L’architecture prise en défaut
Les malfaçons dans les bâtiments romains
p. 215-220
Résumés
Les sources textuelles d’époque romaine mentionnent parfois avec précision les vices (uitia) de construction et, dans bien des cas, les réparations nécessaires. Ces témoignages invoquent plusieurs raisons techniques qui expliquent les malfaçons, tant dans la phase de conception que d’exécution des travaux : la fiabilité du plan, l’inadaptation au terrain, la mauvaise sélection des matériaux de construction, enfin, les désordres dans la mise en œuvre, notamment avec une mauvaise gestion des charges. Ces « ratages » constituent autant de facettes pour envisager l’architecture prise en défaut, loin d’une vision figée du « génie romain » et d’une tradition historiographique centrée sur les prouesses de la construction antique.
Roman textual sources often mention with precision the defects of construction (uitia) and, in many cases, the necessary repairs. They call upon several technical reasons which explain the defects, in the phase of design as well as execution of the building: the reliability of the plan, the maladjustment with the ground, misguided selection of the building materials, finally, disorders in the implementation, in particular a bad management of the loads. These “failures” constitute as many facets to consider the architecture taken at fault. They clash, in a certain sense, with our time-honoured perception of the “Roman genius” and the immortal nature of the buildings that embody classical Antiquity.
Texte intégral
1Malfaçons, anomalies et repentirs de chantiers constituent autant de facettes pour envisager l’architecture prise en défaut, loin d’une vision figée du « génie romain » et d’une tradition historiographique centrée sur les prouesses de la construction antique. À leur façon, ces « ratages » révèlent des gestes et des procédés techniques qui nous permettent d’aborder l’architecture sous une autre forme, celle d’un accomplissement soumis à un rythme d’erreurs, de tâtonnements et de progrès. La recherche s’est peu intéressée à cette approche de l’imparfait, bien que de nombreux textes anciens et certains témoignages archéologiques nous informent sur ces désordres architecturaux. Avec un regard d’homme de l’art, l’ingénieur et historien de la construction Auguste Choisy a été un des premiers à en relever l’existence dans les monuments romains, à travers l’étude exemplaire de l’amphithéâtre de Vérone1. Attentives au caractère nécessairement expérimental et humain de l’architecture romaine, les études de Xavier Lafon ont permis d’éclairer cette thématique, en soulignant notamment les écarts entre projet architectural et réalisation, comme dans la villa Prato, à Sperlonga2. Très récemment, John Peter Oleson a livré une première synthèse sur les incompétences et fraudes d’architectes dans l’histoire de la maçonnerie romaine, en s’appuyant sur un vaste corpus textuel3. Plus précisément, dans le cadre de cette contribution, il s’agira d’identifier l’origine des malfaçons dans la dégradation des bâtiments et leurs conséquences. Ainsi, l’objectif est de s’interroger sur la conscience des défauts et des risques que pouvaient avoir les constructeurs, dans une perspective de transmission des savoirs.
2Mais quelques précisions terminologiques s’imposent tout d’abord. La langue française est particulière riche pour désigner ces différentes anomalies, que les architectes appellent aujourd’hui des « chameaux »4. Elles peuvent être ou non intentionnelles, selon qu’elles sont produites par des constructeurs malhonnêtes ou tout simplement incompétents – les deux hypothèses n’étant nullement exclusives ! De façon générique, les malfaçons (ratés ou vices de construction) désignent des défauts ou des imperfections dans un ouvrage mal exécuté, quelle qu’en soit l’origine. Erreurs et bévues correspondent bien évidemment à une méprise initiale, soit dans le projet, soit dans la réalisation. Pouvant être liés à des malfaçons, les repentirs (ou remords) témoignent quant à eux de changements apportés en cours d’exécution, le terme étant emprunté au vocabulaire de la peinture. Dans les textes latins, l’ensemble est désigné sous la catégorie de uitia, à la fois au sens de défauts et d’abus, qui interviennent soit dans le choix du site (uitium soli), soit dans la mise en œuvre (uitium operis ; opus uitiosum)5.
