URL originale : https://books.openedition.org/pup/24272
Conclusion
Les conversions religieuses, révélatrices d’une « configuration laïque »
p. 177-179
Texte intégral
1Au terme de ce parcours nous pouvons avancer deux grands axes à propos de l’étude des conversions religieuses. Premièrement, la conversion doit se penser de manière relationnelle et contextualisée, car elle est le produit de multiples interactions qui sont essentielles tout au long du cheminement. En second lieu, les conversions religieuses témoignent d’une « religion en actes », c’est-à-dire d’une multiplicité d’échanges et de représentations, au sein d’un espace public tolérant et exigeant, où les croyances et la religiosité individuelle peuvent s’exprimer, s’échanger et être reconnues. Ces deux idées permettent de repenser, à nouveaux frais, la question de la religion dans les représentations et l’espace public.
2En choisissant de définir la conversion comme un acte relationnel (c’est-à-dire l’assignation de jugements sur la normativité et la sincérité de la conversion), j’ai voulu sortir de la mythologie d’une conversion individuelle, brusque et soudaine, incompréhensible par autrui, mythologie entretenue par les convertis eux-mêmes. Au contraire, la conversion est un acte social comme beaucoup d’autres, qu’il est possible de faire et de défaire, de critiquer ou de soutenir, mais qui se doit d’être présenté et justifié. Méthodologiquement et théoriquement, une telle approche implique de ne pas définir la conversion a priori mais laisser à la parole des acteurs le soin de construire un accord sur une définition commune, et prendre acte du fait que la construction de cet accord est performative. L’accord vise à actualiser, à donner crédit à la démarche du converti. Enfin, la conversion ne peut se penser que dans un contexte, que nous avons appelé configuration laïque, qui met en jeu une façon de croire et qui délimite des formes valorisées et d’autres dévalorisées d’engagement dans des croyances.
3Les conversions religieuses offrent également un éclairage original du rôle toujours important des religions « instituées », ou religions traditionnelles, que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. Elles restent, bon gré mal gré, des pôles de référence qui suscitent encore des adhésions. Force est de constater que les « traditions » attirent encore les croyants, même si les sociologues ont tendance à y voir une dépréciation et une perte de religion (Rémond, 2000 ; Hervieu-Léger, 2003 ; Tincq, 2003 pour le catholicisme). Mais au-delà de l’importance des « vieilles religions », que nous enseigne l’étude des conversions ?
4Premièrement, les religions sont pourvoyeuses de sens. On assiste à des conversions religieuses parce que les individus viennent y trouver un sens à leur expérience, ou viennent rattacher leurs expériences à un univers de sens. La forme instituée et historique des trois monothéismes permet aux individus d’y trouver un ensemble de significations cohérent, ainsi qu’un corpus théologique important et structurant (à la différence parfois des « nouveaux mouvements religieux » ou des sectes). Se convertir, c’est s’inscrire dans une tradition historique qui dépasse la finitude humaine par des traditions séculaires. Cependant, les religions sont aussi pourvoyeuses de sens pour la collectivité, pour le vivre ensemble. Le politique le sait bien puisqu’il inclut les religions dans les corps constitués (représentation officielle au niveau national et local), dans les comités d’éthique (pour penser des enjeux de controverse), voire dans des groupes de dialogue au niveau local (l’association Marseille-Espérance en est un bon exemple, Lamine, 2004a et Étienne, 2001).
