1Le xix^e siècle connut la vogue du voyage en Orient dont l’image fut véhiculée grâce à une importante production iconographique qui contribua activement à l’élaboration du dialogue avec le lecteur malgré l’adoption d’une thématique souvent traditionnelle1. À une époque où la littérature viatique de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand (1811) à Constantinople (1853) de Théophile Gautier en passant par le Voyage en Orient (1851) de Nerval cristallisa les caractéristiques de la Méditerranée orientale, l’illustration viatique, soutenue d’abord par la lithographie, permettant la reproduction multiple des dessins originaux, puis par la photographie, fixa dans la mémoire française ses traits.

2Constitué d’une production graphique et photographique de qualité et d’approche variées, le corpus analysé dans la présente étude est le fruit des trois voyages, de nature différente, qui furent réalisés par les membres de la famille d’Orléans entre 1845 et 1860.

3Ses fonctions militaires et son exil après la Révolution de février 1848 furent à l’origine de nombreux voyages de François d’Orléans, prince de Joinville (1818-1900). Connu pour avoir ramené en France les restes de Napoléon, le prince de Joinville fut un esprit aventurier et curieux comme ses Vieux souvenirs le révèlent au fil de leurs pages2. Rédigés dans un style direct, ses mémoires, qui furent illustrés de trente-six héliogravures exécutées d’après ses dessins et de nombreuses vignettes reconstituent avec une vivacité étonnante sa rencontre avec l’Orient (1836, 1839).

4Très impressionné par les « souvenirs des temps mythologiques, poétiques, historiques et les grandes lignes sévères de ses paysages » de la Grèce, le prince de Joinville fut également attiré par la vue de l’Asie et de l’Orient musulman qu’il connaissait par la lecture du récit viatique d’Alphonse de Lamartine3 et les tableaux d’Alexandre Decamps4. Arrivé à Smyrne, il fut particulièrement étonné de voir la représentation animée de la Patrouille de Smyrne de Decamps5 sous les traits du chef de police, dont il fit le portrait, et de gardes de la ville.

5Élève d’Ary Scheffer, professeur particulier de la famille royale, le prince de Joinville perçut l’Orient à travers un œil d’artiste6. Dans les environs de Smyrne, il crut notamment voir défiler « l’Orient entier, caravanes de Diarbekir, tribus de Turkomans, quasi sauvages, bâchi-bouzouks des quatre coins d’Asie ». Le spectacle, qui offrait des « sujets pour artistes », fut si intéressant que le prince ne cessa pas de dessiner7. De même, lors de ses pérégrinations à l’Archipel, aux côtes d’Anatolie, de Caramanie et de Syrie, Joinville passa son temps libre « le crayon à la main avec les modèles les plus charmants ou les plus pittoresques sous les yeux8 ».

6Durant sa seconde mission au Levant en 1839, il visita pour la première fois Constantinople, qui, comme une ville enchantée, lui offrit le plus saisissant des paysages. Néanmoins, malgré son image inoubliable, le prince de Joinville, qui avait passé de longs mois dans une solitude guerrière, porta son attention aux femmes ottomanes. Intrigué par le port du voile, le prince de Joinville, qui avait déjà dessiné les femmes du harem du bey à Constantine, chercha à découvrir leurs traits. Après avoir observé la sœur du Sultan Mahmoud, dont la réputation amoureuse l’incita à la comparer à la reine Margot et ses suivantes, sa curiosité l’amena aux Eaux douces où il eut sous les yeux un adorable tableau de femmes ottomanes dont il fit en cachette quelques croquis rapides. Il fut si enchanté que plusieurs années après, il regretta la non invention à l’époque de la photographie instantanée qui aurait permit de saisir « un nombre infini de groupes charmants et pittoresques9 ». Finalement, l’occasion de peindre une orientale sans son voile se présenta dans le bateau qui le ramenait de Trébizonde. Après que le prince ait rendu quelques petits services au chef d’une famille des Tcherkesses, celui-ci accepta d’amener une des jeunes femmes de sa famille dans sa cabine et de lui ôter son voile pour que le prince exécute son portrait. Néanmoins, malgré l’appréciation de Joinville pour le modèle et son costume, la séance fut courte puisque la jeune femme se mit à pleurer l’obligeant ainsi à la renvoyer10.

7Le manque d’information sur l’élaboration des aquarelles d’après lesquelles les héliogravures des Vieux souvenirs furent exécutées ne nous permet pas de savoir si celles-ci furent réalisées à partir des croquis exécutés sur place ou si les différents éléments de la composition furent reconstitués de mémoire11. Auteur et illustrateur des Vieux souvenirs, le prince de Joinville, essaya de représenter certains aspects de la vie orientale comme l’animation du Grand Bazar de Constantinople. En outre, il voulut que ses lecteurs visualisent certains épisodes décrits dans ses mémoires comme le secours français au quartier européen en flammes relaté dans l’Incendie de Péra. De même, l’Émeute dans la mosquée d’Omar mit en scène les réactions violentes des fidèles suscitées par sa visite.

