1Les guerres conduites par Rome contre les Ligures et les Gaulois cisalpins aux iii^e-ii^e siècles présentent une double particularité. D’une part, nous accédons pour la première fois à une documentation de première main, fondée sur un témoignage direct ; d’autre part, cette image, parfois d’une grande précision, est altérée par une déformation systématique de la documentation. La conquête de la Gaule Cisalpine et de la Ligurie est bien connue grâce à un récit circonstancié fourni par les sources littéraires, avec notamment les livres II et III des Histoires de Polybe (pour les années 225-216), la deuxième et la troisième décades liviennes (pour le long récit des guerres incessantes entre les Gaulois et les Ligures, jusqu’en 170), ainsi que quelques passages d’Appien et de Plutarque et quelques extraits d’abréviateurs (Florus, Orose, Zonaras) qui permettent de combler plus ou moins les lacunes dans la trame principale fondée sur Polybe et Tite-Live. Ces auteurs puisent en partie leur matière dans une production annalistique contemporaine des événements, dans laquelle figure en particulier Fabius Pictor, qui a lui-même combattu les Ligures en 233 et les Gaulois à la bataille de Télamon en 2251.

2Les sources se font à cette époque plus précises2, mais – c’est une évidence – elles reflètent avant tout le point de vue de Rome. Notre documentation combine donc, paradoxalement, des renseignements très précis et de grossiers lieux communs.

3Pour les Romains, la Ligurie et la Celtique n’appartiennent pas à l’Italie3 et, par conséquent, les populations qu’on y rencontre sont dépeintes sous les traits de barbares sauvages et cruels, comme l’incarnation de la perfidie. Il semble de ce fait évident que le droit de la guerre, fondé sur la fides, ne saurait s’appliquer à leur égard. Pourtant, à y regarder de plus près, des indices suggèrent que ces deux populations étaient beaucoup mieux informées des pratiques diplomatiques italiennes que ne veulent l’admettre leurs ennemis, les Romains. C’est donc à travers le « regard du vainqueur », et avec toutes les réserves possibles, que nous voudrions tenter d’en apprendre un peu plus sur l’organisation sociale et politique des vaincus et surtout sur leur comportement diplomatique.

Le peuplement de la Cisalpine et les étapes de la conquête romaine

4Le peuplement du Nord de l’Italie est connu par plusieurs textes essentiels, dont le récit des migrations celtiques au livre V de l’Ab Vrbe condita de Tite-Live4 et la description géographique et ethnographique de l’Italie du Nord, qui prélude au récit des guerres contre les Celtes, au livre II des Histoires de Polybe5. Nous possédons en outre deux grandes descriptions géographiques de ces régions aux livres IV et V de la Géographie de Strabon et au livre III de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien6.

Fig. 1 - Le peuplement de l’Italie du Nord Les entités « englobantes » sont indiquées en majuscules, tandis que les subdivisions d’ensembles ethniques sont indiquées en minuscules

5Nous pouvons donc identifier un certain nombre de « peuplades », qui sont localisées avec plus ou moins de précision, (fig. 1).

6On peut distinguer deux grands ensembles ethniques, les populations considérées comme « Gaulois » ou « Celtes » et les peuples appelés « Ligures », tout en étant conscient que la distinction entre les deux éléments n’est jamais évidente. Pour ne prendre qu’un exemple, les Taurins sont considérés comme des Celtes par Polybe, mais comme des Ligures par Strabon et Pline l’Ancien7. Tite-Live, confronté à cette indétermination et à la fluidité des identités ethniques dans l’Italie antique, conclut prudemment qu’ils sont des Semigalli, des « demi-Gaulois » (et donc des « demi-Ligures »)8.

7Si nous laissons de côté ces incertitudes, nous pouvons brosser les grands traits du cadre ethnographique que les armées romaines découvrent en franchissant l’Apennin dans le dernier quart du iii^e siècle9. La zone intéressée par le peuplement celtique couvre une large partie de la plaine du Pô. On rencontre, au nord du fleuve, les Taurins dans la région de Turin, les Salasses dans l’actuel Val d’Aoste, les Lépontiens dans la haute vallée du Tessin, les Libici dans la région de Verceil, les Vertamocores autour de Novare, les Lèves autour de Lodi, les Insubres autour de Milan, les Oromobii auxquels Caton attribue Comum et Bergomum, enfin les Cénomans autour de Brescia et Vérone. En outre, dans le Nord du Frioul, est signalée la population celtique des Carni. Au sud du Pô, on rencontre les Anares dans la région de Plaisance, les Boïens dans l’actuelle Émilie, depuis Parme jusqu’à la région d’Imola et dans les vallées de l’Apennin, les Lingons, dont on ne sait rien de précis et enfin les Sénons, que les sources situent entre l’Vtens et l’Aesis, dans le nord des Marches10.

8Outre les sources littéraires, la présence de populations celtiques est bien attestée par l’épigraphie. On identifie ainsi en Lombardie un ensemble d’inscriptions, conventionnellement appelées « lépontiennes », rédigées dans un alphabet dit « de Lugano » dérivé de l’alphabet étrusque, mais dans une langue dont M. Lejeune a démontré qu’elle appartient au groupe celtique11. Ces inscriptions indiquent clairement que la zone lombarde est déjà peuplée aux vi^e-v^e siècles par des populations celtiques12. Enfin, les populations celtiques sont bien connues par l’archéologie. En Lombardie, on rencontre un faciès archéologique particulier, la culture de Golasecca, qui s’affirme à la fin de l’Âge du Bronze et dont on considère désormais qu’il correspond à une première phase de peuplement celtique, contemporaine – et diverse – de la culture hallstattienne transalpine. Après une première phase de concentration de la population, dès le x^e siècle, autour de deux grands pôles, l’un autour de Côme et l’autre au bord du Tessin, au débouché du lac Majeur, on assiste, à partir du viii^e siècle, à la constitution de centres proto-urbains (Côme, Sesto Calende – Golasecca, Milan, Brescia...). Cette culture de Golasecca disparaît vers la fin v^e – début iv^e siècle et le faciès culturel de la région devient clairement laténien13.

