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Une autre foi

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Loïc Le Pape

Être croyant dans un monde incroyant

Chapitre 8. Insérer la conversion dans une configuration politique (s’inscrire dans un paysage laïc)

Texte intégral

1Ce chapitre s’inscrit dans la continuité des précédents qui insistent sur les « savoir-faire » des convertis pour se conformer à un ordre social : il faut savoir parler de soi comme il faut s’inscrire (c’est-à-dire montrer que son action est comprise dans) dans un « paysage laïc ». J’emploie cette notion de paysage dans une acceptation qui renvoie davantage à la configuration de Norbert Elias qu’au décor d’Erving Goffman.

2Goffman entend par décor une partie de l’appareillage symbolique de la façade, c’est-à-dire ce qui se donne à voir. Le décor est donc constitué de ce qui entoure une présentation de soi :

Tout d’abord, il y a le décor, qui comprend le mobilier, la décoration, la disposition des objets et d’autres éléments de second plan constituant la toile de fond et les accessoires des actes humains qui se déroulent à cet endroit. Un décor est normalement, géographiquement stable, de sorte que les acteurs qui voudraient faire d’un décor particulier un élément de leur représentation ne peuvent entamer l’action avant de s’être transposés à l’endroit approprié, et doivent cesser les représentations quand ils le quittent. (Goffman, 1973a : 29)

  • 1 Même si Goffman admet des exceptions et considère que le décor peut accompagner les acteurs : « c’e (...)

On prend la mesure ici de ce qui éloigne décor et paysage : le décor est stable1 et les individus n’y sont inclus que de temps en temps, au moins le temps de la représentation. À l’inverse, le paysage est beaucoup plus large puisque les individus s’y meuvent, vivent dans ce cadre. La médiation théorique goffmanienne du décor trouve sa limite puisqu’elle ne considère que ce qui est dans l’interaction. Pour le dire autrement, nous nous plaçons dans un cadre plus large, qui serait la somme de l’ensemble des interactions. Goffman appelle ce niveau les situations historiques mais il n’en développe aucun exemple. De plus, la vision goffmanienne d’un niveau macro sociologique a été fortement critiquée ; son argumentation est succincte et ne permet pas d’en faire un usage précis ici, même à la suite de son texte l’ordre de l’interaction (Goffman, 1988).

3Peut-on alors trouver chez Elias et sa notion de configuration matière à étayer l’emploi du paysage ? Elias entend par configuration l’ensemble des interactions entre les individus dans une situation donnée :

Le concept de configuration […] s’applique aussi bien aux groupes relativement restreints, qu’aux sociétés formées par des milliers ou des millions d’êtres interdépendants. […] À partir de là, on peut essayer de saisir indirectement les particularités de ces configurations complexes par l’analyse des chaînes d’interdépendances. (Elias, 1991 : 158-159)

4 La notion de paysage se distingue de la configuration par deux aspects : elle suppose premièrement des interdépendances plus « lâches », en tous cas plus fluides. Dans notre exemple, les convertis peuvent ne pas s’inscrire dans ce paysage, bien que celui-ci les dépasse, il est toujours possible de ne pas s’y conformer. En second lieu, la configuration, en mettant l’accent sur les interdépendances, enferme les acteurs dans des relations réciproques. Nous allons voir que le paysage leur permet de contester, de ne pas respecter voire de refuser (non sans coût important) les interdépendances et donc la configuration. C’est pour ces raisons que nous avons pensé cette notion de paysage au-delà du décor goffmanien et en-deçà de la configuration éliassienne. Peut-être pourrions-nous dire que le paysage est le décor des relations réciproques.

5Une fois défini ce paysage, quelle est sa composition, son arrière-plan : qu’est-ce qui constitue ce paysage ? L’objet du chapitre est d’en préciser trois caractéristiques qui se retrouvent dans les récits de conversion : premièrement des croyances sécularisées, c’est-à-dire à la fois personnelles et intimes et une « foi républicaine ».

