L’apport de la correspondance de Cicéron à la compréhension de l’architecture domestique romaine
L’exemple du double atrium
p. 195-205
Résumés
La question du double atrium dans certaines maisons pompéiennes a fait l’objet des travaux récents de J.-A. Dickmann. Si l’aménagement de péristyles explique en partie l’adoption de ce type de plan, la fonction dévolue à l’atrium secondaire fait encore l’objet de discussion. Une lettre de Cicéron à son frère contribue à éclairer le débat et montre que plusieurs conceptions de l’atriolum s’opposaient à la fin de l’époque républicaine. L’exemple d’une grande maison urbaine de Paestum témoigne de l’ambivalence fonctionnelle des atria secondaires et, de manière plus générale, des appartements séparés. Un passage de la lettre où Pline le Jeune décrit sa villa proche d’Ostie confirme cette analyse.
La tematica del doppio atrium in alcune domus pompeiane costituisce l’oggetto dei recenti lavori di J.A. Dickmann. Se l’organizzazione del peristilio spiega, in parte, l’adozione di questo tipo di pianta, la funzione svolta da l’atrium secondario è ancora molto discussa. Una lettera di Cicerone indirizzata al fratello contribuisce a chiarire il problema e mostra le diverse « concezioni » che si evidenziano alla fine della Repubblica. L’esempio di una grande domus urbana a Paestum testimonia l’ambivalenza funzionale degli atria secondari e, più in generale, la presenza degli ambienti separati. Un passaggio della lettera, in cui Plinio il Giovane descrive la sua villa vicino ad Ostia, conferma questa analisi.
Texte intégral
1Des publications récentes ont non seulement cherché à comprendre selon quelles règles était organisé l’espace domestique dans le monde romain, mais ont également tenté de déceler les intentions qui ont présidé aux modifications apportées années après années à la maison1. En ce cas, la maison est conçue comme un organisme unitaire en continuelle évolution plutôt que comme l’addition de phases ou d’états successifs sans lien les uns avec les autres. Par ce biais, c’est moins la conformité d’une architecture à un modèle ou à des modèles normatifs qui est pointée que l’évolution d’un « mode d’habiter » et un processus constant d’accommodation à un contexte urbanistique, social et culturel qui sont mis en évidence. Les textes, dans la mesure où ils révèlent la façon dont une architecture était « lue » par ses contemporains, nous aident parfois à reconstruire le cheminement de ce processus. Nous voudrions montrer dans cette brève étude comment un passage de la correspondance de Cicéron peut éclairer la question du plan à double atrium, car il permet d’entrevoir les débats – avec leurs enjeux et leurs implications idéologiques – qui ont orienté certains choix architecturaux. Nous nous efforcerons, dans un second temps, d’en faire l’application à un exemple choisi parmi les maisons romaines du site de Paestum, en Italie méridionale.
La question du double atrium
2Une étude de J.-A. Dickmann a attiré l’attention sur l’existence à Pompéi d’un certain nombre de maisons comportant deux atria parallèles2. Peu de domus présentent une situation aussi claire que la Casa del Fauno (VI 12, 1-3) ou la Casa del Gallo (VIII 5, 2-5)3. Dans ces deux cas, en effet, on sait que les demeures ont été conçues dès l’origine comme des maisons à double atrium, des Doppelatriumhäuser. La Casa del Fauno, bâtie au début du iie s. av. J.-C., présentait au départ une disposition sans ambiguïté : l’atrium secondaire (7), à l’est, n’offrait aucun accès direct à la rue (Fig. 1)4. On y pénétrait uniquement depuis l’atrium principal (27). On peut d’ailleurs considérer que les pièces 11 et 14 ne constituent pas les alae de l’atrium secondaire, mais que la pièce 14 est un tablinum situé dans l’axe de la pièce 11 que l’on doit interpréter, dans ce cas, comme un vestibule d’accès. En somme, le secteur de l’atrium secondaire est organisé en fonction d’un axe est-ouest, perpendiculaire à l’axe sud-nord de l’atrium principal. Cette orientation tient logiquement compte du cheminement interne des habitants. Durant cette première phase, la fonction de l’atrium secondaire ne fait guère de doute : entouré de nombreuses pièces, il était destiné à abriter les activités les plus intimes de la vie familiale. Cette partie de la domus servait sans aucun doute de résidence à la familia, au sens latin du terme, et correspondait donc aux loca propria de la nomenclature vitruvienne5.
