1Risquer quelques réflexions sur « Avenir et Révolution » n’est pas une tâche aisée, malgré les apparences, et l’exercice de style s’avère délicat sur ce thème à la fois immense et rebattu.

2La révolution se réfère d’entrée à un passé qu’elle définit comme l’Ancien Régime, avec l’ambition d’entrer de plain-pied dans l’avenir – illusion car on prend conscience qu’il est à construire, au fil d’une aventure collective impréparée pour la plupart. Il faut être Marat pour affirmer : « J’arrivai à la Révolution avec des idées faites. »

3Sous la pression de « la force des choses », les acteurs éminents ou anonymes, chacun à leur manière, ont élaboré et mis à l’épreuve des projets d’avenir collectifs, qui s’entremêlent avec les destinées individuelles dans un crescendo tragique, où pour plus d’un, la mort s’inscrit au bout du chemin. Deux registres se distinguent ainsi dans notre esquisse associant et opposant tout à la fois avenir collectif et destinées individuelles indissociables.

4Au début prévaut le « principe espoir » (E. Bloch) : nous avons tous appris de Georges Lefebvre à définir deux pulsions fondamentales, l’espérance et la peur, la première l’emportant d’entrée pour faire de la Révolution une « bonne nouvelle ». Les contemporains l’ont commentée avec plus ou moins de naïveté : ainsi la Chanson sur la prise de la Bastille s’étonne : « Est-il bien vrai que je veille / et que mes yeux sont ouverts / quelle étonnante merveille / frappe aujourd’hui l’univers ?... » Camille Desmoulins ne doute pas : « Fiat, Fiat, oui tout ce bien va s’accomplir… nous sommes devenus invincibles1 ». L’utopie semble devenue réalité, celle qu’avait esquissée en 1788 Sylvain Maréchal dans son Almanach des honnêtes gens prophétisant : « Tout ceci n’est qu’un conte, mais je vous le dis, ce sera l’Histoire ». Au-delà du constat, s’inscrit une promesse d’avenir, un engagement à le construire, celui que prend intrépidement en nom collectif le curé Claude Fauchet dans ses prêches parisiens sur le thème « Jurons que nous serons heureux ». Folle promesse mais qui inscrit d’entrée le projet révolutionnaire comme l’utopie aboutie, ou plutôt à réaliser, telle qu’on la retrouvera encore énoncée par Saint-Just : « La Révolution s’arrête à la perfection du bonheur. »

5Dans sa version populaire, cette espérance d’avenir est relatée par Arthur Young lors de sa rencontre avec la paysanne pas si vieille, mais déjà usée, sur une route de Champagne à l’été 89, et qui lui dit tout naïvement son espoir que pour les pauvres, le monde a commencé à changer2.

6Mais si Marat dans son Offrande à la Patrie invite alors à apprécier « le prix d’un instant », on ne saurait s’en tenir là. L’éblouissement initial passé, reste, pour esquisser l’avenir de cette Révolution naissante, à évaluer ce qu’elle représente pour ses contemporains : un avènement, un simple début, un monde à construire ? Astreints à inventer une Révolution, pris dans le vertige des événements, les acteurs petits ou grands ont eu dans le temps court à gérer un avenir incertain.

7Il faut dès lors substituer au dilemme espérance/peur, le choix qui implique l’avenir : terminer ou poursuivre. J.-P. Marat a sans doute été le premier et l’un des seuls, dès ses premiers écrits3, à développer une anticipation construite de ce que, sans détours, Friedrich Engels baptisera « Révolution permanente », en déclarant que c’est des « feux de la sédition » que naît la liberté. Usant d’une métaphore scientifique, le docteur Marat opine : il en va de ce processus « comme d’une cristallisation interrompue ». La conquête n’est que précaire, la reprise en masse impose de relancer sans cesse une révolution par vocation inaboutie. Par là se dévoile le pessimisme du « prophète » Marat, criant dans le désert.

8Je n’ai pas loisir de nuancer comme il le faudrait le cheminement de l’« Ami du Peuple » qui fut pourtant l’un des miens quand je lui ai consacré voici un demi-siècle mon premier essai de jeunesse4 : mais il a été trop amplement étudié depuis lors pour que cela importe. Il suffira, persévérant dans mon laconisme que j’enchaîne sur ceux qui, en rupture parfois avec lui, comme Jacques Roux, ou s’accaparant plus ou moins légitimement sa mémoire, ont pris, sous la pression du mouvement populaire, le relais de cet appel renouvelé aux « feux de la sédition ». Ainsi, Hébert clamant : « Levons-nous, nom d’un tonnerre… Au noble dans sa giberne / Présentons la liberté / Que le bougre se prosterne / Au nom de l’égalité… Que dans le fracas tout tremble / Pour affranchir l’Univers… » (Le réveil du Père Duchesne).

