1Le présent ouvrage, consacré aux usages et aux représentations du cadavre dans l’art, est partie intégrante d’un projet éditorial plus vaste1 portant sur l’histoire du statut et des usages du cadavre à l’époque moderne et contemporaine, dont deux autres volets paraîtront chez le même éditeur.

2La particularité de ce projet, qu’on s’est efforcé de respecter ici, est son choix d’aborder délibérément le cadavre de façon concrète, et de tenter ainsi un renouvellement, ou, à tout le moins, un léger décentrage dans l’histoire traditionnelle de la mort2. Or, s’il est possible de tenter une synthèse des façons de gérer le cadavre dans les sociétés occidentales modernes et contemporaines, voire un panorama des nombreuses figures de l’anomie mortuaire qui s’écartent de ce modèle ordinaire, il paraît vain d’espérer – a fortiori en un volume – pouvoir traiter de la totalité des usages et des représentations du cadavre dans l’art sur trois siècles. Il suffit par exemple de rappeler qu’un des principaux sujets de l’art religieux pendant des siècles est la représentation du cadavre du Christ, crucifié ou descendu de la croix. En outre, les déclinaisons des formes d’expression artistique sont si nombreuses et les occasions d’y rencontrer des corps mort si disséminées, que toute prétention à l’exhaustivité, ou même à l’inventaire est par avance découragée.

3On a donc fait le choix ici d’une exploration selon trois questions simples : à quelles conditions et selon quelles normes esthétiques, à un moment donné, le cadavre peut-il devenir un objet d’art ? Quelles sont dans ce cas ses fonctions dans le dispositif artistique ? Et enfin, quelles relations le cadavre entretient-il avec l’art funéraire – en d’autres termes, comment l’art de la mort se nourrit-il de son propre objet ?

4Cette approche exploratoire est d’autant plus justifiée que les relations entre art et cadavre constituent un champ de recherche assez peu parcouru et d’une visibilité médiocre. Si l’on se prête au jeu qui consiste à chercher dans un catalogue de bibliothèque les occurrences réunissant art et cadavre, le résultat est décevant, les notices peu nombreuses ; en revanche, la même recherche appliquée au binôme art et mort révèle plusieurs centaines de références possibles. Mais dans ces travaux publiés, ce ne sont parfois – souvent – que quelques pages portant sur le cadavre qu’il faut extraire parmi des considérations plus générales sur l’univers symbolique de la mort3.

5La plupart de ces études sont le fait d’historiens de l’art, portent sur les arts plastiques4 et, concernant le cadavre, se concentrent sur quelques motifs, périodes ou espaces assez faciles à identifier. C’est le cas par exemple des vanités, qui constituent un motif d’inspiration récurrent, y compris dans des périodes récentes5. C’est le cas aussi des danses macabres, abondamment étudiées par les médiévistes, mais aussi par les contemporanéistes, qui ont noté leur résurgence au xix^e siècle – et plus largement du motif Eros/Thanatos6. La statuaire funéraire (gisants, transis) se taille également une belle part dans cette production éditoriale, ainsi que l’art des civilisations de la Méso-Amérique préhispanique, dont on sait la fascination pour la mort.

6On se propose donc d’apporter, d’abord, quelques repères de plus à ce paysage contrasté. Les choix opérés ont visé à diversifier les formes d’expression artistique et à ne pas se cantonner aux arts plastiques. Opéra, photographie, roman, art culinaire, performances et autres formes d’expression contemporaines ont trouvé leur place ici, dans le souci de renouveler les territoires et les questionnements, d’éclairer des zones obscures ou de lancer de nouveaux chantiers. En mettant à contribution des disciplines et des approches différentes (histoire, histoire de l’art, littérature, anthropologie, sociologie), on s’est efforcé néanmoins de toujours replacer ce que ces usages et ces représentations du cadavre donnent à voir dans le contexte large de l’histoire des attitudes collectives face à la mort, et de faire ainsi œuvre d’historien – d’historien du sensible.

7Par ailleurs, une des particularités – et, on l’espère, un des atouts – de ce travail est de donner la parole à des artistes contemporains qui, dans leur pratique, utilisent ou représentent des cadavres. En leur demandant de réfléchir sur cette pratique, comme le fait la photographe Sophie Zénon, ou en la replaçant dans une généalogie formelle et figurative dans le cas de Murielle Belin qui s’est prêtée à un dialogue avec les historiens, on espère ici rendre poreux des modes d’être au monde souvent jugés à tort exclusifs ou incompatibles : le sensible et le savant, le cognitif et le poétique, l’imaginaire et l’analytique.