3Lorsque, à l’extrême fin du iie s. av. J.-C., la maison reçoit d’importants embellissements, l’atrium secondaire est relié à la rue par l’aménagement de fauces (6). Les pièces 11 et 14, désormais entièrement ouvertes sur l’atrium secondaire, deviennent des alae (Fig. 2). Les grandes pièces de la partie nord (16 et 17) sont divisées et servent de passage vers la partie septentrionale de la maison ou de dépendance du péristyle. La hiérarchie entre les deux atria est également atténuée par la transformation de l’atrium secondaire, initialement toscan, en atrium tétrastyle.
Fig. 1 – Pompéi. Casa del Fauno (VI 12, 1-3), première phase, iie s. av. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

Fig. 2 – Pompéi. Casa del Fauno (VI 12, 1-3), seconde phase, ier s. apr. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

4Il est moins aisé de déterminer, au terme de cette évolution, la fonction de l’atrium secondaire qui semble être devenu un doublet de l’atrium principal. Il en a certainement repris une partie des fonctions de représentation. À l’instar de ce dernier, il sert de « sas » entre l’extérieur et la zone des péristyles, devenue désormais le secteur de prestige de la maison comme l’atteste la célèbre mosaïque d’Alexandre (oecus 37). Bien qu’il soit plus difficile d’en reconstituer les étapes précises, il semble que la Casa del Gallo ait connu une évolution similaire6.
5C’est du reste à la construction de péristyles que J.-A. Dickmann attribue la multiplication des atria secondaires7. Il est certain que l’implantation des quadriportiques perpendiculairement à l’axe de l’atrium imposait d’élargir l’emprise de la maison sur l’îlot. La solution des atria parallèles permettait le développement de vastes bâtiments à l’arrière. Toutefois, il n’est pas toujours possible de déterminer si le double atrium fait partie du plan originel de la maison ou s’il résulte de l’annexion d’une unité d’habitation voisine. Les réaménagements successifs ont le plus souvent effacé les traces les plus déterminantes des phases primitives. La question importe d’ailleurs peu à notre propos, puisque c’est sur la fonction et non la genèse de l’atrium secondaire que nous souhaitons réfléchir.
6On constate que les atria secondaires sont essentiellement de deux types. Parfois la série de pièces qui se situent à la jonction des deux atria s’ouvrent des deux côtés et l’atrium secondaire comprend lui-même quelques pièces du côté opposé à l’atrium principal : c’est la disposition de la Casa del Fauno ou de la Casa del Labirinto (VI 11, 8-10)8. Dans ce cas, même si l’interdépendance des deux atria paraît évidente, il n’est pas exclu que l’atrium secondaire ait aussi fait fonction de quartier résidentiel.
7Mais, dans bon nombre de maisons, l’atrium secondaire est presque entièrement dépourvu de pièces. On observe cette disposition dans la Casa del Marinaio (VII 15, 1-2)9 ou dans la Casa del Principe di Montenegro (VII 16, 12-13) (Fig. 3 et 4)10. L’atrium secondaire paraît alors réduit à la fonction d’une « entrée de service » conduisant vers le jardin dans le premier cas ou vers les pièces de service dans le second – la large entrée étant sans doute destinée aux livraisons. Toutefois cette explication ne saurait suffire. En effet, les propriétaires de plusieurs maisons, malgré le petit nombre de pièces environnant l’atrium secondaire, ont cependant éprouvé le besoin d’en monumentaliser l’architecture. C’est le cas dans la maison VI 8, 21-22 où l’atrium secondaire a été transformé en atrium corinthien11. C’est également le cas de la Casa dell’Argenteria (VI 7, 20-22) : l’atrium secondaire, totalement dépourvu de dépendances directes, de type toscan dans une première phase remontant à la seconde moitié du iie s. av. J.-C., a été par la suite aménagé en atrium tétrastyle (Fig. 5)12. Mieux, le caractère monumental de l’ensemble a été accentué par l’érection de deux colonnes corinthiennes soulignant le passage de l’ample vestibule (15) vers l’atrium lui-même. Bien qu’ils ne comprennent ni tablinum, ni alae, ni parfois cubicula, ces petits atria n’en ont pas moins visiblement joué un rôle de représentation. Ils se présentent donc comme une dépendance de l’atrium principal dont ils tendent à augmenter les capacités de réception.
Fig. 3 – Pompéi. Casa del Marinaio (VII 15, 1-2), première phase, iie s. av. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

Fig. 4 – Pompéi. Casa del Principe di Montenegro (VII 16, 12-13), première phase, iie s. av. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

Fig. 5 – Pompéi. Casa del Argenteria (VI 7, 20-22), ier s. apr. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

8L’atrium secondaire peut parfois avoir pour fonction de ménager un accès plus aisé ou plus noble au péristyle lorsque celui-ci n’a pu être construit dans le prolongement de l’atrium principal. Le meilleur exemple de ce type de disposition est offert par la Maison VIII 2, 14-16, constituée de deux unités d’habitation à l’origine distinctes (Fig. 6). L’atrium secondaire (b’) double de toute évidence l’atrium principal (B) et permet un accès plus direct au quadriportique (P) situé à l’arrière de l’atrium secondaire13. Du reste, la pièce (h’) transformée en exèdre distyle à l’époque impériale est située dans le prolongement du couloir assurant le passage d’un atrium à l’autre (e’). Ces colonnes déterminent un axe visuel sud-nord indiquant au visiteur qui pénètre dans l’atrium secondaire le cheminement qu’il doit suivre pour se rendre dans le péristyle en venant de l’atrium principal.
