1« Ricard », un nom et une marque devenus aussi célèbres que ceux de Renault, Citroën ou Michelin.

2Paul Ricard, un personnage complexe, aux multiples facettes qui a stimulé à juste raison les instincts des historiens chercheurs attachés à la connaissance du monde de l’entreprise et des affaires de la région marseillaise et au-delà, de l’ensemble de la région provençale méridionale1.

3Certes, d’aucuns ne manqueront pas de relever que ces travaux paraissent relativement tardifs, au regard de la chronologie même de l’histoire de l’entreprise. Mais cette situation n’est pas sans nous étonner. Si les historiens ont longtemps hésité à aborder l’étude de la « Ricardie », c’est tout simplement parce que Paul Ricard a eu très tôt la volonté de produire sa propre histoire, disons ses propres histoires, son histoire personnelle et celle de ses entreprises qui sont intimement liées et sans cesse confondues. Le résultat a abouti à une construction légendaire de l’histoire de la société et de son fondateur, une construction et une mise en visibilité qui ont profondément imprégné les employés de l’entreprise, et au-delà, et dont il n’était pas toujours aisé de se dégager. La tâche des historiens du Temps présent, grands utilisateurs des sources orales, se trouvait ainsi compromise, car les discours des témoins se ressemblaient tous et reproduisaient peu ou prou les pensées ou les écrits de Paul Ricard. Dans ces conditions, il était difficile aux chercheurs de faire « œuvre utile et nouvelle ». La conjoncture a été profondément modifiée avec l’ouverture de sources inédites issues de la société même, en particulier celles concernant les comptes rendus des bureaux et conseils d’administration et des assemblées générales des actionnaires2. À partir de cet instant, les historiens se sont sentis autorisés à se pencher à nouveau sur l’homme et ses œuvres, d’où les travaux notés précédemment.

4Nous avons dit que Paul Ricard avait eu le souci et la volonté de produire sa propre histoire. Il le fait au travers d’une presse d’entreprise particulièrement riche et bien fournie, de grande qualité et riche de renseignements3. Il le fait aussi au travers de multiples brochures spécifiques reproduisant ses discours sur tel ou tel sujet. Il le fait enfin au travers d’ouvrages qu’il a suscités ou écrits lui-même et qui tendent certes à magnifier l’homme et son œuvre, mais qui – et ce n’est pas, in fine, négligeable – nous livrent ses analyses, ses représentations et ses visions sur les grands sujets qui traversent le monde économique et social4.

5C’est autour de cet aspect que nous avons organisé une partie de nos propos, sans négliger pour autant les « images » qu’il a valorisées pour faire connaître et diffuser sa production. Mais, avant tout, il n’est pas inutile de donner quelques éléments de la biographie du personnage.

Naissance et formation d’un entrepreneur marseillais

6Paul Ricard est né le 9 juillet 1909, à Marseille, au 4 rue Berthelot dans le quartier de Sainte-Marthe. Il est issu d’une lignée d’artisans commerçants. Son grand-père paternel Louis Ricard est un boulanger qui exerce d’abord dans des villages de la grande banlieue marseillaise, comme Gémenos et Peynier, avant de venir s’installer à Marseille dans le quartier d’Endoume.

7Son père Joseph est né en 1885. Comme il est courant alors, il choisit le même parcours professionnel que son père. Il intègre la boulangerie familiale mais il est aussi attiré par la musique. Il apprend seul à jouer de la clarinette, suit des cours au Conservatoire et ses qualités font qu’il est admis au sein de l’Harmonie municipale de Marseille. Tout cela peut paraître anecdotique mais on retrouve, à travers ces deux personnages, des pratiques et des valeurs qui marquent de manière indélébile le futur Paul.

8De son grand-père avec lequel il reste très proche, il acquiert l’attachement au terroir, en particulier à celui de cette Provence intérieure qu’il parcourt souvent en sa compagnie, et le respect du « travail manuel » qu’il ne dédaigne jamais, bien au contraire. Il se plaît à le pratiquer dans l’atelier de menuiserie qu’il installe dans sa demeure de la Tête de l’Évêque, à Signes, où il multiplie la fabrication de demi-coques de bateau qu’il offre à ses visiteurs.

9De son père, il hérite l’attrait pour les « disciplines artistiques » qu’il ne peut totalement satisfaire au niveau de ses études, son père lui refusant l’inscription aux Beaux-Arts. Malgré tout, il s’en accommode et assouvit son amour fou, voire démesuré pour la peinture. À partir de là, il ne cesse de peindre presque jusqu’à l’obsession des paysages et surtout des portraits car, dit-il, « quand on fait un portrait, on dialogue avec le personnage, on regarde ce qu’il a dans le cœur et dans le ventre. La peinture, c’est une nourriture de l’esprit ». La réussite industrielle et financière aidant, il pratique un mécénat de tous les instants en aidant, avec générosité et bonheur, les artistes et créateurs les plus divers, dont le peintre marseillais d’origine sarde, Antoine Serra, et ce très tôt, dès 19485.

