Le Paradis, argument polémique

1Ce n’est bien sûr que par détournement d’intention qu’on peut considérer le Paradis dont il va être question comme un présupposé ou un espoir sur l’avenir. Pourtant, le vocabulaire n’est jamais neutre : les outils de la rhétorique prennent racine dans une éducation, une culture largement dépendantes d’un milieu et d’une époque. La géographie de l’au-delà faisait naguère partie du langage commun, y compris pour l’opposer à ce monde, dans le registre de la polémique. Lors des premiers mois de la Révolution, marqués par une exubérante floraison de feuilles périodiques – quelque 500 titres entre 1789 et 1792, 184 recensés à Paris durant l’année 17891 – de brochures ou de simples libelles, le Paradis est invoqué dans des textes qui ne doivent rien à la théologie, mais beaucoup au contexte politique2.

2Le Procès-verbal de l’assemblée générale des saints martyrs, confesseurs, anges, chérubins […] qui a lieu en Paradis le 15 novembre 17893 commence par un long rappel des événements survenus en France depuis l’assemblée des notables… pour en arriver au 2 novembre : « L’assemblée nationale, après une longue discussion, a ménagé, le jour des morts, l’enterrement du clergé à la chapelle de l’archevêché, sur la motion d’un prélat usurier, parjure et luxurieux4 […] ». Le ton est donné. « La révolution du culte se prépare : un homme dédie à l’assemblée nationale un livre sous le titre Catéchisme du genre humain5, qui repose sur cette base : trois choses nuisent au genre humain, la propriété, le mariage, la religion ; les biens et les femmes doivent être en commun, et il ne faut point de religion ; c’est le moyen d’avoir des enfants nationaux et athées ».

3Le libelle imagine de transposer au ciel les changements survenus en France : saint Pierre propose d’en finir avec la « hiérarchie aristocratique parmi les puissances célestes » et, montrant l’exemple, dépose sur le bureau les clés du Paradis. Trois candidats se présentent pour la présidence : saint Yves, patron des avocats, a pour clients les « principaux auteurs de la révolution qu’on prenait pour modèle » ; mais saint Crépin, plus proche de l’idéal égalitaire, l’emporte. La déclaration des droits des saints tourne autour d’une question préalable : les idées de liberté et d’égalité qui se répandent en France et qui ont gagné le Paradis, font-elles le bonheur des Français ? La réponse, à l’évocation des maux qui les frappent, ne fait aucun doute. Du moins ces idées feront-elles, à l’avenir, ce bonheur ? Et celui-ci ne serait-il pas « trop cruellement acheté » par la ruine des contemporains ? Arguant de son ancienneté, Saint Dymas, qui n’est autre que le bon larron de l’Évangile, intervient alors, pour relire sa vie « qui pouvait passer, selon les préjugés d’alors, pour celle d’un bandit » […] « mais qui n’est que l’égalité mise en pratique ».

4De manière très décousue, le Paradis décide d’élire une commission chargée de préparer la réforme du calendrier en éliminant les saints aristocratiques. On commence, en raison de la date, par les saints de décembre… et, en attendant le résultat des travaux de la commission, on décide d’étudier les articles déjà au point de la future constitution… en abandonnant de fait, durant une dizaine de pages, toute fiction paradisiaque

