Un vivier du ier s. ap. J.-C. à Fréjus
Données topographiques et premières interprétations
p. 183-194
Résumés
Totalement insoupçonné avant le début des travaux, le « vivier antique du Kipling », du nom du projet immobilier ayant provoqué sa découverte, constitue à ce jour un modèle de structure piscicole particulier et inédit en Méditerranée occidentale. Les spécificités de sa forme et de son fonctionnement sont dues au détournement de sa fonction primitive, celle d’un puits citerne, qui a imposé au constructeur une série d’adaptations. Une fois raccordée à la mer, cette structure servit un temps à stocker, peut-être à élever des poissons vivant dans un milieu où se mêlent eau de mer et eau douce. Cette découverte apporte d’importantes données au dossier des activités halieutiques encore méconnues à Fréjus, et permet d’illustrer les aménagements antiques de bord de mer, dans la configuration de la côte telle que nous la définissons aujourd’hui. La fouille, menée simultanément avec les travaux de construction du bâtiment, a été réalisée sur une longue période et les données sont toujours en cours d’étude. Cette contribution s’attache donc principalement à présenter les données topographiques et contextuelles du vivier romain du Kipling. La structure découverte a été entièrement conservée, et un projet d’aménagement pour une ouverture prochaine au public est en cours de réalisation.
Completely undreamed of before beginning of construction, the « ancient fish tank of Kipling », the name of the real estate project that lead to its discovery, constitutes a model of a piscicultural structure that is new to the Western Mediterranean. Characteristics of its form and function result from the modification of its initial purpose, that of a well cistern, imposed on the builder a series of adaptations conferring on the fishpond this particular form. Thus, once connected to the sea, this structure was intended to store, and perhaps to breed fish living in a medium where sea water and fresh water would mix. This discovery provides important data on the fishing activities, which are still unknown to Fréjus, making it possible to define ancient seaside sites, and the layout of the coast as we define it today. The excavation was carried out, at the same time as the construction of the building, over an extensive period and the data are still being studied. For this reason, this document seeks primarily to present the topographic and contextual data of the Roman fishpond of Kipling. The structure discovered has been entirely preserved, and a project to open it to the public has begun.
Texte intégral
Présentation
L’origine du projet
1En 2008, suite à la dépose d’un permis de construire au n° 305 rue Aristide Briand à Fréjus, le service du Patrimoine de la ville réalisa un diagnostic archéologique1. Cette opération permit de mettre en évidence la présence d’une portion de mur imposant, apparemment isolé, mais difficilement intégrable à la topographie urbaine connue à cet endroit. Ceci donna lieu à une légère modification du plan du projet immobilier, avant que l’État n’autorise la construction sur la parcelle. Une anomalie observée dans les études de sol, mais indécelable par les moyens techniques mis en place pour une simple opération de diagnostic archéologique, incita le responsable du projet à modifier le plan des fondations initiales pour descendre jusqu’au « dur », sur l’ensemble de la prise au sol du bâtiment. Aux premiers coups de pelle mécanique, le sommet d’une arche apparut, le promoteur alerté de la découverte nous informa, fait rare, et une fouille archéologique programmée fut ordonnée par les services de l’État, en concertation avec l’aménageur et la ville de Fréjus. La fouille fut difficile, réalisée sous les niveaux de la nappe phréatique et menée par périodes en fonction de l’avancement des travaux de gros œuvre et de confortement des abords. Elle dura plus de deux années… Un bassin de près de 400 m3 taillé dans le rocher et traversé de part en part par une série d’arches se trouvait là, à près de 4 m de profondeur2… (Fig. 1).
2Malgré des occupations variées durant plusieurs siècles, ne seront présentées dans cette contribution que les données topographiques de l’époque correspondant au fonctionnement du vivier antique en tant que tel3.
Fig. 1 – Vue verticale de la zone en cours de fouille et dans son contexte actuel. B. Charrue, ville de Fréjus.

Fig. 2 – Vue réelle ouest de l’intérieur du vivier, réalisée à l’aide du scanner 3D, en cours d’étude. K.-Y. Cotto, ville de Fréjus.