10Pour revenir à la saga familiale, à 22 ans, le père de Paul quitte le métier de boulanger pour celui de commerçant en vin. Avec l’aide de son père, il achète un petit commerce de vin à Marseille, rue Moulet qui prend de l’ampleur. Il quitte alors la rue Moulet pour s’installer dans des locaux plus vastes à Sainte Marthe, au 19 rue Berthelot.

11C’est donc dans ce milieu de la petite bourgeoisie commerçante que Paul Ricard fait ses premiers pas de « chef d’entreprise ».

12En effet, à 17 ans, à la fin de sa seconde qu’il a suivie au lycée Thiers, il obtient de son père l’autorisation de rejoindre l’entreprise familiale, avec comme objectif avoué de créer ensuite sa propre affaire. Il se lance alors dans la commercialisation d’un vin cacheté du Var qu’il baptise « Canto-Agasso », dont il dessine lui-même l’étiquette représentant un cabanon provençal planté au milieu des vignes et des oliviers ; puis d’un marc de Provence nommé « Cantagas » qui rencontre davantage de succès auprès de cafetiers et semble laisser des marges bénéficiaires plus importantes.

13Mais Paul Ricard aspire à autre chose. Il rêve de réussir à la manière des grands industriels qui ont marqué le paysage économique et social du pays. Or, le commerce du vin et du marc ne lui permet pas d’assouvir son ambition. Et c’est là qu’intervient une rencontre heureuse et décisive. Vers 1928, au cours d’un déplacement à la coopérative du Beausset pour acheter du vin en vrac, il se lie d’amitié avec un certain Espanet, un

ancien coiffeur reconverti dans le courtage en vins sans compter une spécialisation assez marquée dans le braconnage, le ramassage des champignons et la cueillette des plantes aromatiques […] qui fabriquait lui-même son pastis avec de l’alcool de bouilleur de cru, du fenouil et d’autres herbes, comme beaucoup de paysan de la région6.

14C’est la naissance de la légende du père Espanet, un braconnier varois qui lui aurait livré la recette de son breuvage et qu’il transformera plus tard, pour les besoins de la publicité, en berger vivant du côté de Manosque, la Provence de Giono étant alors plus porteuse que celle du littoral.

15Quoi qu’il en soit, c’est effectivement au tournant des années 1930 que Paul Ricard décide que son secteur de prédilection sera celui du pastis, un apéritif qui est produit pour une grande part clandestinement et circulant sous le manteau dans toute la Provence sous différentes appellations – pastis, pataclé ou lait de tigre – et ce à la satisfaction des nostalgiques des temps anciens, en fait avant l’interdiction de l’absinthe. Et pourtant, des apéritifs anisés autorisés et très officiels sont produits légalement par des marques comme Pernod, Berger depuis 1923, Casanis depuis 1925, filiale depuis 1927.

16Cette situation est loin de décourager Paul Ricard. Pour arriver à ses fins, il installe un laboratoire et un alambic dans une pièce de la maison de commerce familiale. Il se livre alors à d’innombrables expériences de distillation, de rectification et de macération, soutenu et aidé par son frère Pierre qui ne lui a jamais ménagé ses encouragements. Après de nombreux essais, il établit en 1932 un alcool aromatisé aux extraits d’anis étoilé, d’essence naturelle d’anis vert, de fenouil, et – c’est une de ses spécificités par rapport aux autres alcools anisés – d’une certaine quantité de réglisse. Paul Ricard teste son produit à la caserne pendant son service militaire et auprès des patrons de bars qu’il visite pour vendre son « Canto-Agasso » et son « Cantagas », mais il ne peut le diffuser ouvertement car sa production n’est pas conforme à la loi de 1922. Celle-ci impose 150 grammes de sucre par litre aux liqueurs anisées qui ne peuvent devenir limpides qu’avec l’addition de sept volumes d’eau. Et c’est cela qui pose problème. Ces apéritifs sont peu appréciés des consommateurs qui les jugent trop sucrés, pas assez alcoolisés et insuffisamment désaltérants. Ils leur préfèrent des anis secs et plus alcoolisés qui sont fabriqués artisanalement – et surtout clandestinement – et ce bien sûr sans aucun contrôle de la qualité des produits employés, des procédés et des dosages. Et cette production clandestine n’est pas négligeable puisqu’on estime que ce sont ainsi plus de 15 000 bouteilles qui sont produites journellement dans la région, ce qui représente une consommation journalière de 300 000 verres et un manque à gagner d’une cinquantaine de millions de francs pour l’État.

17Pour beaucoup d’observateurs, la seule solution pour réduire la fraude est en fait d’accepter de déréglementer la teneur en sucre et d’autoriser les fabricants à dépasser les 40 degrés. En mars 1932, les pouvoirs publics se positionnent à mi-chemin : la teneur en sucre devient libre ; mais le titrage reste fixé à 40 degrés. C’est donc en profitant de cette loi que Paul Ricard se lance dans la production de son pastis.