8La période parcourue par les auteurs des études qu’on va lire est longue : du xvii^e au xxi^e siècle, avec une forte concentration sur le xix^e siècle. Cette distribution n’est pas fortuite, à défaut d’avoir été totalement planifiée. On peut hasarder l’hypothèse qu’elle reflète l’évolution des sensibilités collectives face à la mort, et plus particulièrement face au cadavre.

9Rappelons quelques évidences, et tout d’abord démographiques. Si l’on s’en tient à l’Europe et plus particulièrement à la France, largement représentée ici, l’Ancien régime de la mort se caractérise par de fortes poussées de mortalité, notamment épidémique, qui maintiennent un taux élevé (autour de 40 ‰) – et font obstacle à l’augmentation du nombre des hommes. La mort est familière, souvent collective ; le cadavre aussi, qu’il s’agisse des morts ordinaires, des criminels exécutés, des victimes des pestes et autres varioles. Enterrés dans les enclos paroissiaux pour la plupart, dans des fosses anonymes, ils sont soumis à des exhumations quand le sol est saturé et les restes sont transportés dans des ossuaires ; le culte des morts qui nous est familier, le tombeau et l’épitaphe n’existent pas, à l’exception des puissants enterrés dans les églises7. Les danses macabres, qui fleurissent au moment de la Grande Peste, témoignent de cette familiarité, avec leurs cortèges de squelettes ou de transis. Dans la seconde moitié du xviii^e siècle s’amorce pourtant une transition dont les mécanismes sont bien connus : en particulier, la mortalité reflue, permettant l’essor démographique de l’Europe. Le taux de mortalité en France tombe à 30 ‰ en 1800, 24 ‰ en 1850, 21 ‰ en 1900, et 9 ‰ aujourd’hui. Les famines, les grandes épidémies reculent, et pour effrayantes qu’elles soient comme le choléra, ne font pas les ravages que causait la peste. Le cadavre devient plus rare, plus singulier ; il détonne, il gêne ; par un souci nouveau de salubrité publique, les morts sont chassés des églises, les cimetières repoussés aux marges des villes (1804) puis des bourgs8 ; les exécutions publiques, moins nombreuses, perdent en visibilité au xix^e siècle avec le rituel guillotinaire9 ; il n’y a guère que dans les morgues, et notamment celle de Paris, que l’on peut contempler tranquillement des cadavres exposés jusqu’en 190710. Les historiens ont bien décrit les effets de cette raréfaction progressive de la mort sur les attitudes collectives, l’étonnement douloureux devant « la mort de toi11 », la naissance d’un culte funéraire au sein des cimetières modernes, le désir de conservation des restes des chers disparus12. Quelque chose se joue donc entre la fin du xviii^e siècle et le xix^e siècle, jusqu’au xx^e siècle où le cadavre atteint une invisibilité maximale, en tout cas dans la vie quotidienne, avant de revenir sur le devant de la scène médiatique et de la saturer aujourd’hui.

10On peut émettre ici l’hypothèse qu’il a fallu que le cadavre devienne plus rare, acquière une singularité remarquable, pour qu’il accède au statut d’objet d’art en tant que tel. Ceci expliquerait le – entre autres – le goût du macabre chez les romantiques, les frénétiques, les gothiques. C’est parce que le cadavre répugne, ou plutôt parce que la putréfaction du corps est insupportable qu’une démarche transgressive peut s’emparer de lui ; mais aussi qu’un art plus académique, faisant écho au culte des morts et au désir de conservation qui traverse la société tout entière, peut proposer à voir de « beaux » cadavres, ceux que la photographie mortuaire immortalise ou que l’embaumement s’efforce de fabriquer au même moment13. Aujourd’hui que le cadavre est partout dans les médias et nulle part dans l’espace des vies privées et publiques ordinaires, les deux dimensions persistent dans l’art contemporain : frapper, voire choquer le spectateur (parfois au prix d’une certaine facilité), mais aussi le familiariser avec la mort redoutée, l’apprivoiser, non plus dans l’injonction de préparer son salut, mais simplement d’accepter sa finitude.