Les prologues et leurs fonctions
p. 181-191
Texte intégral
1Les prologues sont une spécificité du théâtre de Dario Fo et Franca Rame. Chronologiquement, du moins dans leur version imprimée, ils apparaissent avec Mystère bouffe où ils constituent une part essentielle du texte. À partir de cette date, la quasi totalité du théâtre publié du couple en est progressivement pourvue, sinon dès les premières éditions, du moins dans le volume Teatro, paru en 2000 chez Einaudi, qui rassemble les pièces jugées par Franca Rame comme étant les plus représentatives de leur carrière. Quand le texte imprimé n’en comporte pas, le relais est pris par la version DVD où, dans une première présentation introductive filmée à l’intérieur de son appartement, l’auteur s’explique sur les conditions qui ont présidé à la naissance de tel ou tel spectacle, à tel point que l’on peut aboutir à un double, voire à un triple prologue : celui du Dario Fo de quatre-vingts ans présentant la version filmée de 1980, celui du Dario Fo de cinquante ans présentant ce même spectacle, et celui du livret joint au disque (qui peut être différent de celui de l’édition 2000). Certains prologues accompagnant le texte publié ont été rédigés bien après, et le fait que tous les spectacles DVD en soient systématiquement pourvus est bien la preuve que Dario Fo accorde une grande importance à ce moment de contact direct avec le public. La longueur, très variée, en est d’ailleurs un témoignage : moins d’une page pour Faut pas payer !, dix pages pour certains monologues de Mystère bouffe, comme l’attestent les prologues publiés en annexe. On sait que la caractéristique du théâtre de Fo est d’être « mobile ». Lié comme il l’est au contexte – actualité quotidienne mais aussi public de la salle – le prologue est forcément encore plus « mobile » que la pièce elle-même : le corpus sur lequel nous nous appuierons se limitera donc aux prologues qui ont été publiés. Dans son passionnant ouvrage, Dario Fo. Dalla commedia al monologo (1959-1969), Simone Soriani consacre une riche rubrique à la structure du monologue dans Mystère bouffe et met en relief l’importance du prologue1 : notre but est, entre autres, d’élargir son analyse à l’ensemble du théâtre publié de Dario Fo et Franca Rame.
2Le prologue appartient aux origines mêmes du théâtre. Le théâtre antique en était pourvu, le théâtre renaissant, imitant les modèles de la comédie latine, l’a conservé pour son rôle informatif, didactique, pour la fonction qu’il avait d’exposer au public le sujet de l’action et de présenter les lieux et les personnages. Puis il a disparu, absorbé par la scène d’exposition, quand sa nécessité (ou son utilité) n’a plus été reconnue… anmoins s’il faut bien évidemment reconnaître dans les prologues de Fo nombre d’éléments présents dans le théâtre antique et la comédie renaissante, chez lui l’importance et la portée de ce moment vont bien au-delà de ce qu’était le prologue autrefois.
Des prologues préfaciels
3Dans la comédie latine le terme « prologus » désignait à la fois la partie initiale de la comédie et le personnage qui la récitait devant le public. Souvent le Prologue donnait le nom de la comédie grecque dont s’était inspiré l’auteur latin, mentionnait des anecdotes relatives à la représentation, exposait brièvement le sujet, racontait l’antéfact ; enfin il invitait le public (bruyant et indiscipliné) à se taire et à demeurer attentif. Les prologues des premières comédies italiennes de la Renaissance reprennent ce même schéma et exercent les mêmes fonctions : parfois ils fournissent même les noms des personnages, ébauchent leur trait dominant, désignent la maison qu’ils habitent, esquissée sur la scène. Y figurent aussi des excuses de l’auteur pour ce qui pourrait être imparfait, souvent humoristiquement exprimées, de même que le souhait de divertir le public, voire la certitude de le faire « rire à s’en décrocher la mâchoire2 ».
4Les premières comédies de Dario Fo – celles de la période communément dite « bourgeoise » – ne contiennent pas de prologue, mais l’on peut considérer que les chansons qui les ouvrent (et les ferment) revêtent la fonction du prologue traditionnel (et de l’exodos de la tragédie grecque). Celle qui ouvre Les archanges ne jouent pas au flipper présente au public les personnages qui interviendront dans le premier acte, de même que celle des bureaucrates, qui ouvre le deuxième acte, annonce clairement la satire qui sera développée dans la suite de la pièce. Septième commandement : vole un peu moins s’ouvre avec la chanson des fossoyeurs qui informe le public du lieu, de l’identité et de la fonction des personnages qui entoureront la protagoniste, et se clôt par celle des « italiotes » qui donne la clef d’interprétation de la comédie.