18Il peut alors commercialiser son breuvage qui titre 40° degrés et termine son louchissement avec cinq volumes d’eau : il en dessine lui-même l’étiquette, lui donne son nom, fonde une société en commandite. En 1932, il en vend déjà 250 000 litres sous la marque Anis Ricard auprès de patrons de bars qu’il visite lui-même un à un, d’abord à Marseille, puis dans l’ensemble du département. L’année suivante, ce sont 364 000 litres qui sont écoulés. Les commandes affluent. Le n^o 4 de la rue Berthelot s’avère trop petit. L’entreprise inaugure de nouveaux locaux au 6 du boulevard Ricoux. Elle se dote de plusieurs cuves de macération, d’une embouteilleuse et emploie quatre ouvriers et quatre chauffeurs-livreurs. Le succès est évident.

19Et pourtant, Paul Ricard n’est pas entièrement satisfait. En effet, le décret du 31 mars 1932 n’autorise pas la fabrication du pastis à 45°, le degré idéal pour que le pastis Ricard, « le vrai pastis de Marseille », donne toute sa saveur et son arôme. De plus, si l’on suit Paul Ricard dans ses mémoires, son pastis présente à 45° un double avantage : un évident pour les consommateurs pour des raisons de goût et de coût, mais surtout un autre plus conséquent pour les cafetiers, car, dit-il,

Auparavant [le pastis] était un luxe de riches ; 5, 6 ou 7 centilitres par verre, cela était trop cher pour les ouvriers ou les petits employés. J’arrivais avec mon pastis se buvant à petites doses fortement arrosées d’eau et c’était une révolution. D’une bouteille d’apéritif ordinaire, on tirait 14, 15, à la rigueur 20 verres, alors qu’avec un litre de Ricard on en obtenait 50, 100 quand on servait des mominettes. Les commerçants s’y retrouvaient largement, car les gens réclamaient plusieurs verres.

20Aussi, dès 1932, Paul Ricard engage une campagne pour la légalisation du pastis à 45°. Pour cela, il s’attache un appui de poids, celui du secrétaire général du syndicat des cafetiers de Marseille, Louis Bergamaschi, qu’il fera entrer ensuite au Conseil d’administration de la société.

21Il s’attire les foudres des ligues anti-alcooliques et leur affrontement est sans merci et s’installe dans la durée. Ainsi, plus tard, il n’hésite pas à publier une brochure qu’il signe « Paul Ricard, ami de l’eau (né en 1909 à Marseille, bois du pastis depuis 1927) » pour répondre à un article d’Alain Barjot, vice-président du haut comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme paru dans Le Monde des 30-31 mai 1976 intitulé « Pastis, c’est mourir un peu ». Dans cette brochure, Paul Ricard concentre tous les argumentaires qu’il ne cesse de développer, détournant à son profit les statistiques existantes :

Les statistiques du Ministère de l’Intérieur indiquent que 6,14 % des accidents corporels ont donné lieu à un alcootest positif. Il en résulte que 93,8 % sont dus à des non-buveurs d’Alcool », ou en justifiant ses choix : « Dans mon enfance, j’avais été atterré à la vue de ces ivrognes que l’on rencontrait dans les rues ou autres lieux publics […] c’est pour lutter contre ce fléau, qu’à ma majorité, j’ai voulu répandre l’usage de la consommation des spiritueux à l’eau ; j’y suis parvenu et on ne voit plus d’ivrognes en France. L’alcoolisme et ses ravages, auxquels vous faites allusion, ne sévit pas dans les pays où le pastis est largement bu, mais dans ceux où les alcools forts sont consommés, non pour désaltérer, mais pour réchauffer.

22Quoi qu’il en soit, pour revenir à la campagne de 1932 pour la légalisation du pastis à 45°, il faudra un rapport établi par des professeurs des facultés de médecine de Marseille et de Paris qui tend à prouver que le pastis à 45° n’est pas plus dangereux que celui à 40°, pour que le second cabinet Blum signe le 8 avril 1938 un décret portant à 45° la limite supérieure légale de la teneur en alcool du pastis. Pour bon nombre d’esprits de la droite conservatrice ou fascisante, pastis, Front populaire, ivresse publique et dégénérescence de la France sont désormais indissolublement liés, et cet amalgame fera flores pendant la Seconde Guerre mondiale. Deux mois après son arrivée au pouvoir, le Maréchal Pétain interdit la production et la vente des alcools de plus de 16°. Il faudra attendre 1951 pour que l’on revienne à la situation d’avant Vichy.

23L’extension de l’entreprise peut alors reprendre à un rythme accéléré, bien que le pari de Paul Ricard de devenir « le roi du Pastis » n’ait pas été gagné d’avance. La libéralisation de la loi sur les alcools anisés avait fait naître à Marseille et dans sa région des concurrents sérieux : douze marques différentes telles que Casanis par exemple tentent l’aventure et se disputent le marché. Au nord de la France, le « Ricard » affronte la concurrence de celui qui sera son grand rival et dont il sera interdit de prononcer le nom dans l’entreprise, à savoir le pastis « Pernod » produit par les descendants des distillateurs d’absinthe de Pontarlier (Doubs), capitale mondiale de ce breuvage avant son interdiction.