Fig. 6 – Pompéi. Casa VIII 2, 14-16, milieu du ier s. apr. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

Fig. 7 – Pompéi. Casa del Centenario (IX 8, 1-6), iie s. av. J.-C. D’après Dickmann, 1999.

Fig. 8 – Pompéi. Casa IX 6, 4-7 D’après PPM.

9Bien que plus rare, un autre type de disposition peut être observé dans les maisons pompéiennes. Dans un cas comme celui de la Casa del Centenario (IX 8, 1-6)14, les liens entre les deux atria sont extrêmement réduits, puisque la porte unique initialement percée dans l’ala occidentale (i) de l’atrium principal a été obturée dans un second temps (Fig. 7). L’aménagement du secteur de l’atrium secondaire est le résultat de l’annexion d’une maison voisine. L’atrium secondaire est d’ailleurs pourvu de pièces adjacentes, d’un tablinum et d’alae. Il forme donc une sorte de cellule autonome et ne paraît nullement se situer dans la dépendance de l’atrium principal. Il permet un accès alternatif aux penetralia de la demeure, accès sans doute destiné à une autre catégorie de visiteurs que l’atrium principal. Il faut surtout noter que, dans ce cas, le nombre important de pièces connexes laisse supposer que cette partie de la maison assumait avant tout une fonction résidentielle.
10Citons pour finir la Maison IX 6, 4-7 (Fig. 8). L’atrium secondaire ne présente aucune ouverture donnant sur l’atrium principal15. En revanche, une dizaine de pièces ouvrent sur l’atrium secondaire. Le passage d’une cellule à l’autre ne peut se faire que par le péristyle. La réunion de deux maisons a assurément permis au propriétaire de bâtir un vaste quadriportique, mais chaque ancienne unité d’habitation semble avoir gardé son autonomie.
11Zone de passage dotée d’une fonction de représentation dans le prolongement de l’atrium maius ou quartier d’habitation autonome, l’atrium secondaire des maisons pompéiennes semble avoir joué l’un ou l’autre de ces rôles.
Le témoignage de Cicéron
12Dans une lettre datable de l’année 54 av. J.-C., Cicéron fait à son frère Quintus un compte-rendu de ses visites dans leurs différentes propriétés de la région d’Arpinum. Il décrit notamment les travaux effectués dans la villa appelée Manilianum, située à proximité de celle de l’Arcanum sur le territoire d’Arpinum16. Quintus a récemment acheté cette demeure et y fait faire des travaux sous la direction de l’architecte Diphile.
Dans le Manilianum, j’ai trouvé un Diphile se surpassant lui-même en lenteur ; néanmoins, il ne lui reste plus que les bains, la promenade et la volière. La villa m’a beaucoup plu, parce que le portique et son pavement ont tout à fait grande allure : je ne m’en suis finalement aperçu que cette fois-ci, maintenant qu’il est entièrement ouvert et que les colonnes ont été polies. Le tout est maintenant – j’y veillerai – que l’enduit soit joli. Le pavement me paraît avoir été bien réalisé. Certaines voûtes ne m’ont pas plu et j’ai donné l’ordre de les modifier. Le secteur du portique où tu écris, me dit-on, de faire un petit atrium me plaît tel qu’il est. En effet il ne me paraît pas y avoir assez de place pour un petit atrium ; d’ordinaire cela ne se fait que dans les bâtiments où il en existe un plus grand et il ne peut pas comporter de chambres adjacentes et des pièces de ce genre. En l’état, cet endroit offrira l’emplacement d’une honnête pièce voûtée ou d’une chambre d’été tout à fait convenable17.