3D’un point de vue épistémologique, désigner un objet comme « raté », ou tout au moins mal réussi, repose nécessairement sur une interprétation, elle-même soumise aux risques de la réussite, comme l’a mis en évidence une exposition originale organisée à Zurich en 1994, Errare humanum est, consacrée aux erreurs dans l’Antiquité6. Afin d’éviter de plaquer des catégories contemporaines risquant de mal définir la nature des irrégularités, nous nous fonderons principalement sur les textes d’époque romaine qui identifient des malfaçons et analyserons les critères d’erreurs invoqués. Nous suivrons pour cela les différents temps du chantier de construction : conception, implantation et mise en œuvre.
Erreurs de conception
4Tout d’abord, les malfaçons peuvent intervenir dans la conception même du bâtiment. La première possibilité est une erreur dans l’établissement du plan (forma). Ainsi, Pline le Jeune, dans sa correspondance à Trajan, lorsqu’il décrit le désastre technique de la réalisation du théâtre de Nicée, en Bithynie, insiste en premier lieu sur la nature du plan, de mauvaise qualité7. La seconde possibilité est le non respect du plan au moment de la réalisation pratique du bâtiment, avec des décalages et des irrégularités, que des analyses archéologiques permettent parfois de révéler, comme dans le théâtre d’Argentomagus, dans le Berry. Son arc de cercle présente en effet une nette irrégularité dans la moitié ouest, s’enflant sur près d’un tiers du périmètre, jusqu’à s’écarter de près de deux mètres de la courbe idéale : erreur de l’architecte ou bien déformation volontaire pour une meilleure adaptation au terrain8 ? On pourra citer également, à Rome, les Thermes de Caracalla, où en plusieurs points des murs semblent être mal implantés par rapport au plan restituable9. En effet, aux maladresses de conception dans l’établissement du plan s’ajoutent d’éventuelles erreurs de calculs et de mesures au moment de la réalisation, produites par une mauvaise utilisation des instruments (équerre, niveau, fil à plomb)10. Un passage de Lucrèce se fait l’écho de telles difficultés pratiques11 :
Denique ut in fabrica, si prauast regula prima, normaque si fallax rectis regionibus exit, et libella aliqua si ex parti claudicat hilum, omnia mendose fieri atque obstipa necessu est praua cubantia prona supina atque absona tecta, iam ruere ut quaedam uideantur uelle, ruantque prodita iudiciis fallacibus omnia primis, sic igitur ratio tibi rerum praua necessest falsaque sit, falsis quae cumque ab sensibus ortast.
5Toutefois, au cours d’une étude archéologique, il est parfois bien difficile de saisir s’il s’agit d’une erreur initiale de plan, ou bien d’une erreur d’application par les exécutants. Car bien des variations peuvent être introduites au moment de l’édification du bâtiment, avec des reprises et des variations par rapport au projet initial, souhaitées par le commanditaire ou improvisées par le constructeur. L’étude de l’Insula orientalis IIa, à Herculanum, peut nous en donner un exemple éclairant12. C’est bien souvent une mauvaise organisation des corps de métiers et des travaux qui peut expliquer les écarts entre un plan et l’édification. Une inscription nous en offre un témoignage célèbre, relatif à la construction de l’aqueduc de Saldae, antique Bejaïa, en Algérie13. Elle met en évidence les difficultés que présente le creusement d’un tunnel et la nécessité d’une compétence technique spécifique de la part d’exécutants qui ont été jusqu’alors incapables de lire correctement un plan. En effet, les erreurs de plan et d’adaptation au terrain sont d’autant plus prévisibles dans le cas de tracés souterrains, comme ceux des aqueducs, dont l’implantation, difficile à matérialiser, nécessite l’intervention de professionnels spécialisés14. Outre ces problèmes de tracés, ce sont aussi des difficultés d’établissement de niveau qui peuvent se présenter, particulièrement sensibles dans les monuments hydrauliques, comme les aqueducs15. L’étude récente de l’aqueduc de Cahors, véritable succession de bévues tant dans la réalisation de l’ouvrage que dans sa mise en service, nous en donne une illustration très suggestive16.