5C’est avec Mystère bouffe, après la rupture du couple avec le théâtre « bourgeois », avec le développement d’un fort intérêt pour le théâtre populaire, que Dario Fo se lance dans les prologues et même, pourrait-on dire, s’y complaît. Ceux de Mystère bouffe sont nombreux et longs ; ceux des autres spectacles ont une longueur plus raisonnable, qu’ils apparaissent dès la première publication du texte (Histoire du tigre, François, le saint jongleur, L’anomal bicéphale) ou qu’ils aient été composés a posteriori, à l’occasion d’une republication ou d’une nouvelle ou énième représentation (Johan Padan à la découverte des Amériques).
6Or, bien plus qu’une simple reprise du modèle antique renaissant, le prologue chez Fo a un statut comparable à celui de la préface auctoriale : de même que la préface s’adresse directement au lecteur et, par définition, doit être lue avant le texte dont elle constitue l’entrée, le prologue s’adresse directement au public et doit être prononcé avant le spectacle. La différence est qu’à chaque réédition d’un texte la préface auctoriale demeure, éventuellement accompagnée d’une nouvelle préface, alors que le prologue disparaît quand les pièces du couple Fo-Rame sont jouées par des acteurs autres que les auteurs. En effet, si les personnages ou le jongleur peuvent être incarnés par le corps et la voix d’acteurs, si le Prologus latin ou le Prologo renaissant était prononcés par un acteur, les prologues du couple Fo-Rame peuvent difficilement passer par un canal autre que la voix de leur auteur.
7Gérard Genette, dans son célèbre ouvrage Seuils, fournit pour le terme de « préface » toute une série de synonymes : introduction, avant-propos, prologue, note introductive, notice, avis, présentation, examen, préambule, avertissement, discours préliminaire3… : ce sont toutes ces nuances que recouvrent les prologues théâtraux de Fo, quel que soit le temps de leur écriture. Genette signale également que les préfaces tardives sont souvent le lieu d’une réflexion plus mûre, et il souligne que la préface « postule chez son lecteur une lecture imminente » du texte sans laquelle les commentaires « seraient en grande partie dépourvus de sens et d’utilité4 ».
8Si l’on prend en considération les diverses fonctions de la préface selon Genette, force est de reconnaître que les prologues du couple Fo-Rame obéissent à la lettre à ces différents critères, notamment en ce qui concerne les circonstances de composition du texte, l’exposition de l’intrigue et la fonction qu’il appelle « paratonnerre ».
9L’un des exemples les plus représentatifs est celui de Mort accidentelle d’un anarchiste, l’une des comédies les plus célèbres et les plus jouées : les circonstances de composition du texte sont clairement et utilement exposées dans le prologue de l’édition Einaudi. Fo y explique qu’il a élaboré cette pièce pour combler le vide laissé par la presse qui « se taisait » avec pour effet que la population croyait aux informations lacunaires rapportées par les journaux. Il déclare que lui-même décida, après la sortie du livre de Marco Ligini, La strage di Stato, de mener une recherche, bénéficiant du concours d’avocats et de journalistes qui lui permirent de se procurer des documents inédits sur les enquêtes judiciaires ; que la comédie fut nombre de fois modifiée (une simple farce à l’origine, dont le discours devint de plus en plus explicite) ; qu’elle rencontra toujours, malgré le poids de la censure, un immense succès ; et que ce succès se maintient car, malgré de nouvelles apparences, le pouvoir aujourd’hui demeure toujours le même. Le prologue de Johan Padan relie la composition du texte aux cérémonies du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique et à la pièce Isabelle, trois caravelles et un charlatan composée trente ans plus tôt, irreprésentable en 1992 car les Espagnols, explique-t-il, projetaient de faire canoniser la reine Isabelle de Castille (dont la comédie de 1963 offrait une image ambiguë). Celui de Histoire du tigre relate le séjour en Chine de l’auteur et l’occasion qui lui fut donnée d’entendre un conteur chinois dans une campagne de Shanghai : un spectacle qui eut pour effet un véritable déclic, tant pour le contenu de la fable que pour la langue et les gestes accompagnant le discours oral. Le prologue de L’anomal bicéphale expose les circonstances de composition de cette comédie entravée par la censure, à une époque où le couple, pour de compréhensibles raisons d’âge, pensait ne plus devoir monter sur les planches.