1. La religion doit être un choix personnel…

6Parmi les transformations de la modernité, les sociologues de la religion ont fait le constat d’un double mouvement, celui de l’individualisation puis de « l’intimisation » des croyances. Désormais, la religion est personnelle, c’est l’individu qui construit son système de valeurs :

La description de cette modernité religieuse s’organise à partir d’une caractéristique majeure, qui est la tendance à l’individualisation et la subjectivisation des croyances religieuses. Toutes les enquêtes confirment que ce double mouvement travaille à la fois les formes de l’expérience, de l’expression et de la sociabilité religieuses. Elle se marque depuis longtemps dans la distorsion entre les croyances affichées et les pratiques obligatoires qui lui sont en principe associées. (Hervieu-Léger, 1999 : 43)

Ce que signale l’auteure à propos de l’individualisation des croyances c’est cette façon de penser et formuler un engagement religieux, lorsqu’il y en a un, par l’ultime référence au choix personnel. La conversion religieuse est peut-être le cas typique illustrant ces transformations : un choix personnel, distinct par la forme d’investissement de celui de la naissance, dont l’individu a l’entière liberté (de choisir) en même temps que l’entière responsabilité (de s’engager). D. Hervieu-Léger soulève plusieurs indices pour accréditer cette thèse : le découplage entre croyances et pratiques et surtout le « bricolage » des individus qui établissent « leur propre système croyant, hors de toute référence à un corps de croyances institutionnellement validé » (ibid.).

La religion « choisie »

7Toutes les personnes rencontrées ont nié que la conversion puisse avoir été imposée, affirmant qu’elle résultait toujours d’un choix personnel. C’est l’emploi du mot choix qui nous révèle cette personnalisation, le fait de choisir cette religion :

C’est vrai que j’ai découvert plein de choses, j’ai pu m’épanouir. Effectivement si je devais refaire ce choix, je l’aurais refait sans problème parce que là où je suis je suis plus épanouie, je suis plus… je peux faire plein de choses. […] Je suis heureuse d’avoir fait ce choix.
Naïma, S17.

Honnêtement, je dirai que c’était pas un choix facile, parce que je me suis heurté à des murs. Des murs très hauts. Mais je ne regrette pas mon choix. J’étais rien en fait, à peine catho, bon j’étais baptisée hein, mais j’ai jamais rien pratiqué. Et quand j’ai décidé de devenir juive, et bien c’était mon choix et rien n’aurait pu me faire changer d’avis. Même si j’ai dû m’accrocher tu vois ! Audrey, M20.

– C’est évident que choisir une religion comme l’islam c’est faire un choix non ? Avec la place qu’elle prend dans les consciences et les représentations, faut être un peu fou pour se convertir à l’islam non ? Vous pensez pas ?
 – Pas forcément non, c’est une religion qui a aussi beaucoup d’attirance pour les Européens !
 – C’est vrai, vous avez raison, y’a plein de gens qui ont été fasciné par l’islam. Des savants, même des peintres. Vous saviez que Dinet, le peintre, il s’est converti à l’islam ? Non ? Je vous assure que c’est vrai. Bon, en tous cas pour moi ça a été un choc de découvrir cette religion et je me suis dit : d’abord est-ce que j’ai envie d’avoir une religion ? Bon, facile, la réponse était oui, je cherchais un peu partout depuis longtemps ! Alors après je me suis dit, bon d’accord, mais quelle religion ? Et là j’ai sans hésité répondu l’islam, parce que c’était celle qui me correspondait le mieux. Donc je me suis converti à l’islam, c’était mon choix. Et voilà comment j’ai choisi cette religion.
 Jamal, M31.

