelles dit être passée la veuve Reynaud. Infirme à la suite d’une blessure reçue lors du soulèvement de Lyon, l’officier Reynaud meurt en 1838 après une interminable agonie. Il est suivi de peu par sa fille unique en 1839. Lorsqu’elle devient aveugle en 1843, la veuve ne voit plus d’autre issue qu’une entrée à l’hospice15. Quelques autres attendent encore plus longtemps avant de se résigner. La veuve Estudien est arrivée au dernier degré de misère comme elle l’écrit :
Je ne peux plus gagner ma vie en mendiant car mes pauvres jambes ne peuvent plus me porter par le froid et par la pluis... Je nest ni logement je couche dans engard car mes deux enfants ne peuvent m’aider qui sont sous les drapeaux16.
6La situation de Thérèse Coutet qui « traîne les quelques jours qui me restent à vivre d’éventualité en éventualité en exerçant le triste métier de marchande ambulante17 » semble tout aussi tragique. Pourtant, la plupart du temps, la pétition intervient avant que la situation ne soit totalement dramatique.
7Les veufs de longue date et les célibataires demandent leur admission lorsqu’une infirmité rend impossible leur survie autonome. La perte de la vue, les paralysies, les tremblements sont les plus souvent invoqués. Guilloud, géomètre et teneur de livres avoue qu’à 64 ans il n’est pas très âgé mais « la main me tremble, le travail d’application me rend malade, la tête me tourne, j’éprouve des étourdissements à tel point que je ne sais pas où je suis18 ». Le cas de la demoiselle Clapier est très voisin. « Habitant Lyon depuis de longues années, j’ai trouvé dans un travail quoique pénible mes moyens d’existence. Mais je viens d’être atteinte d’un mal incurable, aux dires des médecins, c’est la perte de la vue sans espoir de la recouvrer jamais. Que devenir dans une telle situation, n’ayant ni feu ni lieu, n’ayant d’autres parents qu’un frère militaire19 ». Jeanin, 69 ans, veuf, devient infirme de la main gauche ce qui l’empêche de poursuivre son métier de rempailleur20. Ancien cordonnier, Magne doit renoncer à ce métier pour cause de rhumatismes. Ayant obtenu un permis de colportage, il doit y renoncer lorsque « les douleurs rhumatismales se déclarent si fortes qu’il lui est impossible de continuer son métier de colporteur pour gagner sa pauvre vie21 ». Sans emphase, une pétitionnaire résume parfaitement le processus de déchéance et les réactions de ceux qui le subissent : « Mes souffrances et infirmités s’accroissent tous les jours. Je n’ai plus la possibilité d’avoir quelqu’un avec moi, je ne puis plus travailler ni payer mon loyer. Dans quelques mois je ne saurais où me loger ne pouvant plus ni marcher ni me servir22 ». Recommandant un de ses administrés, le maire d’une petite commune des Hautes-Alpes conclut qu’il « n’ose envisager la triste perspective de l’avenir23 ».
8Plus que le résultat d’un accident subit ou d’un destin implacable, la misère qui conduit à l’hospice est la rançon d’une longue dégradation liée au cycle de vie. Dans ces conditions la pétition n’est pas une demande formulée dans l’urgence mais un acte mûri et réfléchi qui prend en compte autant l’avenir que le présent. La souffrance y résulte plus de l’attente du malheur redouté que de la misère régnante.
La force des solidarités
9Pourtant, les isolés sont beaucoup moins nombreux que les mariés et/ou ceux qui peuvent compter sur leurs enfants. Cette catégorie représente près d’un pétitionnaire sur deux. Dans ce cas, c’est l’infirmité du parent ou du conjoint, ajoutée à la médiocre position des soutiens familiaux qui provoque la pétition. Nul cas n’est plus caricatural que celui de Brione, 84 ans, paralytique, vivant chez sa fille revendeuse d’herbages à Vénissieux. « Abandonné à moi-même pendant que ma pauvre fille va à Lyon gagner notre pain quotidien, je suis obligé de garder le lit, mes jambes ne pouvant plus me porter. N’ayant personne pour m’aider, je suis obligé de tout faire sous moi et ma pauvre fille, rentrant au logis bien fatiguée, est obligée de me changer entièrement24 ». L’exemple, pour être tragique, n’est pas unique et l’on trouve d’autres pétitions dans lesquelles les fils et filles avouent que leur situation précaire, la gravité des infirmités parentales ne rendent plus possible la poursuite des sacrifices qu’ils se sont longtemps imposés. La force du dévouement filial paraît aussi difficilement récusable dans le cas de Guelte qui demande le rapatriement de son père de Blois à Lyon, « où la santé de ce vieillard ne pourra que s’améliorer dans une ville où il sera constamment l’objet des soins empressés de son fils25 ». Les liens de famille semblent aussi solides chez les Burlat. Inscrite sur les listes d’attente, la mère a préféré laisser passer son tour d’entrée à la Charité pour attendre que son mari soit en mesure de faire de même. Entre temps, la situation se dégrade et le fils supplie que l’on veuille bien les recevoir tous deux en même temps. « Après avoir vécu 42 ans ensemble, j’ai tout lieu à redouter, pour ma mère surtout, dont la constitution est si frêle et la santé ruinée, de la rude épreuve de la séparation26 ».