13La description de Cicéron concerne, rappelons-le, une villa et non une demeure urbaine18. Toutefois ces propos paraissent attester certaines conceptions de l’espace domestique applicables aux cas que nous avons examinés précédemment. Le terme atriolum désigne ce que nous avons jusqu’à présent nommé « atrium secondaire », puisque Cicéron paraît précisément considérer ici que l’atriolum ne se justifie que si l’on dispose d’un atrium maius. Là se situe sans doute la divergence de conception entre les deux frères : Quintus considère qu’il est possible d’aménager un petit atrium unique subordonné au portique, alors que Cicéron semble ne concevoir l’atriolum que comme atrium secondaire. Or, si l’on suit l’orateur, un atrium, même secondaire, ne saurait se passer de pièces adjacentes (adiuncta cubicula et eiusmodi membra). En d’autres termes, le secteur de l’atrium secondaire doit comporter des dépendances suffisantes pour faire office de quartier d’habitation19. Cette conception correspond à celle qui a prévalu dans la phase la plus ancienne de la Casa del Fauno : l’atriolum a une fonction résidentielle et sert d’extension plus intime au secteur de l’atrium maius. C’est également la fonction que revêt souvent l’atrium secondaire dans les maisons constituées de deux noyaux originellement distincts demeurés relativement autonomes.
14Quelles étaient les intentions de Quintus avant l’intervention de son frère ? Quel projet architectural avait-il conçu pour sa villa ? Il ne semble pas que le Manilianum ait comporté un atrium, sinon la remarque de Cicéron n’aurait guère de pertinence. C’est la raison pour laquelle, sans doute, Quintus désirait en aménager un. Mais l’expression in porticu laisse entendre que cet atrium devait se trouver en contact direct avec le péristyle. Le fait que Cicéron songe à installer au même emplacement un cubiculum aestiuum (probablement ouvert sur le jardin) confirme cette proximité. L’extension des portiques, lorsqu’elle n’a pas entraîné la construction d’un double atrium, a certainement conduit parfois à empiéter sur l’espace résidentiel de l’atrium – notamment sur le tablinum – et à faire disparaître les espaces intermédiaires entre atrium et péristyle. La Casa del Granduca Michele (VI 5, 5) récemment étudiée par F. Pesando et ses collaborateurs offre un remarquable exemple de cette évolution20.
15Peut-être la disposition du Manilianum, telle que la concevait initialement Quintus, devait-elle se conformer au plan recommandé par Vitruve pour les demeures pseudo-urbaines. En effet, selon l’architecte leur atrium ne devait pas être situé tout de suite après les portes et avant le péristyle, comme dans les maisons urbaines, mais à la suite du péristyle, dans la position, en somme, d’une exèdre ou d’un oecus donnant sur le quadriportique21. Or cette situation de l’atrium n’est pas sans parallèle à Pompéi. C’est, comme on l’a depuis longtemps noté, celle de l’atrium de la Villa dei Misteri, résidence suburbaine de Pompéi. J.-A. Dickmann a proposé une reconstitution convaincante de l’évolution architecturale de la demeure (Fig. 9)22. Dans un premier temps, qu’il faut sans doute situer au cours du iie s. av. J.-C., l’entrée dans la villa se faisait par l’atrium (64). Dès cette époque l’atrium donnait peut-être directement sur le péristyle, mais un certain nombre de portes permettait d’accéder aux pièces adjacentes. Après une importante restructuration, datable des années 70-60 av. J.-C., l’organisation des espaces est totalement inversée : l’entrée, reportée au nord-est, donne dès lors directement accès au péristyle, tandis que l’atrium, au sud, devient une sorte d’oecus, une dépendance du quadriportique. Cette évolution de l’atrium de la Villa dei Misteri est confirmée par le fait qu’une partie des portes qui ouvraient sur les pièces voisines est murée. En devenant une salle d’apparat dans le prolongement des portiques, l’atrium perd à la fois sa position centripète au cœur de la maison et sa fonction résidentielle23.
16Deux conceptions de la fonction de l’atrium s’affrontent donc. Pour Cicéron, il a vocation à demeurer le noyau centripète d’un secteur résidentiel de la maison. S’il ne peut pas remplir cette fonction (sans doute faute d’espace disponible dans le Manilianum), il doit disparaître et son emplacement peut être occupé par une pièce de moindre importance. À Pompéi, on constate que l’accès direct au péristyle depuis l’atrium à la suite de la suppression du tablinum est généralement le fait des habitations aux dimensions modestes24. Lorsqu’ils ont voulu doter la maison d’un portique, les propriétaires ont été contraints à ce subterfuge par manque de place. C’est sans doute ce qui explique la réaction négative de Cicéron au projet imaginé par Quintus : ce type d’organisation (atrium ouvrant sur le péristyle) ne répondait pas aux impératifs de dignité auxquels la résidence de son frère devait se conformer25.
Fig. 9 – Pompéi. Villa dei Misteri, première phase, iie s. av. J.-C. D’après Gros, 2001.