Inadaptation au terrain
6Par ailleurs, les malfaçons peuvent résulter de mauvais choix techniques dans la réalisation de l’ouvrage, avec une mauvaise appréhension de l’environnement géologique, qui implique un mauvais choix du terrain, mais aussi des matériaux de construction. En effet, parmi les raisons fréquemment invoquées dans les textes latins pour expliquer un écroulement, se trouve la nature du terrain, parfois inadapté et peu propice à une édification (uitium soli). Ainsi, Pline le Jeune critique le choix d’une dépression pour les thermes de Claudiopolis, en Bithynie17. De même, il se demande si les dégradations visibles sur le théâtre de Nicée ne peuvent pas s’expliquer par la nature du terrain, humide et mou (solum humidum et molle)18. Selon lui, il convient donc de choisir un site adapté (idoneus locus), avec une certaine stabilité (firmitas) du sol. Toutefois, selon les sources juridiques, l’entrepreneur ne saurait être tenu responsable dans le cas d’une dégradation du bâtiment, si un problème imprévu survient dans le terrain, comme une faille19.
7Dans le cas où le terrain est instable, des fondations (fundamenta) appropriées doivent être envisagées. Or une des erreurs les plus fréquentes semble être leur mauvaise conception, lorsqu’elles sont insuffisamment ancrées dans le terrain, provoquant alors des fissures dans le bâtiment, voire son affaissement ou son écroulement. Un des exemples les plus démonstratifs est l’effondrement de l’amphithéâtre de Fidènes, un épisode tragique rapporté par Suétone20 et Tacite, à l’origine de 20000 victimes selon ce dernier, qui explique ainsi l’événement : les fondations n’étaient pas assurées sur un sol ferme et la superstructure en bois n’était pas fixée par de solides crampons21.
Nam coepto apud Fidenam amphitheatro Atilius quidam libertini generis, quo spectaculum gladiatorum celebraret, neque fundamenta per solidum subdidit neque firmis nexibus ligneam compagem superstruxit, ut qui non abundantia pecuniae nec municipali ambitione sed in sordidam mercedem id negotium quaesiuisset.
Mauvaise sélection des matériaux de construction
8Une mauvaise sélection des matériaux de construction, mal adaptés à la structure de l’édifice, est souvent responsable de leur dégradation. Pline l’Ancien en fait le constat à Rome, lorsqu’il explique que la principale raison de la ruine de tant d’édifices est une épargne frauduleuse de la chaux, les moellons n’étant pas soudés par un mortier solide22. Comme le suggère cette observation, cet emploi inadapté peut être volontaire, dans un souci d’économie des matériaux. Un autre exemple nous le rappelle, le célèbre cas traité dans les Verrines, avec la restauration du Temple de Castor sous la préture urbaine de Verrès23 : au lieu d’être remplacées, les colonnes sont démontées, remises en place à l’identique et seulement enduites de stuc, en guise de camouflage. Mais un usage inapproprié des matériaux peut être aussi involontaire, lorsqu’il est lié à un manque de compétence des constructeurs. C’est pourquoi la question du bon choix des matériaux se trouve au centre du livre II de Vitruve, qui essaie d’en classifier les qualités physiques (uirtutes), afin d’éviter d’éventuels défauts (uitia)24. Les études archéologiques montrent qu’assez précocement se développe une conscience accrue des propriétés physiques des matériaux et de leur densité dans la réalisation des maçonneries, dès le iie siècle av. J.-C., même si ce savoir semble surtout se généraliser à partir de la fin du ier siècle ap. J.-C.25. Nous en donnerons un exemple significatif, avec le théâtre de Nicée : invoquant une autre raison aux fissures visibles, Pline le Jeune souligne le manque de résistance de la pierre, poreuse et friable (mollis et putris)26. De façon comparable, bien des auteurs mentionnent la faible résistance du tuf volcanique, le matériau pourtant le plus largement utilisé dans les édifices de Rome et de son territoire, en raison de la proximité des carrières, mais aussi des facilités de taille que présente cette roche tendre27. Ainsi, au milieu du ier siècle ap. J.-C., Columelle note un savoir empirique largement répandu dans ce domaine28 :
Quis enim uel mediocris agricola nesciat etiam durissimum tophum uel carbunculum, simul atque sunt confracti et in summo regesti, tempestatibus et gelu nec minus aestiuis putrescere caloribus ac resolui ; eosque pulcherrime radices uitium per aestatem refrigerare, succumque retinere ?
