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Marseille. Éclat(s) du mythe

 | 
Véronique Dallet-Mann
, 
Florence Bancaud
, 
Marion Picker

Mythe et arts visuels

Sur le bauhaus lab marseille

Diego Ortiz et Javiera Tejerina-Risso

Résumé

Le bauhaus lab est un réseau international de laboratoires interdisciplinaires né d’un appel à projet lancé en 2007 par la ville de Weimar en Allemagne pour commémorer les 90 ans de la naissance du Bauhaus en 1929. C’est l’association émaho qui a organisé le bauhaus lab marseille, en référence au séjour de László Moholy-Nagy en 1929 dans la ville‚ où il tourna son premier film expérimental Marseille – Impressions du Vieux-Port. Il s’agissait de réaliser un objet architectural qui puisse accueillir une résidence d’artistes internationale et devenir par la suite un lieu d’exposition modulaire dans la ville de Marseille. Conférences et ateliers de création ont permis d’exploiter l’originalité du concept des « Coffres à jouer » proposé par le cabinet d’architecture Juste Le Cabinet‚ deux coffres modulables qui contenaient les éléments nécessaires au bon déroulement des activités. Ils ont été pris au sens propre par les artistes, comme une invitation au divertissement et à la désobéissance. Et c’est le « mythe de Marseille » dans sa diversité qui s’est trouvé réinterprété dans leurs créations. À Marseille‚ ville en perpétuelle mutation mais qui n’arrive jamais à créer un changement substantiel d’atmosphère ni de mentalité‚ le mythe est plus fort que la réalité.

Texte intégral

  • 1 http://bauhauslab.c3.hu/ ou http://bauhauslab.weimar.de (archived website).

1 Le bauhaus lab1 est un réseau international de laboratoires interdisciplinaires réfléchissant à de nouvelles stratégies artistiques et de nouveaux modes de coopération entre pratiques artistiques. Il est né d’un appel à projet lancé en 2007 par la ville de Weimar en Allemagne afin de commémorer les 90 ans de la naissance du Bauhaus en 2009.

  • 2 Au sein de l’association émaho‚ nous avions un énorme défi à relever car l’activité principale de l (...)

2L’association émaho2‚ en partenariat avec l’Architectural Association (Londres)‚ le C3 Center for Communication and Culture (Budapest)‚ E-werk (Weimar)‚ TheaterHaus Jena (Iena)‚ la Ville de Weimar et avec le soutien du Programme Culture de l’Union Européenne 2007-2013‚ a organisé le bauhaus lab marseille pendant l’année 2009 à Marseille.

3Dans ce projet‚ qui se voulait respectueux de l’indépendance artistique des différents laboratoires européens‚ le Bauhaus devait ressortir comme l’élément fédérateur entre les différentes villes représentées. Pour la plupart d’entre elles‚ les références au Bauhaus étaient presque évidentes : soit par l’origine du mouvement (Weimar‚ Iéna)‚ soit par celle des enseignants (Budapest)‚ soit par son influence sur la pédagogie d’une grande institution européenne de l’architecture (Londres).

4Or Marseille présentait des expériences et des constructions qui‚ si elles n’étaient pas directement connexes au mouvement du Bauhaus‚ avaient l’avantage de s’inscrire dans ses interstices‚ allant jusqu’à questionner‚ même si c’était de façon fortuite‚ certaines théories du Bauhaus‚ en particulier la composante humaniste de la Modernité.

5C’était tout d’abord le Pont Transbordeur‚ l’un des symboles forts du développement économique et technologique de Marseille au début du xxe siècle. De par sa position géographique et le contexte colonial de l’époque‚ Marseille tenait le rôle de lieu de passage obligé et de lieu d’accueil de toute la population qui venait y travailler‚ renforçant le caractère cosmopolite et ouvrier de la ville. C’est le contraste entre cet aspect technologique‚ le Pont Transbordeur et la misère de la population ouvrière évoluant à Marseille à cette époque-là qui attira László Moholy-Nagy‚ l’un des piliers du Bauhaus‚ à Marseille en 1929.

  • 3 Cf. l’article de Véronique Dallet-Mann dans ce chapitre.