17Pour Quintus en revanche, la présence d’un atrium, même de petite dimension, se justifie, sans doute en raison du prestige qui continue à s’attacher à ce type de salle. Mais la fonction de l’atrium a évolué. Quintus tient compte du transfert de prestige qui s’opère en faveur du péristyle depuis la fin du siècle précédent et n’hésite donc pas à en faire une simple annexe des portiques. Il faut du reste relever la prolixité avec laquelle Cicéron lui-même décrit les portiques du Manilianum dont il vante la summa dignitas. Ce n’est évidemment pas un hasard que ce déplacement se produise dans l’architecture d’une villa26, centrée sur son jardin et moins soumise que la domus aux exigences de la vie publique27. Pour autant, la notion de dignitas à laquelle recourt Cicéron pour qualifier les portiques montre que les exigences de monumentalité et d’ostentation ne sont jamais complètement oubliées.
18Nous retrouvons donc la dualité que nous avions constatée dans les domus pompéiennes. À la traditionnelle fonction résidentielle des atria, se substituent d’autres fonctionnalités : en devenant une dépendance des secteurs de prestige et de représentation de la maison – l’atrium d’abord, le péristyle ensuite –, l’atriolum perd ses pièces attenantes. Il n’est plus alors qu’une annexe ou un lieu de passage. Lorsque l’atrium n’est plus le cœur organique de la maison, mais une simple pièce d’apparat subordonnée aux portiques, son redoublement par un atriolum ne se justifie ni sur le plan fonctionnel ni sur le plan symbolique. De manière paradoxale, puisque c’est à la construction des quadriportiques qu’ils devaient sans doute leur existence, les atria secondaires deviendront inutiles lorsque le péristyle constituera le point focal de la maison et que l’architecture de la domus subira l’influence du mode de vie de la villa.
L’exemple de Paestum
19La question de la fonction de l’atrium secondaire se pose dans le cas de la Maison A-B de Paestum (Fig. 10 et 11)28. Cette grande domus (1 665 m2) se situe dans la partie occidentale de la cité, au nord du decumanus et aux abords immédiats du forum. Elle se présente comme une maison à double atrium. Divers indices montrent qu’il s’agissait à l’origine de deux maisons distinctes, réunies au début du ier s. av. J.-C.29.
Fig. 10 – Paestum. Maison A-B.A. Lemaire.

20Le désir de bâtir un péristyle avec ses pièces attenantes explique partiellement le besoin d’élargir l’emprise de la maison. On notera cependant que le péristyle (49) se situe dans la continuité de la Maison B. La grande pièce d’apparat (20-23) a été aménagée dans une phase ultérieure qu’il faut situer dans la première moitié du ier s. apr. J.-C.30.
21La Maison A-B offre un exemple tout à fait remarquable de complète indépendance entre les deux atria. Aucune ouverture ne permet de passer de l’atrium 42 à l’atriolum 2. La hiérarchie entre les deux est soulignée par la différence de taille et surtout par la qualité des aménagements de l’atrium maius. Encore faut-il noter que l’atrium 42 n’a vraisemblablement pas été agrandi et embelli avant l’époque augustéenne. Ce n’est sans doute qu’à ce moment-là que la domus a pris sa physionomie définitive et que la différence entre les deux atria s’est nettement imposée. Au tournant de notre ère, en effet, l’atrium 42 a été légèrement étendu vers le nord, des alae et un tablinum légèrement surélevés ont été aménagés, créant une unité visuelle, le tablinum a été recouvert de mosaïque et l’impluvium de signinum remplacé par un impluvium de marbre31.
22Il n’est pas douteux que l’atrium secondaire avait une fonction résidentielle. Un grand nombre de cubicula l’entoure. Dépourvu d’alae et, sans doute aussi, de tablinum, il ne paraît pas destiné à la réception. Il constitue une cellule presque autonome, pourvue d’accès indépendants à la rue et à la partie septentrionale de la maison32. Il est important de remarquer que le maintien de la fonction résidentielle de l’atriolum s’explique peut-être par le fait que l’atrium principal a conservé sa vocation de secteur d’apparat durant toute l’histoire de la maison : les travaux de restaurations entrepris à la fin du ier s. ou au début du iie s. apr. J.-C. ont porté sur l’atrium 42. Tardivement, une pièce de réception (47) et ses dépendances (45-46) ont encore été aménagées à l’ouest33. Malgré la présence de pièces de réception, notamment le grand triclinium (48) depuis la fin de l’époque républicaine, le secteur du péristyle ne semble pas avoir été l’objet d’attentions particulières à l’époque impériale, contrairement à ce que l’on a pu observer à Pompéi.