9Afin d’éviter une dégradation précipitée des bâtiments, les constructeurs doivent en effet avoir conscience des effets de l’érosion. C’est le concept de uetustas, le vieillissement d’une architecture, qui apparaît très clairement dans le texte de Vitruve, en particulier au livre II29. On le retrouve également chez Frontin30. La uetustas intègre un critère temporel, par l’action du temps, mais de façon paradoxale elle n’est pas décrite comme un procédé régulier, qui s’inscrit dans la durée ; dans la pensée romaine, elle semble correspondre à une réalité soudaine, qui se matérialise par l’écroulement des constructions31.
10Destiné à prévoir et à limiter ces effets de l’érosion, un savoir technique se développe dans le choix des pratiques de construction et des types d’appareil. Dans le texte de Vitruve, le grand appareil est présenté comme le plus résistant et le plus sûr pour assurer la perpetuitas d’une architecture. Il associe les trois valeurs essentielles définies par Vitruve, la solidité (firmitas), l’utilité (utilitas) et l’esthétique (venustas)32. Dans son traité, Vitruve a tendance à dévaloriser les constructions maçonnées, ayant recours au mortier et aux moellons, mais il est toujours difficile de savoir dans quelle mesure le théoricien témoigne de réalités techniques ou reste tributaire de sa vision passéiste, valorisant le grand appareil comme héritage de la construction grecque33.
Désordres dans la mise en œuvre
11Un autre type de problème structurel dans la réalisation d’un édifice est la mauvaise gestion des charges (onera). Plusieurs textes de la fin du ier siècle au début du iie siècle ap. J.-C. en témoignent de façon précise. Ainsi, toujours dans le cas de l’amphithéâtre de Fidènes, Tacite justifie son écroulement en pleine représentation par le fait que la charge trop importante des spectateurs n’a pu être supportée, fondations et superstructure en bois étaient insuffisamment résistantes34. Frontin invoque un problème du même type à propos de piles d’aqueducs, construites en tuf volcanique, un matériau peu dense : elles menacent de s’écrouler car elles ne peuvent supporter les charges des arches et du canal rempli d’eau35. De même, Pline le Jeune invoque un mauvais rapport entre les charges et l’épaisseur d’un mur pour expliquer la dégradation du gymnase de Nicée, selon l’hypothèse d’un architecte local, dont il met en doute l’impartialité36 :
Praeterea architectus, sane aemulus eius a quo opus incohatum est, adfirmat parietes quamquam uiginti et duos pedes latos imposita onera sustinere non posse, quia sunt caemento medii farti nec testaceo opere praecincti.
12Le problème de la gestion des charges s’accentue dans le cas d’édifices dont la hauteur est particulièrement importante. Il justifie les mesures successives introduites à Rome pour la limiter et éviter des écroulements37. Dans les manuels de construction traditionnelle, cet aspect est en effet essentiel, deux critères étant toujours invoqués : d’une part, la nature du terrain et, d’autre part, le rapport entre hauteur et épaisseur des murs – ou coefficient d’élancement38.
