Être croyant dans un monde incroyant
p. 143-144
Texte intégral
Tout aussi bien que des hommes, la société consacre des choses, notamment des idées. Qu’une croyance soit unanimement partagée par un peuple, et, pour les raisons que nous avons exposées plus haut, il est interdit d’y toucher, c’est-à-dire de la nier ou de la contester. Or l’interdit de la critique est un interdit comme les autres et prouve que l’on est en face de quelque chose de sacré. Même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège.
Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1960, p. 305.
1Les chapitres précédents ont tenté d’esquisser une grammaire de la conversion à partir de la publicisation de celle-ci. Cette troisième partie propose de poursuivre cette interrogation en élargissant le champ des perspectives. Elle vise à cerner les attentes et les contraintes qui résultent d’un changement de religion. Parler d’attentes et de contraintes présuppose un cadre normatif à l’action. Dans les chapitres précédents l’importance était accordée aux compétences et virtuosités des convertis. Il s’agit maintenant d’inverser la perspective et de porter attention à ce qui pèse sur l’action des convertis. Notre but n’est pas de proposer d’une part une vision en termes de compétences en caractérisant les actions plurielles des individus et d’autre part un cadre normatif encadrant leurs actions, mais de montrer qu’il s’agit de situations fluides dans lesquelles s’enchâssent des actions et des normes, des représentations et des attentes, tout cela étant intégré dans la configuration historique mise en évidence en introduction, un monde « incroyant ».
2Pour décrire cette configuration et les effets de celle-ci sur les convertis, je propose de reprendre le cadre théorique d’Erving Goffman à propos du stigmate (1975). Envisager le choix religieux comme un stigmate, c’est montrer toute l’importance de la contradiction entre les choix intimes et leur affichage public. Poser que la référence religieuse peut être stigmatisante, c’est aussi prendre acte d’une société où la norme est la non-croyance et la non-publicisation des choix religieux. C’est tout l’apport de l’ouvrage de Charles Taylor, A Secular Age. Traduit sous le titre de L’Âge séculier (Seuil, 2011), il présente une longue perspective historique sur les conditions d’émergence de la sécularisation et de la distinction progressive des sphères du politique et du religieux. Taylor propose une lecture programmatique de ce cheminement en fonction des choix religieux :
Le changement que je veux définir et tracer est celui qui nous mène d’une société dans laquelle il était virtuellement impossible de ne pas croire en Dieu, à une société où la foi, y compris pour le croyant le plus inébranlable, est une possibilité parmi d’autres. (Taylor, 2011 : 15-16)
L’intérêt de l’ouvrage est qu’il replace toujours les exemples singuliers dans un « arrière-plan », un contexte qui rend possible (et crédible) l’action individuelle.
3Telle est également la gageure de cette dernière partie. Nous avons vu que la conversion était relationnelle et qu’elle ne pouvait s’envisager que dans une interaction. Penser les croyances religieuses comme un stigmate permet de décrire les modalités de l’interaction entre « normaux » et « stigmatisés », où l’un peut troubler la situation d’échange et l’autre tenter de dissimuler son stigmate (ou de le présenter sous un meilleur jour). C’est une montée en généralité qui est proposée ici en essayant d’intégrer ces cheminements et ces interactions dans un cadre plus large, un contexte laïc.
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