6Avant lui‚ des photographes de l’avant-garde allemande (notamment Germaine Krull3) s’étaient déjà intéressés au Pont Transbordeur précisément pour ces raisons. Cette expérience inspira à Moholy-Nagy la réalisation de son premier film expérimental Marseille – Vieux-Port‚ qui allait devenir l’un des axes de travail de notre laboratoire.

7Et c’était aussi la Cité radieuse du Corbusier.

8Très controversée avant et après sa construction‚ la Cité radieuse est pourtant considérée comme l’un des symboles de Marseille. Cette réputation est sans doute due au caractère étonnant et fascinant à la fois du bâtiment lui-même. On sait que‚ même s’il n’appartenait pas au mouvement‚ Le Corbusier était en relation avec le Bauhaus et notamment avec Walter Gropius‚ son fondateur. Affirmer que la Cité radieuse découle directement du Bauhaus serait une erreur‚ mais on ne peut pas malgré tout nier le fait que Le Corbusier soit un héritier des théories du Bauhaus et que son œuvre ait été influencée par ce mouvement.

9Ainsi‚ on peut considérer que la Cité radieuse est liée‚ au moins par son créateur‚ au Bauhaus. De plus‚ ce bâtiment a ceci de particulier qu’il est fait pour fonctionner comme un « quartier autonome » : c’est d’autant plus intéressant que la ville de Marseille elle-même fonctionne sur ce modèle‚ par assemblage de différents « quartiers autonomes » qui reprennent eux-mêmes le modèle des villages qui les ont précédés.

10Avec ces éléments en tête‚ nous avons pu définir les axes de travail qui allaient structurer notre laboratoire bauhaus lab marseille et la création des artistes participants. C’est l’artiste et commissaire allemand Konstantin Bayer‚ fondateur de la Galerie Eigenheim à Weimar‚ qui a assuré le commissariat de la résidence et de l’exposition. Notre direction artistique était ambitieuse : en suivant la logique transdisciplinaire du Bauhaus‚ selon laquelle l’art‚ l’architecture‚ le design‚ les nouvelles technologies et l’urbanisme créent le style de vie de l’homme moderne‚ nous voulions un objet architectural qui puisse accueillir une résidence d’artistes internationale et devenir par la suite un lieu d’exposition modulaire dans la ville de Marseille. De plus‚ cet espace ouvert se devait d’être un espace-temps d’émulation artistique et culturelle‚ un espace atelier où les artistes allaient travailler ensemble ou pas‚ sans délimitations physiques‚ et avec le public‚ dans une logique participative.

11Notre projet était de montrer une évolution au sein de ce laboratoire : associer une vision architecturale à plusieurs visions artistiques et observer sur plusieurs mois la progression d’une démarche qui questionnait à la fois un espace‚ des volumes‚ des matériaux‚ des pratiques et un héritage artistique et culturel dans un moment déterminé. Nous voulions donner à voir la création en temps réel à qui voudrait la saisir.

12Pour ce faire‚ nous avons lancé un concours d’architecture qui devait permettre de réaménager la salle Maintenant à la Friche de la Belle de Mai. Le lauréat du concours‚ l’agence d’architecture marseillaise Juste le Cabinet‚ gérée par Amélie Cazalis de Fondouce‚ Manon Gaillet et Sylvain Berard‚ a réalisé avec son projet Coffres à jouer un aménagement de l’espace fondé sur deux coffres de transport d’œuvres d’art‚ détournés de leur utilisation‚ et un marquage au sol avec trois zones – jaune‚ rouge et bleu – symbolisant chacune un espace dédié aux différents événements qui devaient se dérouler pendant la résidence :

  • un espace pour le travail des artistes‚
  • un espace pour les conférences‚
  • un espace pour les ateliers.

13Nous avons sélectionné un groupe d’artistes européens pour travailler in situ : Kai-Oi Jay Yung (Royaume-Uni)‚ Hansjörg Köfler (Suisse)‚ Irene Pätzug (Allemagne)‚ Enrico Freitag (Allemagne)‚ ainsi que les artistes français Wilson Trouvé‚ Emmanuelle Gibello‚ Javiera Tejerina-Risso et François-Alexis Degrenier.