Méthodologie
3Le traitement de la totalité des données et la publication d’ensemble de la fouille seront présentés ultérieurement, mais les travaux de planimétrie et le phasage d’ensemble des structures sont aujourd’hui disponibles4. L’avancée aléatoire des travaux sur une durée de plus de deux ans n’a pas permis d’avoir une vision simultanée de l’ensemble de la structure. Ainsi la prise d’informations topographiques a dû être menée de concert avec l’avancée aléatoire des travaux. Les levés topographiques de terrain ont ainsi été effectués en plusieurs campagnes5. Les relevés pierre à pierre ont été aussi réalisés au coup par coup, puis recalés sur le fonds topographique6. Devant l’incertitude de pouvoir conserver intacts les vestiges, et jouant contre la montre durant plus d’un an, nous avons eu la possibilité de disposer d’un scanner 3D7, matériel permettant ainsi de « figer » un certain nombre d’informations que nous n’aurions pas eu le temps d’intégrer durant la fouille (Fig. 2)8. Les campagnes photographiques qui ont en partie servi au « mappage » des relevés 3D ont été effectuées en deux fois9. C’est à partir de cet ensemble de levés que sont produits les éléments topographiques fournis dans la présente contribution.
Localisation du site et topographie naturelle
4Aujourd’hui au cœur de la ville actuelle, à plus d’un kilomètre et demi du littoral, les nouvelles données connues sur la position et la morphologie du littoral antique permettent de localiser le site antique en bord de mer, au fond d’un golfe largement ouvert10. À l’époque de l’aménagement du site, le port existe sans doute déjà, mais sous une forme différente de celle qu’il prendra au cours des siècles suivants11. Côté terre, et par rapport à la ville antique, le site prend place au sud de l’agglomération et hors de l’enceinte du Haut-Empire. Lors de l’aménagement du bassin, le rempart n’est pas encore construit et la ville ne s’étend pas encore au-delà du quart sud-ouest défini par le réseau urbain A et attribuable aux dernières décennies du ier s. av. J.-C12 (Fig. 3).
5Le site est édifié sur une sorte de promontoire rocheux de grès permien brun, plongeant dans la mer, à l’image de la portion de côte découverte plus à l’ouest au pied de la Butte Saint-Antoine13. À l’origine, il domine la mer d’environ 2-3 m et les flots viennent battre la paroi rocheuse. La morphologie exacte du rocher au moment de l’implantation du bassin n’est pas précisément restituable en raison des terrassements consécutifs à son installation. Néanmoins, en restituant le niveau marin aux alentours de - 0,39 / - 0,21 m NGF14 il est possible d’appréhender quelles parties du rocher étaient émergées.
Fig. 3 – Localisation de la fouille au sein de la ville antique du début du iie s. ap. J.-C. La flèche signale le site. BDU, ville de Fréjus, d’après Rivet 2000 actualisé.

Le creusement du bassin et la première phase de fonctionnement : un puits-citerne d’eau douce ?
6La première utilisation de ce bassin en tant que puits-citerne sort du cadre de cette contribution, mais une rapide présentation de cet état s’impose pour comprendre la morphologie particulière du vivier mis en place dans un second temps. Le bassin est creusé dans le grès et l’emploi de coins placés horizontalement et verticalement a permis d’extraire la majeure partie de la matière. Les parois du bassin ont ensuite été retaillées régulièrement à l’aide d’un pic de carrier dont les sillons courbes sont encore par endroits bien visibles. Au total le bassin mesure 8,77 x 8,33 m pour une profondeur de près de 5 m, ce qui implique l’extraction d’un volume supérieur à 400 m3 de grès. Après le creusement du rocher, les bords nord et sud sont raccordés par un pont étroit constitué de trois arcs en plein cintre. Les voûtes sont en opus caementicium et petit appareil de grès (Fig. 4). Les deux culées reposent directement sur le rocher aplani au sud et dans une encoche ménagée dans la paroi au nord. Enfin, les deux piles sont réalisées avec des blocs de grand appareil en grès assemblés à joints vifs. Des creusements au pic dans les parois est et ouest du bassin permettaient de capter l’eau de la nappe phréatique qui devait remplir le bassin15 (Fig. 5). Les trois arches devaient supporter une sorte de specus, dont aucune trace n’est conservée. L’eau était donc élevée par un système qu’il nous reste encore à définir16, déposée dans le canal et transportée en direction du sud, c’est-à-dire vers la mer (Fig. 6). Probablement ce bassin d’eau douce, alimenté par la nappe phréatique, permettait via un aqueduc, d’acheminer l’eau vers les navires amarrés dans le port17. Le dernier point encore à déterminer pour cette première phase est la datation du creusement.
Le vivier
Premier état de fonctionnement
7C’est à partir de cet ensemble qu’est aménagé le vivier protégé de la mer à l’est et surtout au sud par un mur massif bâti en opus caementicium18. Le bassin initial, d’un volume supérieur à 350 m3, est alors raccordé à la mer par trois, ou quatre19, canaux creusés dans le rocher et d’une largeur qui varie de 0,75 à 1 m pour une longueur minimale supérieure à 10 m au moins pour le canal no3 (Fig. 7)20. La hauteur du débouché de chacun de ces canaux est variable : - 0,75 m NGF (n° 1), - 1,12 m NGF (n° 2) et - 0,75 m NGF (n° 3).
Fig. 4 – Vue verticale de la structure en cours de fouille. P. Excoffon, ville de Fréjus.