10La présence des frères et sœurs, neveux et nièces n’est pas négligeable puisqu’on en trouve la trace dans plus d’une pétition sur dix. Tisseur, père de deux enfants bas âge, souvent éprouvé par le chômage, Alliod renonce à 1860 à garder plus longtemps chez lui un oncle qu’il héberge depuis 1842 date à laquelle ce dernier a perdu l’œil droit par un éclat de pierre. Célibataire sans soutien, l’oncle « est depuis trois mois tombé entièrement aveugle par suite du traitement qui lui a été ordonné27 ». Moins dramatique mais sans doute plus révélateur, est le cas des Degay. Après avoir épuisé toutes leurs ressources pour la nourrir et entretenir jusque-là, ils demandent en 1862 de faire admettre leur sœur de 70 ans, « entièrement estropiée et impotente sur tous les points » dans « une maison honorable où ils pourraient l’aller voir à volonté28 ». Loin d’être le fruit d’un abandon brutal, la demande d’entrée est donc bien un élément mûri, sans doute décidé collectivement pour sauver ce qui peut encore l’être et s’intégrant dans des stratégies de conservation de la famille. L’entrée à l’hospice de la personne à charge n’interrompt pas forcément la solidarité familiale même si elle la réduit au plan matériel.
11À cette sollicitude de la famille élargie s’ajoute la solidarité du voisinage qui n’est pas toujours un vain mot. Une pétition sur six signale l’intervention réelle d’étrangers à la famille. Les interventions des maires et des bureaux de bienfaisance sont rares et se limitent à demander la prise en charge par les hôpitaux de Lyon réputés immensément riches. Chemin faisant, on apprend qu’entretemps les autorités ont placé les malheureux chez des personnes charitables, parfois presque aussi pauvres qu’eux et auxquels ils font distribuer quelques aumônes29. Soit que l’état de santé de l’hébergé se dégrade, soit que les capacités des « hébergeants » s’affaissent, la solution ne peut être que temporaire et débouche vite sur une demande officielle de placement. À peine plus durables sont les hébergements chez des voisins où les aides des employeurs. Avant d’être atteint d’un « affaiblissement moral et physique qui le réduit à l’état d’enfance », Henri Vaurs est maintenu dans l’entreprise « sans qu’il gagne la journée que je lui faisais payer dans mes ateliers30 ».
12Devenus misérables, les pétitionnaires ne sont ni des marginaux ni des représentants d’un hypothétique « lumpenprolétariat ». Pourvus à un moment ou un autre d’une situation plus ou moins confortable, ils en sont exclus par la conjonction de la malchance et de l’évolution classique du cycle de vie. La demande d’entrée n’intervient qu’après l’épuisement des ressources familiales et du voisinage. Elle n’est pourtant pas toujours la marque d’un abandon mais le fruit d’une décision mûrie dans le cadre d’une stratégie collective qui vise à conserver l’équilibre de la cellule familiale. L’entrée dans ces conditions est certainement une source de souffrance supplémentaire qui explique largement le ton des pétitions.
Pudeur, dignité et revendication
13Plus que la misère et l’isolement, c’est la crainte de les voir arriver qui provoque la demande et en détermine le ton. Certes les préoccupations tactiques et les discours convenus ne sont pas totalement absents mais les lettres sont loin de l’archétype attendu qui associerait lamentation et désir d’apitoyer. L’évocation des malheurs est bien sûr présente mais sous une forme beaucoup plus pudique que celle à laquelle on pourrait s’attendre.