9Derrière l’emphase verbale du Père Duchesne, s’entend en écho l’appel qui fermente dans le mouvement populaire à la révolution des pauvres, cette révolution à venir dont Gracchus Babeuf déléguera à Sylvain Maréchal la charge de formuler le programme dans le manifeste des Égaux, appelant non point à la révolution permanente, mais à cette nouvelle « Révolution de l’Égalité, qui sera la dernière ».

10Avec ses limites, ses balbutiements : « le bon temps vient » (Le tombeau des aristocrates), « l’Égalité partout régnera » (Ça ira), la composante millénariste reste, proclamée ou réprimée, l’un des fondamentaux de la vision d’avenir, ce qui subsiste obstinément de la « bonne nouvelle » que nous avons vu éclore en 1789. On peut avoir l’imprudence de pousser plus loin dans cette voie en se risquant à évoquer une dimension apocalyptique du rêve de subversion totale. Il serait provocateur que je m’abrite sous la caution sulfureuse de Donatien Alphonse, marquis de Sade : « Un jour voyant l’Etna qui vomissait des flammes, il me prit envie d’être ce célèbre volcan »… mais à défaut je prendrai appui sur la pièce de Sylvain Maréchal, Le jugement dernier des rois. On y voit les despotes mâles et femelles, déportés par les Sans Culottes dans un goulag insulaire où ils s’autodétruisent en se déchirant entre eux avant qu’une éruption volcanique ne mette théâtralement une touche ultime à cette apocalypse. Est-ce un simple jeu, que cette pointe extrême de la provocation ?

11Mais l’estampe – allégorie ou caricature – au cœur de la Révolution brode allègrement sur ce thème, ainsi dans les « triomphes de la Montagne » en l’an II ; une montagne-volcan engloutit sous ses coulées les débris de l’ancien monde, jusqu’aux eaux croupissantes du marais, cependant que dans une anse protégée prospère la communauté fraternelle des hommes libres.

12Fermons cette rubrique volcanique, pour revenir au maître mot qui s’est imposé majoritairement, encadrant l’avenir de la Révolution dans les limites des frontières qu’il ne convient pas de transgresser : terminer la Révolution n’est pas comme le croit l’opinion d’aujourd’hui le slogan de la lecture critique à la fin du xx^e siècle, mais bien – François Furet et d’autres l’ont rappelé – dès l’origine une préoccupation constante des acteurs de la nouvelle classe politique qui successivement se sont attachés à diriger la marche d’une aventure dont la conduite leur échappait.

13Je n’entreprendrai pas de réciter une leçon bien connue : dès le début, au sein de la soi-disant « année heureuse », 1790, la fête de la Fédération a aspiré à mettre un point final à l’ère des violences, sous le signe de l’unanimité. À la Constituante, les leaders modérés du Triumvirat l’ont affirmé avec Duport : « La Révolution est finie. Il faut la fixer et la préserver en combattant les excès. Il faut restreindre l’égalité, réduire la liberté et fixer l’opinion. Le gouvernement doit être fort, solide, stable. » Au lendemain de la fuite à Varennes, Barnave s’écrie à l’Assemblée :

Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la recommencer ? Un pas de plus serait un acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberté serait la destruction de la royauté, dans la ligne de l’égalité la destruction de la propriété ».

14Les uns après les autres, combien y échapperont ? À la veille de la chute de la Monarchie, le 21 juillet 1792, le brissotin Vergniaud, qui n’a toujours pas tenu ce langage, met en garde : « Nous avons besoin dans notre zèle du feu qui vivifie et conserve : nous devons éviter le feu qui dévore. » Et l’on pourrait retrouver chez Pétion par exemple le même repli d’un engagement prononcé à la défiance.

15 Au fil des mois les frontières se sont déplacées, les acteurs ont changé, la Révolution s’est radicalisée sous la pression des circonstances, du jeu des rapports de force, et de l’entrée des masses populaires. À sa façon, l’objectif du gouvernement révolutionnaire et des leaders de la Montagne, Robespierre en tête, sera bien lui aussi de terminer la Révolution après avoir triomphé de la Contre-révolution : ceux qui les ont battus, Boissy d’Anglas et autres Thermidoriens, l’ont tenté à leur manière, et Bonaparte pourra affirmer sans véritable indécence avoir fixé la Révolution aux principes qui l’ont vu naître.

