1La réputation des économistes est bien établie : les prévisions des économistes sont fausses, comme celles des météorologistes, à la seule différence que les météorologistes auraient fait en quelques années d’énormes progrès ! J’ai bien quelques bons arguments dans ma besace pour faire plaidoyer, comme celui qui consisterait à interpeller une presse avide de ne retenir que les trains qui arrivent en retard… Mais l’argument lasse. J’oserai quand même deux arguments. Le premier, c’est que l’avenir et conséquemment la prévision ne sont pas des objets de l’économie. Vous pouvez toujours chercher les mots prévision ou prospective dans les index des grands manuels d’économie, vous ne les trouverez pas. Le second, c’est que certains économistes s’y sont quand même essayés, souvent dans un silence total jusqu’à ce que le jury Nobel en découvre la pertinence, à l’occasion de la crise, avec Stiglitz ou Krugman.

2Depuis 1970, je m’interroge sur les relations entre la prévision à court terme et la prévision à long terme, entre la conjoncture et la prospective. Cette présentation a été l’occasion pour moi de me replonger dans une dizaine d’ouvrages qui ont eu, en leur temps, de 1967 à 1977, un succès remarquable et qui portaient sur les prévisions pour le xxi^e siècle1 ainsi que dans deux numéros spéciaux du Nouvel Observateur, datant de novembre 1979 sur la thématique : « dans vingt ans, l’an 2000 ». Je voudrais noter, en débutant, qu’au détour de ces années, les études prospectives faisaient florès. Personnellement, je regrette que cette source de réflexion se soit tarie à la fin des années 1970, comme si des prévisions erronées ou prétendument erronées avaient rendu silencieux les prospectivistes.

3Je le regrette d’autant plus qu’après une période toute dévouée à louer le progrès sans fin et à s’attarder sur le facteur résiduel de la fonction Cobb-Douglas, on commençait à voir poindre, dans le courant des années 1970, des prévisions qui mettaient en avant le temps et l’analyse historique comme élément essentiel de l’analyse du futur. Je pense évidemment à l’intérêt suscité par les cycles Kondratieff, mais aussi par certaines réflexions d’historiens ou sociologues. Je pense entre autres, et sans exclusive, à Pierre Chaunu dans De l’histoire à la prospective, à Raymond Aron dans L’historien entre l’ethnologue et le futurologue, actes d’un séminaire de la Fondation Agnelli avec en particulier un dialogue passionnant entre Aron et Daniel Bell, intitulé « Prévision contre prophétie2 ».

4Pour tout dire, je pense que « le silence des prévisionnistes » n’a pas pour responsabilité leurs erreurs, mais avant tout l’idéologie dominante des anticipations rationnelles qui a submergé la pensée économique à partir des années 1970 lorsque le néolibéralisme a triomphé politiquement avec l’arrivée de Ronald Reagan et Margaret Thatcher.

5Je me contenterais ici de quelques propositions.

Première proposition L’avenir des économistes, c’est la crise

6La prévision n’a jamais été un objectif des économistes. Elle a été absente de la pensée jusqu’à la crise de 1929. Il n’est guère besoin de rappeler que la crise de 1929 survint sans qu’aucun économiste des théories officielles et reconnues ne l’annonce… Certes, on peut considérer que les théories du cycle de la moitié du xix^e siècle (Jevons et Juglar) et les efforts du comité d’Harvard à partir de 1917 constituaient un premier effort théorique dans l’élaboration d’une méthodologie de la prévision. Mais ces théories étaient davantage tournées vers l’explication et la description de la réalité par « synthèse des tendances théorico-historiques et mathématico-statistiques » (Gilles-Gaston Granger) en vigueur alors, par opposition aux dogmes classiques ou néoclassiques, que préoccupées de prévisions. Ce n’est que bien plus tard qu’on en revint aux théories traditionnelles du cycle.

Pourquoi cette absence de prévision ?