Ces extraits, choisis dans chacun des trois monothéismes, prouvent effectivement que l’engagement religieux est affaire personnelle et qu’il tourne autour du choix de l’individu. D. Hervieu-Léger fait des convertis la « figure exemplaire » de la modernité religieuse :

Dans une société où la religion est devenue affaire privée et matière à option, la conversion prend avant tout la dimension d’un choix individuel, dans lequel s’exprime au plus haut point l’autonomie du sujet croyant. C’est à ce titre que la figure du converti revêt un caractère exemplaire. (1999 : 121)

J’apporterai deux nuances à cette personnalisation des choix religieux, non pas pour contester un processus acquis et attesté mais plutôt pour en affiner les contours afin de ne pas sombrer dans une lecture univoque. La première remarque consiste à prendre au sérieux la façon dont les convertis parlent d’eux-mêmes. En effet, nous avons vu que le récit de conversion obéit à des conventions, des normes narratives (Décobert, 1991), et la présentation d’une conversion comme un choix personnel est un passage obligé de la présentation de soi. Dit autrement, faire l’aveu d’un choix de religion est quelque chose de relativement commun et c’est un moyen dont disposent les convertis pour ne pas tout dire des raisons de leur choix. Soutenir que c’est une décision personnelle renvoie la conversion à l’intimité d’une action individuelle qu’il est délicat de discuter en raison du principe de libre arbitre. Cependant, l’affirmation du choix, du libre arbitre permet aussi aux convertis de garder pour eux d’autres explications de leur parcours.

8La seconde nuance s’articule autour de la question du choix, à partir de ce que nous dit Jamal de sa conversion. La question initiale de son engagement n’est pas « quelle religion choisir ? » mais plutôt « ai-je envie de choisir une religion ? » Autrement dit, ce n’est pas le choix de la religion qui se pose en amont mais plutôt celle de l’engagement religieux. Dire de sa conversion que c’est un choix personnel revient aussi à dire qu’un choix antérieur a nécessairement eu lieu, celui de se revendiquer comme croyant. C’est une façon de prendre parti dans le paysage laïc en mettant en avant sa qualité de croyant, avant celle de converti. Encore une fois cette remarque ne contredit pas la tendance générale à considérer la religion comme un choix personnel. Au contraire, elle la renforce en soulignant l’idée que l’engagement croyant se réalise dans un choix entre la figure du croyant et celle du non-croyant. Cela ramène au postulat soulevé en introduction de ce travail qui supposait que la conversion religieuse était avant tout conversion à la religion.

9La conversion religieuse apparaît comme l’exemple typique des transformations de la modernité, de la prééminence des actes individuels et de leur mise en récit cohérente selon le principe de la réflexivité (Giddens, 1994). Il semble pourtant qu’il existe des contre-exemples à cette personnalisation extrême du choix de la religion. Les contre-exemples n’ont pas vocation à invalider la tendance générale, mais permettent de montrer que la religion n’est pas toujours, dans tous les cas, affaire de choix personnel.

Le contre-exemple : les conversions matrimoniales

  • 2 L’interdiction des mariages mixtes est essentiellement motivée par des questions de transmission de (...)

10Prendre la religion de son conjoint est chose rare puisque ce sont les unions mixtes qui prévalent dans l’immense majorité des couples de deux confessions différentes (Lévy, 2007, Chouchan, 2000, Augustin, 1993). Elles sont d’autant plus rares que les clercs de chacun des monothéismes ne sont pas enclins à marier religieusement des personnes de deux confessions différentes. Simplement tolérés dans le catholicisme, les mariages mixtes sont interdits dans le judaïsme orthodoxe tandis que dans l’islam une femme musulmane ne peut pas épouser un homme non musulman2. J’ai rencontré des personnes converties dans une optique précise, celle de pouvoir épouser religieusement un conjoint, sans qu’elles portent nécessairement un attachement à la religion. Nous pouvons synthétiser ces conversions matrimoniales à deux types idéaux : un type de conversion présenté comme un cadeau, un don (faire plaisir à son conjoint) et un second type effectué pour faire plaisir à (ou atténuer les difficultés vis-à-vis de) la belle-famille. Ces deux types sont deux façons de concevoir un engagement : le choix d’un individu de s’engager dans des croyances pour « prouver » un attachement à la personne. Le second type est plus problématique car la conversion est motivée par un environnement familial hostile, qui pousse à la conversion.