14Parmi les infirmités cinq seulement sont nommément citées : la cécité et ses variantes, les paralysies, les affections mentales auxquelles s’ajoutent de façon plus surprenante les rhumatismes et les catarrhes chroniques (pouvant cacher des phtisies). Aussi, nombreux sont ceux qui se contentent de mentionner des maux incurables, des infirmités sans les décrire. Les uns se disent couverts, accablés d’infirmités. L’infirmité est vite confondue avec le grand âge. « Âgé et infirme ne peut travailler pour fournir à sa subsistance » écrit l’un. « Privé de sa place par son âge et ses infirmités » ajoute un autre. « Atteint de toutes les infirmités qui sont ordinairement la suite de la vieillesse » complète un troisième. D’une demande formulée dans l’urgence face au surgissement soudain d’une infirmité grave, on glisse insensiblement à la revendication d’un hébergement en hospice pour simple cause de vieillesse.
L’exigence d’une réparation
15Si la supplique se fait revendication, celle-ci vire souvent à l’exigence de réparation. Les cas les plus nets et les plus connus sont ceux des anciens militaires et de ceux qui ont souffert sous la Révolution.
16Ces derniers se manifestent bien sûr surtout sous la Restauration où l’on retrouve des cas très différents. La fille de l’amiral de Grasse évoque la révolte des « nègres » de Saint-Domingue, sa « fuite en chemise et pendant la nuit pour se soustraire aux poignards des furieux » et la série des malheurs qui en a découlé, malheurs d’autant plus insupportables qu’elle a été « toute sa jeunesse dans la plus grande opulence31 ». Beaucoup plus modestes, le gendarme Bruyère et le poêlier Fayet demandent à entrer à l’hospice en compensation de rentes perdues ou de factures non honorées sous la Révolution.
17La Seconde République fournit l’occasion de rappeler ses services dans les armées révolutionnaires. Écrivant au commissaire de la République, Martin Bernard, Joseph Coste rappelle ses campagnes, se réjouit de rentrer « encore une fois dans cette glorieuse république qui me fait pansé à mon jeune âge » et conclut sans surprise : « Je vous demanderai donc pour toute récompense une ospitalité à la Charité32 ».
18Sous le Second Empire, ce sont naturellement les campagnes dans les armées napoléoniennes qui sont invoquées. Nul n’est plus explicite que Gatin, décoré de la Légion d’honneur des mains du grand Empereur, qui s’insurge que des « malheureux qui ont perdu leur avenir, qui ont été mutilés par la mitraille soient réduits à la plus grande souffrance qui est la faim » et il conclut tout aussi revendicatif : « Il est bien malheureux l’homme qui a passé sa jeunesse dans les souffrances de se trouver dans sa vieillesse exposé à mourir de faim33 ».
19Au-delà de cet exemple extrême, les services dans l’armée, qu’ils soient personnels ou familiaux sont fréquemment invoqués. Avoir servi dans l’armée, être veuve d’un militaire, avoir des frères ou des fils sous les drapeaux est considéré comme une monnaie d’échange pour obtenir une place à l’hospice à l’issue d’une négociation avec les autorités. Par extension, les services dans les sapeurs-pompiers, les dévouements manifestés lors des incendies ou des inondations sont, aux yeux des pétitionnaires ou de leurs proches, des éléments qui ouvrent un véritable droit à indemnisation.
20Loin de se contenter de services exceptionnels, les pétitionnaires font vite référence à des événements plus ordinaires. « Les fatalités d’infortune », comme le dit joliment un pétitionnaire34, sont un véritable leitmotiv. Elles comprennent les pertes subies dans des incendies, des inondations, des épidémies mais aussi lors d’accidents du travail, de faillites ou de simples mauvaises affaires. Subrepticement, c’est la vie ordinaire qui suffit à justifier la demande d’hébergement conçue comme un droit ou une réparation. C’est le cas de Grandjean, « ancien charpentier âgé de 66 ans, aussi décrépi par les années que par les longs et pénibles travaux, ruiné par des pertes considérables, veuf depuis 1848 », qui réclame son admission malgré la présence de quatre fils35.