23Si l’on peut affirmer que le secteur de l’atrium secondaire a servi de quartier d’habitation, il est toutefois plus difficile de dire à quel type d’habitants il était destiné. Faut-il y voir un appartement séparé, réservé à une partie de la famille du propriétaire ? Les habitants de Paestum, cité de culture grecque, ont-ils gardé l’habitude de réserver aux femmes un secteur spécifique de la maison ? L’absence d’accès directs entre les deux atria rend l’hypothèse douteuse. Était-il destiné à la domesticité et aux services ? Mais le fait que la cuisine (9), structurellement rattachée à la Maison A, ait été reliée par un couloir à l’atrium principal, rend également cette interprétation peu vraisemblable. S’agissait-il d’un quartier réservé aux hôtes ? Bien que l’atriolum soit plus sobre que l’atrium principal, il n’est cependant pas dépourvu d’aménagements qui traduisent une forme de hiérarchie entre les pièces : ainsi, la pièce 6 est plus largement ouverte sur l’atrium et présente un seuil mouluré qui la distingue des autres cubicula34.
24Sans doute, s’agit-il là d’un faux problème, comme nous l’apprend précisément un passage de la correspondance de Pline le Jeune35. Décrivant sa propriété des Laurentes, aux environs d’Ostie, il mentionne un appartement un peu à l’écart du reste de la villa et écrit : « Le reste de ce côté (de la villa) est réservé à l’usage des esclaves et des affranchis, la plupart des pièces étant si bien arrangées qu’elles pourraient servir à des hôtes ». Ce texte rappelle opportunément que la fonction de ces appartements pouvait être polyvalente et que la qualité de la décoration n’était pas toujours étroitement corrélée à la destination sociale des pièces36. Le décor ne permet donc pas toujours de déterminer de façon mécanique quel usage était fait des diverses parties de la maison. Il est vrai, là encore, que le texte de Pline décrit une villa dans laquelle la fonctionnalité des espaces était sans doute moins rigoureusement établie que dans une grande demeure urbaine soumise aux rites de la sociabilité civique. Il n’en demeure pas moins que le déterminisme fonctionnel qui régit l’organisation de l’habitat de la bourgeoisie depuis le xixe siècle est sans doute inopérant lorsqu’il s’agit des domus des élites romaines37.
Fig. 11 – Paestum. Maison A-B.A. Lemaire.

25La question du double atrium est partiellement éclairée par les textes. Ils mettent en évidence les rapides évolutions des mentalités en matière d’habitat, la relative labilité des usages. Ils montrent surtout que la demeure des élites romaines est fondée sur une constante tension entre une logique centripète qui privilégie les lieux vers lesquels convergent les regards (l’atrium d’abord et le péristyle ensuite) et une logique centrifuge qui fait de l’habitation un espace multipolaire où, peut-être sous l’influence de l’architecture suburbaine, les appartements séparés, recessus et diaetae, se multiplient. Cette conception polynucléaire de l’espace domestique s’explique sans doute aussi par l’évolution de l’habitat de l’aristocratie de Rome38. Depuis le milieu du iie s. av. J.-C. un processus de rachat et d’annexion des domus était à l’œuvre dans les quartiers les plus prestigieux de l’Vrbs. Il s’en est certainement suivi une mutation profonde de l’architecture des grandes demeures urbaines, désormais fondée sur l’emboîtement de plusieurs entités. Le processus de fractionnement et de complexification de l’espace qui en a résulté a sans doute induit un nouveau mode de vie et une nouvelle manière de concevoir l’architecture domestique. Il a encouragé le goût de l’intimité et la diversification des activités domestiques. En favorisant la segmentation des groupes familiaux qui occupaient la maison, il a aussi contribué à redéfinir la hiérarchisation des espaces et à modifier les formes de sociabilité.
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Notes de bas de page
1 Dickmann, 1999 ; Pirson, 1999. Dans le texte, nous nous référons au nom italien des maisons pompéiennes dans la nomenclature des volumes PPM.
2 Dickmann, 1999 : 121-136 ; Bragantini & al., 2008 : 73-87.
3 Eschebach, 1993 : 201-203 ; Dickmann, 1999 : 53-58 ; 127-128 ; 144-147 ; PPM, 5 : 80-85.
4 Zevi, 1991 ; Zevi, 1996 ; Pesando, 1997 : 80-93 ; Zevi, 1998 ; Guidobaldi & al., 2002 ; Pesando – Guidobaldi, 2006 : 39-53 ; Sauron, 2009 : 11-24.
5 Vitr. 6.5.1 ; Lafon, 1995 ; Zaccaria Ruggiu, 1995 : 332-333 ; Grahame, 1997.
6 Eschebach, 1993 : 379-380 ; Dickmann, 1999 : 59-60 ; PPM, 8 : 547-548.
7 Dickmann, 1997 : 127-129 ; Dickmann, 1999 : 73-84.
8 Eschebach, 1993 : 199-200 ; Dickmann, 1999 : 73-77 ; PPM, 5 : 1-3 ; cf. aussi Strocka, 1991 : 90-93 ; Pesando, 1997 : 78-79.