5La Séance des saints au Paradis6, dans la ligne du texte précédent, est publiée le 20 novembre 1789, quelques semaines après la suspension des vœux monastiques, deux jours après qu’ait été décrété l’inventaire des biens des églises et des couvents. Au cours des mêmes semaines, l’Assemblée, qui est sous la pression permanente des meneurs d’opinion parisiens, consacre une partie de ses débats à la réorganisation administrative et au mode de scrutin. Les projets sur le droit de vote ou l’éligibilité, la question du droit de veto royal mettent en évidence des clivages au sein des députés du Tiers. C’est dans ce contexte que l’« assemblée générale des saints martyrs, confesseurs, anges [etc.] » projette une réforme du calendrier de décembre. Qui, parmi les saints, mérite que son nom désigne une des journées de l’année ? Chaque personnage céleste est examiné, adopté ou rejeté en fonction de sa renommée, de ses compétences et de ses œuvres passées. Le rapporteur est l’homme du droit, saint Yves. L’Assemblée nationale ayant le 7 novembre supprimé la distinction entre les ordres, l’origine aristocratique ou la qualité d’évêque sont de graves handicaps pour figurer en bonne place : dès le 1^er décembre, saint Éloi ne sauve la sienne, quoiqu’évêque, que parce qu’il a été longtemps « garçon orfèvre », ce qui le rapproche des artisans parisiens. Mais le lendemain, sainte Bibiane, fille de chevalier et donc aristocrate, « qui n’a pu faire valoir que sa virginité, qui ne peut nous être bonne à rien » est renvoyée, et saint Yves laisse le choix pour la remplacer entre plusieurs saints sortis de la « lie du peuple ». François Xavier, qui occupait la case du 3 décembre, est renvoyé sans même être entendu, condamné à la fois pour avoir été « un des chefs de la Société aristocratique de Jésus » et en raison de son origine familiale tout aussi aristocratique. Ainsi vont les jours : tous les saints du calendrier revêtus de « titres et dignités » sont éliminés. Seuls sont sauvés les saints d’humble origine. Pour le 6 décembre, saint Nicolas, « que nous aurions proposé de conserver d’après les nombreuses réclamations des onze mille vierges dont il se dit le patron, et des innocents qui le réclament pour tel » est victime de sa qualité d’évêque. On maintient pour le huit la célébration de la Conception de la Vierge, mais le « comité » propose de demander au Christ la réduction des fêtes consacrées « à sa glorieuse mère ». La transposition céleste de la nuit du 4 août rejoint, sur le problème plus général de la réduction du nombre des fêtes, les préoccupations utilitaristes d’une partie de l’opinion éclairée, et même d’un certain nombre de membres du clergé.

6Ce paradis n’est qu’une lourde parabole. En se limitant à quelques semaines, cette parodie se révèle pour ce qu’elle est : une intervention dans les débats en cours. Elle sert à mettre à distance des réflexions sur le fonctionnement d’une assemblée aux compétences mal définies, contrainte depuis mai à l’improvisation. Les débats, au Paradis, s’enlisent : tel saint propose d’acter les décisions acceptées, tel autre de s’en remettre à la commission ad hoc, voire d’en faire imprimer les propositions avant tout débat… ce qui provoque des protestations, au nom de la liberté des opinions. Le président en casse sa sonnette. Les faux-semblants disparaissent avec l’intervention de saint Maur :

je ne crois pas qu’une marche aussi précipitée soit celle qui convient à l’assemblée nationale céleste ; votre première faute, je crois, est d’avoir fait marcher les conséquences avant l’établissement des principes : il me semble d’ailleurs que nous sommes prêts à tomber dans un travers qu’on a reproché avec raison au corps législatif français, celui d’exercer tous les pouvoirs au lieu de les constituer et d’établir une ligne de démarcation entre eux7.

7Les débats sur le veto royal ou les conditions d’éligibilité, le décret du 3 novembre qui maintient les parlements en vacance fournissent des arguments immédiats à cette opinion ; la France est alors un vaste chantier institutionnel.