14 Des conférences ouvertes au public ont aussi eu lieu‚ données par l’artiste promeneur Nicolas Mémain‚ la commissaire d’exposition Anja Brietzke de Ikono Tv (Berlin) ainsi que l’architecte Jean Lucien Bonillo‚ de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille. Rose Lowder‚ cinéaste expérimentale‚ a projeté ses films et a parlé de l’héritage du Bauhaus dans le cinéma expérimental.

15Parallèlement‚ les formateurs de émaho ont proposé‚ avec la participation des artistes‚ des ateliers de pratique multimédia aux jeunes Marseillais de la Maison pour tous Kléber‚ située dans le troisième arrondissement de Marseille.

16En développant l’ensemble de ces activités – conférences‚ ateliers de création‚ ateliers jeune public – ‚ nous avons pu exploiter toute l’originalité du concept des Coffres à jouer proposé par le cabinet d’architecture Juste Le Cabinet. Il s’agissait de deux boîtes‚ des coffres modulables qui pouvaient s’adapter à des situations et à des demandes diverses et qui contenaient l’ensemble des éléments nécessaires au bon déroulement des activités‚ à savoir : des tables et des tabourets‚ des lampes‚ des câbles électriques‚ mais aussi des écrans de projections sur les portes coulissantes des coffres. Comme avec une boîte de Lego‚ nous avons pu déplier‚ replier‚ construire‚ déconstruire et créer des espaces adaptés à la demande.

17Notre volonté était de mettre au même niveau le contenant et le contenu. Il était important de construire un espace-temps – les Coffres à jouer – dans lequel notre laboratoire pourrait avoir lieu. Le concept du Bauhaus qui attachait autant d’importance à la forme qu’à la fonction était ainsi présent. L’extérieur et l’intérieur se définissaient l’un par rapport à l’autre‚ l’un avec l’autre et non en opposition l’un à l’autre.

18Le résultat était fidèle à l’image de la ville. L’intention architectonique‚ très fonctionnelle et épurée‚ des coffres à jouer s’est progressivement transformée en un désordre créatif où les délimitations virtuelles ainsi que les zones marquées au sol ne réussissaient pas à contenir les détournements ni les créations des artistes et leurs désirs de dépassement des limites. Les seuls moments où les délimitations – les zones de couleur – étaient à peu près respectées‚ c’était lors des conférences ou lorsque les intervenants d’émaho travaillaient avec les artistes afin d’animer des ateliers avec le jeune public.

19Il se produisait à notre échelle ce qu’il se passe en réalité à Marseille où‚ malgré une volonté – souvent maladroite ou du moins arbitraire – de redéfinir le tissu urbain‚ il n’existe pas de véritable adéquation entre les modifications imaginées et les besoins sociétaux. Ces coffres à jouer étaient donc pris au sens propre par ces artistes‚ comme une invitation au divertissement et à la désobéissance. Et par extension‚ elle devenait une sorte de boîte de Pandore.

20Au final‚ plus qu’une référence au Bauhaus‚ c’était un portrait de la ville de Marseille qui était représenté. Des artistes européens‚ avec leurs pratiques distinctes et complémentaires‚ étaient à ce point fascinés par cette identité insaisissable‚ par des éléments qui échappaient à leur compréhension‚ par des connexions invisibles et auxquelles ils n’étaient pas vraiment préparés qu’ils ont fini par créer des œuvres qui reflétaient à leur insu ce mélange de rationalité et de mysticisme.

21 Une des artistes‚ l’Anglaise Kai-Oi Jay Yung‚ est même allée jusqu’à recentrer son processus créatif autour du tarot de Marseille !

22Ainsi‚ malgré la contrainte de la réinterprétation du Bauhaus‚ c’est en quelque sorte le « mythe de Marseille »‚ dans sa diversité‚ qui s’est trouvé réinterprété dans l’ensemble des créations.

23C’est l’équilibre du mouvement que l’artiste Irene Pätzug a voulu représenter avec sa balançoire de 5 mètres de hauteur. Fabriquée à partir d’éléments de construction ou de matériaux industriels‚ elle met en scène une composition bauhausienne où l’acte même de se balancer dessine une nouvelle forme géométrique qui s’intègre dans la géométrie de l’espace proposé. Dans une autre pièce‚ elle a repris la mesure décrétée par Le Corbusier dans son Modulor‚ qui définit l’espace nécessaire à l’homme moderne. Irene Pätzug a voulu détourner cette mesure en s’adaptant à la taille de chacun des artistes participants au laboratoire afin d’évaluer l’espace nécessaire à chacun d’entre eux pour évoluer dans l’espace créé spécialement pour le laboratoire‚ l’espace des coffres à jouer.