9Quant aux Ligures proprement dits, la notion même de « Ligures » a évolué au cours du temps : à l’occasion des premières mentions dans les sources grecques, comme Hécatée de Milet, les Ligures sont considérés comme une population indéfinie de l’extrême Occident – et on les répartit alors de l’Ibérie à la Gaule. Suit une acception plus étroite, qui fait des Ligures les indigènes présents dans la zone contrôlée par Marseille, d’Ampurias à Antibes, que l’on retrouve chez le pseudo-Scylax et le pseudo-Scymnos. Apparaît ensuite la notion de Ligures italiens, à partir des premières campagnes des Romains dans le derniers tiers du iii^e siècle et c’est à ces Ligures italiens, localisés dans un espace qui s’étend approximativement dans les limites de la regio IX augustéenne postérieure, que nous nous intéressons ici14.

10Les sources annalistiques romaines mentionnent un grand nombre de peuples ligures, dont certains sont bien localisés, comme les Apouans au-dessus de Carrare, les Ingauni autour d’Albenga, les Intemilii autour de Vintimille ; d’autres, comme les Iluates, les Celeiates etc. sont situés avec une précision moindre15. Les populations ligures sont connues essentiellement par les sources littéraires, même si depuis quelques années, la documentation archéologique s’est fortement accrue, avec la fouille d’un quartier de l’oppidum préromain de Gênes ou de la nécropole d’Ameglia16. Une partie de la documentation archéologique, concernant les nécropoles de Gênes et de Chiavari en particulier, demeure encore malheureusement inédite17.

11On peut en définitive considérer que les populations ligures occupent la côte depuis l’embouchure du Magra jusqu’au Var18. Les Ligures occupent les deux versants des Apennins et les sources signalent, avec parfois quelques hésitations, des populations ligures dans l’actuel Piémont et en Émilie, avec notamment les Taurins, les Statellates, les Friniates, les Veleiates qui occupent les vallées de l’Apennin au-dessus de Parme et Modène19.

12Les principales étapes de la conquête du Nord de l’Italie par Rome sont bien connues et nous n’entrerons pas ici dans le détail20. Durant la première moitié du iv^e siècle, les Romains doivent affronter plusieurs fois des bandes armées celtiques, en quête de territoire ou de butin, qui n’hésitent pas à piller l’Vrbs elle-même ou les riches territoires de l’ager Albanus et de Campanie21. La première expédition romaine en territoire gaulois date de 283, quand, à la suite d’une attaque des Sénons sur Arezzo et de la mise à mort des ambassadeurs romains par le roi Britomaris, le consul P. Cornelius Dolabella ravage leur territoire et fait mettre à mort tous les mâles adultes. Rome consolide sa victoire en fondant les colonies de Sena Gallica en 283 et d’Ariminum en 268, et en soumettant la population ombrienne des Sarsinates dans la vallée du Savio, en 266.

13À l’issue de cette campagne d’extermination, les sources insistent sur la longue trêve observée par les Gaulois, jusqu’au moment où ils attaquent Ariminum, avant de fondre sur l’Étrurie en 225. La contre-offensive romaine consisterait en une succession de guerres de pacification, contre les peuples gaulois, de 225 jusqu’à la soumission définitive des Boïens en 190, tandis que les Ligures seraient soumis au prix de longues guerres, entre 236 et 155. Les Romains complèteraient la pacification par de petites campagnes localisées, contre les Salasses du Val d’Aoste en 143, puis contre les Carniens des Alpes Carniques en 115.

14À suivre l’historiographie annalistique, la lutte contre les Gaulois et les Ligures est nécessaire pour assurer la sécurité de Rome et son contrôle sur la Péninsule. Pour Polybe, les Romains pensaient « qu’ils ne pourraient jamais dominer l’Italie, ni même vivre en sûreté dans leur patrie, tant qu’ils seraient guettés par ces gens-là » – les Gaulois22. Les Ligures, que Caton qualifie de fallaces, sont volontiers présentés sous les traits de brigands, spécialistes des embuscades23. De la même manière, les populations alpines vivraient essentiellement de rapines aux dépens des voyageurs, comme les « barbares » anonymes qui assaillent l’armée d’Hannibal, et dont les ancêtres n’avaient pas hésité, aux dires de Diodore, à rançonner Héraclès lui-même24. Les Ligures sont également accusés de se consacrer à la piraterie, ce qui justifierait l’intervention de Paul-Émile en 182 et la confiscation de leurs vaisseaux25.