21Le droit à l’assistance pour les vieux s’insinue même chez quelques notables de la monarchie de Juillet. Le maire d’une petite ville plaide pour l’accueil de Mathieu Larue à la Charité de Lyon, non seulement parce qu’il y est né mais aussi parce qu’il « a toujours vécu avec probité, que ses mœurs ont été irréprochables et que, finalement, il s’est trouvé au partage de tous les malheureux qui, malgré leur travail et leur conduite régulière, ne peuvent s’amasser des ressources suffisantes pour leurs vieux jours36 ». Même argument chez les époux Béard qui « malgré la plus stricte économie et en faisant même tous les deux un travail forcé, ils n’ont pu parvenir à mettre de côté la moindre somme de côté pour les vieux jours37 ». Certes rares, ces témoignages laissent entrevoir la revendication d’une retraite même si celle-ci se traduit par une demande d’entrée à l’hospice.
La fierté des pauvres
22Celle-ci ne traduit en rien une résignation, une abdication de toute dignité, bien au contraire. On l’a dit, si les manifestations de flagornerie ne sont pas absentes elles sont loin d’être générales. À l’autre extrémité, le chevalier de la Légion d’honneur Gatin offre la plus belle manifestation de fierté et de révolte. S’il dit venir la honte au front et être « honteux de la situation aussi fausse comme celle où je me trouve », il transforme vite sa honte en colère contre la société :
Les ministres ne tiennent pas compte qu’un homme qui a 24 ans de service, décoré par l’Empereur soit réduit à une pareille misère... Tous les cœurs sont fermés à toutes les supplications que l’on puisse faire aujourd’hui.... Jamais la postérité [sic] n’a fourni aucun exemple de ce genre, l’histoire n’en a jamais fait mention38.
23Plus modérés, d’autres affirment n’avoir jamais fait appel à la charité mais estiment qu’ils ne se sont pas rendus « indignes de quelques égards de la part de l’autorité publique39 ». On frôle ici la mise en demeure adressée aux autorités. Les exigences ne s’arrêtent pas là et, contrairement à nous, les pétitionnaires distinguent nettement entre le dépôt de mendicité jugé intolérable pour un chevalier de la Légion d’honneur, « déshonorant pour un professeur de mathématiques et sa nombreuse et honorable famille40 » et les autres asiles. Ceux-ci ne sont pas considérés comme des lieux de déchéance. Paradoxalement, l’entrée à la Charité est même parfois décrite comme le moyen de ne plus « être obligé de tendre la main à la charité publique chose qui répugnerait à quelqu’un qui a eu l’honneur de servir le grand Empereur41 », et d’échapper à la misère qui menace.
La demande de respect
24On ne s’étonne pas que l’hospice soit, aux yeux de ceux qui y entrent, un lieu où l’on doit les respecter et leur rembourser la dette dont la société leur est redevable. En témoignent deux pétitions rédigées en 1844 et 1846 par les vieillards de la Charité de Lyon. Au-delà des plaintes rituelles dans toutes les institutions « totales » à propos de la nourriture et des privations de vin et de sortie42, c’est bien de dignité dont il s’agit.
25« Depuis plusieurs années », dit la pétition de 1844, « ledit établissement a beaucoup dégénéré sous le rapport des soins et des égards dus aux vieillards ». Incriminant la confiscation des biens personnels entreposés dans les placards individuels, la même pétition conclut : « se voir dépouillé de tout avant d’être au tombeau, c’est affreux43 ». Deux ans plus tard c’est une affaire de placards qui met à nouveau le feu aux poudres. Placé près du lit, fermé à clé, le placard est le seul lieu privé qui reste au vieillard, le seul refuge de son intimité. Comme tout enfermé44, le vieillard y attache donc une importance considérable. Aussi la décision de transférer ces placards dans un grenier éloigné du dortoir, peu accessible suscite l’indignation et revigore les plaintes contre les agissements des sœurs. Elles sont accusées d’infliger des mauvais traitements, de proférer des menaces, de tenir des propos humiliants, de mettre obstacle à la visite des parents avec lesquels les vieillards aiment prendre « un repas d’amitié » dans les salles. À nouveau la pétition se termine par un rappel des égards dus aux vieillards. « Les malheureux qui s’y trouvent reçus sont pour la plupart d’anciens militaires qui ont servi avec honneur et fidélité et mérité un sort meilleur ». Ces pétitions montrent aussi que la revendication ne reste pas seulement individuelle. Dans le cas qui nous occupe, les vieillards désignent un délégué, un certain Barthélémy et revendiquent carrément la gestion de leur salle. « Un vieillard pourrait exercer cet emploi (de surveillant de salle) et serait à la portée de connaître les abus et de les signaler aux chefs de l’établissement45 ». On croit rêver de voir ainsi l’hospice se transformer en lieu d’émancipation et de revendication démocratique, pour ne pas dire « autogestionnaire ».