24Entre 1951 et 1969, année qui voit Paul Ricard quitter la tête de la société, l’entreprise connaît un développement très rapide qui peut être résumé par le tableau suivant :

25En fait, en 18 ans, les effectifs ont été multipliés 4, les ventes par 5 et les bénéfices par 22 !

26Signes du succès rencontré. En 1961, la société est cotée à la Bourse de Paris et son siège social est également transféré à Paris, au n^o 2 de la rue de Solferino.

27En outre, la société s’est engagée dans une stratégie de croissance externe et de diversification. Elle rachète en 1953 le vermouth Richard situé à Chambéry pour plus de 46,5 millions de francs. En 1958, c’est au tour des Usines du Midi dont les unités de production et de rectification d’alcool se trouvent à Brignoles, Carcassonne et Lézignan de tomber dans l’escarcelle Ricard pour la somme de 59 millions de francs. Puis ce sont les intrusions dans le secteur du cognac avec l’acquisition du domaine de Lignières en 1964, de la société Bisquit-Duboucher l’année suivante, une affaire familiale de renom fondée en 1819. Ajoutons à cela les velléités dans le domaine des jus de fruits avec la création en 1960 des Grands jus de fruits français en partenariat avec le grand rival Pernod qui se terminent en 1966 par la cession des marques et des stocks à la société Pampryl dont Ricard demeure l’actionnaire le plus important. Il faut aussi noter de nombreuses autres filiales créées dans les années 1950-1960 pour servir de cadre juridique à des opérations foncières, immobilières ou de communication.

28À la fin des années 1960, la petite société de négoce en vins de Sainte-Marthe est devenue un acteur national majeur de la branche des spiritueux et le « vrai pastis de Marseille » est désormais un apéritif que l’on consomme bien plus à Paris que dans toutes les autres villes de France. La société est non seulement reconnue par ses pairs, mais elle l’est aussi par l’État, pourtant si souvent brocardé par Paul Ricard. Pour preuve, ce déjeuner de travail de juillet 1966 qui réunit Paul Ricard, son fils Bernard, quelques cadres de la société et plusieurs membres du gouvernement Pompidou, dont Michel Debré, ministre de l’Économie et des Finances. Il est alors suggéré que la société Ricard prenne la tête d’un regroupement industriel et commercial dans l’industrie agroalimentaire française – et plus particulièrement dans le domaine des boissons – pour renforcer la compétitivité internationale de cette branche. Cela sera sans suite, mais cet épisode témoigne du poids économique acquis par la petite structure originelle de Sainte-Marthe.

29Les raisons d’une telle réussite sont multiples et variées, chacune ayant sa propre autonomie pour se fondre et s’insérer dans un mouvement d’ensemble qui scande l’économie générale du processus. Certes, à la base du succès, la qualité du produit. Par tâtonnement mais aussi en testant sans cesse sa production naissante auprès des cafetiers et des clients potentiels, Paul Ricard a su mettre au point une formule au plus près du goût des consommateurs.

30Mais ce n’est pas à nos yeux l’essentiel. Au-delà, plus qu’un produit, c’est une manière de vivre qu’il s’efforce de vendre, la manière de vivre du Midi, celle de Marseille et de la Provence qu’il diffuse le plus largement possible au travers de ce qu’on appelle alors la propagande, la réclame ensuite, en fait la publicité, une publicité pour l’heure avant-gardiste qui fait de Paul Ricard un précurseur en ce domaine.

Une mise en scène du « midi » bien orchestré

31Elle commence très tôt. Dès 1939, par exemple, Paul Ricard parvient à convaincre le directeur de l’agence Havas d’adopter sa conception des affiches et des placards rédactionnels, insérés dans les grands hebdomadaires, où il apparaît photographié, avec un large sourire aux lèvres, en train d’expliquer aux Parisiens son pastis et la façon de le boire. Dans le même temps, il fait placarder les murs de la capitale d’affiches de 3,20 m sur 2,40 m représentant l’artiste marseillais Darcelys, en plan américain, le sourire éclatant et la casquette visée sur la tête, en train de dire aux Parisiens : « Alors, tu y prends goût à notre pastis ». C’est bien le « midi » triomphant qui part à la conquête de la Capitale.

32L’utilisation de Darcelys et de ses chansons comme « Le pastis bien frais, Le cabanon sous les étoiles, Une partie de pétanque… » prend de l’ampleur en 1948. Cette année-là, il est produit en tournée lors des étapes du Tour de France par la société Ricard qui est la première à organiser un tel événement dans la caravane. En 1952, le tout s’étoffe et l’espace du « midi marseillais » s’élargit. Sur le podium Ricard, on retrouve l’éternel Darcelys, mais surtout le chanteur de l’île de beauté alors au fait de sa gloire, Tino Rossi7. Le succès est indéniable et va au-delà de toutes les espérances. Ainsi, le maire de Roubaix ne peut s’empêcher de proclamer que, « depuis la venue du Président Poincaré, on avait jamais vu autant de monde »8. Au Mans, il faut l’intervention de la police pour arracher Tino Rossi à l’enthousiasme de ses admiratrices.