15Parmi les principaux traits de la barbarie celtique ou ligure, nous retrouvons toujours les mêmes accusations26 : il s’agit d’adversaires redoutables, à cause de leur courage qui frôle souvent l’inconscience ou la fanfaronnade, comme quand les Gésates se présentent nus en première ligne à la bataille de Télamon en 22527. Cependant, cette fougue guerrière est de courte durée, puisque le courage des Gaulois se briserait au premier assaut, à l’image des lames de leurs épées qui se rompraient au premier choc : gouvernés par leurs passions et leurs impulsions28, ces deux peuples sont décrits selon les critères habituels de la barbarie, dans le cadre de la construction de ce que F. Hartog a appelé la « rhétorique de l’altérité29 ». Ainsi, Florus attribue aux Insubres des « mœurs de bêtes sauvages et un corps de taille plus qu’humaine » et Polybe rappelle leur goût prononcé pour la boisson, qui diminue d’autant leurs capacités militaires30. Tous les auteurs signalent qu’ils aiment à se parer de vêtements dorés et de bijoux d’or, qu’ils conservent même au combat31. Ces deux populations connaîtraient en outre un niveau de développement inférieur, sans urbanisation – et Polybe indique que les Gaulois cisalpins habitent κατὰ κὼμας, tandis que Tite-Live signale leurs oppida ignobiles – et l’âpreté de leur caractère n’a d’égal que celle de leur pays, dont Strabon évacue la description en ces termes lapidaires : la Ligystique « ne présente rien qui mérite d’être relaté, si ce n’est que ses habitants vivent par bourgades et n’ont qu’un sol aride à labourer et piocher, ou plutôt, comme le dit Posidonius, à tailler32 ».

16Par conséquent, la guerre contre les Gaulois ou contre les Ligures nous est présentée dans les sources littéraires – et nous demeurons au niveau des représentations – sous des traits extraordinaires. Polybe justifie son excursus sur l’ethnographie celtique par sa volonté d’exorciser la « terreur gauloise », la peur ressentie par les Grecs face à ces adversaires hors du commun33. Or, la barbarie des populations septentrionales justifie, aux yeux des Romains, l’extrême sévérité dont Rome fait preuve à leur encontre. En effet, même si des cités vaincues ont pu être déplacées de quelques kilomètres, comme Volsinii, transférée du site d’Orvieto à celui de Bolsena en 264 ou Faléries, déplacée de Civita Castellana à Falerii Noui en 241, la soumission à Rome se limite généralement à l’établissement d’un foedus, qui proclame la maiestas du peuple romain et contient une série de prescriptions concernant le versement d’un tribut et la fourniture de troupes. Les deux seules populations d’Italie déportées sur ordre du Sénat romain sont, à notre connaissance, une partie du peuple des Picéniens, qui est transférée en 268 sur ce qui devient l’ager Picentinus, au sud de Salerne, et les Ligures apouans, qui sont déportés au nombre de 47 000, sur le territoire de la cité de Taurasia, dans le Samnium en 18034. Il s’agit dans les deux cas de populations septentrionales, qui contrôlent l’accès aux riches terres de la Cisalpine : les Picéniens occupent en effet la partie méridionale de l’ager Gallicus et les Apouans contrôlent l’itinéraire côtier vers Gênes, aussi bien que la vallée de la Garfagnana mettant en communication les deux versants des Apennins.

17Cette sévérité exceptionnelle de Rome se retrouve à propos des Gaulois cisalpins. Appien rapporte qu’en 283 les Romains s’emparent du territoire des Sénons et qu’ils vengent le meurtre des ambassadeurs en tuant tous les jeunes adultes et en réduisant les femmes et les enfants en esclavage35. Certes, la documentation archéologique contredit quelque peu ces affirmations. On constate notamment que les nécropoles sénones, dont les tombes ont livré des armes de type laténien, continuent d’être utilisées dans le courant du iii^e siècle, signe du maintien sur place d’une partie de la population gauloise36. De la même manière, les Fastes triomphaux rapportent pour l’année 155 un triomphe de M. Claudius Marcellus sur les Ligures apouans. On peut donc légitimement supposer que la déportation de 180 ne concerne qu’une partie des Apouans et non toute la gens, sans prendre systématiquement au pied de la lettre les sources littéraires qui ont parfois tendance à pousser au noir et à envisager le règlement des conflits en termes de massacres ou de destruction. De même, Tite-Live fait allusion à une campagne du consul Q. Fulvius Flaccus contre des Ligures anonymes en 179, derrière lesquels il faut voir probablement une partie des Apouans demeurés sur place. Lors d’une nouvelle révolte en 176, des Ligures anonymes s’appuient sur deux forteresses, les monts Letus et Ballista, qui avaient été les hauts lieux de la résistance des Apouans quatre ans auparavant37.

18Néanmoins, on ne peut qu’être frappé par la dureté du sort réservé aux populations septentrionales38. D’autres auteurs font état de confiscations, voire d’expulsions. Strabon considère ainsi que les Gésates sont exterminés, tandis que les Boïens, après leur défaite définitive en 191, sont chassés d’Italie et se réfugient en Bohême39. À l’époque d’Auguste encore, le sort réservé aux populations celtiques d’Italie se distingue par sa sévérité. Ainsi, après une ultime révolte, les Salasses du Val d’Aoste, qui rançonnaient les voyageurs qui empruntaient les cols de leur territoire, sont-ils définitivement soumis et vendus comme esclaves sur le forum de la colonie d’Ivrée40.

19Les sources littéraires soulignent donc le particularisme des populations septentrionales : il s’agit de peuples insoumis, avec lesquels toute coexistence est impossible en raison de leur barbarie, et qu’il faut soumettre en priorité pour assurer la sécurité de l’Italie cis-apeninne, la vraie Italie telle que la définit Appien41. Cependant, à y regarder de plus près, l’explication romano-centrique de la sécurisation nécessaire de l’Italie du Nord ne tient pas. Au contraire, on ne peut que constater que l’expansionnisme romain, dans les deux directions – vers la Cisalpine et vers la Ligurie – est assez précoce. Dans les deux cas, c’est plutôt l’attitude de Rome qui provoque la guerre.