26Ainsi, ces pauvres vieillards souvent décrits comme au seuil de la mort semblent ils bien loin des images que l’on a voulu donner d’eux. Loin d’être des pauvres honteux, ce sont des pauvres fiers qui demandent à rentrer à l’hospice comme un droit et entendent bien faire respecter les égards qui leur sont dus. Ils sont tout aussi loin de cette image de « vieux radoteurs qui devraient s’estimer heureux, dans la position où leur inconduite les a mises, que la charité publique vienne en aide à leur misère et à leurs infirmités46 ». Autant qu’on puisse le deviner au travers de leurs pétitions (mais il faudrait vérifier avec d’autres sources), ce sont plutôt des individus ordinaires que la malchance parfois, le simple déroulement de la vie le plus souvent, ont mis dans cette fâcheuse position.
27Plus que de la misère elle-même, la souffrance naît du sentiment d’injustice qu’éprouvent ces gens modestes. Injustice que d’être réduit à la misère après une vie laborieuse et probe. Souffrance aussi que de devoir abandonner son quartier, ses voisins, ses enfants lorsque ceux-ci ne peuvent plus faire face. Souffrance aussi que de se voir coller cette étiquette de mauvais pauvres, d’être soumis à un règlement implacable, durement appliqué et qui tend à les couper un peu plus d’un environnement humain qui n’a pas totalement disparu. Pourtant la souffrance ne débouche pas sur la résignation mais bien plutôt sur la revendication, la manifestation de la dignité. Au-delà, c’est dans cette situation à la fois matérielle et morale que s’ébauche inconsciemment une revendication au droit à l’assistance, que s’exprime un besoin de sécurité, de prise en charge et même que naît l’idée implicite d’un contrat social.
28Si ces hypothèses pouvaient être confirmées elles compléteraient singulièrement la vision que nous avons de la genèse des politiques sociales en y réintroduisant les pressions inorganisées des pauvres. Sur le plan méthodologique, ce type de sources nous paraît d’un intérêt essentiel. Elles permettent d’abord de mêler l’individuel et le collectif en particulier dans l’élaboration des revendications. Elles laissent entrevoir une histoire des sentiments et des sensibilités dégagée des seuls discours normatifs et littéraires, fondée au contraire sur des indices fournis par les sans voix de l’histoire dans des circonstances sociales particulières. Plus encore, elles invitent à ne pas faire des sentiments une simple traduction des situations sociales mais bien un moteur du comportement social. Ici, la souffrance, qui n’est pas la résultante brute d’une situation matérielle, peut être le creuset où se construisent timidement des revendications et des espoirs nouveaux, dans l’urgence et la solitude, loin des réflexions idéologiques et des mouvements collectifs.
Notes de bas de page
1 Texte inédit présenté au colloque « Souffrance sociale » organisé par Claude-Isabelle Brelot et tenu au Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale en décembre 1999.
2 Archives départementales du Rhône (Plus loin ADR,), 1 XP 60, Lettre de Madame Luzy au Préfet, 18 février 1862.
3 Dispersées dans les cartons ADR, 1 XP 18, 53, 60, 66, 105, 109, 151, 162, les deux cent pétitions s’étalent de 1812 à 1862 (dont la moitié entre 1860 et 1862). Sur les deux cent cas seuls 125 dossiers sont assez complets. L’échantillon ne saurait en rien passer pour représentatif.
4 Le phénomène de déclassement a surtout été étudié pour les classes dirigeantes en particulier la noblesse, par les travaux de Claude Isabelle Brelot et dans la thèse de Natalie Petiteau, Élites et mobilités : la noblesse d’Empire au xixe siècle, Paris, la Boutique de l’histoire, 1997, 714 p. La notion est en revanche presque absente dans la thèse de Jean-Luc Pinol, Les mobilités de la grande ville : Lyon fin xixe siècle-début xxe siècle, Paris, FNSP, 1991, 431 p.
5 Olivier Faure, La médicalisation de la société au xixe siècle dans la région lyonnaise, Thèse, Lyon 2, 1989, 3 vol., 869 + 432 p., dactyl., vol. I, p. 349.