8À l’opposé des pérégrinations du prince de Joinville, qui ne furent pas l’objet d’une publication viatique, le Voyage de S.A.R. Monseigneur le Duc de Montpensier à Tunis, en Égypte, en Turquie et en Grèce, (Paris, 1847), rédigé par Antoine de Latour, reconstitue fidèlement les différentes étapes du tour méditerranéen en 1845 du fils cadet de Louis-Philippe. S’attardant sur les réceptions et les visites protocolaires du jeune prince, Latour, qui fut son secrétaire des commandements, voulut mettre son rôle politique en valeur et révéler le prestige dont jouissait la France à l’époque. En outre, précis et analytique, il présenta la physionomie des endroits parcourus, décrivit monuments et antiquités et nota les traits particuliers des populations rencontrées. Latour, qui en tant que narrateur nous convainc de la véracité de ses propos, réussit à nous communiquer un aperçu détaillé et vivant de l’Orient méditerranéen contemporain au point que Félix Pigeory commentant la partie traitant des provinces grecques, nota que « les images se pressent en foule et chaque ligne est un tableau12 ».

9Rédigé sous forme épistolaire, le récit viatique fut accompagné d’un Album de voyage dessiné par M. de Sinéty. Lithographié par Mrs Bayot, Dauzats, Guiaud, Mayer et Sabatier13. De plus, certains exemplaires de l’ouvrage furent illustrés de dix-huit photos sur papier albuminé reproduisant, dans des dimensions réduites, une sélection des lithographies du recueil. Dans ce cas, la lithographie, qui avait permis la diffusion multiple de l’image, fut à son tour reproduite par la nouvelle technique de la photographie. Lithographié d’après les compositions de Sinéty14, lieutenant de Vaisseau, commandant en second du Gomer, l’album, à travers d’une thématique variée comprenant des sujets traditionnels comme La Pointe du Sérail et Les Tombeaux des Kalifes auprès du Caire et des sujets plus originaux comme la Vue du Monastère du Mont Ithome, permet au lecteur-spectateur de visualiser certains moments des pérégrinations du duc de Montpensier et de sa suite. Néanmoins, malgré le lien entre l’image et le texte viatiques, les propos de Pigeory indiquant que le volume « sert de commentaire et de texte à des magnifiques lithographies représentant les principaux épisodes de la tournée du prince » semblent exagérés quand nous songeons le fonctionnement autonome du récit et l’absence d’envoi direct aux planches. En effet, rares sont les images comme les Eaux douces qui reprennent le récit de Latour relatant la promenade des femmes turques et arméniennes15.

10Conservées actuellement dans une collection privée à Athènes, les vingt-cinq aquarelles originales de Sinéty d’après lesquelles furent réalisées les lithographies de l’album, permettent de mieux évaluer son art16. Appréciées essentiellement pour leur qualité documentaire, ses aquarelles sont d’une valeur hétéroclite. En effet, particulièrement doué dans la représentation des paysages animés et des monuments comme « Louqsor »17, Sinéty est peu habile dans l’exécution des aperçus rapprochés des personnages comme les figures statiques aux visages uniformes des Derviches tourneurs et des Almées à Esneh nous laissent le voir. En outre, la comparaison des aquarelles originales avec les lithographies correspondantes, comme dans le cas de l’aquarelle « Ruines de Messène » (Planche n° 54) et de la lithographie Porte d’Arcadie à Messène (Planche n^o55), révèle que les visages et les costumes des personnages représentés étaient retravaillés.

11Notons également que le duc, qui s’était marié en 1846 avec Marie-Louise Fernande de Bourbon, sœur de la reine Isabelle d’Espagne, chargea Dominique Papety (1815-1849), d’exécuter un tableau commémorant sa visite à Athènes. Ainsi Papety, qui avait déjà visité la Grèce avec François Sabatier en 184618, se rendit – il à Athènes en 1847 afin de réaliser les dessins préparatoires pour la Visite du Duc de Montpensier et de sa suite aux monuments d’Athènes19. Organisé autour de la figure centrale du duc de Montpensier, le tableau est en réalité une galerie de portraits qui se développe entre les colonnes du Zeus Olympien tandis qu’à l’horizon se détache l’Acropole20.