9 Eschebach, 1993 : 341-342 ; Dickmann, 1999 : 66-67 ; PPM, 7 : 704-705.
10 Eschebach, 1993 : 347-348 ; Dickmann, 1999 : 67-68 ; PPM, 7 : 845-846.
11 Eschebach, 1993 : 187-188 ; Dickmann, 1999 : 61-62 ; PPM, 4 : 611-620. Cet atriolum (36-33) a été intégré dans un second temps à un atelier de foulon (VI 8, 20). Il faisait partie à l’origine de la maison voisine, connue sous le nom de Casa della Fontana grande (VI 8, 22). Les portes qui mettaient en relation l’atriolum avec l’atrium maius (2) de la Casa della Fontana grande ont été murées.
12 Eschebach, 1993 : 341-342 ; Dickmann, 1999 : 66-67 ; PPM, 4 : 449.
13 Eschebach, 1993 : 356-357 ; Dickmann, 1999 : 77 ; PPM, 8 : 72-75.
14 Eschebach, 1993 : 438-439 ; Dickmann, 1999 : 79 ; PPM, 9 : 903-905.
15 Eschebach, 1993 : 427 ; Dickmann, 1999 : 155 ; PPM, 9 : 747-748.
16 Shackleton Bailey, 1980 : 204.
17 Cic. Q. fr. 3.1.1-2 : In Maniliano offendi Diphilum Diphilo tardiorem ; sed tamen nihil ei restabat praeter balnearia et ambulationem et auiarium. Villa mihi ualde placuit propterea quod summam dignitatem pauimentata porticus habebat, quod mihi nunc denique apparuit postea quam et ipsa tota patet et columnae politae sunt. Totum in eo est, quod mihi erit curae, tectorium ut concinnum sit. Pauimenta recte fieri uidebantur ; cameras quasdam non probaui mutarique iussi. Quo loco in porticu te scribere aiunt ut atriolum fiat, mihi ut est magis placebat. Neque enim satis loci uidebatur esse atriolo neque fere solet nisi in iis aedificiis fieri in quibus est atrium maius, nec habere poterat adiuncta cubicula et eiusmodi membra. Nunc hoc uel honestae testudinis uel ualde boni aestiui cubiculi locum obtinebit. Traduction de L.-A. Constans modifiée (C.U.F., 1934).
18 Sur les villas de Cicéron, la bibliographie est abondante depuis l’étude fondatrice de Schmidt ; mise au point récente dans Agache, 2008 : 24-30 ; cf. aussi Mangiatordi, 2003. Sur la propriété de Tusculum : Mc Cracken, 1935 ; Marzano, 2007 : 82-101 ; sur l’attribution des vestiges exhumés à Tusculum à la villa de Cicéron par les érudits du xviiie siècle : Giorgetti, 1976 : 462-463.
19 Un autre passage de la correspondance mentionne l’atriolum de la villa de Tusculum (Cic. Att. 1.10.3 : Praeterea typos tibi mando quos in tectorio atrioli possim includere et putealia sigillata duo). Le contexte ne permet pas de dire s’il s’agit d’un atrium secondaire ou d’un simple atrium de petite taille. Toutefois, étant donné l’importance de la propriété de Tusculum, il serait étonnant qu’elle n’ait comporté qu’un petit atrium. Or, si Cicéron fait allusion à un atrium secondaire, comme dans la lettre consacrée au Manilianum, on doit observer que celui-ci n’en possédait pas moins un décor soigné. Dans sa lettre, en effet, Cicéron commande à Atticus des reliefs à encastrer dans les murs de l’atriolum ainsi que des margelles ornées de reliefs ; Neudecker, 1988 : 13. L’atriolum, aussi intime soit-il, doit donc pouvoir faire aussi office de pièce de représentation. Shackleton Bailey, 1965 : 284-285.
20 Dans un premier temps, la Casa del Granduca Michele (VI 5, 5) comprenait un atrium et un tablinum situé à l’est de l’atrium. Dans une phase ultérieure que les fouilleurs datent des dernières années du iie s. av. J.-C., le tablinum a été supprimé au profit du péristyle dont la surface a ainsi été augmentée. Dès lors, l’atrium donnait directement accès au péristyle et les pièces de réception ont été reportées à l’est de celui-ci ; PPM, 4 : 325-336. En dernier lieu, Pesando – Guidobaldi, 2006 : 35-39 ; Pesando & alii, 2010 : 104-109 ; D’Auria, 2011.