33L’interdiction de la publicité pour les alcools anisés de 45 degrés contenue dans la loi de 1951, loin d’abattre le personnage, a constitué un formidable stimulant, comme il le signale lui-même dans ses mémoires :

L’interdiction de la publicité, qui pouvait apparaître comme un redoutable handicap fut en réalité un atout secret qui nous obligeait à exercer notre imagination pour nous faire connaître coûte que coûte9.

34Et cela va très loin, et le « midi », ses traditions, voire son « folklore », ses atouts et ses images seront encore mis à contribution…

35Quelques exemples.

36Ainsi, pour la fête votive de son quartier Sainte-Marthe, Paul Ricard importe de Tarascon le défilé de la Tarasque qui a lieu après une messe célébrée en provençal et une bénédiction générale. Le monstre, précédé de groupes folkloriques et suivi par l’harmonie locale est « exhibé » dans les rues du quartier, le tout étant patronné par les Distilleries Ricard qui distribuent leur pastis à tous les participants. Mais ses actions les plus significatives ont cependant lieu en Camargue, là où s’exprime le mieux sa passion pour tout ce qui tourne autour du taureau – le « biou » en provençal. Il relance à grande échelle la corrida espagnole – celle qui se termine par la mort du taureau – interdite sous l’Occupation. En 1955, il fonde les « Clubs Taurins Ricard », une association de type 1901 chargée de fédérer les « aficionados ». Tous les clubs ont des statuts identiques et un logo unique – une tête de taureau encadrée par une muleta, avec une banderille et une épée, – le fer de la manade Ricard et la croix de Méjanes –, un logo qui symbolise les principales missions des clubs, à savoir défendre la corrida, faire connaître l’entreprise et ses produits. Car rien n’est « gratuit » dans l’esprit de Paul Ricard. Tout ce qu’il impulse doit servir les intérêts de sa société.

37Toujours en 1955, il inaugure dans son domaine camarguais de Méjanes qu’il a mis en valeur pendant la guerre, en réponse à l’interdiction faite par Vichy de produire et commercialiser les apéritifs anisés10 une arène de 5 000 places équipée de toutes les installations requises pour la tenue de corridas. Viendront ensuite une manade, des bars, un restaurant, des cabanes de gardians… C’est donc un véritable complexe touristique qui émerge alors destiné à attirer une grande partie des touristes attirés par la Camargue, et plus généralement par la façade provençale qui devient peu à peu la destination privilégiée des « congés payés ». Poursuivant dans cette voie, il achète en 1958 l’île des Embiez avec l’ambition d’en faire, comme il souligne dans ses mémoires, « un haut lieu du tourisme international, un séjour idéal de repos et de vacances, avec tout ce qu’il faut pour être heureux ». Le 1^er mai 1963, le port de plaisance est inauguré. Il dessine lui-même les bateaux navettes reliant l’île au continent et exploités par une société filiale créée à cet effet, les réalités capitalistiques n’étant jamais absentes des préoccupations. L’île entière avec son port, son hôtel, ses arènes… est façonnée à son image. En 1966, il y installe l’« Observatoire de la mer » créé en collaboration avec Alain Bompart, une structure qui, à partir de 1974, change plusieurs fois de nom pour devenir, en 1991, « l’Institut océanique Ricard », un institut qui a conquis ses lettres de noblesse dans le monde de la recherche internationale.

38Ce faisant, il a mis en pratique sa propre vision de la société « future » exposée en 1963, au cours d’une table ronde organisée par la revue Entreprise. Dans son intervention intitulée « L’industrie des loisirs face au marché commun », il remarque que

l’accroissement de la production risque d’engendrer […] des crises économiques graves avec chômage et misère, si les responsables de la vie économique et sociale ne préparent pas dès maintenant l’ère des loisirs.

39Il y a donc urgence, poursuit-il, de construire cette nouvelle époque pleine de promesses et synonyme d’épanouissement pour tous, car

dans un monde où le travail est à l’honneur, les loisirs ne sont pas condamnables parce qu’ils permettent à l’homme de développer sa personnalité beaucoup plus qu’au cours du labeur quotidien11.

40Dans cette optique, le « midi » et ses particularismes – la pétanque par exemple qui sera mise à l’honneur en 1962 avec le premier « Concours international à pétanque Ricard-La Marseillaise12 » qui devient très vite le rendez-vous obligé de tout ce que compte le milieu bouliste – ne pouvaient que tenir une place privilégiée dans le système « Ricard ». Cela l’amène à critiquer fortement ses pairs avec lesquels il a peu d’affinité. Ainsi, à propos du Front populaire, il déclare que

bon nombre de ces patrons n’avaient pas volé ce qui leur arrivait. Moins par égoïsme, du reste, que par ignorance des réalités économiques nées du développement industriel. Ils ne comprenaient pas qu’en augmentant le pouvoir d’achat, ils développeraient la consommation, c’est-à-dire la production et la prospérité de leur entreprise, et non le contraire. Les congés payés, qui les affolaient tant, allaient précisément être profitables à cette consommation13.