8L’accusation d’abus de pouvoir se précise : saint Corentin accuse « les anges et les chérubins, en possession d’obséder le trône de Dieu, […] qui n’ont pas vu, sans la plus cruelle inquiétude, les idées de liberté parvenir et germer dans ce séjour ». Ce saint, premier évêque de Quimper et l’un des sept saints « fondateurs » de Bretagne, pourrait représenter les députés du Tiers breton, acteurs très actifs du changement au début de la Révolution. Les anges et les chérubins, au sommet de la hiérarchie céleste, désignent assez clairement la noblesse de Cour. Le Saint-Esprit qui, selon saint Corentin, serait « à la tête de cette faction ennemie », est peut-être Louis Auguste d’Affry, chevalier du Saint-Esprit et colonel général des gardes suisses, hypothèse helvétique que pourrait conforter la mention d’une « puissante confédération » dont l’auteur dit avoir tout à redouter. Le contexte, quoi qu’il en soit, évoque une menace latente de violence : « Déjà la milice céleste est en marche, et cette salle sera bientôt entourée. » L’Assemblée nationale craint un coup de force : en octobre, les moyens de La Fayette ont été renforcés, la loi martiale proclamée8. Les partisans du mouvement, sans doute aussi pour rendre les ruptures irréversibles, ont ou donnent l’impression d’une course : « Imitons ce peuple généreux qu’on nous a offert pour modèle ; hâtons une révolution nécessaire, que Dieu soit supplié de faire éloigner ses troupes ; que les démarches des gens suspects soient épiées. » Ces propos suscitent les protestations de saint Flour, qui demande, applaudi sur de nombreux bancs, qu’on n’accuse jamais sans preuves.

9Il faut donc assurer l’indépendance de l’Assemblée contre les tentatives d’intimidation et les menaces qui pèsent sur elle. La portée du texte se précise quand on met en relation les saints et les villes qu’ils symbolisent. Derrière saint Corentin se devine Le Goazre de Kervelégan : avant d’être l’élu du Tiers de la sénéchaussée de Quimper aux États généraux, ce député avait écrit en 1788 les Réflexions d’un philosophe breton sur les affaires présentes9, violemment hostiles aux ordres privilégiés. Saint Flour pourrait être dans cette transposition le duc de Caylus, député de la noblesse de Saint-Flour, grand d’Espagne, hostile au vote par tête et à la réunion des trois ordres. La Cour céleste n’était qu’un leurre, tout comme l’atmosphère paradisiaque qu’elle aurait pu illustrer ! Saint Flour est publiquement accusé par Corentin de dénoncer les patriotes. Lue en public, une lettre adressée au bienheureux Gabriel rapporte un propos de saint Luc à saint Léon selon lequel « aussitôt qu’on aurait distribué à la milice céleste les armes qu’elle attendait, le premier usage qu’elle en ferait serait de se débarrasser des députés mauvais citoyens ». Le texte s’éclaire une fois encore par le retour du ciel à la terre : l’évêque de Quimper est alors Conen de Saint-Luc, censé écrire à son homologue du diocèse de Léon, Jean-François de La Marche. Saint Corentin, accusé de calomnie envers saint Flour, est condamné à la déchéance et à un siècle de purgatoire. « Le parti démagogue est consterné. »

10Le sens de la fable apparaît dans une conclusion introduite par saint Louis, sans doute parce qu’il jouit de l’estime de tous : il y a, déclare-t-il, « une similitude bien marquée entre ce qui se passe dans ce séjour et ce qui a lieu dans l’assemblée nationale de France ». Le texte commençait sur un registre plutôt comique ; il se termine sous forme de charge.

Tous ceux qui peuvent échapper à la tyrannie populaire, qui a succédé à la prétendue aristocratie des nobles et du clergé, vont chercher ailleurs la tranquillité et la sûreté ; le nombre des émigrants est incroyable, la sortie du numéraire incalculable, et la misère, la disette, la banqueroute, la guerre civile menacent plus que jamais la belle contrée que j’ai jadis gouvernée.

11Le sens est clair : il faut protéger l’Assemblée, en fixer les compétences ; mais il faut, aussi, terminer la Révolution. On reconnaît là un auteur proche des monarchiens.