Fig. 5 – Vue du fond du bassin et du « percement de captage » de la nappe phréatique. P. Excoffon, ville de Fréjus.

Fig. 6 – Restitution du bassin d’eau douce et de la côte rocheuse. Relevé, DAO M. El Amouri.

8Le pendage a pu être calculé pour le canal 2 à 1,42°21. La circulation de l’eau de mer était régulée par des séries de martelières ou vannes reconnaissables par la présence de saignées verticales et horizontales. Deux d’entre elles étaient conservées dans les canaux 2 et 3 (Fig. 8). Elles étaient en sapin (Abies alba Mill.) et réalisées à partir de quartiers et faux-quartiers résultant d’une bille débitée sur dosse ou en plot. Les clés de liaison des quatre éléments étaient débitées dans du chêne vert (Quercus ilex L.)22. D’une largeur de 0,94 m et d’une épaisseur de 0,09 m, l’extrémité basse était taillée en biseau pour s’encastrer dans une rainure taillée dans le rocher. La partie supérieure est fortement altérée par des attaques mécaniques et organiques, l’œuvre en grande partie des tarets. Les vannes étaient actionnées depuis le haut et coulissaient dans une fente réalisée dans d’imposants linteaux monolithiques en grès (Fig. 9). Ces linteaux permettaient aussi le passage sous le grand mur de protection23. Pour le canal oriental (n° 3), la jonction dans le bassin se faisant directement depuis le bord ; à cet effet un arc de décharge avec claveaux en grès a été réalisé. La circulation de l’eau au sein du vivier était donc assurée par cet ensemble de canaux. Le fond du vivier se situe à une cote altimétrique de - 2,40 m NGF, sachant que le niveau marin est à moins 0,30 m NGF24, la hauteur d’eau du vivier atteint environ 2,10 m soit une valeur proche des 7 pieds de haut préconisée par Columelle25. La présence d’encoches quadrangulaires taillées dans la paroi rocheuse d’environ 25 x 25 cm à 0,40 m NGF, si elles ne sont pas liées à l’état précédent, peut laisser supposer l’existence d’une couverture constituée par un croisement de poutres en bois. Ce système pouvait également servir au prélèvement des poissons. Une étude de détail reste à faire. Enfin, l’absence d’aménagements liés à l’élevage de poissons vivants (comme des niches par exemple) tendrait à montrer que ce bassin fonctionnait comme un vivier temporaire, sorte de « hangar à poissons » alimenté au retour de la pêche.
Fig. 7 – Restitution de la deuxième phase, état A, de fonctionnement après raccordement à la mer. Relevé, DAO M. El Amouri.