16Cette Révolution si attentive à se démarquer d’un passé révolu – l’Ancien Régime – et à se raconter son histoire en organisant en récit les épisodes enchaînés où trébuchent les protagonistes successifs, aurait-elle bronché devant l’avenir ? Il s’en faut. Les urgences du présent, dans leur sollicitation croissante, ne pouvaient se soutenir sans la foi en un monde meilleur, aujourd’hui ou demain, sans laquelle la Révolution serait, comme le constatera Saint-Just au printemps 1794 « glacée ». On ne peut se dispenser d’un mot sur le rêve, l’utopie, l’illusion, selon que l’on voudra, qui nourrit le projet de régénération et de cité idéale.

17On doit à Bronisław Baczko des pages décisives sur les destins de l’utopie à la veille et au cœur de la Révolution5. Elles rappellent la flambée au siècle des Lumières d’une littérature utopique qui change de caractère, ancrée plus directement dans l’histoire, prenant ses distances avec les fantaisies insulaires. Sébastien Mercier dans son « Paris en 2440 » prophétise à bon compte, sans mériter l’étiquette de précurseur dont il se parera. Mais si l’éclipse des utopies sous la Révolution est indéniable (Le jugement dernier des rois illustrant à sa manière la fin apocalyptique de l’Utopie), c’est à l’évidence que le moment révolutionnaire a fait entrer de plain-pied dans la réalité d’un monde changé, ou à changer… tout de suite ?

18On peut rappeler que l’utopie peut subsister en cette période sous la forme d’un millénarisme d’héritage chrétien, parfois janséniste. On citera le journal prophétique de Pontard, les écrits de Saint-Martin dès 1794. On ne saurait oublier Dom Gerle et son cénacle dont la publicité malsaine a été médiatisée en l’an II par l’affaire Catherine Théot. Mais je garde en réserve les « utopies sociales », celles que Jaurès avait signalées dans son Histoire socialiste, chez ces curés de campagne dont Dolivier est le plus connu, ou chez le Lyonnais Lange : sommes-nous ici encore dans le domaine de l’Utopie ?

19En tout cas, il importe de relever avec quelle sobriété pour ne pas dire plus, les maîtres penseurs de la période révolutionnaire se sont gardés de s’engager sur ce terrain. Barnave dresse, sans s’abandonner au rêve, un état des lieux d’une étonnante perspicacité en précurseur de l’analyse historique. On a fait remarquer que Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, s’il a tenu à clore la dixième période de l’essai par un tableau de l’Atlantide, ne lui réserve qu’une place discrète : le message essentiel étant renvoyé aux capacités de progrès que recèle la science de l’homme6.

20 Saint-Just dans les fragments de ses Institutions Républicaines ne dresse pas un tableau de la cité à venir, sinon que les malheureux désormais soustraits au fléau de l’inégalité seront associés notamment par les liens de l’amitié, à laquelle il attribue une singulière importance7. Mais pas plus que lui Robespierre ne se risque à décrire la cité idéale car, pour lui, « la vertu fut toujours en minorité sur la terre ». Par un cheminement différent, à fondement éthique, il rejoint le pessimisme d’un Marat : la vertu qu’il chérit et qu’il prône comme le complément et le correctif de la Terreur imposée par les circonstances, reçoit la caution de l’Être Suprême, indissociable de l’affirmation de l’immortalité de l’âme. L’avenir se trouve ainsi replacé sous arbitrage céleste, à charge pour les humains d’entretenir la fragile immortalité véhiculée par la mémoire : « Je vous laisse ma mémoire, elle vous sera chère et vous la défendrez ». Mis à part le réconfort apporté par sa croyance – une illusion peut-être mais « cette illusion m’est chère », et la différence est de taille – l’Incorruptible se trouve ramené à jouer sur le mode tragique la partition élaborée au siècle des Lumières dans le dialogue entre Diderot et Falconet : « Il me plaît d’entendre un concert de flûte dans le lointain. »

21Nous voici amenés à passer par degrés des visions collectives de l’avenir aux attitudes individuelles, aux rêves, conditionnés par les croyances, la position, les tempéraments individuels. Il serait injuste toutefois de le faire sans avoir rappelé au moins ce qui au cœur de l’expérience révolutionnaire s’inscrit à la fois comme création du présent et projection ou anticipation de l’avenir.