Ma mère et mon père insultaient ma copine quand elle n’était pas là. Oui franchement, ils l’insultaient. Face à elle, ils étaient neutres, surtout ne pas lui faire un sourire tu vois, neutres mais pas désagréables. Mais quand j’allais seul chez eux, c’était toujours le même cirque… Elle est pas bien pour toi, elle n’est pas de la même confession, elle ne va pas à l’Église, etc. Quand elle m’a proposé de se convertir, j’ai dit oui tu vois, mais franchement, moi je ne l’aurais jamais fait. Discussion avec Sébastien, Strasbourg.

Accepter de se convertir dans ce cas, c’est réduire les tensions. Mais c’est aussi concéder un choix par défaut, et si au bout du compte le geste de conversion est individuel, la décision de se convertir peut être plus ou moins « encadrée » pour ne pas dire contrainte. Parfois cela peut aller plus loin. Myriam est musulmane, et son mari qui n’est ni croyant, ni pratiquant, n’a jamais voulu se convertir, ce qui aurait, selon elle apaisé la rancœur de sa mère. Elle vit une situation difficile entre l’intransigeance de ses parents (simplement quelques échanges téléphoniques de temps en temps) et celle de son mari qui a fait le choix de ne pas se convertir.

J’ai essayé de leur expliquer, à mes sœurs, mon père et ma mère. Je ne vivais plus chez eux, mais je venais voir ma mère presque toutes les après-midi. On n’en parlait pas. Mais un jour, elle m’a dit qu’elle était totalement opposée à mes fréquentations, qu’elle espérait que je me marie mais que si mon mari n’étais pas musulman, elle ne voulait ni le rencontrer, ni assister au mariage. Et là, elle a fermé son visage. Quand je suis partie, elle a fermé la porte comme si j’étais une étrangère. Je n’ai jamais revu mes parents depuis, ça fait 7 ans. Myriam, Paris.

Les conversions matrimoniales n’entraînent pas forcément de changements sur la pratique religieuse des convertis. En effet, les personnes qui ont tendance à se convertir dans le cas des mariages sont des personnes qui n’ont pas été, ou très peu, socialisées religieusement : elles possédaient une distance critique à la religion qui a permis se convertir à une autre. Il n’en reste pas moins des conséquences non négligeables dans le cas de conversions « forcées » c’est-à-dire où la personne n’a d’autre choix que de se convertir pour rester avec l’être aimé.

2.… et une affaire privée

11Seconde caractéristique du paysage laïc tel que nous essayons de le décrire, la religion doit être une affaire privée. Nous avons vu toute la difficulté à caractériser une sphère privée, mais nous pouvons décrire le processus en parlant de sphère intime en supposant que « l’affaire privée » corresponde à ce que D. Hervieu-Léger appelle « subjectivisation » (1999 : 43) ou ce que nous avons nommé « intimisation ». L’emploi de ces néologismes vise à rendre compte du processus de relégation du croire au plus profond de l’intimité croyante. Cependant, il n’y a rien de très nouveau dans ce processus : Marcel Gauchet a démontré que toute l’histoire du christianisme est celle de l’intériorisation progressive des sentiments religieux et l’individuation (Gauchet, 1985). Durkheim lui-même avait dit la même chose : « c’est une singulière erreur que de présenter la moralité individualiste comme antagoniste de la morale chrétienne ; elle est au contraire dérivée de celle-ci » (cité par Allievi, 1998 : 27). Pourtant il n’est pas vain d’insister sur ce processus de privatisation ou de glissement vers l’intime dans la conversion car les croyances des convertis doivent être publicisées pour valider la conversion. C’est à un singulier aller-retour que nous invite le converti : comme tout croyant il se forge intimement ses propres valeurs, et en tant que converti il doit les rendre publiques dans des processus déterminés.

  • 3 Un vaste programme avait été mené à l’université de Lausanne à propos des croyances en Suisse, nota (...)