13Par ailleurs, dans les procédés de mise en œuvre, il faut mentionner d’éventuelles difficultés de réalisation dans la taille des matériaux, liées soit à une mauvaise maîtrise de la taille, soit à un médiocre assemblage des blocs, comme Auguste Choisy a pu le noter dans l’amphithéâtre de Vérone, où les linteaux en pierre présentent des incorrections39. Ces irrégularités sont particulièrement probables dans le cas du grand appareil, qui demande un savoir technique plus poussé que le petit appareil maçonné, notamment dans le traitement des blocs décoratifs ou des colonnes40. Aux problèmes de taille et de sculpture peuvent s’ajouter de nouveau des erreurs de mesures, dans les proportions ou la verticalité. Cicéron nous en livre un témoignage célèbre, à propos de la construction de la villa de son frère Quintus : l’architecte Diphilus a élevé des colonnes qui ne sont pas verticales et correctement alignées et Cicéron lui demande de les abattre, en espérant qu’il sache mieux utiliser le fil à plomb et le niveau41. Un parallèle archéologique intéressant nous est donné par la colonnade du frigidarium des thermes d’Antonin, à Carthage, qui se caractérise pas une grande variété de dimensions, dissimulée par le revêtement décoratif42. Si ces anomalies sont perceptibles aujourd’hui, alors qu’il ne reste que l’ossature du monument, il est difficile de savoir si à l’achèvement du bâtiment, le maître d’ouvrage était en mesure de les identifier lors de la probatio finale.
14Enfin, une mauvaise gestion du rythme des travaux peut aussi produire une fragilité des constructions. Il y a tout d’abord le respect de la saisonnalité, clairement établi par Frontin43 : les travaux doivent être de préférence exécutés entre le 1er avril et le 1er novembre, afin d’éviter une humidité excessive et la gelée pouvant compromettre le bon séchage des maçonneries. Ils doivent aussi être effectués à un rythme régulier et la coordination entre les différentes équipes réparties pour la mise en œuvre du bâtiment doit être bien maîtrisée. En effet, des jointures de chantiers entre différentes équipes de maçons peuvent provoquer des lésions. Ces inégalités dans la réalisation sont bien perceptibles dans la Basilique de Maxence à Rome44. Dans ces différents cas, lorsque des erreurs ou maladresses humaines génèrent une vulnérabilité de l’édifice ou une non-conformité au cahier des charges, l’entrepreneur est tenu pour responsable des fautes commises par les ouvriers45.
15Pour conclure, si les malfaçons peuvent trouver différentes causes, en revanche leurs conséquences ne présentent pas beaucoup de variables : fissures (rimae), écroulement partiel ou total (décrit par le verbe labi, la ruina étant le résultat de la chute)46, destruction finale du bâtiment, avec l’organisation de sa démolition ou sous l’effet de l’érosion. Les malfaçons peuvent aussi expliquer un abandon du chantier. Un passage de Pline de Jeune résume parfaitement le choix économique qui se présente à propos du théâtre de Nicée : dignum est deliberatione siue faciendum an sit relinquendum an etiam destruendum47. Trois options se présentent, alors que le monument, en cours d’exécution, présente de nombreux défauts et se trouve déjà soutenu par de nombreux étais et substructions qui en élèvent le coût de réalisation48 : achèvement de l’ouvrage ; abandon ; démolition. De même, observant un ancien canal creusé près du lac de Nicomédie et demeuré inachevé, Pline se demande si l’ouvrage a été abandonné à la mort du roi qui l’avait commandé, ou bien parce que l’échec de l’entreprise était assuré par avance49. Une telle interrogation se présente bien souvent aux archéologues dans l’étude de bâtiments inaccomplis, qui mériteraient peut être une analyse structurelle plus approfondie.