20Certes, Polybe explique la reprise des hostilités contre les Gaulois, après une quarantaine d’années de trêve, par le désir de la jeunesse boïenne de prendre les armes42. Mais il y a une autre motivation plus profonde. F. Càssola a depuis longtemps attiré l’attention sur les rivalités entre les généraux romains, dans le dernier quart du iii^e siècle, et en particulier sur l’émergence, dans le contexte de la deuxième guerre punique, de la figure nouvelle de l’imperator, qui entretient un lien de fidélité personnelle avec ses troupes43. Parmi les figures émergentes de cette nouvelle noblesse romaine, plusieurs personnages, au premier rang desquels M. Claudius Marcellus et C. Flaminius, tentent de se concilier l’appui de la plèbe en favorisant les distributions viritanes de terres dans les fertiles plaines et vallées du Nord de l’Italie44. Ainsi, en 222, Plutarque dit clairement qu’alors que les Insubres vaincus négocient avec le Sénat, le consul Claudius Marcellus de son côté « excite le peuple à la guerre » ; d’après Polybe, alors que les Gaulois envoient une légation proposant la paix, les consuls s’empressent de refuser45. Les Gaulois n’ont alors pas d’autre choix que de recruter des contingents gésates, en prévision de l’attaque romaine. L’année précédente, le consul C. Flaminius n’avait pas hésité à livrer bataille à ces mêmes Insubres en ignorant les lettres du Sénat qui l’enjoignaient de rentrer à Rome46.

21Les Gaulois et les Ligures perçoivent clairement cet expansionnisme romain. En 282, la révolte des Boïens, alliés aux Étrusques, qui est écrasée sur les bords du lac Vadimon, est provoquée, selon Polybe, par la peur de ces derniers de subir le sort des Sénons47. Les Boïens s’inquiètent nouvellement de l’expansionnisme romain à l’issue du lotissement de l’ager Gallicus, qu’ils ressentent clairement comme une menace : « les Boïens, parce que, limitrophes du domaine romain, (…) croyaient que Rome ne leur faisait pas la guerre pour établir sa suprématie et sa souveraineté, mais pour les expulser et les anéantir complètement48 ». Certes, Polybe suit dans ce passage une tradition nettement défavorable à Flaminius, qui pourrait exagérer les conséquences de sa politique pour lui attribuer la responsabilité du tumultus Gallicus de 22549. Néanmoins, il n’y a pas à douter que parmi les motivations des Gaulois coalisés, l’inquiétude vis-à-vis des menées romaines joue un rôle important. D’ailleurs, à Polybe qui présente l’offensive de 225 comme une attaque par surprise, s’oppose la tradition transmise par le résumé de Dion Cassius chez Zonaras, qui fait remonter le début du conflit en 238. Les Gaulois tentent alors de détruire la colonie latine d’Ariminum, qu’ils perçoivent comme une menace50, comme le rappelle clairement Zonaras : au moment de la reprise des hostilités, les Boïens exigent l’évacuation de la colonie et la restitution de son territoire aux Gaulois51. Le texte de Zonaras montre également que les objectifs des Romains sont doubles. D’une part, on assure la domination sur les Marches septentrionales et on consolide la frontière avec les Boïens ; d’autre part, le consul P. Cornelius Lentulus fait campagne contre les Ligures. Dans les deux cas, on peut supposer qu’un des objectifs précis est de tarir le recrutement carthaginois de mercenaires ligures et gaulois, en prenant le contrôle du port de Gênes notamment52. De même, dans les phases tardives des conflits avec les Ligures, Tite-Live ne peut pas passer sous silence plusieurs épisodes lors desquels des généraux romains outrepassent leurs prérogatives, contraignant le Sénat à intervenir. Ainsi, en 173, une partie du territoire des Ligures et des Gaulois se trouve « sans propriétaire » et le Sénat ordonne son lotissement53. Peu après, sans que l’enchaînement avec la notice précédente soit très clair, le consul M. Popilius Laenas vainc les Ligures près de l’oppidum de Carystus, sur le territoire des Statellates, et obtient leur deditio. Le Sénat est contraint d’intervenir cependant, pour rappeler au consul que la gens des Ligures Statellates n’a pas participé à la révolte et que le consul a outrepassé ses ordres en détruisant l’oppidum et en vendant comme esclaves les habitants. Les Pères exigent que les Ligures soient libérés et leurs biens rendus. Le consul refuse d’obéir et l’année suivante, en tant que proconsul, il combat de nouveau les Statellates, contre l’avis du Sénat, ce qui provoque un nouveau soulèvement des Ligures54. À Rome, les tribuns de la plèbe prennent alors la défense des Ligures en présentant la rogatio Marcia qui condamne les abus à leur encontre. L’affaire ne se termine qu’au moment où les consuls se font remettre l’armée du proconsul ; le Sénat vote alors un nouveau sénatus-consulte prévoyant que les Ligures n’ayant pris part à aucune révolte depuis 179 récupèreront la liberté et qu’on les installera sur de nouvelles terres au-delà du Pô. À travers cet épisode, nous entrevoyons la politique personnelle de certains généraux romains, qui n’hésitent pas à braver l’autorité du Sénat pour remodeler, au mépris du droit des gens, la carte de la Cispadane. La même situation se reproduit en 170, quand des ambassadeurs des Gaulois carniens, des Histriens et des Iapudes se plaignent à Rome que C. Cassius Longinus avait ravagé leur territoire l’année précédente, lors de son consulat. Le Sénat est contraint d’envoyer des légats chargés de présents auprès de ces trois peuples pour rétablir les bonnes relations55. Des abus sont également signalés en Transpadane. Ainsi, en 187, les Cénomans se plaignent au Sénat d’avoir été désarmés par le préteur M. Furius, en violation du foedus, et ils obtiennent la restitution de leurs armes56.