5En deuxième lieu, les religions sont au fondement d’une création de lien social, c’est-à-dire qu’elles permettent aux individus de s’inscrire dans une communauté de croyants. Celles-ci sont évidemment souvent très générales (le « peuple juif », la « oumma » musulmane, la « communauté » catholique), mais elles sont incarnées par des réseaux, des systèmes de sociabilités qui permettent aux individus et pas seulement aux convertis d’y trouver éventuellement une place pour peu que l’on s’intéresse à leurs activités quotidiennes (Piette, 1999, 2003 ; Lagroye, 2006). Alors que la sociologie s’interroge sur les mises à l’épreuve du lien social, les églises étudiées en sont encore productrices. Cette création de lien social par le religieux est travaillée par le politique car elle permet de construire une représentation commune de ce lien. Or, c’est à ce propos que les oppositions se manifestent le plus vivement car nous demeurons dans une configuration « catho-laïque », c’est-à-dire un contexte sécularisé doublé d’un fond majoritairement catholique (Morin, 1990). Dans les négociations et renégociations à propos de ce modèle se joue la définition de la « société civile » oscillant entre deux conceptions de la religion, « tolérance » et « intransigeance ». Cet ouvrage a aussi pour ambition de montrer l’importance politique et sociale des religions.
6L’idée de la religion en actes (et par-là de la laïcité en actes) nous a guidé tout au long de ce parcours, à travers la focale portée sur les interactions du quotidien entre convertis et leurs entourages. S’attacher à décrire ces interactions c’est montrer comment, à travers les pratiques et dans la dynamique du processus de conversion, se construit une relation à une institution, une relation à l’autre (qu’il soit proche ou lointain) et surtout l’inscription dans une configuration qui implique un « vivre-ensemble ».
7Cette configuration laïque, particulière à l’histoire française, en est devenue un mythe et une franchise nationale : la laïcité « à la française ». Pour envisager sociologiquement la laïcité en France, il faut d’abord distinguer une histoire (l’émergence de l’idée de laïcité et la centralité de la période 1870-1905), la constitution d’une jurisprudence à considérer depuis plus d’un siècle et enfin la force d’un idéal soumis à de multiples interprétations. Ce n’est qu’au prix d’une vision plurielle et historicisée de cette idée que l’on peut comprendre la force actuelle de l’idéal appelé laïcité. Ces éléments participent ensemble de la constitution d’une configuration historique qui attribue au religieux et aux croyances une place particulière, et particulièrement disputée. Dans cette configuration, les convertis doivent adapter leurs comportements et l’expression de leurs croyances aux normes en vigueur ; ils participent également à leur renégociation lorsqu’ils revendiquent des droits ou des libertés au nom de leurs nouvelles croyances religieuses. L’évolution de la configuration laïque se fait à travers des controverses qui contribuent à en redéfinir les contours et champs d’application (Offenstadt, Van Damme et al., 2007 ; Cheyronnaud, 2006). L’étude de la conversion religieuse en France permet de voir l’efficacité de cette configuration laïque dans les justifications et positionnements de nouveaux croyants qui rendent publics leurs engagements.
J’espère avoir montré dans ces pages que les conversions religieuses sont un parcours spirituel intime, riche d’émotions, et moteur d’une affirmation de la personne. Elles sont une odyssée. Ce processus s’éprouve au contact d’une Église (appelée ici institution) et par rapport à d’autres individus (coreligionnaires, famille, amis, connaissances etc.). Mais les conversions religieuses sont aussi un extraordinaire indicateur des transformations de la religion dans la société française. Entrer dans une nouvelle religion, c’est faire le choix de croyances, qui ne sont plus transmises par héritage, c’est devoir les justifier et les expliquer, parce qu’elles ne s’imposent pas d’elles-mêmes, et c’est prendre une place singulière (être croyant) dans un monde singulièrement sécularisé. En retour, le « modèle français » (Baudouin et Portier, 2001) est éclairé par la question du changement de croyances et d’affiliations. La revendication de croyances, la justification de choix sociaux et politiques au nom de croyances choisies et revendiquées est presque un impensé du « modèle français ». Les interactions incessantes entre politique et religion viennent remodeler et font évoluer la configuration laïque. C’est donc dans des moments de tensions, de crises, dans des renégociations, ou au contraire, dans l’émergence d’accords ou de consensus généraux, qu’on peut en saisir les transformations en cours. Y entrer par la conversion religieuse et les péripéties des convertis m’a permis de confronter des logiques socio-politiques à de singulières histoires de vie.
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