41Nous abordons alors un autre champ de réflexions de Ricard portant cette fois-ci sur le monde du travail et des entreprises.

Entrepreneurs et entreprises en Ricardie

42Pour construire et affirmer ses visions et analyses dans ce domaine, Paul Ricard puise ses références dans une série d’expériences individuelles ou collectives qu’il mentionne sans discontinuité.

43Au niveau des expériences individuelles, c’est celle des frères Coder, mais surtout celle de Maurice Bourrisson, auquel il rend un vibrant hommage dans ses mémoires :

S’il me fallait décerner le prix de la réussite la plus exemplaire, je le donnerai à Maurice Bourrisson. Son père était parti à la guerre et sa mère, en faisant des ménages, n’arrivait pas à joindre les deux bouts. Alors, ils vivaient de la charité des voisins et en souffraient, bien sûr. Voilà pourquoi, à douze ans, Marius abandonna ses camarades de classe, dont j’étais, pour se faire embaucher comme apprenti maçon. Qu’ils étaient malheureux, ces enfants ! Il n’y avait ni bétonnières, ni grues, ni monte-charge ; il fallait gâcher le mortier à la pelle et le coltiner jusqu’au sommet des édifices en grimpant à l’échelle, le seau sur la tête. Eh bien, Marius Bourrisson n’en a pas moins travaillé ainsi jusqu’au régiment. Puis, au retour, il s’est mis à son compte, ne mesurant ni son temps, ni sa peine. Il a dû embaucher du monde pour l’aider et, comme il était sérieux et fournissait du bon travail, il a continué à prospérer. Jusqu’au moment où il a compris qu’il ne pouvait aller plus loin tout seul, manquant de connaissances générales. Il aurait pu en rester là ? Ce serait mal le connaître. Il s’associa avec un technicien, qui lui apporta le complément indispensable à la progression de son affaire, et devint un grand entrepreneur14.

44Au niveau des expériences collectives, c’est « l’Amérique » qui le subjugue depuis le voyage qu’il a effectué en 1946 avec une délégation du Centre des jeunes patrons. Car, c’est un « pays sans patrons » comme il se plaît à le répéter ; mais aussi

un pays où la lutte des classes n’existe pas… car le vrai patron, c’est le client… un pays où les syndicats sont très puissants mais, quand ils déclenchent une grève, on n’y décèle pas le caractère d’une guerre sans merci entre classes ennemies. D’ailleurs, patrons et délégués des salariés jouent au golfe ou au tennis pendant les pauses de la négociation. Le débat n’est pas politisé.

45Et d’ajouter :

Peu d’affaires traditionnelles ou héréditaires. Le plus grand nombre des chefs d’entreprise avait gravi les degrés de l’échelle sociale par le travail ; ils s’intéressaient plus à la bonne marche de leur affaire qu’aux dividendes à distribuer. Patrons et ouvriers étaient vêtus de la même façon, roulaient dans les mêmes voitures. Ils n’étaient pas aussi riches les uns que les autres, certes, mais la richesse n’était pas dénoncée, ainsi que chez nous à cette époque et aujourd’hui encore, comme un vice honteux. Aux États-Unis, on la regardait comme le signe d’un mérite15.

46Ces deux citations résument à elles seules l’image de l’entrepreneur idéal selon Paul Ricard et de la nature des rapports sociaux devant irriguer l’entreprise. En fait, le patron digne de la « Ricardie » est celui qui est sorti du « rang », qui s’est construit lui-même grâce à ses talents et son travail. Cela le rend le plus capable de respecter ceux qui n’ont pas pu ou pas su arriver à ce niveau car « la richesse des uns ne doit pas provenir de la pauvreté des autres. Le monde industriel se doit apporter le bien-être généralisé16 ». Pour cela, dit Paul Ricard en substance, il faut que l’entreprise devienne le bien commun afin de supprimer le risque de l’exploitation de l’homme par l’homme et de réintégrer le prolétaire dans sa condition d’homme, un des moyens essentiels pour rétablir l’ordre social17.

47Un des grands mérites de Paul Ricard – mais c’est loin d’être le seul il faut se l’avouer – est de tout faire pour appliquer ce qu’il ressent.

48À cette fin, il s’attache à mettre en place les structures qu’il juge les plus efficaces pour ses objectifs.

49Jusqu’en 1950, il n’existe pas dans la société d’organisme représentant de manière collective les salariés. Ceux-ci en réfèrent individuellement à leur hiérarchie pour tout ce qui concerne les problèmes de travail ou de salaire, ou alors aux services centraux pour tout ce qui regarde les œuvres sociales mises en place par la direction. En fait, dans la pratique, chacun préfère s’adresser directement à Paul Ricard lors des visites presque quotidiennes qu’il effectue dans les ateliers ou les bureaux. Il s’établit ainsi des liens personnels, d’Homme à Homme, entre employé et employeur, proches des liens liant vassal et suzerain du temps de la féodalité triomphante, ou alors des contrats de louage propres au xix^e siècle.