9En revanche le fonctionnement de la structure lors de cette phase reste sujet à discussion et de nombreux points sont à éclaircir, comme la circulation et le renouvellement de l’eau, essentielles à la conservation de poissons vivants. Le bassin se trouve à l’intérieur des terres, au bout de canaux étroits de plus de dix mètres de long. Les trois canaux reconnus sont tous orientés vers le sud-est et aboutissent ainsi dans une sorte d’impasse en dehors des courants naturels permettant à l’eau de rentrer d’un côté et de sortir de l’autre26. L’existence d’un apport d’eau douce explique partiellement ce parti, mais ne peut se concevoir qu’avec la mise en place d’un système de surverse assurant ainsi le renouvellement de l’eau via un trop-plein. L’existence probable d’un quatrième canal (no 4) au sud-ouest du vivier, et orienté dans cette même direction, permettrait d’envisager en revanche une réelle circulation de l’eau. Dès lors deux hypothèses sont envisageables. Premièrement la différence de hauteur observée entre les débouchés des canaux 1 et 3 avec le 2 peut laisser envisager le renouvellement de l’eau par le ressac naturel, mais aussi en utilisant le phénomène de marée, faible mais bien réel en Méditerranée, comme certains le suggèrent récemment dans le cas de plusieurs viviers antiques de la côte tyrrhénienne27. Ainsi le renouvellement de l’eau serait assuré par l’alternance des marées, ainsi que par les périodes de forte mer en phase de tempête. La seconde hypothèse, la plus satisfaisante, implique la confirmation de l’existence d’un quatrième canal dont le débouché se trouverait bien vers l’ouest, c’est-à-dire à l’opposé des trois autres. Ainsi la circulation de l’eau serait assurée simplement par l’utilisation du courant naturel d’ouest vers l’est. Dans cette configuration, la présence d’un surnombre de canaux orientés vers l’est ne trouve pas encore d’explication. Quoiqu’il en soit, l’étude en cours des vestiges permettra d’éclairer ce point essentiel à la compréhension du fonctionnement du vivier ; la différence de hauteur des canaux, comme le nombre de saignées, sont autant de particularités qui trouvent leur justification dans la maîtrise des courants d’eau. La découverte de véritables martelières en bois in situ démontre clairement une réelle régulation de l’eau, qu’il faut absolument différencier des plaques perforées découvertes notamment dans le vivier de la villa de Grottacce (Santa Marinella, Italie) ou celui de la Gaillarde (Roquebrune, France), parfois désignées comme « vannes »28, mais qui n’entrent nullement dans la régulation de l’apport d’eau, jouant en réalité le rôle de filtre et de « clôture » autant pour empêcher des poissons prédateurs d’y entrer que ceux élevés d’en sortir.
Fig. 8 – Martelière en bois conservée dans le canal n° 2. P. Excoffon, ville de Fréjus.

Fig. 9 – Vue verticale du canal n° 1 et du linteau monolithique. P. Excoffon, ville de Fréjus.

Fig. 10 – Restitution de la deuxième phase de fonctionnement du vivier, état B. Relevé, DAO M. El Amouri.

Fig. 11 – Vue depuis le sud du bassin filtre au premier plan ; au second plan, la paroi rocheuse avec traces d’encastrement des poutres. P. Excoffon, ville de Fréjus.

Fig. 12 – Vue depuis l’ouest du parement extérieur de la paroi moulée du bassin filtre. À la base se trouvent deux grilles en plomb, au-dessus les niches en terre cuite. Ph. Groscaux, CCJ.

Fig. 13 – Vue en coupe, et en cours de dégagement, des apports successifs composant le comblement inférieur du bassin filtre. P. Excoffon, ville de Fréjus.

Fig. 14 – Relevé depuis l’est des arches, de la paroi occidentale du bassin filtre et du niveau relevé de la sédimentation marine. Le niveau moyen de la mer au changement d’ère est représenté en pointillés rouges. Relevé, DAO M. El Amouri.