22Nous voyons donc transparaître les vrais motifs de la guerre contre les Ligures et les Gaulois cisalpins : la Cisalpine est une région riche, la plus grande plaine d’Italie, et la faiblesse du peuplement, que l’on constate notamment à l’abondance des surfaces boisées, en fait une proie de choix pour les généraux romains ambitieux57.

23Parmi ces figures marquantes, on rencontre bien évidemment C. Flaminius, tribun proposant le lotissement de l’ager Gallicus contre l’avis du Sénat et M. Claudius Marcellus. Le consul de 195, L. Valerius Flaccus, vainqueur des Boïens et des Insubres, appartient au triumvirat chargé du supplementum à Plaisance et Crémone (190) et à celui qui est chargé de la déduction de Bologne (189). Le consul de 191, P. Cornelius Scipio Nasica, qui soumet définitivement les Boïens et leur enlève la moitié de leur territoire, avant de les en expulser, appartient à la commission triumvirale chargée de la déduction de la colonie d’Aquilée en 181. Par la suite, M. Aemilius Lepidus, consul en 187 et 175, fait construire la uia Aemilia et probablement la route reliant Bologne à Aquilée en 175. Il appartient aux collèges de triumvirs chargés de la déduction des colonies de Modène, Parme et Luna, et au collège présidant aux assignations viritanes en 173 et apparaît comme un des principaux promoteurs de la mise en exploitation de la Cisalpine par les Romains58, au même titre que Caton l’Ancien, sous la censure duquel, en 184, fut effectué le recensement complet des ressources de la région59.

24Tout le récit annalistique romain tend donc à dissimuler les vrais motifs des guerres contre les Gaulois et les Ligures : la prise de contrôle de la Cispadane et des itinéraires qui y mènent60 ; il tend, en revanche, à dresser un portrait effrayant de ces deux populations avec lesquelles il serait impossible de coexister. Cependant, au-delà des lieux communs véhiculés par l’historiographie, nous devons tenter de mieux comprendre le comportement et l’organisation de ces populations, qui barrent l’horizon septentrional de la Péninsule.

Identité ethnique et organisation politique et militaire en Italie du Nord

25D’une façon générale, les sources littéraires renvoient un schéma assez rigide et largement topique de l’organisation des populations préromaines d’Italie, articulée sur deux échelons : on trouve au premier niveau des unités politiques, que les sources qualifient de πόλις, populus, ciuitas, res publica etc. ; à un niveau supérieur, l’association de ces unités forme des ensembles ethniques, qui sont aussi des ligues militaires, qualifiées d’ἔθνος, γένος, κοινόν, gens, nomen61. Cette bipartition et ce vocabulaire valent essentiellement pour l’Italie cis-apennine62. Le vocabulaire employé pour rendre compte du peuplement de l’Italie du Nord, en revanche, est différent. Tite-Live désigne certes les unités politiques des Ligures comme des populi, mais pour les Celtes, il emploie le terme gens63. De la même manière, alors que les auteurs grecs considèrent en général que l’Italie est occupée par différents peuples (ἔθνη), composés de πόλεις, les tribus celtiques sont le plus souvent elles-mêmes qualifiées d’ἔθνη. Le vocabulaire tend donc à opposer l’Italie péninsulaire à la Cisalpine. On aurait semble-t-il une opposition sémantique entre un monde des cités et un monde des peuplades, le premier correspondant à la barbarie et le second à la civilisation64.

26Il est assez difficile de s’affranchir du point de vue gréco-romain et de comprendre, avec les yeux des Celtes ou des Ligures, quelle était leur organisation. Un seul indice provient d’une inscription tardive, du début du i^er s. av. J.-C. Il s’agit d’une stèle découverte en 1859 à San Bernardino di Briona, qui mentionne, en langue gauloise, plusieurs personnages qui font dresser un tumulus tacos toutas, ce que l’on interprète comme « suivant une décision publique », « une décision de la touta65 ». Ce terme, dont on retrouve la racine dans le nom du dieu Teutatès, parfois présenté comme un « dieu de la *teuta », correspondrait donc à la gens celtique des auteurs latins66.

27Ces différentes gentes ou populi sont des sujets de droit. C’est ce qu’indique clairement le fait que l’on établit des foedera avec chacun d’entre eux, comme le foedus avec les Cénomans, les Insubres et les Helvètes, qui est mentionné par Cicéron67. Les mentions de traités, d’accords bilatéraux etc. impliquant les populi celtiques ou ligures sont très nombreuses dans les sources, ce qui indique que le comportement diplomatique de ces populations est tout à fait conforme au ius gentium (Fig. 2). Certes, les Romains soulignent la facilité avec laquelle ils rompent ces accords, mais cette accusation est assez fréquente, dans la mesure où on rejette toujours sur son ennemi la responsabilité du déclenchement du conflit.

28Chez les Ligures, l’entrée en guerre est décidée au sein de concilia, qu’il s’agisse des assemblées de chaque populus, comme en 177, ou de réunions plus larges au niveau du nomen, avec des représentants de différents peuples comme en 17268. Tite-Live évoque même les lieux où se tiennent ces réunions, appelés conciliabula. D’une façon générale, les alliances semblent se faire au cas par cas, sans que l’on rencontre d’allusion à une quelconque ligue ethnique permanente, comme on en connaît en revanche en Italie centrale.