12Le contraste entre la vie évangélique et celle du clergé contemporain nourrit sans surprise la plupart de ces textes. Le saut périlleux, ou le clergé chassé du paradis terrestre10, serait, selon une mention manuscrite, du 14 décembre, donc quasi contemporain du précédent. Six semaines après le vote du 2 novembre, il ne s’en prend guère qu’à la fortune du clergé. Ouvert par la formule « eos perdidit superbia », il ne maintient à la différence du précédent aucune ambiguïté sur l’identité des personnages : le ministre Necker y est le fils de Dieu, qui dénonce à son « Père »« ces viles créatures à calottes noires, à calottes rouges », successeurs sans scrupule des apôtres qui devaient être pauvres, humbles et chastes. Face à ce scandale, Dieu a décidé d’envoyer deux de ses anges « les plus intrépides (Mirabeau et Target11) » pour les dépouiller de « ces biens immenses, qu’ils n’ont acquis qu’à force de crimes ». Les reproches sont classiques, mais le ton, à cette date, surprend par sa violence radicale. En chemin, ces deux envoyés rencontrent d’autres suceurs du sang des peuples, « parlements, fermiers généraux, financiers, privilégiés, pensionnés sur le trésor royal ». Je veux, ajoute le Père éternel « qu’ils soient chassés de cette terre promise qu’ils ont teintée du sang de mes peuples ». Les « chefs de ces monstres vomis par les fureurs infernales » se révoltent, refusent, à la différence d’Adam, de se reconnaître coupables ; d’une « voix de stentor qui se fit entendre de tout l’univers », l’ange (c’est-à-dire Mirabeau, précise le texte) se lance dans un réquisitoire, très violent, contre « ces vils pourceaux ». Une note précise : « Comme il n’y a pas longtemps que nos deux anges jouissent de la gloire éternelle, il n’est pas étonnant qu’ils aient quelque reste de l’énergie mondaine » ! Chassés du Paradis terrestre, les uns se retirent « chez leurs putains qu’ils avaient entretenues au dépens du pauvre » […] « d’autres, comme de nouveaux Scariotes12, désespérant de la miséricorde divine se jettent du haut des tours ».

13En 1789 paraît également une brochure plus volumineuse et plus soignée intitulée Le Remue Ménage du Paradis ou la députation du Vatican – « relation fidèle », précise le sous-titre, « de ce qui vient de se passer au séjour des cieux » – éditée « à la Ménagerie des cieux, de l’imprimerie du cochon de saint Antoine », en 1789 selon l’incipit, pour une fois précis13 ! Le texte, complexe, évoque d’abord la vallée de Josaphat, où la tradition fixe le jugement dernier, et l’arrivée pour ce jugement d’une foule de membres du haut clergé « une gredinaille qui a pillé et dévasté nos moissons ». « La race de nos marchands de blé, en cordons bleus, mitres, étoles et robes de justice » est, sur un mot du Christ, envoyée au diable au sens propre du terme. Le pape, qui dénonce l’« avilissement » où sont réduits en France les ministres de la religion, s’attire une très ferme réplique de son prédécesseur saint Pierre, qui, opposant l’opulence cléricale à la vie pauvre du Christ, le traite de « capitaine des voleurs ». Dans le contexte d’une violente campagne anti-monastique qui aboutit le 13 février 1790 à l’abolition des vœux – le débat commence en décembre 1789 – les religieux, « plus pernicieux que la plus sale vermine » sont traînés dans la boue : les capucins sont des « cochons pestiférés », les bénédictins des « fainéants débauchés » etc. Plusieurs évêques opposés au changement sont nommément et injurieusement attaqués : ainsi l’évêque de Langres La Luzerne, celui de Meaux (Camille de Polignac, aumônier de la reine), le très conservateur Louis Machaud d’Arnouville, fils du contrôleur général puis garde des sceaux de Louis XV, qualifié de « sot, avare, imbécile et superstitieux ». Les saints, et leurs dévots, sont tournés en ridicule : saint Pierre, qui d’indignation blasphème et, entendant aussitôt le coq chanter, se met à « pleurer comme un veau », saint Denis qui, sa tête miraculeusement recollée, « jouissait de toutes ses facultés ». Le pamphlet s’attaque à d’autres cibles parisiennes : l’abbé de Saint-Nicolas-des-Champs ; Bossu, curé de Saint-Paul14, l’abbé Vermont, lecteur et confident de la reine depuis Vienne, un « composé de vices infâmes ». Drôle de Paradis, où « plus de quarante des ornements du calendrier » sont mis en cause par saint Pierre, qui regrette l’indulgence dont on a fait preuve envers eux. Le curé de Saint-Sulpice qui plaide la cause du clergé, est apostrophé par saint Pierre : « quel usage avez-vous fait de ces biens ? […] Les parties clandestines, les petites maisons, les soupers fins et délicats, un luxe épouvantable, les passions les plus criminelles, voilà à quoi vous avez employé le patrimoine des pauvres ». Des évêques en viennent aux mains, quand Dieu lui-même intervient pour un discours de conclusion qui condamne pape, évêques et curés, et leur enjoint de changer de vie. « Puisse, conclut abruptement et benoîtement le texte, l’esprit divin les accompagner à leur retour, et les diriger de manière qu’ils puissent exciter en nous autant d’admiration qu’ils ont imposé de mépris. »