50Le développement de l’entreprise se traduisant par un personnel plus nombreux change quelque peu les données. Se méfiant des syndicats classiques qui cultivent « leur volonté de revendication, et surtout leurs surenchères, la lutte des classes18 » et qui réfutent à tort le profit car « il est le moteur du travail, du progrès social, de l’abondance pour tous » et que « le dénoncer comme un abus, le rendre impopulaire est pure démagogie19 », Paul Ricard pousse à la création d’une Amicale du personnel destinée à assurer tout à la fois le rôle d’un syndicat et d’un comité d’entreprise.

51À partir de 1960, pour se mettre en conformité avec la législation, l’Amicale laisse sa place à un syndicat autonome, le Syndicat indépendant du personnel du personnel Ricard, une situation pour le moins insolite dans un département, une ville et une région marqués par une forte implantation cégétiste. L’apparition de ce syndicat ne modifie en rien la situation antérieure. Signe de cette réalité : les anciens responsables de l’Amicale se retrouvent à sa tête et à celle du Comité d’entreprise qui est alors élu. Paul Ricard fixe lui-même les fonctions de ces deux organismes dans Les Nouvelles Ricard de juin 1960 :

Le syndicat étudiera les problèmes sociaux et économiques qui nous intéressent tous et apportera à la direction une utile collaboration par la clarté sur le bien des choses… L’action du syndicat et du comité d’entreprise ne pourra être que constructive. Cette action sera utile à la hiérarchie de notre société et ne fera que renforcer l’autorité de son chef.

52Il faut relever, et c’est significatif de l’ambiance générale qui s’est établie ici, que le site Ricard de Marseille n’a connu, depuis 1932, qu’une demi-journée de grève, et ce en 1968 pour exprimer la solidarité des personnels aux salariés engagés dans les événements sociaux qui agitaient la France à ce moment.

53Malgré tout, cela n’empêche pas de voir se développer une politique sociale flamboyante qui peut être résumée dans le tableau suivant :

54En plus, Paul Ricard se propose de transformer les salariés en actionnaires de l’entreprise. C’est là un pan important original et pionnier de la gouvernance ricardienne qui prend corps, très tôt, dès 1939, lors de la constitution de la société anonyme Distilleries Ricard. Paul Ricard décide alors

d’associer le personnel de l’entreprise au capital, en attribuant des actions gratuites [car précise-t-il] l’entreprise doit être l’affaire de tous ceux qui la font prospérer et qu’un actionnaire salarié est forcément plus concerné qu’un investisseur dont l’intérêt se limite à la question financière. Le premier se bat pour ce qui constitue à la fois son outil de travail et son avenir ; le second, attiré par le seul profit immédiat, peut vous abandonner au moment où vous avez le plus besoin de lui20.

55Par la distribution d’actions,

l’entreprise est devenue un bien commun où n’existe plus de risque de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le prolétariat a disparu chez nous, cédant la place à des travailleurs possédants. [...] Et il ajoute : Nos collaborateurs ont acquis un sentiment de sécurité, un sens de leur importance dans l’entreprise que leur envient d’autres salariés. Ils sont les associés du patron. Cela change tout le climat de l’usine, de l’affaire, du travail. Nous ne connaissons pas de grèves. Cela n’empêche pas les travailleurs d’être des syndicalistes organisés pour la défense de leurs intérêts et la gestion des affaires sociales… La lutte des classes, la lutte entre patrons et ouvriers n’existe pas chez nous21.

56En fait, Paul Ricard décline les avantages de ce qu’il nomme le « capitalisme populaire », un « capitalisme populaire » qu’il appelle de tous ses vœux et qu’il se targue d’avoir mis en place dans son entreprise.

57Qu’en est-il exactement car rien n’est simple à ce niveau ?

58Si par « capitalisme populaire », on entend simplement la mutation des « salariés-prolétaires » en « actionnaires-propriétaires », alors Paul Ricard a tendu vers cela. En 1960 par exemple, un tiers du capital de l’entreprise est aux mains des employés, mais il faut relever des situations bien différenciées. En règle générale, les plus gros actionnaires salariés sont ceux qui ont des liens de parenté avec Paul Ricard. Certes, tous les actionnaires salariés n’ont pas gardé leurs titres sur une longue période, – ce que déplore Paul Ricard –, préférant les « négocier pour s’offrir, qui une nouvelle machine à laver, qui un réfrigérateur, qui une voiture de sport22 ». Mais cela ne change rien à l’affaire.

59Si par « capitalisme populaire », on entend aussi une participation de représentants des salariés actionnaires à la gestion réelle de l’entreprise, alors il n’en est rien. Les comptes rendus des conseils d’administration sont à ce sujet éloquents : on ne trouve trace nulle part de remarques ou de propositions venant des actionnaires salariés ordinaires. En outre, lors des Assemblées générales des actionnaires, les salariés possesseurs de titres donnent systématiquement leur pouvoir à un membre de la famille Ricard.