21 Vitr. 6.5.3 : Earum autem rerum non solum erunt in urbe aedificiorum rationes, sed etiam ruri, praeterquam quod in urbe atria proxima ianuis solent esse, ruri ab pseudourbanis statim peristylia, deinde tunc atria habentia circum porticus pauimentatas spectantes ad palaestras et ambulationes. Nous adoptons le texte de l’édition de L. Callebat (C.U.F, 2004) auquel nous empruntons également la traduction : « Et les règles touchant ces questions ne seront pas seulement pertinentes en ville, mais aussi à la campagne, avec cette réserve qu’il est usuel, en ville, que l’atrium vienne aussitôt après la porte, alors qu’à la campagne, dans les maisons de style urbain, c’est le péristyle qui se présente d’abord, puis l’atrium entouré de portiques dallés donnant sur des palestres et des promenades. » ; Lafon, 1989 ; Gros, 2001 : 265-275.
22 Dickmann, 1999 : 170-176 ; 245-246 ; Cicirelli – Guidobaldi, 2000 : 9-12 ; Pesando – Guidobaldi, 2006 : 164-169.
23 Gros, 2001 : 267.
24 Tamm, 1973 : 58 ; Evans, 1978 ; Evans, 1980 : 109-116.
25 On a longtemps mis en relation le plan de la Casa dei Vettii (VI 15, 1-27) – caractérisé par l’absence de tablinum et l’accès direct au péristyle depuis l’atrium principal – avec le statut social des propriétaires au moment où la demeure a été restaurée (après 62 apr. J.-C.). Ceux-ci, les affranchis A. Vettius Restitutus et A. Vettius Conviva, n’auraient pas eu l’usage d’un espace réservé à la cérémonie de la salutatio. Toutefois, les recherches récentes ont montré que le plan de la maison remontait à la fin de l’époque républicaine : Dickmann, 1999 : 104-108 ; 139-141 ; Pesando – Guidobaldi, 2006 : 132-133. Si tel est le cas, l’organisation de la maison correspondrait assez bien au plan projeté par Quintus comportant un atrium en contact direct avec le portique ; mais la présence d’un second atrium, de petite dimension, en retrait par rapport aux pièces de réception, sans doute destiné à la famille et aux activités domestiques, répond parfaitement aux recommandations de Cicéron en matière d’atriolum.
26 Zanker, 1993 : 160-172.
27 Pour Cicéron la villa demeure, en certaines circonstances, un lieu de la représentativité politique et sociale. Dans une lettre de l’année 51 av. J.-C. il décrit sa villa de Cumes comme « une Rome en miniature » (quasi pusillam Romam), où l’on se presse pour le consulter (Cic. Att. 5.2.2). Il est vrai qu’à la vieille de s’embarquer pour sa province de Cilicie, il devait faire l’objet de sollicitations nombreuses. Nevett, 1997 : 292- 295 ; Marzano, 2007 : 187-189. Toutefois, dans deux lettres datant de l’année 59 av. J.-C., il fait le même constat à propos de son séjour dans le Formianum : il compare sa villa à une basilica (Cic. Att. 2.14.2) et décrit avec ironie la salutatio qu’il doit subir de la part de ses hôtes importuns (Cic. Att. 2.15.3).
28 Bragantini & al., 2008 : 31-110.
29 La symétrie des boutiques implique une unité de la façade sud. Toutefois deux éléments plaident en faveur de l’annexion par la Maison B de l’habitation voisine (A) : le dénivelé entre les deux maisons qui a, semble-t-il, interdit de ménager des passages entre les deux atria (2 et 42) et le rattachement de la cuisine de la maison A (A-9) à la Maison B par un réseau complexe de couloirs (A-9 ; B-10). L’unification de la façade doit donc dater de l’époque où les deux habitations ont été réunies ; Bragantini & al., 2008 : 86-87.
30 Bragantini & al., 2008 : 90-98.
31 Bragantini & al., 2008 : 88-89.
32 Bragantini & al., 2008 : 57-62.
33 Bragantini & al., 2008 : 98-102
34 Bragantini & al., 2008 : 61.
35 Plin. Ep. 2.17.9 : Reliqua pars lateris huius seruorum libertorumque usibus detinetur plerisque tam mundis, ut accipere hospites possint.
36 Förtsch, 1993 : 48-58.
37 La question de l’interprétation moderne de la nomenclature vitruvienne des noms des parties de la maison a été maintes fois débattue depuis plusieurs années, entre autres : Thébert, 1985 : 305-308 ; Wallace-Hadrill, 1994 : 6-7 ; Leach, 1997 ; Allison, 2004 : 175-177.
38 Carandini, 1990 ; Palombi, 1994 ; Papi, 1998 ; Royo, 1999 : 120-144.
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