10Comme les prologues du théâtre antique, ceux de Fo fournissent un résumé de la pièce mais vont bien au-delà de la traditionnelle scène d’exposition qui se limitait à résumer l’antefact et à présenter les personnages. Certes, l’ensemble des textes de Mystère bouffe est précédé d’un court prologue initial où l’auteur énonce la définition du terme « mystère » et situe son théâtre dans le sillage du théâtre populaire ; mais ensuite chacun des monologues est précédé d’un prologue résumant toute l’histoire, dénouement compris, sans laisser de place au suspens (La naissance du jongleur, La naissance du vilain, Moralité de l’aveugle et du boiteux…). Il en sera de même pour Histoire du tigre, Fabulage obscène, François, le saint jongleur… Le résumé, très complet, de la prestation imminente est souvent accompagné de clefs de lecture : « la dignité de gagner sa vie » pour la Moralité de l’aveugle et du boiteux, la fonction du jongleur dans La naissance du jongleur, le commerce des reliques et la vision étroite d’un Christ sorcier dans La résurrection de Lazare, l’éternelle condition de souffrance des humbles, dominés par les puissants, dans Marie au pied de la croix, le sexe de l’homme comme protagoniste absolu de Bonne aux fourneaux et au lit, amen !, la bestialité des occidentaux et l’humanité des indigènes dans Johan Padan… D’où des textes foncièrement didactiques par lesquels l’intellectuel engagé veut s’assurer que le message sera bien reçu et compris de son auditoire.
11Enfin, même si cet aspect apparaît dans une mesure moindre, les prologues de Fo peuvent exercer aussi, comme les prologues antiques et les préfaces, la fonction de « paratonnerre », être un moyen de mettre les mains en avant contre d’éventuels ou d’inévitables détracteurs. Le premier front hostile qui pouvait se constituer face à Mystère bouffe était celui de l’Église et des catholiques : Dario Fo a soin, à propos de Marie au pied de la croix, un texte tragique et même blasphématoire, de préciser par deux fois qu’il n’a rien inventé à la base, que ce genre de texte est fréquent au Moyen Âge, et qu’il en a parlé avec « un ami prêtre » qui lui a donné raison. À propos de Boniface VIII, il se défend d’avoir voulu, contrairement à ce que pense toujours le public, viser le pape au pouvoir, qu’il s’agisse, selon l’époque, de Paul VI ou de Jean-Paul II. Il doit se défendre aussi quant à l’authenticité de ses sources, et même s’il n’est jamais explicite, il avance néanmoins des sources siciliennes pour La naissance du jongleur, Matazone da Caligano et divers autres textes médiévaux pour La naissance du vilain, un monologue des xiie-xiiie siècles pour le Jeu du fou au pied de la croix, les évangiles apocryphes pour Le premier miracle de l’enfant Jésus, les récits de voyage de Caveza de Vaca et de Michele da Cuneo pour Johan Padan, des textes autres que la biographie officielle de Bonaventura di Bagnoregio pour François, etc. Bref, comme le faisaient avant lui la plupart des auteurs de préfaces, il a à cœur de déclarer avec véhémence que rien dans ses textes n’est contraire à l’essence de la religion. Il a soin de souligner d’emblée, dans le prologue introductif à Mystère bouffe, que le jongleur médiéval « ne se moquait pas de la religion, de Dieu et des saints, mais que son but était de démasquer, de dénoncer sur le mode comique les manœuvres filoutes de ceux qui, profitant de la religion et du sacré, faisaient leurs propres affaires ». Il affirme avec force n’avoir rien inventé de certains épisodes inattendus qu’il raconte, même si les livres d’histoire volontairement les occultent, comme par exemple, au centre du monologue Le tumulte de Bologne (Fabulage obscène), l’assaut des habitants de Bologne contre le légat du pape, chassé à coups d’excréments. D’ailleurs les diapositives qu’il projetait autrefois pour illustrer les premiers textes de Mystère bouffe (reproduites dans les éditions imprimées) veulent être une preuve scientifique de la véridicité de ses affirmations.
12Mais en accompagnement de ces arguments (toujours soulignés avec véhémence) se tiennent dans les prologues de véritables déclarations de poétique.