7Parce qu’elle ne se justifiait pas, oserait-on dire ; qu’en aurait-on fait, si ce n’est aller déposer des ex-voto pour conjurer le mauvais sort. Mais sans m’étendre sur le sujet, je dirais simplement que les théories classique et néoclassique définissent toujours un terme inéluctable à leur analyse et le plus souvent une crise : l’état stationnaire, la crise de surpopulation malthusienne, l’équilibre général walrassien et à la limite le communisme de Marx constituent autant de fins nécessaires.

8Mais évidemment, si la prévision est absente, l’analyse historique y est très présente. Michel Foucault, dans Les mots et les choses, a admirablement démontré comment la notion ricardienne de valeur travail introduisait l’histoire dans la pensée économique.

La valeur-travail (telle que la voit Ricardo comme une accumulation en série) introduit la possibilité d’un temps historique continu, même si en fait, Ricardo ne pense l’évolution à venir que sous la forme d’un ralentissement et à la limite d’un suspens total de l’histoire »3.

9Je ferais remarquer que cet apport de Ricardo avait été déjà mis en lumière au xiv^e siècle et sous d’autres cieux par Ibn Khaldoun.

10Si la prévision est absente des théories classiques, l’histoire, qui par l’introduction de la valeur travail y fait une brève apparition, sera vite éliminée, parce que pour les classiques l’histoire est tragique. Un des objectifs de la pensée néo-classique sera d’éliminer l’histoire de la science économique à travers le remplacement de la loi de la valeur travail par celle de l’utilité-rareté. Tour de passe-passe dont nous vivons encore. Rien n’est plus significatif que la lettre qu’Auguste Walras, mathématicien, envoie à son fils Léon, le père de la science économique dite moderne :

Une chose qui me plaît dans le plan de ton travail, c’est le projet que tu as et que j’approuve de tous points, de te maintenir dans les limites les plus inoffensives à l’égard de messieurs les propriétaires. Cela est très sage et très facile à observer. Il faut faire de l’économie comme on ferait de l’acoustique ou de la mécanique.

11En introduisant la valeur travail et l’histoire, les économistes classiques s’inscrivaient dans la longue durée qui, pour eux, ne pouvait aboutir qu’à la crise, que cela soit l’état stationnaire ricardien, la surpopulation malthusienne ou la crise de l’accumulation du capital chez Marx.

12La pensée néoclassique qui s’amorce avec Jean-Baptiste Say ou, sous une autre forme avec les Saint-Simoniens va chercher à s’affranchir de ce concept de crise en développant une pensée à deux entrées : une théorie de l’équilibre et une théorie de la croissance. Mais cette pensée occultait totalement le politique, ramené à la seule gestion des fonctions régaliennes, c’est-à-dire des rapports de force, qu’ils soient monétaires ou sociaux ou diplomatiques. C’est contre cette vision que s’est développée la pensée keynésienne.

Deuxième proposition L’avenir régulé

La prévision, chez les économistes, émerge du souci de régulation politique

13À partir du moment où la puissance publique (les États) a voulu intervenir pour juguler les possibilités de crise, la prévision économique est devenue une nécessité, soit pour définir des politiques budgétaires qui se situent toujours à l’année t + quelque chose et d’abord à l’année t + 1 – c’est l’apparition des politiques dites macro-économiques –, soit pour planifier le développement des activités industrielles, agricoles ou tertiaires – c’est l’apparition des politiques de planification industrielle avec les matrices de type Léontieff, soit pour définir des politiques budgétaires.

14C’est sur cette base qu’émergeront les théories de la prévision, comme instrument d’aide à la décision publique. Cette émergence a été aidée par deux éléments essentiels. D’une part, la théorie keynésienne et, au sein cette théorie, la théorie du multiplicateur d’investissement. D’autre part, la notion de modèle qui se prête admirablement à la théorie keynésienne et qui a connu un développement rapide avec les mathématiques appliquées, l’économétrie, etc. L’avenir devient modélisable.