14La pièce suivante, nettement plus tardive, reprend une contribution anonyme parue le 13 mai 1791 dans la Chronique de Paris. Son auteur est sans doute l’éditeur du journal, Joseph Fiévée, alors imprimeur et journaliste, surtout connu par sa carrière sous l’Empire, comme agent de Napoléon puis préfet de la Nièvre15. Les articles à connotation religieuse, jusqu’alors assez rares, étaient depuis les premières semaines de 1791 de plus en plus fréquents dans la Chronique en raison du décret qui, le 27 novembre 1790, avait obligé les ecclésiastiques fonctionnaires publics à prêter le serment de fidélité à la Constitution civile du clergé16. La longue absence de réaction officielle du pape inspirait des attaques de plus en plus vives contre les opposants à la loi : ses condamnations du 10 mars et surtout du 13 avril, publiées à Paris le 13 mai 1791 sont donc à l’origine directe de ce texte. Il paraît sous trois formes : dans le journal ; en pièce séparée, sans doute plus accessible à la fois par sa typographie et ses modes de diffusion ; et enfin en légende d’une estampe17. Cette démultiplication témoigne de la volonté de donner un large écho à ce thème, argument d’une campagne qui, depuis quelques mois, se joue dans chaque paroisse.

15 La grande relation véritable et remarquable du grand voyage du Pape dans le royaume du Ciel, département du Paradis détourne comiquement la nouvelle géographie administrative, même si le terme « département » est courant sous l’Ancien Régime. Il faut jeter le discrédit sur le chef de l’Église, dont les motivations supposées ne peuvent être que médiocres, ou pires. Le discours reprend donc l’opposition classique entre l’Église du temps et la primitive Église. Le Pape ne parvient pas à se décider : doit-il excommunier l’Assemblée qui « veut faire jurer nos frères de France d’observer les préceptes de l’Évangile, d’être simples, humbles et pieux », au risque de voir Avignon, voire la « donation de Pépin », lui échapper ? Le cardinal de Bernis18, fortement attaqué ailleurs, l’encourage prudemment à se rendre auprès de la Sainte Trinité. Le pape revêt donc ses plus beaux atours et aidé de douze valets – le douxième, « parent du quatrième officier de M. de Marlborough […] ne portait rien » – parvient ainsi à la porte du Paradis. L’antipapisme du pamphlet utilise aussitôt les lieux communs de l’anticléricalisme. Le pape ici est incapable de se servir des clés du paradis, rouillées par le sang versé par « les Jules, les Grégoire, les Boniface etc. ». La violence institutionnelle se double de la critique du mode de vie du pontife : le successeur de saint Pierre rappelle à Pie VI qu’il n’était lui-même « qu’un pauvre pécheur sur les bords du lac Génésareth, qui portait des habits simples et une ceinture de cuir ».

16La satire se fait plus précise et plus érudite lorsque le pape entend passer la porte que saint Pierre a enfin ouverte. L’auteur cite les « annates, déports, droits de côte-morte, dépouilles, vacat, droits censaux », qui engraissent le pontife aux dépens de l’Église, et par ricochet de l’État et des citoyens. Au luxe alimentaire, saint Pierre oppose sa propre expérience de « mangeur de goujons », poisson cité peut-être en raison de sa petite taille plutôt que de son improbable survie dans les eaux du lac de Tibériade. Saint Pierre refusant d’abattre un mur du paradis pour y faire entrer le pontife, on a recours à saint Joseph qui, menuisier, a vite fait de raboter un pape que ses portraits ne montrent pas maigrichon. Soumis à ce brutal rabot amaigrissant, le Pape est enfin introduit dans l’« appartement » du maître de maison.