12Nous pouvons apporter là encore deux nuances à la thèse de l’individualisation des croyances. En indiquant tout d’abord que l’élaboration intime des choix religieux ne peut s’effectuer qu’à partir de la socialisation de l’individu et surtout à partir d’une tradition existante, en l’occurrence la religion catholique. Ces indices nous sont fournis par R. Campiche dans d’un article qui revient sur la publication d’une enquête collective3 :

Le processus de l’individualisation de la religion ne correspond pas à une libre entreprise individuelle. En fait il s’agit d’un processus induit aussi bien par le changement social que par les producteurs de sens. Ainsi l’individu reprend des contenus de croyances en fonction de ses besoins, mais ce processus est socialement et culturellement déterminé. Dit d’une autre manière, la recomposition de la religion sur le mode individuel s’avère un processus à ouverture limité. Dans le cas de la Suisse les configurations des croyances s’opèrent à partir d’un tronc commun soit : la religion chrétienne. (Campiche, 1993 : 129)

L’analyse est applicable au cas français avec d’autant plus de pertinence que la présence de la religion catholique y a été plus forte et plus longue. Avec les réserves de R. Campiche, nous ne sommes pas dans une situation de libre choix dans le supermarché des croyances, comme le postule la tradition théorique d’un acteur rationnel ou comme pourrait le laisser croire une interprétation un peu rapide des sociologues de la modernité religieuse. Ses propos viennent tempérer ce qu’énonce J.-P. Willaime :

On assiste dans les sociétés occidentales à une individualisation et une subjectivisation du sentiment religieux. C’est le règne du do-it-yourself en matière religieuse, que ce soit du côté de la demande ou du côté de l’offre de biens de salut. (Willaime, 1998 : 82)

En second lieu, il est délicat d’éluder la difficulté d’identifier les contours d’une sphère privée dans laquelle pourraient s’élaborer les choix religieux. Nous ne pouvons que constater les interpénétrations et enchevêtrements de l’intime et du public (Ehrenberg, 1995 ; Kerrou, 2002 et Gauchet, 1998 : 71-74) et pointer les difficultés à penser une sphère intime présidant aux choix religieux. J. Casanova a même parlé de déprivatisation de la religion en critiquant le lien, abusif selon lui, qui a été établi entre sécularisation et passage de la religion dans la sphère privée. Cependant son hypothèse est posée de manière inverse, c’est-à-dire qu’il constate empiriquement l’importance des religions dans la sphère publique et qu’il conclut à la déprivatisation (Casanova, 1994).

13Malgré ces remarques, il est indéniable que la religion est devenue affaire personnelle et privée. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit pas également et en même temps affaire publique. On en trouve des indices dans les entretiens ou les discussions lorsque l’on pose la question des prémisses de l’engagement :

Il y a une chose certaine, c’est qu’aujourd’hui les gens qui demandent le baptême sont dans une démarche personnelle. Les parents ne jouent plus aucun rôle dans la religion, parfois encore un peu les grands-parents. Mais ça devient rare. Donc, surtout chez les jeunes générations, on a un retour à la foi qui passe par l’appropriation de leurs propres croyances.
M et Mme L., S1.

– Finalement, c’est quoi qui t’a poussé à choisir l’islam ?
 – Difficile à dire, c’est une force au fond de moi qui avait besoin d’être comblé par une religion. J’ai toujours été en recherche, de quelque chose, je ne saurais pas dire quoi, tu vois, mais je sentais une force en moi. Alors je bouquinais, je cherchais, le catholicisme, les rites, la symbolique. J’ai lu plein de livres. Et puis après l’islam, là aussi j’ai lu des livres. Et une fois j’ai discuté avec un imam et je me suis dit que c’était une belle religion. Mais j’ai pas décidé de me convertir à ce moment là. Il m’a fallu encore deux ans pour franchir le pas. Je voulais être sûr de mon choix. Et voilà, comme je disais j’ai choisi ma religion en toute conscience.
Jamal, M31.

Malgré les quelques réserves mentionnées, le sentiment religieux a bien subi un double mouvement d’individualisation (la religion est personnelle) et de subjectivisation (elle est affaire privée). À partir de ce constat et en fonction de l’hypothèse de la publicisation des croyances, il est possible d’aller plus loin et d’envisager une forme de « foi républicaine ».