Des professions de foi, des déclarations de poétique théâtrale
13Très éclairant à ce titre est le prologue d’une représentation de Mystère bouffe donnée en 1991 et reproduit en annexe de l’édition 2000 (puis 2003) sous le titre La guerre du golfe. Ce texte est une profession de foi, l’affirmation passionnée de la nécessité de lier contexte politico-social (chronique quotidienne) et théâtre. On y apprend que les prologues ont pu constituer les embryons, les ébauches de futures pièces de théâtre, puisque, déclare Fo, le massacre de Piazza Fontana et l’intérêt que le couple porta à l’événement tout au long des jours et des semaines qui suivirent se cristallisèrent dans les prologues du Mystère bouffe qu’il récitait alors : « De cette série de prologues est né Mort accidentelle d’un anarchiste ». Le processus de création est identique pour, des années plus tard, le monologue Ubu roi - Ubu bas, puis la comédie L’anomal bicéphale, dont le protagoniste est le même, deux spectacles nés, le premier de précédents prologues, le second du monologue. « Selon mon habitude dans le prologue je fais immanquablement allusion aux événements et à la chronique quotidienne », rappelle Fo : d’où, durant l’année 1991, en ouverture à Mystère bouffe, une série de prologues sur la guerre du Golfe, centrés sur l’intervention italienne (« avec, au final, réalisation du massacre annoncé »).
14Ce prologue de 1991 résume à lui seul bien des interviews et textes théoriques que Fo et la critique ont publiés. Il nous offre en effet à la fois la transcription du discours effectué et l’évocation d’un incident advenu dans la salle. Après s’être déclaré d’accord avec le Pape, qui invective contre la guerre et critique férocement Spadolini et les ministres qui ont envoyé des soldats italiens lancer des bombes (et en recevoir), Fo évoque la réaction d’un spectateur qui protesta car, déclara-t-il, il n’était pas venu à un meeting mais au théâtre. Dario Fo saisit cette occasion (réelle ou ménagée) pour administrer au public (et aux lecteurs à qui il donne à lire cette version) une leçon justifiant son habitude de prononcer systématiquement des prologues. « Depuis des années nous mettons en scène chaque texte en le faisant toujours précéder d’une causerie sur l’actualité immédiate », affirme-t-il ; un spectacle du couple Fo-Rame n’est jamais « un spectacle digestif » ; en tant que citoyen Fo revendique le droit d’exprimer ses idées, et à plus forte raison dans son théâtre, qui est son espace naturel. D’où l’affirmation, clairement exposée à l’occasion de l’intervention du spectateur ignorant, du lien entre passé et présent, événements d’il y a plusieurs siècles et événements d’aujourd’hui, et donc entre l’actualité immédiate et les spectacles donnés par le couple, même si, comme dans Mystère bouffe, l’action met en scène un passé lointain. L’intention des prologues est de « réaliser un lien logique avec le texte de Mystère bouffe proprement dit et de faire comprendre que ce que nous vivons s’est déjà perpétré, avec quelques variantes, plusieurs siècles en arrière, au Moyen Âge ou à la Renaissance ». D’ailleurs, dans la présentation d’ensemble de Mystère bouffe, qui sert de prologue à la globalité du spectacle, Fo, définissant le mot « mystère », présente le théâtre populaire comique comme « moyen de provocation et d’agitation des idées » – un « théâtre d’agit-prop » avant l’heure, en somme. Et il termine par cette conclusion, brève mais incisive : « Le théâtre était le journal parlé et dramatisé de ce que l’on appelait les “classes inférieures” ».
15Si dans des spectacles tels que Mystère bouffe il était effectivement important de souligner le lien entre scènes situées dans un lointain passé et actualité (d’où la présence systématique du prologue avant chacun des moments du spectacle), le prologue des comédies dont l’action se situe dans le présent souligne d’un gros trait la volonté de contre-information et d’intervention qui a présidé à l’élaboration du spectacle. L’intention est clairement déclarée dans le prologue de Mort accidentelle, véritable « J’accuse » où sans ambages l’auteur inculpe le pouvoir et déclare presque mot pour mot ce qu’il fait dire au Fou enquêteur dans la pièce :
Il fallait à tout prix faire du bruit : pour que les gens, qui sont toujours distraits, qui lisent peu et mal et seulement ce que leur passe le couvent, apprennent comment l’État peut organiser le massacre et gérer les pleurs, l’indignation, les médailles décernées aux veuves et aux orphelins, les funérailles avec gendarmes effectuant le « présentez, armes ! », […] le discours sur la social-démocratie et ses larmes de crocodile, l’indignation qui s’apaise par le biais du petit rot du scandale, le scandale comme catharsis libératoire du système. Le rot libérateur […] quand on découvre que les massacres, les escroqueries, les assassinats sont organisés et mis en œuvre précisément par l’État et par les organes qui devraient nous protéger.