16Pour en revenir aux malfaçons, l’ensemble des témoignages textuels et archéologiques révèle différentes origines. Les défauts peuvent apparaître soit lors de la phase de conception, soit lors de l’exécution des travaux, soit lors de l’utilisation de l’édifice, insuffisamment pérenne et incapable de résister à l’érosion. Ils sont à la fois quantitatifs, par l’accumulation des différents paramètres à prendre en compte pour la réussite d’une architecture, et qualitatifs, par le rôle accordé aux aptitudes et aux compétences des bâtisseurs50. Leur mise en évidence atteste une conscience de la vulnérabilité par les constructeurs antiques, entendue comme prédisposition d’un bâtiment à la dégradation, sous l’action de phénomènes intrinsèques, c’est-à-dire liés à sa configuration originelle, ou sous l’action de phénomènes extérieurs, qu’ils soient naturels ou anthropiques51. Il reste difficile de savoir comment les utilisateurs eux-mêmes percevaient ces anomalies, que pouvaient aisément camoufler le décor – enduits peints, mosaïques, sculpture –, mais il est certain qu’ils avaient conscience des risques encourus dans des bâtiments souvent instables52.
17Enfin, la mise en évidence de critères d’erreur dans la construction présuppose bien évidemment, dans une lecture en creux, l’existence d’une norme ou de règles idéales dans la conception et la mise en œuvre d’un bâtiment. C’est d’ailleurs ainsi que peuvent être interprétés les traités d’architecture, à commencer par celui de Vitruve, qui a notamment pour objet de proposer des règles destinées à éviter les uitia, les malfaçons, à la fois dans la mise en place du projet (architectura) et dans la mise en œuvre du bâtiment (fabrica)53. La plupart des traités semblent en effet intégrer cette conscience du risque dans l’établissement des règles proposées. De ce point de vue, l’un des plus explicites est celui de Teofilo Gallacini, rédigé en 1625 et ayant pour titre Trattato sopra gli errori degli architetti54. Plus que comme un catalogue d’erreurs à éviter, il se présente comme une série de recommandations positives, malfaçons et succès n’étant que la double face de l’architecture55 : « poiché l’errore, bene osservando, ne conduce alla notizia della cosa mal fatta, e questa ci fa conocere l’opera buona e perfetta, tale essendo la natura de contrari, che l’uno si conosca per l’altro ».
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Choisy, 1873 : 133.
2 Broise, Lafon, 1985 ; Broise, Lafon, 2001 : 36-37 et 119-129, avec deux exemples, le mode d’implantation des citernes et les formes changeantes de circulation dans la villa.
3 Oleson, 2011.
4 Dethier, 1984 : 151 : « Terme d’atelier, un chameau est une erreur par manque de concordance entre les différents dessins se rapportant à un édifice ».
5 Saliou, 2012 : 20.
6 Flutsch, 1994.
7 Plin. Ep. 10.39.4. Cf. Barresi, 2010.
8 Dumasy, 2008 : 143, fig. 6.
9 DeLaine, 1996 : 64-65.
10 Le bon usage de ces instruments et des mesures manifeste le savoir des artisans, comme l’illustre leur présence sur de nombreuses stèles funéraires : Tran, 2011 : 124.
11 Lucr. 4.513-519 : Enfin si, dans une construction, la règle est fausse dès le commencement, si l’équerre est menteuse, si le niveau cloche en rien dans l’une de ses parties, nécessairement tout est fautif et de travers ; difforme, aplati, penchant en avant, en arrière, discordant, l’édifice semble vouloir déjà tomber, et tombe en effet par endroits, trahi par l’erreur des premiers calculs. (trad. C.U.F.).
12 Monteix, 2010 : 218, fig. 6.
13 CIL 8.2728 ; ILS 5795.
14 Voir pour exemple l’analyse de l’aqueduc de Nîmes : Bessac, 2000.
15 Bruun, 2003.
16 Rigal, 2011.
17 Plin. Ep. 10.39.5.
18 Plin. Ep. 10.39.2.
19 Dig. 19.2.62, Labeo, libro primo pithanon ; cf. Oleson, 2011 : 21-22.
20 Suet. Tib. 40.
21 Tac. Ann. 4.62.1 : Ayant entrepris un amphithéâtre à Fidènes, afin d’y donner un spectacle de gladiateurs, un certain Atilius, de condition affranchie, négligea d’assurer les fondations sur un sol ferme et de fixer par de solides crampons la superstructure en bois, vu qu’il n’avait ni abondance d’argent ni désir de popularité municipale, mais que l’appât d’un gain sordide l’avait engagé dans cette affaire. (trad. C.U.F.).