Le second état de fonctionnement
10Le vivier est alors profondément transformé, le canal oriental (n° 3) est condamné par la construction d’un mur l’oblitérant totalement, le conduit n° 1 est bouché jusqu’à la cote 0/0,10 m NGF, le canal n° 2 est lui conservé intégralement (Fig. 10). En outre, on ne sait pas si le canal no 4 reste actif. Dans le même temps, un bassin bâti est aménagé dans un quart du volume initial. Celui-ci, réalisé en coffrage, est constitué d’un béton mêlant chaux, pouzzolane et fragments de tuf volcanique29 sur deux pans entiers (Fig. 11). La paroi occidentale intègre la pile sud de l’ancien pont aqueduc. À la base de ces deux parois sont pratiqués six percements quadrangulaires (2 à l’est à - 1,30 m NGF et 4 au nord, entre - 1,66 et - 1,51 m NGF) pourvus de grilles en plomb ménageant des fentes verticales d’environ 5 cm de haut par 1 cm de large (Fig. 12)30. Ces six ouvertures sont les points de communication entre le petit bassin et le reste de la structure. Dans le parement ouest de la paroi occidentale sont aménagées sept niches situées entre - 0,81 et - 0,87 m NGF ; quatre sont circulaires et faites à partir d’imbrices se faisant face, deux sont en dièdre fait à partir de tegulae et enfin une est constituée par un col d’amphore à saumure d’origine espagnole.
11La fouille distincte des comblements en place de ces deux bassins a permis de comprendre le fonctionnement et l’intérêt de cette partition, ainsi que l’installation des grilles31. Ce premier bassin au débouché du canal reçoit l’eau de mer qui arrive chargée de végétaux (dont les fibres de posidonies), de sable et autres particules (Fig. 13). Ces éléments parasites ne peuvent franchir les grilles en plomb qui fonctionnent alors comme autant de filtres, permettant de ne laisser circuler vers le grand bassin que les particules les plus fines et naturellement l’eau de mer. L’important niveau de successions de dépôts argileux, de posidonies et de sables fins, associé à la diversité des ostracodes identifiés, confirme que ce bassin fonctionne comme un piège pour les particules transportées par l’eau de mer32. De l’autre côté du bassin filtre, le dépôt est quasi nul. La fonction de ce premier bassin est donc de servir de sas de décantation, c’est-à-dire de filtre, pour éviter l’ensablement et la pollution des eaux du grand bassin33 (Fig. 14). Enfin, ce système de grille permet d’empêcher aux poissons situés à l’extérieur, et éventuellement prédateurs, de pénétrer à l’intérieur du vivier, et à ceux de l’intérieur de s’échapper34. C’est donc dans le grand bassin, constituant les trois-quarts de la structure, qu’il faut situer le vivier, comme l’attestent également les sept niches. Celui-ci, de plus de 250 m3 de capacité, est aussi alimenté en eau douce par la nappe phréatique, toujours active à cette époque comme le prouvent, là encore, les ostracodes d’eau saumâtre découverts dans les niveaux de comblement du grand bassin et absents du petit bassin filtre35. L’existence éventuelle d’une couverture n’est toujours pas certifiée. Néanmoins, le faîte de la paroi bâtie du bassin filtre présente une trace d’appui, permettant d’envisager l’existence de poutres appuyées sur cette paroi et au fond nord du bassin36.
12La circulation de l’eau au sein du vivier est là encore sujette à deux hypothèses. En effet, si le canal no 4 demeure actif, le courant naturel resterait assuré par un équilibre entre les deux ouvertures (n° 2 et n° 4). En revanche, s’il est bouché, le canal n° 1, partiellement obstrué par la construction d’un muret, fonctionnerait alors comme un trop plein, ou surverse, permettant ainsi le renouvellement des eaux du bassin et une circulation des eaux.
13La fin du fonctionnement du vivier est à situer au plus tard vers le milieu de la deuxième moitié du Ier s. ap. J.-C. L’étude du mobilier céramique37 composant le dernier dépôt consécutif à la fin de l’utilisation du vivier, et antérieur à l’ensablement général, permet de situer une fourchette large, entre les années 50 et 70/80 ap. J.-C.