Dès les premières phrases est clairement exprimée l’idée du théâtre comme mission, devoir d’informer, qui plus est en cas de « situation de nécessité absolue », afin de combler le vide, le silence, les hypothèses lénifiantes : « On commence à comprendre que si la police et quelque maire plus ou moins gouvernemental se donnent tant de mal pour que certaines choses ne se sachent pas… eh bien, il faut absolument que ces choses soient sues ». Le théâtre se place ainsi au même niveau que les essais, à la différence qu’il touche un public plus vaste (et de façon plus immédiate et distrayante). Si la pièce continue à avoir du succès, poursuit Fo, c’est parce qu’elle nous parle encore aujourd’hui (« visages masqués, mais, sous le masque, les mêmes faces »). D’où cette affirmation, réitérée à maintes reprises sous diverses formes, directes et concrètes : Franca et lui conservent la même force, la même rage et la même détermination à vouloir « montrer à nouveau au public le postérieur nu et horrible de l’hypocrisie ». À l’identique, c’est pour dévoiler les hontes grandissantes que le couple, désormais âgé, est remonté sur scène tourner en dérision le gouvernement Berlusconi et mettre « les petites fesses » du président du Conseil « à l’air ».
16Un théâtre tellement en prise avec l’actualité que dans plusieurs prologues Fo réitère que s’est instaurée une course qui, figurée au départ comme course du théâtre derrière l’actualité, s’est souvent renversée en actualité courant pour rattraper voire dépasser le théâtre, à en juger par les situations folles qui s’y vérifient. Le prologue de Faut pas payer ! évoque des mises à sac de supermarchés dans le droit fil du thème de la pièce qui venait d’être créée ; les prologues prononcés dans les versions DVD de Septième commandement : vole un peu moins n° 1, puis n° 2 soulignent que la réalité a largement dépassé la fiction ; celui de L’anomal bicéphale assène la même vérité, sans manquer de lancer humoristiquement que ces messieurs du gouvernement n’ont jamais payé au couple les moindres droits d’auteur.
17Un autre élément essentiel de la poétique théâtrale spécifique de Dario Fo est le rôle assigné au fou. L’auteur se place, pour le justifier, dans le sillage du théâtre antique et médiéval. À l’intérieur de Mystère bouffe, le fou ainsi nommé apparaît pour la première fois en personne dans Le Fou et la Mort. D’où, dans le prologue, un discours sur l’éternelle figure du fou, qui, explique Fo, appartient à toutes les cultures, et sur la signification de sa présence au théâtre :
Dans le théâtre populaire des origines, le Fou est le personnage de contrepoint, le personnage à l’envers, qui n’obéit pas aux règles, qui n’accepte ni les usages ni la logique… sans parler de tout ce que la société présente comme règlements, lois, dogmes absolus. En somme, c’est le représentant allégorique de tous les marginaux hors circuit.
D’où l’évocation de la légendaire « nef des fous » sur laquelle autrefois quelque État expéditif embarquait vers le pôle Nord les « casse-pieds » dont il souhaitait se débarrasser. D’où, affirme Fo par déduction, la présence du fou dans nombre de « représentations sacrées » : à l’aide de diapositives, il a d’ailleurs fait remarquer que le « Jolly, le fou – allégorie de la pensée non officielle », était présent sur les images de mystères médiévaux. Le Fou de Dario Fo est donc l’héritier d’une longue tradition de champions de la contre-information – et donc de la vérité. Dans le prologue au Massacre des Innocents il précise que la « mère, qui a perdu la raison » peut s’autoriser à prononcer des phrases qu’un acteur ou une actrice interprétant la Vierge Marie ne pourrait en aucun cas se permettre.