24L’appropriation de l’espace urbain‚ de l’espace de vie‚ est au cœur de l’installation de Javiera Tejerina-Risso A place called Home. Sur sept écrans de téléviseurs cathodiques posés sur des socles blancs‚ l’artiste a choisi de dépeindre sept quartiers différents de Marseille. L’architecture de la ville (ses lignes‚ ses délimitations‚ les parcours qu’elle définit‚ les espaces qu’elle propose) est présentée ici sous forme de longues contemplations vidéo‚ où les images sont quasiment immobiles‚ figées‚ à peine perturbées. À chaque vidéo correspond le témoignage sonore d’habitants qui racontent avec leurs mots comment ils réussissent – ou pas – à réaliser cette appropriation du tissu urbain qui les entoure.

25Ainsi le facteur humain persiste aux côtés d’un urbanisme quelque peu archaïque qui cherche la modernité mais qui ne parvient pas‚ malgré cette promesse d’un avenir différent‚ à trouver celle-ci. Tels sont à nos yeux le mythe et la réalité de Marseille : un espace-temps où les deux sont confondus. Une ville en perpétuelle mutation‚ mais qui n’arrive jamais à créer un changement substantiel d’atmosphère ou de mentalité. Une ville qui essaye de se réinventer pour redevenir la même. Et‚ au milieu de cette complaisance‚ où les habitants se résignent ou se confortent dans l’idée de ne pas devoir participer‚ ou bien simplement superficiellement‚ l’espoir d’un regard frais‚ impulsé par des artistes internationaux‚ s’est très vite transformé en la confirmation de cette réalité figée‚ immuable.

26Notre laboratoire ne pouvait pas faire exception à cette règle implicite. Le rôle de l’artiste est principalement celui de questionner le monde qui l’entoure. À Marseille‚ il n’était pas possible de faire l’impasse sur cette évidence : le mythe est plus fort que la réalité. La notion de frontière‚ essentiellement floue‚ disparaît ici‚ où même le Bauhaus s’est fait absorber par cette mythologie. Certes‚ il y eut des tentatives de rendre tangible cette particularité‚ mais nous ne menions pas une enquête et n’avions pas à documenter une série d’événements ou de faits. Il s’agissait de s’interroger sur l’héritage du Bauhaus dans la création actuelle. Nous nous devions de rendre un hommage au Bauhaus. Et quelle meilleure façon de l’honorer qu’en le faisant désormais appartenir à Marseille ?

Les Coffres à jouer. Crédits photographiques : Caroline Hanny.

Crédits photographiques : Caroline Hanny.

Irene Pätzug, Modulor et Balançoire . Crédits photographiques : Caroline Hanny.

Javiera Tejerina-Risso, A Place called Home. Crédits photographiques : Javiera Tejerina-Risso.

Notes

1 http://bauhauslab.c3.hu/ ou http://bauhauslab.weimar.de (archived website).

2 Au sein de l’association émaho‚ nous avions un énorme défi à relever car l’activité principale de l’association était jusque-là l’animation d’ateliers de pratique numérique. Grâce à ce projet‚ nous avons eu l’opportunité d’enrichir nos compétences et de bénéficier ainsi d’un plus grand rayonnement régional et européen en tant que créateurs et porteurs de projets artistiques‚ notamment avec notre nouvelle structure‚ Flux (o).

3 Cf. l’article de Véronique Dallet-Mann dans ce chapitre.

Table des illustrations

URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 28k
Légende Les Coffres à jouer. Crédits photographiques : Caroline Hanny.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-2.jpg
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Crédits Crédits photographiques : Caroline Hanny.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-3.jpg
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URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-4.jpg
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Légende Irene Pätzug, Modulor et Balançoire . Crédits photographiques : Caroline Hanny.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-5.jpg
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URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-6.jpg
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Légende Javiera Tejerina-Risso, A Place called Home. Crédits photographiques : Javiera Tejerina-Risso.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/23222/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 26k

Auteurs

Artiste multimédia, directeur artistique et artiste vidéaste, directeur artistique

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