Conclusion
p. 127-128
Texte intégral
1Parvenu au terme de ce petit ouvrage, le lecteur en aura probablement perçu quelques caractéristiques, qu’il jugera à sa convenance comme autant de défauts ou de qualités. Nous en soulignerons quelques-unes, non pas pour nous justifier, mais pour contribuer à alimenter les débats qui aujourd’hui manquent sur les questions épistémologiques concernant les sciences qui se revendiquent de construire la compréhensibilité des activités humaines.
2La première caractéristique est la suivante : avec la démarche ergologique, nous avons proposé un mode alternatif de production de connaissances, différent de celui qui est largement dominant dans les sciences humaines et sociales, qui respecte et prend en compte tous les savoirs qui traversent les activités, et qui s’expriment plus ou moins explicitement dans ces activités. Nous ne sommes évidemment pas les seuls à proposer un mode de production de connaissances alternatif à celui que nous avons désigné par l’ascèse épistémique. D’autres ont fait des propositions utiles, réfléchies, solides, différentes des nôtres, que nous n’avons que très peu commentées. Parmi elles, une place particulière pourrait être réservée au pragmatisme de John Dewey, beaucoup mis en avant aujourd’hui, du fait de la place qu’il accorde dans la connaissance à l’expérience et aux valeurs, de la manière dont il considère l’économie et la science économique. Pour Dewey en effet, la philosophie doit être engagée dans le monde de l’expérience humaine dans laquelle l’économie a une place significative et croissante, et la théorie économique ne peut s’affranchir d’une interrogation sur les finalités si elle vise une compréhension vitale des problèmes de son temps. C’est à l’aune de ce point de vue que la philosophie de Dewey peut constituer une philosophie critique de l’économie. Cette philosophie a fondamentalement pour objet l’expérience ordinaire, c’est-à-dire l’activité humaine et ses conséquences, l’interaction et l’adaptation entre l’organisme et son environnement. L’expérience, nous dit-il, « c’est chaque façon actuelle et chaque façon possible selon lesquelles l’homme – faisant lui-même partie de la nature – réalise des échanges avec toutes les autres parties et phases de la nature », « c’est l’ensemble de tout ce qui est distinctivement humain »1. Une proximité intéressante de ces thèses avec la démarche ergologique est à pointer, mais il y a aussi des écarts. L’élucidation de ces proximités et de ces écarts fait partie des bien nombreuses « questions vives » que cette démarche ergologique ne cesse de rencontrer au fur et mesure de sa confrontation avec toutes les questions du présent.
3La deuxième caractéristique de cet ouvrage est qu’il montre (c’est en tout cas son intention) que les questions épistémologiques portant sur les activités humaines ne peuvent pas être considérées seulement comme des questions épistémologiques : elles sont simultanément éthiques, politiques, sociales, et ainsi mettent en cause le pouvoir de « la science ». L’« effet de science » dont parle Bourdieu joue, et devient un ainsi « effet de pouvoir » : les non savants dans la chose économique par exemple se persuadent (tout seuls), ou sont persuadés (par d’autres), qu’il serait inconvenant, inutile, maladroit, hors de propos, prétentieux, etc., de vouloir discuter le savoir des savants, et leur reconnaissent implicitement la capacité à dire le Vrai. C’est cela qui permet de comprendre pourquoi les théories que développent ou utilisent les économistes n’ont pas pour objet premier la connaissance, mais l’apparence de la connaissance, car leur autorité sociale en dépend. Des économistes prestigieux et lucides l’ont admis, comme par exemple Joan Robinson qui disait que la seule raison d’étudier l’économie était de ne pas se laisser « berner » par les économistes. La démarche ergologique propose a contrario de se libérer de cet effet de science.
4Enfin, chaque lecteur aura pu le constater, au fur et à mesure du déroulement du texte de cet ouvrage, non seulement les définitions de départ (qualifiées de « provisoires ») ont été précisées voire rectifiées, mais les questions sont devenues de plus en plus nombreuses, exprimant par là que nous ne prétendons aucunement dire ce qu’il faut penser. Comment aurait-il pu en être autrement ? Au fond, la démarche ergologique est là pour poser des questions, et pour se poser des questions, qui sont autant de questions épistémologiques, c’est-à-dire renvoyant à la manière de produire des connaissances sur les activités humaines. Elle prend ainsi le contrepied de ce que font généralement les sciences humaines et sociales, qui se contentent de singer avec certitude ce qu’elles considèrent comme « la seule ou la bonne méthode scientifique », à savoir grosso modo la physique. Toutes ces questions montrent ou illustrent une responsabilité qui nous anime et dont nous nous faisons un devoir, qui s’ajoute à l’inconfort intellectuel dont nous avons parlé, et que nous pouvons résumer en reprenant une belle formule de Jean-Toussaint Desanti2 :
5Nous n’avons pas à nous convaincre, nous avons à nous inquiéter.
Notes de bas de page
Auteurs
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