18Enfin le prologue est le lieu où Fo rappelle le rôle qu’il assigne au comique dans la dénonciation des abus de pouvoir, de l’hypocrisie et des scandales. Dès l’introduction à Mystère bouffe, il se réfère pour cela aux origines du théâtre : « pour le peuple, le théâtre, surtout le théâtre comique, a toujours été le premier moyen d’expression, de communication, mais aussi de provocation et d’agitation des idées ». Il l’a signalé maintes fois à l’occasion d’interviews et toujours (ou presque) dans ses présentations orales. De même Franca Rame, dans le prologue à Bonne aux fourneaux et au lit, amen !, termine son discours sur l’effet de très courte durée émanant du tragique, alors que le comique nécessite « intelligence, finesse. La bouche s’ouvre largement dans un éclat de rire, mais le cerveau aussi et dans le cerveau se plantent, par le biais du rire, les clous de la raison ! ». De même, c’est encore sur la revendication du comique comme ingrédient indispensable de la pièce dénonciatrice que se clôt le prologue de L’anomal bicéphale :
De toutes façons, comme nous le disions, la clef de ce travail est la satire : le jeu du grotesque, une machine extraordinaire qui existe depuis la nuit des temps, il suffit de penser à Aristophane et aux jongleurs du Moyen Âge. […] Molière disait : « Je n’aime pas la tragédie parce qu’avec le drame, le désespoir, l’angoisse on obtient au final un effet libérateur, une catharsis : les larmes montent et, glissant sur le visage, effacent tous les ferments de la raison, tandis qu’avec la satire, avec le grotesque, on rit, la bouche s’ouvre largement, mais le cerveau aussi, et les clous de la raison s’enfoncent jusqu’au fond du crâne pour ne plus en sortir ».
Mais le prologue, par le contact direct qu’il instaure avec l’auditoire, a aussi pour fonction essentielle de permettre à Dario Fo et Franca Rame de se présenter comme jongleurs des temps modernes, dans la pure tradition des jongleurs d’autrefois.
Dario Fo et Franca Rame : jongleurs d’aujourd’hui
19Si, à partir de Mystère bouffe, le prologue surgit et occupe une place aussi importante, c’est parce qu’avec ce spectacle Dario Fo et Franca Rame se font « jongleurs du peuple » et assument avec un fort engagement didactique leur rôle d’éducateurs du public. Le premier monologue, Fraîche rose odorante, prolongement du texte initial, sert de prologue illustratif à l’ensemble du spectacle. Il constitue la preuve, académique et contre académique, de ce qui a été synthétiquement exposé au tout début. L’auteur dont Fo élucide la poésie, Ciullo/Cielo d’Alcamo, est – il en est convaincu – un « jongleur du peuple ». C’est là une façon pour Fo de présenter un très ancien double de lui-même, un jongleur qui, dans cette composition, fait – entre autres – la satire du droit de violer dont jouissaient les riches, puisqu’il leur suffisait d’avoir sur eux une certaine somme d’argent et de prononcer une phrase à la gloire de l’empereur Frédéric II pour être aussitôt blanchis. Une thématique d’entrée en accord avec celle de toute la production de l’auteur, à savoir : comment le riche « couillonne le pauvre ». Révéler au public la véritable signification (selon lui) de cette poésie, dont le sens fut dévoyé par la culture académique, signifie ouvrir les yeux du public, « ouvrir grand son cerveau ». Ce faisant, Fo se positionne en tant qu’intellectuel accomplissant son devoir civique.
20Prononcer cette leçon de littérature, c’est aussi s’adresser directement au public, rompre le quatrième mur : tout Mystère bouffe (tel qu’il fut conçu) est un jeu de va-et-vient continu où l’auteur-acteur s’adresse directement à la salle, puis joue le rôle du jongleur s’adressant à un public d’autrefois que le public présent est censé imaginer et avec qui, par le biais de la transition opérée par le prologue, il est invité à s’identifier. À partir de là tous les prologues prononcés par Dario Fo seront des moyens de rompre ce quatrième mur et d’entrer en contact avec les spectateurs. D’ailleurs, dans le prologue à la comédie Le Pape et la sorcière, Fo déclare, après avoir effectué le lien entre comédie et contexte :
Ma sortie sur l’avant-scène sert aussi à détruire le diaphragme qui existe au théâtre, c’est-à-dire cette sorte de rideau, ce troisième ou quatrième mur qui bloque le rapport avec la salle. Son but est d’effectuer un bref et rapide sondage, c’est-à-dire d’essayer de comprendre à quel public nous avons à faire, soirée après soirée.