22Anticipation, le terme cher à Ernest Labrousse n’a pas bonne presse aujourd’hui, sous le soupçon de véhiculer une lecture finalisée de l’histoire et du progrès. Mais avec Labrousse, qui n’était point naïf, on peut tenter de distinguer au sein des rêves révolutionnaires « l’éphémère » et le « durable ». Abusant peut-être de la caution de B. Baczko, je suis tenté comme lui de reculer devant l’ambition démesurée de faire plus qu’énumérer les ambitions proclamées, les rêves esquissés et parfois expérimentés. À partir du thème central de la régénération et de l’homme nouveau, les exemples foisonnent, venus d’en haut, venus d’en bas. La fête révolutionnaire dans ses scénographies comme dans ses décors, les révolutions du costume (que l’on songe aux modèles de tenue proposés par David, dessinés par Vivant-Denon, les pratiques sociales (le tutoiement, les prénoms), l’entreprise gigantesque de réformer le temps et l’espace, un échec dans le premier cas, un succès dans le second ; l’ambition d’imposer un langage et une grammaire universelle… Mon énumération fourre-tout n’a rien d’exhaustif et pour seule ambition d’illustrer la formule de Mirabeau : « Nous avons un trésor d’idées. » In fine, on reprendra souffle en méditant sur la contemplation des grands projets des architectes visionnaires, Boullée, Ledoux, Lequeu et d’autres encore, en tentant de faire le tri entre l’éphémère et le durable, les succès et les échecs, les promesses d’avenir tenues ou non, les héritages et les oublis. Est-ce une suspicion légitime ou une mauvaise querelle que d’objecter avec Jean Starobinski que la plupart des projets des architectes révolutionnaires sont antérieurs à l’événement révolutionnaire, au sein duquel le rêve s’étouffe, instrumentalisé, capté par la mainmise officielle8 ? Plus accueillant, B. Baczko ne récuse pas totalement ces souvenirs qui ont alimenté le mythe révolutionnaire dans le siècle (ou les siècles) à venir.

23On comprend dans ce cadre quelle a pu être au niveau des aventures individuelles la diversité des attitudes, des réactions et des engagements. On doit se restreindre à quelques ouvertures qui mériteraient d’être approfondies.

24J’ai évoqué l’enthousiasme, l’optimisme ou au contraire le pessimisme des perspectives d’avenir collectives. Qu’en est-il de la destinée individuelle du héros, telle qu’il l’envisage lui-même – « seul devant mon âme » pour citer Robespierre ou au contraire telle que le public, ami ou ennemi, en trace le portrait mort ou vif.

25La mort et l’au-delà tiennent une place de premier rang dans cette mise à l’épreuve. On ne peut passer sous silence les conditions d’exception de la vie menée par les acteurs comme par les simples militants durant cette période finalement bien courte, mais où la pression même s’enfle, l’engagement prend tournure dramatique jusqu’à une issue pour beaucoup conçue comme fatale. Je ne m’attarderai pas sur ce thème, au demeurant bien traité aujourd’hui, objet d’approches suggestives, où l’on a été jusqu’à en faire parler le silence de Robespierre à la veille de Thermidor9. Si l’on rassemble les chroniques et témoignages, et les déclarations des héros eux-mêmes, la mort escomptée, assumée, s’inscrit à l’horizon de tous ou presque. On les a parfois accusés d’en faire trop, que ce soit Marat ou Robespierre à la tribune… mais il n’y a rien de théâtral dans cette déclaration confiée à la page par Saint-Just : « Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle… » Autant que les postures héroïques, on se sent souvent entraîné dans la peur, que Louvet nous fait partager dans sa fuite tragique à travers la France. Et les chroniques comme les lettres des prisons, à la veille souvent de l’exécution, déclinent toute une gamme d’attitudes – angoisses, dignité, désinvolture, abandon, attachement aux choses terrestres et aux êtres aimés.

26« Notre vie est un voyage / Dans l’Hiver et dans la Nuit, / Nous cherchons notre passage / Dans le Ciel où rien ne luit ». C’est en Algérie, sous l’uniforme, que j’avais découvert la lecture de Céline, qui n’était point dans ma culture. Et je m’interrogeais sur cette chanson des Gardes suisses, curieusement datée de 1793, que l’auteur place en tête de son Voyage au bout de la nuit10.

Comment se présente le voyage au temps de la Révolution, et pour quel avenir ?