29Ces unités politiques semblent elles-mêmes composées d’éléments plus restreints69. Tite-Live décrit chaque populus ligure comme une unité politique, articulée autour d’habitats ruraux de plaine (uici) ou de hauteur (castella), mais dont les centres principaux, en particulier sur les côtes, peuvent être considérés comme des villes, des oppida (Gênes, Albenga, Vintimille)70 et ce cadre correspond aussi sensiblement à celui que l’on peut déduire du texte de la Sententia Minuciorum71.

30De la même manière, les « Gaulois » de Cisalpine sont un ensemble de « tribus », d’ἔθνη indépendants, centrés sur une ou plusieurs agglomérations (castellum, oppidum), dont certaines sont de véritables centres urbains. Ainsi, Brixia est qualifiée de caput gentis des Cénomans72, tandis que Mediolanum est considéré comme la μητρόπολις des Insubres73 et Felsina comme le principal oppidum des Boïens. La reddition de Milan en 222 est suivie de la deditio de l’ensemble des Insubres, comme l’a bien montré C. Peyre74, tandis que celle de l’oppidum des Comenses est suivie de la chute de vingt-huit de leurs castella75. Toutefois, ce rôle politique des centres urbains est contrebalancé par le poids important des subdivisions internes. Le récit des campagnes contre les Boïens montre que le territoire était parsemé de uici dans les zones de plaine et de castella dans les vallées de l’Apennin, et la tactique consistait souvent à se disperser per uicos et castella76. Les fouilles récentes du Monte Bibele et de Monterenzio Vecchio ont d’ailleurs permis de mieux connaître aussi bien l’habitat correspondant à un de ces castella que les nécropoles contenant les tombes de ces guerriers boïens, ennemis acharnés des Romains77. Ces subdivisions de la gens sont désignées comme des tributes par Caton qui rappelle que les Boïens étaient divisés en cent douze tribus. Strabon parle, lui, d’un μέρος des Salasses et Polybe évoque la même division en cantons chez les Allobroges, chacune de ces circonscriptions étant dirigée par un ἡγεμών78. Les enseignes militaires que Tite-Live signale dans le butin fait par les Romains après chaque bataille correspondent peut-être aux insignes des contingents fournis par ces « tribus ». En 193 notamment, les Romains récupèrent cent douze insignes boïens, ce qui correspond au nombre de tribus selon Caton79.

31Ces petites communautés, dispersées sur le territoire des Boïens, des Insubres, des Cénomans etc. sont dominées par des aristocrates, que les sources qualifient de principes. Au sein de chaque gens celtique, les décisions importantes, comme l’entrée en guerre, l’envoi d’une ambassade etc. sont prises par l’assemblée de ces principes80. Ces nobles, parmi lesquels sont choisis les chefs militaires, jouent un rôle dirigeant au sein de l’ἔθνος, notamment chez les Insubres81. Strabon nous rappelle que chez les Celtes on élisait chaque année un ἡγεμών pour les affaires civiles et un στρατηγός, chargé du commandement militaire82. Cette indication, empruntée à Posidonios, vaut avant tout pour la Gaule méridionale, mais convient assez bien aussi aux peuples celtiques italiens. Chaque ἔθνος celtique est placé sous le commandement d’un ou deux rois, qui sont appelés βασιλεύς, βασιλίσκος, rex, regulus, dux83, et sont décrits davantage comme des chefs de bande que comme des magistrats fédéraux. L’institution de la royauté, qui est aussi attestée indirectement dans l’onomastique et dans certaines légendes monétaires84, est vue par les Romains comme un signe d’archaïsme, de retard de développement. C’est d’ailleurs cet aspect dépréciatif que l’on retrouve avec l’emploi de regulus à la place de rex et de βασιλίσκος à la place de βασιλεύς. Les troupes de chaque ἔθνος sont dirigées par leur βασιλεύς et dans le cas d’une coalition, l’un d’entre eux prend le commandement en chef, comme en 225, quand Diodore signale la mort du roi principal et le fait que le second en dignité (δεύτερος) prenne sa place85. Le fait qu’un des rois de la coalition assume le commandement suprême explique, par exemple, que Britomaris soit alternativement qualifié de « roi des Gaulois » ou « roi des Gésates86 ».

Fig. 2 – Les relations diplomatiques des peuples ligures et celtiques (quelques exemples).

Le comportement diplomatique des Gaulois et des Ligures

32Les sources littéraires insistent donc sur les particularités du monde cisalpin, conçu comme une zone de peuplement tribal, qui n’a pas encore atteint le niveau de développement de l’Italie des πόλεις. De la même manière, la guerre contre ces populations ne répond pas aux critères habituels du ius gentium. On connaît plusieurs façons pour lever l’armée à Rome, avec les opérations normales de levée, le dilectus, mais également, en cas de grave danger, une procédure d’exception, le tumultus87. Or, l’expression même de tumultus est très souvent appliquée aux Gaulois ou aux Ligures, les deux populations « barbares » du Nord considérées comme des dangers mortels. On trouve ainsi chez Tite-Live plusieurs allusions au tumultus Gallicus ou au tumultus Gallicus et Ligustinus88. En 193 par exemple, face à la menace combinée des Ligures, qui lèvent une armée de 10 000 hommes et ravagent le territoire de Plaisance, et des Boïens sur le point de se soulever, le Sénat décrète le tumultus89. Il donne alors l’ordre aux consuls de procéder en toute hâte à l’enrôlement, en recrutant même les hommes âgés de plus de cinquante ans. Les formalités légales et les exemptions sont supprimées, comme le rappellent Plutarque et Servius, qui attribuent spécifiquement cette procédure exceptionnelle au danger gaulois90.