6 Créés en 1802, ils administrent au départ l’Hôtel-Dieu (malades) et La Charité (hospices des vieillards et des enfants). Ils annexent ensuite certains établissements et en ouvrent de nouveaux.
7 ADR, 1 XP 18, Lettre des hospices au préfet, 15 février 1815.
8 ADR, 1 XP 66, Lettre du Conseil des hospices au préfet, 28 juillet 1865.
9 ADR, 1 XP 66, Lettre du Conseil des hospices au préfet, 29 août 1864.
10 ADR, 1 XP 53, Pétition de Guillet à S. M. l’Empereur, 18 août 1860.
11 ADR, 1 XP 151, Lettre de Chalette au Président de la République, 18 septembre 1850.
12 ADR, 1 XP 53, Pétition de Guillet à l’Empereur, 18 août 1860.
13 ADR, 1 XP 53, Pétition de Brosard à S. M. Louis-Philippe, 8 septembre 1835.
14 ADR, 1 XP 60, Lettre du préfet au Président du Conseil d’administration des hospices civils de Lyon, 4 juillet 1860.
15 ADR, 1 XP 105, Lettre de la veuve Reynaud à la Duchesse d’Orléans, 4 décembre 1843.
16 ADR, 1 XP 109, Lettre de la veuve Estudien au préfet, 8 novembre 1857.
17 ADR, 1 XP 60, Lettre de Thérèse Coutet à S. M. l’Impératrice, s. d., juillet 1861.
18 Ibid., Lettre de Guilloud au préfet, 27 novembre 1861.
19 Ibid., Lettre de Clapier au préfet 19 septembre 1861.
20 ADR, 1 XP 66, Lettre de Jeanin au préfet, s. d., mai 1863.
21 ADR, 1 XP 60, Lettre de Magne au préfet, 30 mai 1861.
22 ADR, 1 XP 151, Lettre de Chalette au président de la République, 18 août 1850.
23 ADR, 1 XP 60, Lettre d’Albert, maire de La Salle au préfet, 28 juin 1861.
24 ADR, 1 XP 109, Lettre de Brione au préfet, 16 décembre 1857.
25 ADR, 1 XP 60, Lettre de Guelte à S. M. l’Impératrice, 24 Août 1860.
26 ADR, 1 XP 66, Lettre de Burlat au préfet, 17 juillet 1865.
27 ADR, 1 XP 60, Lettre d’Alliod au préfet, s. d. (janvier 1861).
28 Ibid., Lettre de Degay au préfet, 7 avril 1862.
29 ADR, 1 XP 18, Lettre du maire de La Guillotière au préfet, 29 juin 1818.
30 ADR, 1 XP 109, Lettre de Rozier au préfet, s. d., (août 1852).
31 ADR, 1 XP 105, Lettre du baron BourdinVatry (ancien ministre de la marine) au préfet, avril 1819.
32 ADR, 1 XP 151, Pétition de Coste à Sonnexcelance Louis Napoléon Bonaparte [sic], 11 août 1850.
33 ADR, 1 XP 66, Pétition de Gatin, 31 juillet 1863.
34 ADR, 1 XP 105, Pétition de Morel, transmise par le ministre au préfet, 21 avril 1843.
35 ADR, 1 XP 151, Lettre de Grandjean (fils) au préfet, 12 octobre 1850.
36 ADR, 1 XP 53, Lettre du maire de Chazelles-sur-Lyon au préfet, 7 août 1841.
37 ADR, 1 XP 151, Lettre des époux Béard au Président de la République, 15 août 1850.
38 ADR, 1 XP 66, Pétition de Gatin, 31 juillet 1863.
39 ADR, 1 XP 151, Lettre de Chalette au président de la République, 18 août 1860.
40 ADR, 1 XP 53, Pétition de Gorlier au roi, s. d. (février 1842).
41 ADR, 1 XP 151, Pétition de Givaudan au président de la République, 15 août 1850.
42 Erving Goffman, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1968, 452 p. (rééd. 1998).
43 ADR, 1 XP 105, Pétition au ministre 20 octobre 1844.
44 Erving Goffman, op. cit., passim.
45 ADR, 1 XP 105, Pétition au Ministre de l’Intérieur, 12 juin 1846.
46 Ibid., Lettre du Président des Hospices civils au préfet, 5 octobre 1846.
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