27Quel au-delà pour les acteurs du drame, si tant est que, comme l’écrit Saint-Just, « celui qui veut faire les Révolutions ne doit avoir de repos que celui de la mort » ? C’est ici qu’on peut confronter deux représentations : l’image que transmettent les dernières paroles ou proclamations (voire aussi les attitudes) du héros lui-même, et celle que reflète le discours de l’opinion dans les mises en scène des funérailles, comme dans les proclamations collectives.

28« Je ne crois pas plus à leur enfer et à leur paradis qu’à Jean de Vert. S’il existe un Dieu, ce qui n’est pas trop clair, il ne nous a pas créés pour nous tourmenter mais pour être heureux ». C’est Jacqueline, l’épouse du Père Duchesne (alias Hébert) qui s’exprime ainsi avec une feinte naïveté. D’autres adoptent un registre plus noble : François de Neufchâteau à Paris : « Le ciel est dans la paix de l’âme / et l’Enfer est dans les remords », ou à Tours le député Athanase Veau « Quel être peut ne pas vouloir / D’une réforme salutaire / Qui traçant à tous leur devoir / met le Paradis sur la Terre… » Mais je ne puis me retenir de citer, une fois encore comme je le faisais à mes élèves, la splendide proclamation du représentant Lequinio en Brumaire an II « prononcée dans le temple de la Vérité, ci-devant église catholique de Rochefort » :

Non citoyens, il n’est pas de vie future, non. La musique céleste des chrétiens et les belles houris des mahométans, la majestueuse face de l’éternel et la puissance de Jupiter, le Tartare des Anciens et l’enfer des nouveaux, notre paradis et les Champs-Élysées des Grecs, Satan, Lucifer, Minos et Proserpine, ce sont autant de chimères également dignes de mépris de l’homme qui réfléchit… Jamais il ne restera de nous que les molécules divisées qui nous formaient et le souvenir de notre existence passée11.

29On peut se demander comment ces paroles étaient reçues, en ces temps et en ce lieu. Et se reporter au chansonnier populaire (ou pseudo populaire) dans sa version poissarde pour en trouver l’écho : « nos diables sont les despotes / nos prêtres sont les guerriers / les enfers sont les dévotes / le paradis nos foyers » (Les incrédules).

30Et plus loin :

J’n’voulons d’autre parade / Que c’ti la de la République… Si j’faisons queuque belle action / Si j’mourrons pour la patrie / On nous place au Panthéon / J’sommes bien mieux qu’dans une litanie / Notre épitaphe la voilà : C’est un vrai Sans Culottes qu’est là.

31Une étude systématique reste à mener sur l’enfer (les enfers) et le paradis dans l’imaginaire révolutionnaire. S’ils disparaissent très tôt du grand art dans leur version religieuse traditionnelle, la gravure et l’estampe réservent une place continue et notable, à tout le moins au second. Le ciel plutôt que le paradis conserve certes une place non négligeable dans la grande peinture comme dans les transcriptions gravées, au registre supérieur des compositions allégoriques, cadre bien souvent des apothéoses posthumes. Peut-on l’assimiler au Paradis ? La renommée qui accueille les héros y trompette leur gloire, mais le ciel des lendemains qui chantent, et du soleil resplendissant peut aussi se voiler des nuages de l’orage. Il est le séjour de l’Être Suprême – un œil, un triangle, la lumière. Certains y accèdent, mais rares sont les figurations aussi riches de contenu symbolique que la toile de Regnault La liberté ou la mort, qui évoque dans sa nudité l’homme nouveau, planant épanoui dans l’empyrée entre la liberté triomphante et la mort vaincue12.

32Je retiendrai toutefois un très beau dessin de Hennequin, patriote prononcé, sur le thème de La Vérité et la justice montent au ciel. Les deux « divinités » (?) quittent la terre… mais y laissent le remords. Allégorie nostalgique de l’après Thermidor.