15Je ne m’attarderai pas sur cette question. Deux points simplement. Le premier, c’est que le modèle est toujours une représentation simplifiée, d’où l’éternelle précaution d’usage des économistes, « ceteris partibus, toutes choses étant égales par ailleurs » qui permet d’ailleurs de justifier l’erreur. Le second tient au rôle même que la prévision joue dans la décision publique. Christian Goux avait l’habitude de dire qu’une bonne prévision était une prévision qui ne se réalisait pas, non pas qu’elle soit fausse, mais qu’elle avait conduit la puissance publique à intervenir sur la base des prévisions faites.

Troisième proposition L’avenir c’est la croissance

Les théories de la croissance et leurs conséquences en matière prévisionnelle : la prospective

16La crainte des crises et donc la recherche pour les éviter à l’avenir vont devenir un objectif majeur pour les économistes. Là encore sans entrer dans les détails, les théories de la croissance seront l’élément central tout en maintenant la logique classique : éviter l’état stationnaire, maintenir un haut niveau de profit pour favoriser l’investissement, enrichir globalement les catégories sociales en maintenant à un niveau fixe le partage salaires/profits tout en sacrifiant au dogme walrassien de l’équilibre général.

17Dès lors, le produit s’obtient par la combinaison de deux facteurs de production égaux et substituables, le capital et le travail, selon une fonction Y = f (K, L, t). L’élément t, c’est le temps que, concrètement, les économistes ont traduit par ce qu’ils appellent le facteur résiduel : Y = Af (Kt, Lt). Et dans ce facteur résiduel, les économistes vont mettre tout ce qui ne relève pas des facteurs de production : progrès technique, éducation…

18Et c’est à partir de là que va se développer la prospective économique, sociale et technologique.

19De la fin de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1980, on va avoir une floraison d’études. Leur relecture permet de dégager quelques éléments.

20Premier élément. Au niveau des grandes tendances scientifiques, on notera que les évolutions sont assez bien vues, que cela soit dans le domaine de l’informatique (même si on ne l’appelle pas ainsi), de la biologie ou de la médecine. On peut donc dire que le progrès scientifique est bien vu.

21Deuxième élément. Mais paradoxalement, au niveau des objets précis qui ont changé le monde, les prévisions sont inexistantes ou totalement erronées. Pas un mot sur les ordinateurs familiaux et encore moins sur les ordinateurs portables ou les téléphones portables. En revanche, on voit apparaître de curieuses machines du type hélicoptères individuels… Les progrès technologiques sont mal analysés ou plutôt les conséquences sur la consommation sont mal perçues. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, on se demandait encore quels seraient les objets qui remplaceraient l’automobile comme porteurs de la croissance. La lecture des ouvrages de l’époque n’apporte pas de réponses à ces questions.

22Troisième élément. Les grands phénomènes qui ont bouleversé la vie économique sont absents. Par exemple la crise du prix des matières premières et du pétrole en particulier n’est absolument pas perçue. Par contre les évolutions géopolitiques sont assez bien vues, y compris, ce qui paraissait difficile à prévoir à l’époque, l’affaiblissement, puis l’effondrement de l’Union soviétique.

23Quatrième élément. Mais ce progrès qui paraît indéfini laisse planer un doute. D’où l’idée qui revient en permanence d’incertitudes de l’avenir qui fournira une branche entière de l’économie. On trouve même des choses étonnantes comme le pronostic des spécialistes de l’économie de la santé comme la probabilité de voir apparaître « une nouvelle peste » (M. Tubiana), quelques années avant que le sida n’apparaisse.

24Derrière l’incertitude, il y a la protection de l’environnement, de la planète, initié en Californie (Le choc du futur) et très vite propagé en Allemagne sur les bases d’ailleurs de la Loi fondamentale de 1950.

25Mais la prospective ne paraissait pas sérieuse aux économistes patentés.