60Ces remarques ne ternissent en rien la démarche novatrice de Paul Ricard dans le domaine de l’actionnariat salarié. Elle s’inscrit parfaitement dans son idéologie qui le porte à mettre en œuvre le rapprochement du capital et du travail dans un souci d’éviter les conflits d’intérêts et les confrontations, à procéder à une redistribution certaine des richesses produites par l’entreprise en direction des salariés, sans pour autant négliger les intérêts des actionnaires plus classiques, et sans que l’autorité du chef d’entreprise soit bornée. Malgré tout, Paul Ricard se distingue là encore dans le paysage régional des entrepreneurs.

61Il en est de même lorsqu’il développe ses analyses et ses représentations de Paul Ricard dans des domaines comme le rôle de l’État dans l’économique et le social, le système scolaire, la protection de l’environnement etc., etc. Mais nous ne pouvons insister à ce niveau23. Nous nous contenterons de relever brièvement son aversion envers l’Administration, « la Sainte Administration » comme il la nomme, coupable de tous les maux et qui lui fait dire que

si les Grecs avaient eu un ministère de la Construction, nous n’aurions pas l’Acropole. Pas plus que Rome, Paris et autres lieux dont s’émerveille le monde. Il aurait trouvé Notre-Dame trop sombre et la Tour Eiffel trop haute24.

62On a ici un bon aperçu de talent de débatteur et de polémiste du personnage.

En guise de conclusion

63Ainsi, Paul Ricard n’a jamais manqué une occasion d’expliquer sa propre vision des relations sociales qu’il s’efforce d’établir au sein de son entreprise, de tracer les traits du patron idéal qu’il souhaite voir incarner, d’exposer la nature des rapports idéaux qui doivent s’établir entre gouvernements et décideurs économiques. Il ne profère pas ses vues dans des ouvrages bien charpentés et traitant l’ensemble de la problématique. Il agit par touches, au gré des circonstances et de ses humeurs, sans que ses analyses s’inscrivent dans des schémas et systèmes économiques et politiques bien définis, ce qui rend difficile un quelconque catalogage dans des écoles bien définies et reconnues.

64Cependant, nous sommes convaincus que c’est bien une de ses propres expériences passées qui nourrit le tout et qui permet de comprendre sa conception du monde.

65En effet, la clé de l’édifice se trouve dans son engagement occitan de l’entre-deux-guerres, avec Reboul, fondateur du Calen, le groupe culturel régionaliste le plus actif de Marseille. Les jeunes gens sont provençalistes, mais en marge d’un Félibrige beaucoup trop réactionnaire à leurs yeux. Ils cultivent les traditions, mais ne s’en veulent pas prisonniers. Ils sont les chantres d’un socialisme du Midi. Leur maître à penser est Charles Camproux, fondateur de la revue Occitanià et du Parti Provençal. Ce professeur, originaire de Marseille, mais enseignant à Montpellier, est un chrétien social, un proudhonien, un défenseur du droit des nationalités étendu aux minorités nationales et d’un fédéralisme socialiste, celui qui inspire le tract signé par Paul Ricard en 193525.

66Dans le programme d’Occitanià, publié le 8 décembre 1935, il expose des conceptions dont on retrouve des traces, plus tard, chez le Paul Ricard patron social. Il est personnaliste en faisant passer l’individu avant l’État. Il est anti-étatiste et souhaite limiter la fonctionnarisation de la société. Il dénonce les impérialismes étatiques qui génèrent les guerres et engendrent le protectionnisme. Il est, comme beaucoup à droite et à gauche à l’époque, favorable au développement d’une société de petits producteurs indépendants (pay sans propriétaires, artisans et petits commerçants). Il préconise l’association capital-travail : les patrons doivent répartir les bénéfices après avoir assuré à tous le minimum vital et les salariés ont vocation ainsi à participer à l’apport en capital. Son objectif est de remplacer à terme la grande industrie par une société d’individus libres organisés en cellules autonomes, communales, régionales, professionnelles. Dans cette société de petits capitalistes, la base de l’organisation économique est régionale. Il rêve d’une France fédérale dans une Europe fédérale. Il est antifasciste et anticommuniste.

67Paul Ricard a évolué par rapport à l’époque où il militait dans cette mouvance. Mais c’est bien son provençalisme qui est la source de sa méfiance à l’égard de la politique, de sa conception des rapports sociaux, de ses choix en matière de politique sociale. On y trouve aussi des traces de saint-simonisme dans sa manière de réserver aux plus compétents, et non au plus diplômés, les places de responsabilité et d’encadrement dans son entreprise. Mais il y a aussi du bonapartisme dans cette gestion des choses et des gens, une gestion éclairée, apolitique, réformatrice, lorsqu’il énonce dans ces mémoires :

L’entreprise exige plus un chef qu’un patron […]. Pour un vrai chef, profit et richesse ne sont qu’accessoires ; la seule richesse authentique, c’est son cerveau, son initiative et son esprit de décision. On le jugera dans les périodes critiques ; une erreur de sa part peut entraîner tout le monde dans la catastrophe, elle est donc impardonnable. C’est pour cela qu’en contrepartie, l’autorité ne se partage pas et le commandement doit être souverain.