33L’enfer a toujours été une source d’inspiration plus riche que le paradis : la Révolution qui en récuse l’existence dans le discours, lui a ouvert une riche carrière dans la caricature et l’allégorie. À vrai dire, ce sont les enfers qui sont évoqués, combinaison d’un monde infernal chrétien, où les diables tiennent un rôle important sous terre comme dans les bataillons de la contre-révolution, et du Tartare des anciens. Plus que la gueule du Léviathan, ce sont les bords du Styx et la barque de Caron qui sont évoqués. Ces enfers ambigus sont le rendez-vous où se retrouvent coupables, victimes et réprouvés, vomis par l’histoire d’hier et d’aujourd’hui. Ils ne sont pas toujours torturés, ayant payé leur tribut sur la terre, quitte à porter leur tête sous le bras. Mais ils sont aussi parfois tortionnaires, associés aux créations infernales, à la vieille mégère aux seins pendants qui figure l’anarchie : les enfers s’ouvrent, accueillants, pour Marat et ses semblables. Par cohortes successives, ils ont accueilli ainsi aristocrates, rois et princes, traîtres démasqués, Mirabeau, Bailly… en attendant Robespierre « et ses complices » puis, en Italie, les jacobins et les francs-maçons. Les lendemains de Thermidor, sous le signe de la vengeance ont connu une exaspération des évocations infernales, transposant sous terre les spectacles de la Terreur dénoncée, les accumulations de cadavres à l’ombre de la guillotine. Il faudrait pouvoir commenter comme elle le mérite telle grande gravure de propagande royaliste sur le thème « le miroir du passé pour sauvegarde de l’avenir » qui accumule le tableau des rancunes tragiques dans un cadre médiéval, peuplé de reptiles et de chauves-souris pour apprécier ce retour de l’enfer comme image d’exorcisme de la Révolution.

34Que représentent ces figures dans l’imaginaire collectif du moment révolutionnaire, cette mise en scène qui semble éclipser les représentations et les croyances enracinées ? Le dieu des chrétiens se cache momentanément : on le retrouve dans les chants de la Vendée insurgée « Nous n’avons qu’un temps à vivre / Nous le devons à l’honneur / C’est son drapeau qu’il faut suivre / Pour arriver au vrai bonheur »… « Bonchamp, Lescure et Lahoirie / Nous répètent du haut des cieux… Quand nous verrons Dieu face à face / sa main bénira nos travaux ».

35« Fils de Saint Louis montez au ciel » : la mort du roi, mais aussi celle de Marie-Antoinette, objets d’une dévotion alimentée par les récits, les commentaires et les images répandues dans toute l’Europe devient par excellence l’expression d’un foi confessée à travers le martyre, celui des prêtres, des religieuses, des laïcs, qui silencieusement ou ouvertement proclament leur fidélité. Lorsqu’on dépouille et relit les lettres d’adieu, à la veille de l’exécution, ces témoignages restent souvent discrets, sans ostentation. L’auteur du texte intitulé La guillotine permanente, qui décrit la « sombre Conciergerie » après avoir évoqué au passage les attitudes des uns et des autres « l’un abattu l’autre riant » avant d’aller braver la mort, délivre son testament personnel : « A la Nation ma fortune ira / Pour les vers mon corps restera / et mon âme favorisée / pour aller au ciel passera / par la sainte croisée… »

36Chez ceux qui ne partagent plus l’espérance chrétienne, il est tentant d’exploiter le corpus des dernières paroles qu’ils ont proféré, ou qu’on leur prête, ce qui rend la source ambiguë outre le fait que tous n’ont pas eu l’occasion ou l’à-propos de prendre congé dignement. Car il y a ceux qui manifestent leur audace ou leur mépris de la mort par la bravade : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine » (Danton), ou par la dérision : « Des vers tu en feras bientôt » (le même à Fabre d’Églantine qui se plaint de n’avoir pu achever son poème). De même y a-t-il, cruellement exploitée, la défaillance de ceux qui flanchent, comme Hébert le 14 mars 1794, sur la charrette en route vers la guillotine en compagnie de Gobel, Cloots, et de Ronsin – général de l’armée révolutionnaire – qui l’admoneste : « Lorsqu’il fallait agir vous avez verbiagé, maintenant sachez mourir. » Tout le monde n’a point l’à-propos d’une simple phrase chargée de sens comme Madame Roland : « Vertu, tu n’es qu’un mot. »

37Outre le lamento collectif de la guillotine, les conditions de la mort se prêtent inégalement à la prise de parole : un cri suffit, selon le commentaire de David, à caractériser la mort du petit Bara : « Sommé par les brigands de crier Vive le roi… il ne leur répond que par le cri Vive la République ». Dans l’Ode sur le vaisseau Le Vengeur, c’est « Vive la liberté » que crient les marins en sombrant.