3. Les conversions doivent être « républicaines »

14Si la religion possède aujourd’hui un caractère individuel et privé, les conversions obligent à l’expression publique de celle-ci. Se convertir serait alors l’inscription d’une démarche spirituelle dans une configuration politique, appelée paysage laïc. Afin d’éviter les écueils d’une qualification « républicaine » trop incertaine, précisons que j’entends par là une prise de position implicite par rapport à une histoire particulière. Une conversion est « républicaine » lorsque le converti accepte tacitement (souvent par défaut) de reconnaître une place particulière à la religion : c’est une religion personnelle et intime, tolérante, ouverte. Le converti est respectueux des modalités de l’affichage de sa religion en public, il reconnaît la forme républicaine de l’État et s’y subordonne. En retour sa liberté de culte est assurée par l’État. Cela permet de penser la conversion comme une prise de position dans un espace déterminé à la fois par l’histoire française (le rapport République-État-Religion) ; par le contexte actuel (la place de la religion) et par les actions des convertis.

  • 4 À propos du mythe, voir Anderson (1996) en plus de ce qu’en dit R. Girardet : « le mythe politique (...)

15Par le qualificatif républicain, je fais référence à l’idéal politique incarné par la République laïque. L’idée que ce régime constitutionnel soit le mieux à même de garantir les droits du citoyen s’ancre durablement dans l’imaginaire collectif lors de la Révolution (proclamation de la République en 1792) et prend une forme définitive aux débuts de la IIIe République. Cette période est déterminante dans la naissance du mythe d’une République émancipatrice, héritée de la Révolution et des Lumières. Dans les années 1870-1890 se met en place une série de lois qui touchent à l’organisation collective et qui vont être décisives jusqu’à nos jours : l’adoption définitive de la République, la loi sur les syndicats (1884), sur les associations (1901), les lois relatives à l’enseignement catholique (1882 et 1886), pour finir par la loi de Séparation (1905). Outre ces lois, qui définissent un type particulier de lien social, c’est également la construction du mythe de l’action politique, conçue de manière éclairée, héritée d’une tradition intellectuelle protestante (Cabanel, 2003) prônant un moralisme d’État indépendant de la religion mais qui n’y est pas opposé. Se convertir aujourd’hui c’est accorder de l’importance à l’héritage de cette histoire mythique et cela passe par l’acceptation tacite d’une configuration propre aux religions, que nous allons détailler. Les conversions « républicaines » sont donc incluses et respectueuses à la fois d’une histoire (Ormières, 2002), d’un mythe (Citron, 1991) et de lieux de mémoire (Nora, 1984)4.

16Lorsqu’il décide de se convertir, le croyant n’est pas tenu d’accepter l’ensemble de ces propositions. C’est tout le sens de ma proposition d’acceptation tacite : le converti s’inscrit par défaut dans ce paysage laïc qui prend en compte cette histoire et ses histoires. C’est un environnement qui le dépasse mais dans lequel il doit se situer en cas de conflit. En officialisant sa conversion, il entre dans une configuration qui reconnaît à la religion des attributions spécifiques. Parmi les particularités de cette place attribuée aux religions, nous en avons vu deux, qui sont de supposer (et d’affirmer) un choix personnel et intime. Le converti est en outre respectueux de la manière d’afficher sa religion en public, c’est-à-dire qu’il doit se conformer aux usages et lois en vigueur. Les exemples les plus récents (et les plus connus) sont les lois du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » et du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ». Ces lois interdisant le port de signes religieux ostensibles dans l’enceinte des établissements scolaires publics (2004) et la dissimulation du visage dans l’espace public (2010) ont modifié le périmètre de la laïcité en France et probablement induit des changements vestimentaires chez certains croyants. Ce ne sont pas les seules restrictions ou adaptations législatives, mais ce sont les plus récentes. D’autres datent de 1905 : il est par exemple interdit de faire de la publicité pour une religion, ou d’user de l’espace public sans autorisation préalable pour distribuer des tracts vantant les mérites de telle ou telle religion, ou encore de poser des signes religieux sur les monuments publics :

Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. (Loi du 9 décembre 1905, article 28)

17Ces exemples sont des règles codifiées mais nous supposerons qu’il existe d’autres dispositions, d’autres usages qui s’appliquent et peuvent contraindre les convertis les plus zélés à ne pas montrer en public leur religion. En acceptant ces règles, les convertis reconnaissent la supériorité de la forme politique et juridique de l’État et s’y subordonnent.