Premières interprétations
14Pour l’heure nous ne pouvons esquisser qu’un rapide constat du fonctionnement de ce vivier. Son mode d’utilisation (circulation de l’eau, récupération des poissons…), comme sa chronologie, restent à définir. Comme nous l’avons vu, celui-ci est peut-être utilisé uniquement comme stockage provisoire de poissons vivants avant d’être vendus. Dans son deuxième temps d’existence, la mise en place de niches et d’un bassin filtre permanent pourraient indiquer un changement de fonction du vivier, passant de stockage temporaire à un élevage davantage pérenne38. Les espèces de poissons stockées ou élevées ne sont pour l’instant pas définies39, mais la nature de l’eau implique qu’il s’agirait plutôt de poissons et de crustacés d’eau saumâtre, ceux par exemple pêchés dans l’estuaire de l’Argens ou du Reyran40.
15La destination de ce poisson n’est pas non plus définie. Étant situé à proximité immédiate du port, doit-on l’interpréter comme un réservoir à poissons en retour de pêche et destinés dans ce cas à être vendus sur le marché, directement ou après avoir été engraissés ?
16S’agissant d’un site extra-muros faut-il plutôt le mettre en relation avec une villa maritime ? C’est par exemple le cas le long de la côte varoise de six autres viviers attestés entre la villa des Baumelles à Saint-Cyr-Les-Lecques et la Pointe de la Rade à Saint-Raphaël41. Certains sont dégagés et visibles comme celui de la pointe des Sardinaux à Sainte-Maxime et celui de La Gaillarde à Roquebrune. Pour chacun des cas ils étaient en lien avec des villae maritimes42.
Conclusion et devenir du site…
17Après son abandon et le comblement naturel des bassins par du sable marin43, le site connaîtra une série d’occupations de natures diverses, notamment la mise en place d’un grand collecteur d’assainissement, d’un habitat et d’un espace artisanal en lien avec l’exploitation du murex. La découverte d’un corps inhumé dans une tombe en pierres constitue le seul témoignage relatif à l’Antiquité tardive44. Durant le Moyen Âge, un puits sur sablière en poutres assemblées à mi-bois et cuvelage en pierre, démontre que l’eau douce y était toujours accessible. Même constat pour le xviiie siècle, comme l’atteste un puits comblé d’un abondant matériel céramique45, ce même édifice étant remplacé par un dernier puits à la fin du xixe siècle ou au début du siècle suivant. Dans cette zone, la succession de puits de l’Antiquité romaine jusqu’à nos jours témoigne de l’ininterruption de l’alimentation de la nappe phréatique à cet endroit. Enfin, lors de l’amorce du projet d’aménagement de l’immeuble du Kipling, le secteur était un terrain vague qui n’avait absolument rien conservé d’apparent de son riche passé.
18Dans le cadre d’une convention établie entre les services de l’État (SRA), la ville de Fréjus et les aménageurs46, il fut décidé de conserver la totalité des vestiges et de les aménager afin d’en permettre l’accès au public. Aujourd’hui un plan de visite a été établi et permet d’explorer le site en employant une passerelle qui préserve l’intégrité des structures47 (Fig. 15). Le niveau de l’eau est maintenu bas grâce à l’utilisation de pompes permanentes. La conservation de l’intégralité des vestiges, mieux, leur présentation au public par la création d’une crypte archéologique constitue à ce jour un cas unique à Fréjus. C’est avant tout l’aménageur, par son attitude hautement responsable lors de la découverte fortuite de ces vestiges, qui est à saluer ici. Cette « attitude », si elle va pleinement dans le sens de la loi sur l’archéologie du code du patrimoine48, est devenue à notre époque et en ces lieux, si exceptionnelle qu’elle nous a marqués…
Fig. 15 – Vue du vivier après la construction du bâtiment, les piliers en béton supportent le parking, le plafond est à quelques centimètres au-dessus des vestiges. Ph. Groscaux, CCJ.

Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Équipe : Carine Deal, Stéphane Bonnet, Stéphane Péroni et Pierre Excoffon.
2 Xavier Lafon, qui était à l’époque mon directeur de thèse, fut l’une des premières personnes vers qui je me tournai pour m’aider à identifier cette structure. Ses connaissances approfondies, notamment sur la pisciculture antique, confortèrent mes hypothèses sur l’emploi de ce bassin comme réserve à poissons ou vivier antique.
3 Je remercie Marie-Brigitte Carre pour sa relecture et ses conseils avisés pour la rédaction de cet article.
4 De nombreuses personnes sont venues prêter main forte sur cette opération longue et ardue, en particulier Mourad El Amouri et Stéphane Bonnet, mais il est difficile de tous les remercier en les citant ici…
5 Ces levés ont été réalisés au départ du projet par Kelig-Yann Cotto (musée du Douarnenez), relayé à partir de 2010 par Christophe Larocca topographe au service du Patrimoine de la ville de Fréjus.
6 Les relevés pierre à pierre ont été réalisés pour les élévations par Mourad El Amouri (Ipso Facto) et pour le plan par Sylvestre Roucole (Centre archéologique du Var).
7 L’utilisation du scanner laser FARO LS880 s’est faite dans le cadre d’une convention entre le CEPAM et la ville de Fréjus.
8 La première campagne de scan a été réalisée par Kelig-Yann Cotto (port-musée de Douarnenez), la seconde par Nicolas Paireau et Christophe La Rocca (service du Patrimoine, Fréjus).
9 Les campagnes photos ont été réalisées par Philippe Groscaux (CCJ, AMU/CNRS).
10 Excoffon & al., 2010.
11 Gébara – Morhange, 2010.
12 Rivet, 2000 : 362-367.
13 Excoffon – Devillers, 2006.
14 Devillers & al., 2007.
15 La sédimentation à l’intérieur du bassin liée à cette première phase d’utilisation n’a naturellement pas été conservée, mais l’analyse de la sédimentation des derniers niveaux de fonctionnement du bassin transformé en vivier a permis à Stéphane Bonnet et Laetitia Ferrer de déterminer la présence d’ostracodes typiques de milieu saumâtre des espèces eurytherme et euryhaline (Loxoconcha elleptica et Cyprideis torrosa), démontrant encore qu’à l’époque du vivier un apport d’eau douce était toujours effectif…
16 Contre les parois est conservée une série de creusements, d’encastrements et autres saignées. En l’état des recherches, le lien entre ces éléments annexes et l’utilisation du bassin comme vivier n’est pas fait ; de fait, leur témoignage est probablement à mettre en rapport avec ce premier état d’utilisation.
17 En effet avant la construction de l’aqueduc amenant l’eau douce à Forum Iulii depuis Mons, peu après le milieu du ier s. ap. J.-C. (Gébara – Michel, 2002), l’eau n’était accessible qu’à partir de puits creusés dans le substrat rocheux. La fonction de ce bassin est à comparer à celle du bassin d’eau douce du port antique de Marseille.
18 Au moins deux des structures indispensables à la création d’un vivier définies par Giacopini – Marchesini – Rustico, 1994 : 10, sont réunies ici : le grand mur de protection et les canaux de raccordement. Le dernier point, faisant état de la nécessité de plusieurs bassins, reste à définir surtout pour cet état. La présence de saignées verticales dans les parois du bassin, si elles n’appartiennent pas à la première phase de fonctionnement, pourraient être interprétées comme le témoignage de parois mobiles afin de compartimenter le bassin si besoin pour les phases de stabulation. Pour l’heure l’utilisation de ces saignées verticales comme guides à la mise en place de cloisons mobiles n’est pas démontrée et les dimensions imposantes de celles-ci ne permettent pas un usage aisé...
19 Au moment de clore la présente contribution, un effondrement accidentel survenu lors de l’aménagement de la crypte archéologique a révélé la présence d’un creusement insoupçonnable jusqu’à présent et qui pourrait correspondre à un quatrième canal de circulation d’eau (no 4) dans l’angle sud-ouest du bassin.
20 C’est à partir de ce moment que se développent contre les parois du bassin des espèces typiques de milieux marins infralittoraux, comme l’atteste les huîtres, vermets, serpules et autres coraux conservés in situ (treidae chama, Cirripère balanus, Crysptosulla palliasana, Cladocora caespitose, Vermiliopsis striaticeps…) (identifications Christophe Morhange, Helmut Zibrowius et Jacques Laborel).