38Toutefois le héros populaire a pu avoir loisir de développer un peu son message « M’an pas manqua, aquo es egaou mori per la liberta » a eu le temps de dire l’autre acteur juvénile, Agricol Viala, massacré sur la rive de la Durance par les fédéralistes. La légende de la gravure qui nous transmet ce message tient à respecter l’« idiome » dans lequel ces paroles ont été proférées, pour en renforcer sans doute une authenticité qui n’en devient peut-être que plus suspecte. Quel crédit accorder à ces dernières paroles pieusement rapportées – celles du montagnard Chalier faisant dans les prisons de Lyon ses adieux à ses frères, et amis avant de partir pour la guillotine : « Ne pleurez pas, la mort n’est rien pour qui… ». C’est Socrate en révolution.

39Une gravure des dernières paroles de Michel Lepeletier lui fait dire « Je suis satisfait de verser mon sang pour la patrie, j’espère qu’il servira à consolider la liberté et l’égalité et à faire reconnaître nos ennemis ». Ultime façon d’être utile à la patrie. On ne saurait multiplier les exemples, entrés dans la légende de la Révolution. Peut-être l’une des images qui me touchent le plus est-elle le message muet que transmet la belle gravure de Duplessis-Bertaux présentant Condorcet mort dans sa cellule, à la renverse sur son lit. Le gardien, accompagné de son chien, ouvre la porte, un grand rai de lumière inonde la pièce. Il n’y a aucune mise en scène, ou peut-être est-ce le summum de la mise en scène.

40Viendra le moment où, après Thermidor, on fera dire à Robespierre : « Je meurs sur l’échafaud, je l’ai bien mérité. » – C’est il est vrai sur une gravure anglaise signée John Blys, mais en ces temps, elle pourrait aussi bien être française. Ce n’est point ce qu’on proclame sur le champ.

41Que devient le héros ? Il se peut qu’on le dise sans détours : « Marat n’existe plus, sa cendre est insensible, nos pleurs sont superflus. » proclame dans son poème H. d’Haussonville, citoyen de la Section du Luxembourg qui invite cependant le « Dieu de tonnerre » à punir tant de forfaits et à couronner les bienfaits de ce héros de la terre, comme il s’adresse aussi aux jacobins intrépides afin qu’ils demeurent des « guides à l’immortalité ».

42Le mot est lâché, c’est la référence que l’on retrouve partout, ainsi dans l’Hymne au général Hoche : « Sur le marbre, on lira ces mots : Ils ont de la patrie / Banni la tyrannie / Fondé la liberté / Aux dépens de leur vie… tels sont les deux titres d’honneur / Que l’immortalité lui donne. »

43On précise parfois comment s’opère cette accession à l’immortalité ainsi, dans une autre pièce sur la mort de Marat qui pousse loin la divinisation du héros « Marat, dieu de la liberté / Mourut sous le fer de Corday / C’est ce qui nous désole / Son nom à jamais immortel / est consacré sur nos autels / Il sera notre idole… ».

44Métaphore dira-t-on, mais nous savons – Albert Soboul l’a signalé le premier13 – qu’il se trouve des pleureuses patriotes pour psalmodier : « O cor Jésus, O cor Marat »…

45L’hymne Enfants que la gloire rassemble, destiné à transmettre à l’Être Suprême les mérites des jeunes Bara et Viala, conclut en s’adressant au créateur de tout l’univers : « L’homme ton plus sublime ouvrage / s’élève à la divinité / Quand il défend avec courage / la liberté, l’égalité… »

46Ainsi se dessine, non sans hésitations ni équivoques au gré des affrontements qui traversent la déchristianisation de l’an II et encore ses lendemains, un avenir que beaucoup placent sous la sauvegarde d’un dieu avant qu’il ne devienne l’Être Suprême, alors que d’autres, sans pousser généralement jusqu’à « diviniser » l’homme, lui confèrent une immortalité entretenue par la mémoire : « Et si le temple de mémoire / s’ouvrant à vos mânes vainqueurs / nos voix chanteront votre gloire. »

47Sur ce point, il est peu de négateurs absolus. Des déchristianisateurs actifs, comme Chaumette, ont tenté d’encadrer à Paris cette croyance dans le règlement des funérailles qui stipule que lors des obsèques, on portera une pancarte disant : « L’homme juste ne meurt jamais, il vit dans la mémoire de ses concitoyens ». À l’indignation, il est vrai de quelques-uns, comme le journaliste Salaville, qui craint d’y voir la superstition, chassée par la porte, rentrer par la fenêtre.

48Fouché, dans l’arrêté qu’il prend à Nevers le 19 septembre 1793 a formulé l’expression ultime du déni de l’au-delà en faisant inscrire : « La mort est un sommeil éternel ». Mais il concède que les citoyens méritants auront sur leur tombe « une pierre figurée en couronne de chêne ».