18En retour, si les croyants s’inscrivent dans ce paysage laïc, leur liberté de culte est assurée par l’État. Cette disposition est issue de l’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Sans reconnaître formellement la religion (article 2, « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ») les pouvoirs publics sont dans l’obligation de garantir l’exercice du culte.

19Cependant, parler de conversions républicaines ne veut pas dire que toutes les conversions soient républicaines. Cela implique simplement la reconnaissance tacite d’une norme laïque basée sur un idéal républicain, et qu’en cas de non-respect de cette norme – en cas de non-conformité avec le paysage laïc – le converti pourra être soumis à critique, réprobation voire sanction officielle (administrative, civile ou pénale). Les convertis ne signent pas d’engagement écrit quant à leur futur comportement. Mieux, ils peuvent ne pas respecter toutes les règles et passer « à travers » les sanctions ou rappels à l’ordre.

20Mais alors, que serait une conversion non républicaine ? De tels exemples peuvent être repérés chez des individus qui attribuent à leurs croyances une légitimité supérieure à celle qu’ils attribuent aux normes laïques de l’idéal républicain :

Ben oui, c’est vrai, les convertis font peur, ils font peur à l’État français. Mais bon, c’est vrai qu’on a un idéal, on va pas le cacher. Moi personnellement je rêve d’un État islamique, je voudrais vivre en accord avec ma foi, mais bon, je ne vais pas mettre le couteau sous la gorge de tout le monde et faire mon État islamique ici… Je veux dire, nos idées elles sont claires, je ne suis pas pour, comment dire, c’est pas évident… Par exemple, je veux dire, c’est clair qu’il y a certains vices de la société qu’on rêverait de ne plus voir, que je rêve de voir éradiquer. Je ne suis pas tolérante dans ce sens-là, mais bon le jour où il y aura un État islamique, et que j’ai vraiment envie d’y vivre, ben ce sera à moi de partir, je vais pas commencer à tout révolutionner ici… Vous voyez ce que je veux dire ? Mes idées, elles sont là, je suis contre plein de trucs, mais…, je ne suis pas tolérante dans le sens où on voudrait que je le sois. Je suis tolérante au sens où vous êtes un individu, avec un style de vie et je vous respecte. Léa, S19.

Cet extrait d’entretien est l’illustration de la tension entre ce régime de normes laïques et les options particulières des croyances. C’est d’ailleurs au cours de cet entretien que j’ai conçu la nécessité d’un engagement religieux incluant des normes laïques. La tension correspond aux difficultés qu’a mon interlocutrice à relier ce qu’elle souhaite (un État islamique) au contexte dans lequel elle vit (la France laïque actuelle). Cette conversion est républicaine parce qu’elle n’attribue pas aux normes de sa religion une importance plus forte que les normes en vigueur en France, elle se conforme au paysage laïc que nous essayons de définir. Voici un autre exemple recueilli un peu plus tard auprès d’une protestante évangélique :

– Nous on a une conception intégraliste du monde. C’est-à-dire qu’on souhaiterait dans l’absolu dépendre uniquement de lois en conformité avec notre croyance. Vous voyez ce que je veux dire ?
 – Oui très bien. Mais comment vous faites alors ?
 – Ben je ne peux rien faire. Je vis dans un pays, je respecte ses lois, c’est tout. Les États-Unis ont l’air plutôt mieux que la France pour ça, je me demande toujours si des Amishs pourraient vivre en France, si on ne les obligerait pas à… Enfin je ne sais pas, à respecter les lois quoi. Par exemple, moi je vis dans un pays qui autorise l’avortement. C’est un truc que je ne pas accepter en tant que chrétienne. Aucun chrétien ne peut l’accepter. Mais bon, c’est compliqué… On ne peut pas imposer ses croyances. Alors on se tait… Mais on respecte hein… Mais on n’est pas d’accord, c’est tout.
Noémie, S10.