22 Plin. Nat. 36.176. Cf. Oleson, 2011 : 9. Pour un exemple archéologique, cf. Dumasy, 2008 : 148.
23 Cic. Ver. 2.1.145. Cf. Blanc, 1983 : 886-888 et Gros, 1983 : 433.
24 uitia operis : Vitr. 2.4.2, 2.8.18, 4.3.3., 5.3.1, 6.8.5, 6.8.8 ; à propos des matériaux de construction, par opposition aux uirtutes : 2.9.17 et 2.10.3. Cf. Callebat, 2003.
25 Lancaster, 2005 : 59 ; Dessales, 2011b : 50-53.
26 Plin. Ep. 10. 39.4.
27 Vitr. 2.7.1 ; Plin. Nat. 17.29 et 36.166-167.
28 Col. 3.11.7 : Quel agriculteur, quelque mince que soit sa science, ignore que le tuf le plus dur, et même la pierraille, dès qu’ils sont divisés et jetés à la surface, s’amollissent et deviennent friables par l’effet alternatif des pluies, des gelées et des chaleurs de l’été ?
29 Voir par exemple Vitr. 2.7.3.
30 Fron. Aq. 7.1. Cf. Dessales, 2011a.
31 Thomas – Witschel, 1992 : 143.
32 Vitr. 1.3.2.
33 Callebat & al., 2003 : lii-lv.
34 Tac. Ann. 4. 62.2. Voir supra, n. 21.
35 Fron. Aq. 122.2. Cf. Dessales 2011a : p. 14.
36 Plin. Ep. 10.39.4 : En outre l’architecte – sans doute est-il le rival de celui qui a commencé le travail – affirme que les murs, bien qu’ils aient 22 pieds de large, ne peuvent supporter les charges qu’on leur impose, parce qu’ils sont constitués d’une maçonnerie sans parement de briques.
37 Strabon 5.3.7. Cf. Saliou, 1994 : 211 ; Oleson, 2011 : 10.
38 Voir pour exemple, Laroche, 1909 : 2. Une étude approfondie mériterait d’être menée sur le coefficient d’élancement des constructions maçonnées romaines. Seule la synthèse de C.F. Giuliani aborde rapidement cette question : Giuliani, 2006 : 142.
39 Choisy, 1873 : 134, pl. xxii, 3-4.
40 Flutsch, 1994 : 48.
41 Cic. Q.fr. 3.1.1-2.
42 Vérité, 1986.
43 Fron. Aq. 123.
44 Amici, 2008 : fig. 23, 25 et 26.
45 Dig. 19.2.25.7, Gaius, libro decimo ad edictum provinciale.
46 Pour une première appréhension de la notion de ruine à partir des textes, cf. Davoine, à paraître.
47 Plin. Ep. 10.39.2 : Il y a lieu de délibérer s’il faut l’achever ou l’abandonner ou même l’abattre.
48 C’est le point de vue de Pline (Nam fulturae ac substructiones, quibus subinde suscipitur, non tam firmae mihi quam sumptuosae uidentur), alors que Sénèque (Ben. 6.15.4) ne les présente pas de façon aussi négative : certo tamen et leui pretio fultura conducitur. Une étude plus systématique mériterait d’être conduite sur les fulturae, à la fois dans les textes et les témoignages archéologiques.
49 Plin. Ep. 10.41.4.
50 Pouvreau, 1999 : p. 20.
51 Dessales, 2012.
52 Voir le témoignage de Juvénal : Juv. Sat. 3.190-196. Sur cette conscience du risque à partir de l’analyse des textes, cf. Oleson 2011, p. 10-11.
53 Vitr. 6.praef. 6-7.
54 Gallacini, 1767.
55 Gallacini, 1767 : 3.
Auteur
École normale supérieure, Paris
AOROC – UMR 8546
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