49Le sommeil ou la mémoire ? Entre ces deux visions de l’avenir s’inscrit l’objurgation pathétique et plus encore la tentative démesurée de Robespierre d’instaurer le Culte de l’Être Suprême. J’ai trop écrit sur ce sujet pour y revenir. Je reste sur le sentiment qu’au fil des aventures de la Raison, se cachait bien souvent la présence de l’Être Suprême en arrière-plan. Reste que la chute de l’Incorruptible n’a pas entraîné celle du « temple de la mémoire ». Dans Le Réveil du Peuple, qui ambitionne de devenir hymne de référence des réacteurs, « les représentants d’un peuple juste » sont encensés en ces termes : « Vos noms chers à l’humanité »/ volent au temple de la mémoire / au sein de l’immortalité. »

50Dans les discours et les images qui reflètent l’esprit du temps, si, comme on a pu le voir, c’est la mémoire qui l’emporte dans les hommages civiques, le thème du sommeil comme retour à la nature semble s’enfouir dès la fin de la séquence provocatrice illustrée par la proclamation de Fouché. Mais il n’est pas incompatible avec l’entretien de la mémoire civique ou individuelle. On le voit cheminer à la fin de la période, quand on commencera à discuter sur les cimetières. Et il peut également s’accommoder des retours d’un ciel plus ou moins désigné dans les proclamations comme dans les correspondances.

51Pour les nouveaux héros, des militaires essentiellement, désormais, il arrive qu’on rêve de remplacer le « Tartare des anciens » en transférant dans les brumes du Nord un nouvel au-delà : la lecture d’Ossian, cette saga celtique due à l’Écossais Mac Pherson, dont la vogue se diffuse en cette fin de siècle, peut offrir un cadre de rêve. Girodet Trioson, dans son tableau L’apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté, illustre l’arrivée dans cet empyrée, où les reçoit le barde écossais, de la cohorte des militaires français morts héroïquement, parmi lesquels on reconnaît Marceau, Kléber, Desaix. La renommée les survole, accompagnée du coq français, un groupe d’appétissantes filles nues les accueille. On se doit d’ajouter que le peintre a livré deux versions de cette composition surréaliste : la seconde tournant en dérision et les guerriers et le coq emblématique.

Comment les Français voient-ils l’avenir, leur avenir, à la fin de la Révolution ?

52On peut esquisser en quelques touches diverses attitudes. Joseph Fouché, dans ses Mémoires présente, non sans cynisme, la satisfaction d’un arriviste pour qui l’avenir se fond dans un présent, qu’il convient de savourer :

N’était-il pas naturel qu’un dénouement si favorable aux intérêts de la Révolution tournât aussi à l’avantage des hommes qui l’avaient fondée et soutenue par leur lumière, leur énergie ? Les patriotes n’avaient marché jusqu’alors que sur des ronces, il était temps que l’arbre de la liberté portât des fruits plus doux pour qui devait les cueillir et les savourer, il était temps que les hauts emplois devinssent le dévolu des hommes forts14.

53Tous ne partagent pas cette satisfaction d’être arrivés au port. On devrait évoquer la rancune des victimes non vengées, le remords – un thème de l’imagerie thermidorienne –, mais aussi la nostalgie chez des acteurs modestes. C’est celle d’un bon temps – celui des « pommes rouges » qu’une vieille paysanne de Maillane, Riquelle, évoque au père de Mistral à la veille de 184815. Rentrés au pays, les émigrés regrettent le temps de la douceur de vivre, alors qu’à Bruxelles, après 1815, les régicides exilés ruminent les souvenirs de leur expérience révolutionnaire, et qu’à travers l’Europe, les derniers porteurs de l’idée révolutionnaire comme Buonarotti, promènent leur rêve clandestin.

54Le représentant emblématique de l’horizon 1800, c’est Chateaubriand qui, de retour de l’Utopie qu’il était allé chercher en Amérique, restitue aux Français l’au-delà qu’ils avaient momentanément troqué contre la mémoire en exaltant Le génie du christianisme, avant de se faire le chantre de la mémoire perdue.

55Pour la génération stendhalienne de ceux qui ont vingt ans en 1820, au sortir des guerres napoléoniennes, l’avenir de la Révolution se décline au passé : elle est devenue une illusion. Mais, concède François Furet, une illusion qui a la vie dure. L’idée d’un avenir à construire en ce monde.