21 Soit 17 cm de dénivelé pour 6,50 m de long.
22 Frédéric Guibal (IMBE/CNRS) a réalisé l’identification des essences employées.
23 Ce cas de figure de vannes régulant l’entrée de l’eau de mer dans les bassins, s’approche de celui observé pour au moins l’un des trois canaux du vivier de la petite l’île de Ventotene, dans le sud du Latium, entre les îles de Ponza et d’Ischia (Higginbotham, 1997 : 183).
24 Devillers & al., 2007.
25 Col. 8.17.3.
26 Comme c’est par exemple le cas du vivier voisin de la Gaillarde, situé en bord de mer et dans l’axe du courant naturel. En revanche la configuration du vivier du Kipling s’apparente à d’autres structures reconnues sur la côte tyrrhénienne dont les canaux convergent dans la même direction, comme les viviers de Torre Valdaliga, de la Mattonera, de Punta della Vipera ou encore sur l’île de Ventotene (Giacopini – Marchesini – Rustico, 1994 ; Rustico, 1999 : 58-66 et Higginbotham, 1997 : 90-101 et 179-185).
27 Evelpidou & al., 2012.
28 Appelé en latin cataracta, cet aménagement est parfois désigné en italien par le terme saracinesca.
29 Sur l’emploi de la pouzzolane et des tufs volcanique à Fréjus, voir Excoffon, 2012.
30 Ces grilles en plomb correspondent à celles que Columelle décrit comme étant en cuivre (Col. 8.17.6).
31 Les tamisages de ces niveaux ont été réalisés par Stéphane Bonnet (Mission Archéologique-Aix-en-Provence).
32 Ferrer, 2012 : 25.
33 La fermeture de la vanne en bois dans le canal n° 2, associée à l’obstruction des grilles, permettait d’assécher ce compartiment pour les opérations de vidange, essentielles à son bon fonctionnement.
34 Cette fonction se rapproche de celle de la grille perforée du vivier de Grottacce (cf. supra). La différence est que cette dernière est sans doute amovible, alors que les grilles du vivier fréjussien sont fixes.
35 Cf. supra, note 2.
36 Parmi les éléments de faunes fixés et piégés du côté du bassin/ filtre, lors du dernier état de fonctionnement du vivier, ont été identifiés des coraux (colonie de scléractiniaire : Cladocora caespitose) qui ne se développent qu’à la lumière, ce qui exclurait donc la présence d’une couverture complète, au moins pour la partie filtre (renseignement : Christophe Morhange).
37 L’étude du mobilier céramique a été réalisée par Emmanuel Pellegrino (service archéologique de la ville de Fréjus/CEPAM/CNRS).
38 La question du compartimentage du bassin dans le but de permettre la reproduction reste toutefois un point qui n’est pas en faveur de cette idée. Pour certaines hypothèses de travail, cf. supra, note 18.
39 Seuls les échantillons dans le bassin filtre, donc hors vivier, ont révélé la présence d’un labridé (vieille) et les restes d’un thonidé et d’un triakidé. Étude par M. Sternberg (CCJ, AMU/CNRS).
40 Le mélange eau douce/eau de mer est même une nécessitée pour ce type d’élevage (Giacopini – Marchesini – Rustico, 1994 : 12).
41 Brun, 1999 : 160.
42 Sur ces questions relatives à l’appartenance des ces structures, ainsi que sur la destination des poissons, qu’il s’agisse de bassin public ou privé, et les différentes hypothèses induisant ou non la main mise de la sphère privée sur l’exploitation piscicole dans le courant du ier s. ap. J.-C. en Italie, on se référera en priorité à Higginbotham, 1997, Lafon, 1998 et 2001 et Carre – Auriemma 2009.
43 Étude en cours par Stéphane Bonnet et Laetitia Ferrer, notamment dans le cadre d’un mémoire de Master I intitulé Analyse sédimentologique du colmatage d’un vivier romain à Fréjus, soutenu en 2012 (Ferrer, 2012).
44 Étude anthropologique par Paul Bailet (Communauté d’Agglomération de la Dracénie).
45 Étude Elisa Bailly (LA3M/CNRS).
46 Représenté par Patrice Chabanier que je tiens à remercier pour sa volonté à faire aboutir le projet.
47 La maîtrise d’œuvre du projet a été confiée par la ville de Fréjus à l’architecte Frédéric Pasqualini. Le projet d’aménagement est suivi par Pierre Excoffon, Pascale Denis et Eddy Dumont (ville de Fréjus), Excoffon 2013 : 127-131.
48 Titre III de la loi du 27 septembre 1941 réglementant en particulier les découvertes fortuites.
Auteur
Service du patrimoine de la ville de Fréjus
Centre Camille Jullian – UMR 7299
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