33Les Gaulois ou les Ligures se distingueraient en outre par leur comportement diplomatique. En 218, alors qu’ils assiègent les Romains enfermés dans Modène, les Boïens engagent des pourparlers, avant de prendre en otage les légats romains91. Tite-Live s’indigne de cette violation du ius gentium. Les Gaulois et les Ligures ne respectent pas non plus les traités. Appien rappelle en particulier que les Sénons servent comme mercenaires contre Rome, en violation des traités conclus avec eux, probablement à l’issue de leur défaite à la bataille de Sentinum en 29592.

34Enfin, outre leur perfidie, ces deux populations s’illustrent par leur cruauté, et les sources rappellent toujours avec une unanimité sans faille l’habitude des Gaulois de couper les têtes des ennemis vaincus, dont celle du consul C. Atilius Regulus en 22593. De la même manière, à l’issue des combats, les Gaulois préfèrent souvent se donner la mort, plutôt que de tomber aux mains des ennemis, comme les Sénons en 28394. La somme de ces comportements tend à renforcer l’image extraordinaire de ces deux populations et à accréditer l’idée que la guerre contre eux ne répond plus aux normes du ius gentium95.

35Or, au-delà des relents polémiques de ce portrait, le fait même que les Romains prennent la peine d’envoyer des ambassadeurs aux Sénons en 283 montre qu’ils entretenaient des relations diplomatiques régulières. L’activité diplomatique des Gaulois et des Ligures semble même particulièrement intense. On connaît la fameuse ambassade des Gaulois envoyés à Alexandre le Grand, ou celle que reçut Ptolémée96. Hannibal envoie des ambassadeurs dans la plaine du Pô et reçoit en retour des messagers qui l’assurent des bonnes dispositions à son égard des chefs gaulois. Ces ambassades sont probablement conduites par des aristocrates de haut rang, puisque Polybe signale que le roitelet Magilos se rend lui-même auprès d’Hannibal en Gaule, pour promettre l’aide militaire des Gaulois cisalpins. Il précise que Magilos rend compte de ce qui avait été décidé par les autres rois des différents peuples et que ses paroles sont traduites au général punique par un interprète97. Enfin, quand Hannibal franchit les Alpes, Polybe signale que les habitants s’avancent à sa rencontre en portant des rameaux d’olivier et des couronnes, « ce qui est, chez presque tous les barbares, symbole d’amitié, comme le caducée chez les Grecs98 ».

36Cette activité diplomatique s’effectue également entre peuples celtiques, comme en 225 quand les Boïens et les Insubres se mettent d’accord pour envoyer une ambassade commune auprès des Gésates rhodaniens et lever chez eux des mercenaires, ou quand en 218 les Boïens, les premiers alliés d’Hannibal en Cisalpine, tentent de rallier les Insubres à leur cause99.

37Ils envoient aussi des ambassadeurs à Rome, pour demander la paix ou la suspension des combats, comme les Boïens en 282 et en 236, les Insubres en 222, ou les Ligures en 200 et en 181100. En 183, les Gaulois transalpins récemment installés en Vénétie envoient une ambassade au Sénat pour se plaindre d’avoir été désarmés par le proconsul L. Porcius. Ces ambassadeurs sont renvoyés chez eux et chargés par le Sénat de répondre que Rome n’acceptera pas l’installation d’une population transalpine en Italie. Le Sénat envoie ensuite une ambassade aux peuples transalpins, qui est reçue avec tous les honneurs. En 179, une nouvelle ambassade de Gaulois transalpins adressée d’abord aux consuls, puis transmise au Sénat, demande, encore une fois en vain, l’autorisation de s’installer en Italie101. L’inscription de San Bernardino di Briona nous fait connaître un personnage, appelé Kuitos Lekatos, calque gaulois pour Quintus legatus, qui a probablement obtenu son surnom après avoir effectué une ou plusieurs ambassades pour représenter les Vertamocores à Rome.