12La Révolution de 1848 mit fin à la monarchie de Juillet. Ainsi, à l’opposé des tours méditerranéens de leur oncles François prince de Joinville et Antoine duc de Montpensier, qui furent médiatisés à l’époque, le voyage en Orient du comte de Paris et du duc de Chartres n’eut qu’un faible échos. Accompagnés par le comte Louis de Ségur, le marquis de Beauvoir, le capitaine Morhain, le docteur Leclère et le peintre Roger de Scitivaux, les petits fils de Louis-Philippe parcoururent pendant une dizaine de mois (1859-1860) l’Égypte, le Sinaï, la Palestine, la Syrie21 et la Grèce avant de se rendre à Smyrne et à Constantinople d’où ils rentrèrent en Europe22. Conçu dans la tradition du Grand Tour, leur périégèse comme celle du grand duc Constantine, fils de Nicolas Ier, de Léopold de Belgique (futur Léopold II) et du Prince de Galles, qui se rendirent en Orient à la même époque, fut en réalité une occasion pour le comte de Paris « d’exercer son activité de connaître les hommes, d’étudier la politique française dans les contrées qui verront éclater bientôt de grands événements23 ». Néanmoins, contrairement aux princes héritiers, le comte de Paris et le duc de Chartres, sous le Second Empire, ne furent que des princes exilés au point que Louis de Ségur dans son article « Une caravane française en Syrie au printemps de 1860 » évita de citer leurs noms.

13Lors de sa visite à la duchesse d’Orléans en Italie en été 1857, Roger de Scitivaux, élève de Thomas Couture, fut invité par le comte de Paris à les rejoindre. Outre le statut et la qualité de ses co-voyageurs, c’était « la facilité de pénétrer dans les lieux dont l’accès est interdit à de simples particuliers » qui l’incita à accepter l’invitation princière24. Issu de la correspondance de Scitivaux, le Voyage en Orient (Paris, 1873) communique les impressions de l’artiste et retrace dans une prose alerte les différentes étapes du voyage tandis que les vingt-cinq lithographies de Jules Laurens25, d’après les dessins de Scitivaux, reprennent une thématique traditionnelle incluant des monuments égyptiens, romains et arabes, des vues animées, des types ethniques et des épisodes de la vie des voyageurs.

14Assez détaillées les descriptions des sites visités trouvent parfois leur correspondance dans les lithographies de l’ouvrage comme dans le cas d’Edfou qui impressionna Scitivaux. En revanche, Gérasa ne suscita pas l’intérêt de l’artiste qui quoiqu’il ait pris ses pinceaux et ses albums, et avec sa gracieuse facilité, dessina les propylées du temple du soleil26, considéra que ses ruines « ne mériteraient pas à elles seules, la course que nous avons faite pour les voir27 ». En effet, à Gérasa c’était essentiellement l’image pittoresque des groupes des Arabes campés parmi les ruines qui attira son regard d’artiste28. De même, Palmyre déçut Scitivaux, qui lui préféra Balbek où il prit également des croquis sur le vif. Finalement, il s’impressionna à la vue de l’Acropole qu’ils visitèrent ayant comme cicérone son éphore Kyriakos Pittakis. Outre les vestiges de l’antiquité, Scitivaux, s’intéressa au physique et aux petits métiers des populations rencontrées comme les Types du Liban (Planche n° 56) et l’Ânier de Karnak, lithographiés dans le Voyage en Orient, en témoignent. L’artiste, qui considéra qu’à Gournay parmi les habitants se trouvaient des types intéressants et de charmantes physionomies, surtout chez les enfants, se résolut même à payer une almée pour qu’elle pose pour lui.

15En plus des dessins réalisés par Roger de Scitivaux qui n’avait pas toujours la possibilité de s’éloigner du groupe pour se consacrer à son dessin, deux recueils appelés communément album du comte de Paris29 et album du comte de Chartres30 retracent le voyage de jeunes princes. Réunissant photos collées sur carton, souvenirs rapportés évoquant le voyage, légendes manuscrites et citations littéraires, les jeunes princes constituèrent des recueils personnalisés.

16À l’exception de quelques clichés non signés, dont l’auteur ne put pas être identifié31, les photographies de deux recueils sont l’œuvre de photographes professionnels32. En effet, à l’opposé du grand duc Constantine et du jeune prince de Wales qui furent accompagnés respectivement de Gabriel de Rumine33(1841-1871) et de Francis Bedford34 (1816-1894), le comte de Paris et le duc de Chartres n’eurent pas à leur service de photographe. Composés essentiellement de photographies commerciales de qualité esthétique et d’intérêt documentaire inégaux, les deux recueils, qui évoquent les endroits parcourus, comprennent un nombre important de photos de James Robertson35 représentant le paysage oriental et de monuments antiques, byzantins et ottomans comme la mosquée du Soliman36.