Quatrième proposition L’avenir c’est l’anticipation individuelle

De la prévision aux anticipations

26Mais la crise de 1974 survint, venant démentir les belles prospectives et conforter la vision néoclassique selon laquelle l’économie keynésienne avait rompu les équilibres. N’oublions jamais que l’augmentation du prix du pétrole exprime la volonté des pays producteurs de maintenir leurs revenus dévalorisés par suite de la baisse du dollar consécutive à la fin de la convertibilité du dollar survenue le 15 août 1971. La profonde crise que connut l’économie américaine jusqu’en 1980 (souvenons-nous des nombreux ouvrages sur le déclin américain, sortis à cette période) ne fut contrée que par les effets conjugués d’un fantastique progrès technologique dans le domaine des techniques de l’information d’une part, qui va considérablement augmenter la productivité et bouleverser les marchés financiers et monétaires, et d’autre part, du retour en force de la pensée néoclassique modernisée, à travers la théorie des anticipations rationnelles, initiée par Muth dès 1955 et généralisée par Lucas en 1980, qui va refonder une analyse de la prévision.

27L’objectif de Robert Lucas est d’intégrer la théorie des cycles et la théorie de l’équilibre général walrassien.

C’est la combinaison des hypothèses néoclassiques relatives à l’équilibre des marchés et celle d’une utilisation optimale des informations disponibles dans la formation des anticipations qui constituent le fondement de la théorie des cycles de Lucas. Sur cette base, il cherche à démontrer que l’instabilité des économies actuelles n’est pas due à des échecs du marché, mais à des interventions gouvernementales erratiques. Ces interventions ne peuvent avoir d’effet réel sur l’économie que si elles ne sont pas anticipées et prennent les agents par surprise4.

28Dès lors les prévisions sont, d’une certaine manière, en contradiction avec la rationalité des anticipations des agents. Le marché est par lui-même régulateur.

29C’est sur cette base que l’économie dominante fonctionne depuis le début des années 1980 à l’échelle mondiale. Elle exclut la prévision macro au profit de la logique des anticipations du marché et en premier lieu du marché financier. C’est toute la question des modèles mathématiques supersophistiqués pour jouer sur les anticipations en matière financière et monétaire et faire du capitalisme financier le cœur du système uniquement mû, comme le dit justement Jacques Attali, par la cupidité dont la traduction en économie est la maximisation du profit au détriment de l’épargne des agents.

30Ainsi vint la crise qu’on connaît aujourd’hui. Oui, bien sûr, de nombreux économistes l’ont prévue, même parmi les plus chauds partisans de ce fonctionnement – le plus célèbre est Hyman Minsky qui prévoyait depuis dix ans l’effondrement complet de l’économie en 2009. Mais ce qui n’était pas prévisible, c’est le moment où elle surviendrait.

31Pourquoi était-elle inévitable ? Parce que la baisse relative des revenus des classes moyennes ou pauvres américaines et européennes ne permet plus à ces agents d’acheter ce qui est produit par les économies développées (même cause que la crise de 1929). Mais comme les économies doivent continuer à fonctionner, on leur propose de l’acheter à crédit ou à un prix plus bas. La dette nourrit la demande jusqu’au moment où elle ne peut plus le faire et où la bulle spéculative éclate. Et les systèmes productifs des pays développés s’effondrent au profit d’économies plus compétitives, sauf s’ils ont été en mesure d’anticiper de nouvelles productions innovantes.

En conclusion

32Si la science économique ignore la prévision, l’économie politique ne peut ignorer l’avenir. Dans l’action et la préparation de l’avenir, la question fondamentale tient dans cette tension entre la construction d’irréversibilité et la prise en compte des réversibilités. C’est tout le problème de l’aménagement. Du point de vue de l’économie théorique, cette question pose le problème de l’investissement, de la durée des amortissements, des taux d’intérêt et donc de la dette. C’est tout le débat sur la supportabilité de la dette à long terme. Question qui est très idéologique et n’a, à mon sens, aucune validité théorique autre que celle qui consiste à peser sur les revenus de court terme au profit d’un hypothétique avenir. C’est la mystification de l’interprétation néoclassique de la courbe de Philips. Les mesures prises aujourd’hui pour colmater la crise financière en sont souvent la preuve.