17C’est la scène de l’estampe : on y voit saint Pierre et saint Joseph, reconnaissables grâce aux clés et au rabot, des représentants de tous les degrés de la hiérarchie céleste sortant de leurs nuages, et, au centre, le pape, aux pieds « du Père éternel, couché comme Géronte dans un fauteuil à bras ». Mais le Père éternel se dit fatigué, incapable de démêler une situation qu’il assimile au chaos primitif, et le renvoie vers son fils « un garçon qui a bien fait son chemin ». Le lourd comique satirique de répétition joue alors, successivement, pour les trois personnes de la Trinité. Le fils, en train de corriger une épreuve d’une nouvelle édition de l’Évangile, rabroue ce mauvais serviteur qui vit dans le luxe. Déclarant avoir vécu « comme un bon curé de campagne », il s’identifie à un modèle pastoral du temps, qu’il oppose à celui de son « Vicaire », qui s’est « fait roi des rois » ; et très vite, il met le pape à la porte du paradis.

18Saint Pierre prend alors en pitié son successeur et le mène jusqu’au Saint-Esprit décrit satiriquement sous la forme d’un « beau petit pigeon blanc, perché sur un bâton à perroquet », auquel le pape se présente comme « celui que vos inspirations rendent infaillible ». Mais l’indifférence du Saint-Esprit est telle que le pape lui propose, bien entendu en vain, un marché : « Si vous nous aidez à faire la contre-révolution en France, je vous promets la moitié du butin. » Le pape en conclut que cette Assemblée nationale est vraiment bien puissante, mais ne désespère pas de changer les choses à coups d’indulgences pour les uns et d’excommunications pour les autres.

19La liberté d’opinion et celle de la presse sont proclamées par l’Assemblée en août 1789. La littérature pamphlétaire, abondante à la fin de l’Ancien Régime, se développe durant la période de la Constituante sans contraintes politiques : elle élargit l’audience des journaux, accélère la diffusion des idées. Le style, les références se situent à des niveaux suffisamment divers pour que certaines pièces soient transmises par un médiateur culturel : la lecture directe se double de proclamations au sein de groupes politisés ou en voie de politisation. Sa chronologie épouse sans surprise l’actualité politique, alors que se déroulent à l’Assemblée, dans un contexte menaçant, de grands débats sur la Constitution, ou, pour le dernier – le seul dont on connaisse l’auteur vraisemblable – dans le cadre d’un conflit désormais ouvert avec Rome. Le Paradis, commun à tous ces textes, est en fait très diversement utilisé ; il n’est en tout cas jamais présenté comme un lieu idéal, mais comme la métaphore d’une Église discréditée ; la primitive Église sert de repoussoir à celle du présent. Ce Paradis est un prétexte à rhétorique, un argument polémique. Au-delà de ces constatations attendues, l’utilité d’analyser de tels textes apparaît à deux niveaux. Le décryptage, tel qu’on peut l’avancer par exemple pour le premier d’entre eux, attire l’attention sur des personnages peu connus, mais dont le rôle est alors bien perçu. Ces libelles, surtout, anticipent des mouvements d’opinion auxquels ils contribuent. On est frappé dans plusieurs d’entre eux – hors celui de Fiévée – par la violence, parfois ordurière, du ton. Il exprime à sa manière un fort anticléricalisme. Peut-être, obnubilé par la Grande Peur, par les violences anti-seigneuriales, puis par la rupture – seulement amorcée à l’automne 1789 – entre le clergé et la Révolution, a-t-on prêté moins d’attention à ce puissant anticléricalisme de quelques meneurs d’opinion, qui annonce les menées déchristianisatrices ultérieures. Ces pamphlets préparent le terrain, et d’une certaine manière l’expliquent par avance.