17Révélatrices de la qualité du travail de leur auteur, les clichés de Robertson côtoient ceux du photographe grec Dimitrios Constantine, de Francis Firth37 qui parcourut l’Égypte, la Syrie et la Palestine entre 1856 et 1859, de James Graham, actif surtout en Terre Sainte, d’Othon von Ostheim qui accompagna le comte de Chambord lors de son voyage en 186138 et de Wilhelm Hammerschmidt connu surtout pour ses photos d’Égypte. Tirés par des photographes, qui avaient une connaissance profonde de l’Orient, les photos entrainent le lecteur-spectateur de l’Égypte à Jérusalem en passant par la Syrie et d’Athènes39 à Constantinople. Délaissant les populations orientales, les épreuves illustrent essentiellement des paysages et des monuments dont certains comme le Parthénon apparaissent sous de multiples points de vue. En réalité, outre les personnages pittoresques de Robertson, qui donnent l’échelle et animent ses vues de monuments comme dans sa célèbre composition montrant deux hommes et une femme voilée devant l’obélisque égyptien de Théodose qu’on trouve dans les deux albums40 et dans le scrapbook 052 de la Bibliothèque Gennadius (Planche n° 57), dans les deux albums, nous trouvons une photo reprenant le sujet traditionnel des hommes à dos de chameaux accompagnés de leurs guides d’Alexander Sandor Svoboda. De plus, l’album du duc de Chartres comprend un cliché montrant des Orientaux posant devant l’enseigne du magasin de Francis Firth tandis que l’album du comte de Paris un portrait photographique des deux princes et de leur suite. Malgré certaines similitudes, les deux albums se différencient par leurs caractéristiques matérielles. En effet, l’album du comte de Paris est composé de quatre albums distincts dont les photos, accompagnées de légendes et de citations manuscrites, sont organisées par endroit géographique. Plus complexe, l’album du duc de Chartres est monté d’éléments disparates comme les marines de Gustave Le Gray41(1820-1885) suggérant le périple méditerranéen des princes. Il semble par ailleurs que trois œuvres de Roger de Scitivaux mettant en scène leurs pérégrinations y fussent intégrées pour palier l’absence de photos représentant les différentes étapes de leur tour. Nous y trouvons notamment le « Plan de campagne » les montrant en train de planifier leur voyage ainsi que deux compositions lithographiées dans le Voyage en Orient de Scitivaux. Le Gué du Jourdain relate notamment la traversée à gué d’une petite rivière se jetant dans le Jourdain, qui « est enfermée du côté de la plaine par de grandes falaises couvertes d’herbe jaunâtre sur lesquelles paissait tranquillement une troupe de cigognes42 », tandis que Le Lac de Tibériade montre le campement au bord du lac43. De plus, l’album du duc de Chartres comprend un herbier contrecollé sur carton « Des fleurs de Nazareth de Galilée et du Mont Carmel » cueillies apparemment lors de la visite de Jérusalem pour Pâques. Dédié au comte de Paris, un album photographique d’Henri Cammas, qui parcourut le Nil jusqu’à la Nubie (octobre 1859-juillet 1860), pourrait également être associé aux pérégrinations des deux princes. Certaines des photos de cet album reproduisant les monuments antiques d’Alexandrie, du Caire et des sites antiques du bord du Nil44, sont également incluses dans L’Égypte photographiée de Cammas45.

18En effet, si montage des épreuves photographiques sur carton n’est pas en lui-même une nouveauté46, l’assemblage d’éléments hétéroclites des recueils du comte de Paris et du duc de Chartres semble être l’ancêtre des « albums de voyages » très en vogue à la fin du xix^e et au début du xx^e siècles.

19Du traditionnel croquis pris sur le motif sur lequel s’appuient des compositions abouties, qui seront lithographiées par la suite, à l’expression nouvelle de la photographie commerciale que les voyageurs réunissent dans des albums, l’image sert de souvenir et de témoignage de la rencontre avec l’Autre et l’Ailleurs. En réalité, si la mission militaire du prince de Joinville, le voyage « diplomatique » du duc de Montpensier et le Grand Tour du comte de Paris et du duc de Chartres ne constituent pas une nouveauté, les images réalisées ou réunies pendant leurs pérégrinations sont représentatives de la variété des approches visuelles de l’Orient au xix^e siècle. En effet, la diversité des œuvres graphiques et photographiques, recueillies lors des voyages des membres de la famille d’Orléans, est caractéristique de l’évolution des moyens de représentation de la Méditerranée orientale et des possibilités de diffusion de son image auprès du grand public.