21À partir de Mystère bouffe, donc, Fo se place dans la tradition des jongleurs et assimile à un jongleur tout personnage charismatique et provocateur agitant des idées professées par ce que nous appelons aujourd’hui la gauche. En somme il s’approprie ces personnages moyenâgeux de la même façon que les jongleurs du Moyen Âge s’appropriaient le Christ. Afin d’éclaircir des éléments du texte qui sera joué, les deux prologues à Boniface VIII présentés dans les éditions récentes font référence aux différents « extrémistes » qui critiquèrent violemment ce pape et furent sévèrement punis : « Jacopone da Todi, paupériste selon les Évangiles, un extrémiste, dirions-nous aujourd’hui » et « entre autres un extraordinaire homme de théâtre » ; Fra Segalello da Parma, « autre extrémiste » qui voulait que le Pape et l’Église soient pauvres, un « moine qui avait presque un surnom de jongleur » (Segalello5) qui « provoquait les paysans », affirmant que « la terre appartient à celui qui la travaille » ; Fra Dolcino qui « alla provoquer les paysans, faire le jongleur », répétant à son tour que « la terre appartient à celui qui la travaille », un moine que les paysans considéraient comme « fou » mais dont ils admettaient qu’il ne disait pas des sottises ; sont enfin évoqués les paysans « communautards » de la zone Nord-Ouest de l’Italie qui mettaient leurs biens en commun et distribuaient « à chacun selon ses besoins ». Le jongleur Fo, en somme, actualise le Moyen Âge, en fait une époque où existaient, comme aujourd’hui, des « patrons », des salariés exploités, des extrémistes, et des mots d’ordre semblables à ceux de la gauche des années 1960-1970.
22Plus tard Fo fait de François d’Assise l’un de ses prédécesseurs. François lui-même, d’ailleurs, se disait « jongleur de Dieu ». L’auteur souligne que ce fut un acte de courage de sa part que de se déclarer jongleur (la vie des jongleurs, haïs des puissants, n’était pas sans danger) et même une provocation. François, affirme Fo, était un authentique jongleur, qui connaissait les ficelles du métier et savait utiliser efficacement sa langue et son corps ; lui aussi, affirme-t-il, utilisait le « coup de théâtre » et, pour se faire comprendre en tout lieu, parlait l’idiolecte des jongleurs. C’est là, selon Fo, l’une des raisons pour lesquelles il ne nous est presque rien parvenu de ces textes, car l’Église officielle les élimina au profit de la légende édifiante rédigée par Bonaventura da Bagnoregio, laquelle, « en tant que nouvelle biographie officielle, censurait et arrangeait de façon plutôt éhontée la pensée originale du Saint ».
23Dans les prologues, enfin, Dario Fo justifie la gestuelle du récit et la langue qu’il invente et pratique durant les performances. Dans l’introduction à la Moralité de l’aveugle et du boiteux, il explique que les jongleurs jouaient tous les rôles, comme lui-même le fera. Dans celle aux Noces de Cana il insiste sur la gestuelle et sur le rythme de la récitation, qui imposent que les divers rôles soient joués par un seul personnage (il n’y a pas de sa part, affirme-t-il, « excès de protagonisme »). À la lumière de ces éclaircissements, il apparaît évident qu’un texte de Fo est indissociable du jeu de l’acteur et que le jeu fait partie intégrante du spectacle. Dans le prologue de La résurrection de Lazare, il insiste sur la difficulté à représenter cette scène car l’acteur doit interpréter au moins seize personnes en n’utilisant que les mouvements de son corps et les inflexions de sa voix ; d’où la nécessité d’improviser en fonction de l’assistance, afin d’avoir l’assurance de conserver son attention.
24Des explications sur la langue sont présentes dès le prologue du premier texte en « padano », Le massacre des Innocents, où il est clairement déclaré que la langue utilisée sera « le dialecte, c’est-à-dire la langue vulgaire parlée dans la plaine du Pô du xiiie au xve siècle », plus précisément un mélange des dialectes des différents villages, parce que telle était la langue des jongleurs qui « pour se faire comprendre étaient obligés d’adapter leurs textes en y insérant des termes locaux afin de rendre leur langue plus accessible » ; si bien qu’ils finirent par inventer « une langue passe-partout » mêlant dialectes et idiomes divers (« provençal, catalan, et même latin ») et onomatopées, choisissant toujours les mots aux sonorités les plus rythmées. C’est ce que met en pratique le couple, variant le choix des mots en fonction de l’origine du texte : du « padano » des premiers monologues on passe à l’ombrien ancien avec Marie au pied de la croix ; le Grammelot de l’avocat anglais est mêlé de vieil anglais d’époque élisabéthaine. Pour raconter l’épopée de Johan Padan Fo insère des termes et échos latino-américains. Il affirme que Francesco s’exprimait dans la langue des jongleurs. Quant au grammelot, le prologue à La faim du Zanni en explique l’origine : la nécessité, pour les comici dell’arte (héritiers des jongleurs), de se faire comprendre partout où ils se produisaient. L’usage de ces idiolectes et la gestuelle qu’ils impliquent font de Dario Fo et Franca Rame les descendants des jongleurs d’autrefois. Mais, comme nous l’avons déjà plusieurs fois signalé, loin de reproduire un spectacle relevant purement et simplement du musée, Fo réactive le passé à la lumière du présent et ménage par le prologue une distanciation qui oblige l’auditoire à écouter de façon active, critique.