38Rome n’est pas en reste et envoie à son tour des ambassadeurs. Ainsi, en 225, les ambassadeurs romains envoyés auprès des Cénomans et des Vénètes réussissent à maintenir ces deux populations dans le camp de Rome et en 218, les Romains envoyés pour prévenir une éventuelle sédition des Gaulois cispadans sont reçus dans un concilium, au sein duquel les Gaulois siègent en armes, ce qui effraie les Romains102. Au-delà du topos du barbare armé, on constate surtout que, conformément aux habitudes diplomatiques méditerranéennes, les ambassades sont reçues par une assemblée délibérante. Dans d’autres cas, les légats romains sont reçus directement par les principes des Gaulois103. En 197, le consul C. Cornelius Cethegus envoie des émissaires qui se rendent dans les uici des Cénomans et dans leur capitale, Brixia ; ces légats sont chargés de déterminer qui est responsable de la récente trahison des Cénomans et acquièrent la conviction que seuls des éléments isolés de la iuuentus ont choisi de rallier les Insubres, sans qu’aucune décision publique n’ait été prise104. Ce passage illustre le mécanisme de la prise de décision au sein d’un peuple celtique, les Cénomans en l’occurrence. Chaque décision fait l’objet d’une discussion publique, non seulement au niveau de la gens elle-même, mais aussi dans les différentes subdivisions (ici les uici) qui la composent. D’une manière générale donc, même si les sources insistent sur le caractère soudain des guerres contre les Gaulois et les Ligures, la réalité est beaucoup plus nuancée et ces deux populations participent à l’intense jeu diplomatique qui se déroule dans la Péninsule. Les auteurs antiques insistent sur la cruauté attribuée aux Gaulois et sur la perfidie prêtée aux Ligures et plusieurs épisodes, qui évoquent l’âpreté des conflits, font état de destructions du butin, de massacre de prisonniers etc. Là aussi, une relecture s’impose. Aussi bien l’entrée en guerre que la sortie du conflit suivent des procédures rigoureuses. Ainsi, d’après Tite-Live, en 191 les Ligures rassemblent des troupes en vertu d’une lex sacrata, terme qu’il emploie par ailleurs pour d’autres populations italiennes comme les Èques en 431, les Étrusques en 310, les Samnites en 309105. Les Ligures procèdent donc en cas de danger pressant à une levée exceptionnelle et ne diffèrent en rien des autres populations d’Italie, ni des Romains eux-mêmes, avec la procédure parallèle du tumultus. En temps normal, la levée des troupes est une opération complexe, avec le recrutement des soldats dans les divers populi et leur rassemblement à date fixe en un point précis. Tite-Live en révèle encore une fois, de façon indirecte, les modalités : en 205, alors que Magon vient de s’emparer du port de Gênes, il convoque un concilium de Ligures et de Gaulois et leur demande de fournir des troupes106. Or, les Ligures exigent un délai de deux mois, qui correspond probablement à la durée nécessaire pour le dilectus. Cela contraint le Punique à se contenter de recruter des mercenaires chez les Gaulois. Un autre élément précieux est connu à propos de la mobilisation chez les Insubres : d’après Polybe, en 223, au moment où les chefs insubres rassemblent les troupes, on retire du temple d’Athéna les enseignes d’or inamovibles qui y étaient déposées107. L’entrée en guerre est donc placée sous le patronage des dieux. Le butin lui-même est promis à l’avance aux divinités, comme quand Viridomarus promet à Vulcain les armes des Romains avant la bataille, avant que Marcellus ne retourne l’omen et ne s’empare lui-même des dépouilles opimes du roi gaulois108. La pratique de la dédicace des armes des ennemis dans les sanctuaires, qui est commune à toutes les populations d’Italie109 et de Gaule110, tend encore une fois à rapprocher les Gaulois et les Ligures du reste des peuples de la Péninsule. En 215, à l’issue de la bataille de la silua Litana, les Boïens déposent dans le plus important de leurs sanctuaires (templum sanctissimum) les dépouilles et la tête coupée du général Postumius, qui est incrustée d’or et utilisée comme vase sacré111. Nous abordons là les rites de la victoire chez les populations celtiques. J.-L. Brunaux a insisté sur l’importance des contraintes religieuses dans la guerre chez les Celtes112. À l’issue du conflit, la cérémonie du trophée permet aux dieux de recevoir leur part et aux guerriers de reprendre leur place dans la cité, selon un rituel qui est attesté en Gaule, sur les sites de Ribemont-sur-Ancre et Gournay-sur-Aronde113.

39Les Ligures ne font pas autrement. En 176, d’après Tite-Live, les Ligures, fortifiés sur les monts Letus et Ballista, se livrent à un rituel bien étrange : après avoir mutilé et tué les prisonniers et le bétail dans les sanctuaires, ils détruisent les vases et le butin pris dans la ville de Modène114. Au-delà de la présentation livienne, qui insiste sur la fureur et la barbarie des Ligures, il faut probablement interpréter cet épisode comme un rite sacrificiel, soit propitiatoire dans la perspective de l’offensive romaine, soit pour remercier les divinités après la prise de Modène. Tite-Live s’indigne du massacre des prisonniers, mais n’oublions pas que les Romains eux-mêmes, dans le contexte des guerres gauloises, n’ont pas hésité par trois fois à recourir à ce rite exceptionnel115. Polybe, à propos des Celtes, rappelle un épisode comparable : en 299, après avoir fait un butin important, les Celtes rentrèrent chez eux puis « se disputèrent leurs prises avec avidité et finirent par détruire la plus grande partie du butin et de leur propre armée. Cette conduite est habituelle aux Gaulois, chaque fois qu’ils ont détroussé leurs voisins, et en particulier sous l’effet de beuveries et de bombances insensées116 ». Encore une fois, à travers la rhétorique de la barbarie, on retrouve un écho très déformé de l’offrande du butin, qui est rituellement détruit, comme les armes tordues des tombes celtiques, et du banquet rituel qui clôt la campagne et prélude à la réintégration des guerriers dans la cité. Cette pratique, que certains auteurs veulent nous présenter comme un rituel barbare, correspond donc en réalité à un rite de victoire, relativement fréquent. Les Romains eux-mêmes d’ailleurs dressent des trophées117 et Élien rappelle que les Gaulois érigent des trophées « pour laisser, à la manière grecque, un souvenir de leur valeur guerrière118 ».

40L’analyse d’une situation historique particulière, la prise de contrôle par Rome de l’Italie du Nord, qui se traduit soit par la soumission des populations ligures et transpadanes, devenant des peuples fédérés, soit par l’appropriation des terres situées au sud du Pô, avec la déduction de colonies romaines ou latines, confirme une fois de plus le décalage entre la situation réelle et le récit que nous en possédons, à travers le filtre romain. L’annalistique présente les guerres contre les Ligures et les Gaulois cisalpins comme une nécessaire opération de pacification, contre des populations menaçantes, incontrôlables, alors que dès la fin du III^e siècle, ils ne représentent plus un danger véritable. Bien qu’ils ne soient pas considérés par les Romains comme des populations italiennes, les Ligures et les Celtes montrent en réalité qu’ils savent se conformer aux usages diplomatiques méditerranéens, même si nous ne possédons plus qu’un écho très lointain et déformé de leurs coutumes et de leur organisation.