Ces deux exemples illustrent la façon dont les convertis s’inscrivent dans un paysage laïc. Ils identifient les règles qui sont en vigueur dans la société (ici l’autorisation d’interruptions volontaires de grossesse), peuvent les contester publiquement (manifestations, pétitions, ou simples expressions de désaccord) mais en fin de compte doivent les respecter. C’est la conformité à cet horizon de normes républicaines et laïques que j’appelle inscription dans un paysage laïc.

  • 5 Notamment R. Dahl, On Democracy, New Heaven, Yale University Press, 1998 et la discussion du concep (...)

21Nous venons de voir ce qui constitue le paysage laïc. Les rapports individuels à la religion, objet du chapitre suivant, vont s’agencer dans des rapports individuels à la laïcité mais aussi au politique. Retenons de ces entretiens l’importance et la nécessité d’une tolérance tant religieuse que laïque. Cette idée de tolérance introduite par Léa peut être reliée à une autre transformation de la modernité religieuse, la pluralisation. Cette notion, développée par P. Berger et T. Luckmann comme l’une des conséquences de la sécularisation est ainsi définie : « une situation dans laquelle existe une concurrence dans l’ordonnancement institutionnel des significations globales concernant la vie quotidienne » (1967 : 117). Cela n’est plus une nouveauté absolument remarquable : désormais se côtoient plusieurs explications du monde dont la religion n’est qu’une parmi d’autres, cet aspect ayant été repris par la philosophie politique depuis longtemps5. Le pluralisme religieux est désormais un lieu-commun de la société civile (Gauchet, 1985 : 285) et les conversions religieuses représentent de manière typique les possibilités de passage entre traditions instituées (les « grandes » religions) et groupes religieux. Cette pluralité nécessite, dans la norme républicaine laïque, de penser la tolérance comme une valeur centrale du vivre ensemble.

Notes

1 Même si Goffman admet des exceptions et considère que le décor peut accompagner les acteurs : « c’est le cas par exemple, dans les cortèges funèbres, les grands défilés, et ces cortèges féeriques où l’on voit des rois et des reines. » (Goffman, 1973a : 29).

2 L’interdiction des mariages mixtes est essentiellement motivée par des questions de transmission de la religion, que ce soit par le père (islam), la mère (judaïsme) ou les deux (christianisme). Voir, pour plus de détails Allouche-Benayoun, 1998 ; Tank-Storper, 2007 ; Le Pape, 2008.

3 Un vaste programme avait été mené à l’université de Lausanne à propos des croyances en Suisse, notamment par la production de données quantitatives. Cette recherche a donné lieu à une publication collective qui dressait un panorama assez exhaustif de la religion en Suisse (Campiche, Dubach, Bovay et al., 1992). On pourra se référer en guise de comparaison à une étude similaire (et aux conclusions identiques) menée au Québec (Lemieux et Milot, 1992).

4 À propos du mythe, voir Anderson (1996) en plus de ce qu’en dit R. Girardet : « le mythe politique apparaît ainsi, au regard de l’observation sociologique, comme autant déterminant que déterminé : issu de la réalité sociale il est également créateur de réalité sociale » (Girardet, 1990 : 182). Pour les lieux de mémoire on consultera avec profit les articles de Claude Langlois, « catholiques et laïcs » et René Rémond, « la fille aînée de l’Église » dans P. Nora, 1984.

5 Notamment R. Dahl, On Democracy, New Heaven, Yale University Press, 1998 et la discussion du concept de Polyarchie. Notons que la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’ex-URSS ont alimenté la controverse autour de la fin des idéologies, qui s’inscrit, me semble-t-il, dans le débat autour de la pluralisation.

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