25Enfin on peut affirmer que le spectacle proprement dit commence dès le prologue, qui est loin de n’infliger qu’un discours théorique. Bien des prologues sont eux-mêmes, en tout ou partie, des jongleries. Dans Mystère bouffe, par exemple, le prologue de La naissance du vilain est déjà le début, en langue italienne, de la jonglerie dont il raconte l’antefact. Le prologue aux Noces de Cana publié dans les annexes des éditions 2000 et 2003 est un savoureux moment semé de digressions où Fo commence par faire un petit exposé comparatif d’histoire de l’art (le Christ très distingué des Noces de Cana de Véronèse, le Christ insensible à la douleur de la Flagellation de Piero della Francesca) dont on peut aisément imaginer, à travers les mots du texte, les jeux de scène et les mimiques dont l’auteur l’a accompagné ; mais c’est surtout quand il passe à ses souvenirs de catéchisme qu’il nous offre un récit délicieusement loufoque, comme devaient l’être les historiettes du Poer nano : une jonglerie sur le bonheur de naître pauvre et le malheur de naître riche, comme le prouve le martyre du pauvre chameau contraint de passer par le chas d’une aiguille et qui en perd sa bosse ; et Fo de mimer une scène où il joue tous les rôles. La digression peut être brève et agrémentée d’étymologies joyeusement fantaisistes comme l’auteur sait en imaginer : par exemple, dans le prologue au Premier miracle de l’enfant Jésus, il s’amuse à expliquer l’origine de la crosse recourbée de l’évêque et de la forme particulière de la tiare (fendue en son milieu), dues, explique-t-il, aux disputes acharnées qui avaient lieu sur des points mineurs de théologie et qui amenaient les évêques à se donner mutuellement de grands coups sur la tête.
26Franca Rame, quant à elle, dans le prologue au Viol, où elle explique pourquoi une femme violée porte rarement plainte (à cause du jeu sadique auquel souvent se livrent ces messieurs de la police), reproduit un interrogatoire type, récitant en jongleuse tragi-comique une petite scène de théâtre dans le théâtre. Plus généralement, tout le prologue de Bonne aux fourneaux et au lit, amen ! est une savoureuse jonglerie, notamment la digression sur les noms désastreux dont sont affublés les organes sexuels féminins, comparés aux termes glorieux désignant les attributs des mâles.
Conclusion
27Contrairement aux préfaces – que, avouons-le, bien des lecteurs lisent (quand ils les lisent) après avoir lu les textes – les prologues du couple Fo-Rame sont le véritable début des pièces, en constituent l’entrée, la clef de lecture. Quand Dario Fo jouait ses textes et que la performance était en dialecte, le prologue permettait de mieux la comprendre, d’en saisir le message et d’apprécier la virtuosité de l’acteur. Quand le théâtre du couple est joué par d’autres acteurs, qui plus est en traduction (à l’étranger), les prologues sont généralement éliminés. Ils ne peuvent être prononcés que par leurs auteurs parce que ce sont en fait, sous forme de jongleries, des déclarations de poétique, et seul les auteurs – non leurs interprètes – peuvent les proférer sous forme d’adresse directe au public. C’est pourquoi les représentations de Mystère bouffe auxquelles on peut assister en France sont souvent décevantes : la contextualisation disparaît, le message politique et social s’estompe voire s’efface, et il est fréquent le public n’y voie plus qu’un divertissement…
Une première version de ce texte, intitulée « Les prologues du théâtre de Dario Fo et Franca Rame », a été publiée dans Dario Fo et Franca Rame, Nancy 2, 2011,www.sies-asso.org/publications/325-journee-detudes-consacree-aux-concoursnancy-ii.
Notes de bas de page
1 Simone Soriani, op. cit., p. 273-291.
2 C’est ce que fait dire Machiavel au Prologue de sa comédie la plus célèbre, La Mandragore.
3 Gérard Genette, Seuils, Seuil, 1987. L’ouvrage comporte trois chapitres sur les préfaces (p. 164-296).
4 Ibidem, p. 178 et 197.
5 Le terme « sega » (scie) en langage vulgaire signifie « masturbation » : « Segalello » = celui qui se masturbe.
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