1La fascination pour l’Orient, qui se développe au xix^e siècle, correspond à un attrait pour le berceau de la civilisation, pour l’aube de l’humanité, mais aussi à une puissante aimantation pour des contrées où le jour se lève. La lumière attire et enchante les écrivains ou les artistes voyageurs qui célèbrent la coloration des crépuscules, les teintes prises par la végétation sous la clarté intense ou encore la qualité particulière des ombres. Flaubert consigne l’« effet sinistre de la lumière qui a quelque chose de noir1 » ou le miroitement du jour sur le Nil. C’est la lumière qui effraie Delacroix : « Ma santé est bonne, je crains seulement pour mes yeux. Quoique le soleil ne soit pas encore très fort, l’éclat et la réverbération des maisons qui sont peintes en blanc me fatigue excessivement2.

Nul mieux que Fromentin sans doute n’a su traduire l’éblouissement généralisé de celui qui voyage en Orient :

C’est le pays par excellence du grand dans les lignes fuyantes, du clair et de l’immobile, des terrains enflammés sous un ciel bleu, c’est-à-dire plus clairs que le ciel, ce qui amène, notez-le bien, à tout moment des tableaux renversés ; pas de centre, car la lumière afflue partout ; pas d’ombres mobiles, car le ciel est sans nuages. Enfin, jamais que je sache avant nous, personne ne s’est préoccupé de lutter contre ce capital obstacle du soleil, et ne s’est imaginé qu’un des buts de la peinture pouvait être d’exprimer, avec les pauvres moyens que vous savez, l’excès de la lumière solaire, accrue par la diffusion3.

Comme des papillons attirés par l’incandescence d’une lampe, ceux qui vont en Orient sont aimantés par la puissance du soleil ; ils se dirigent vers la clarté et consignent, dans leurs écrits, une expérience qui paraît parfois osciller entre extase et aveuglement. Les peintres orientalistes qui restent dans leur atelier essaient quant à eux de reconstituer la lumière de ces contrées : ainsi lorsque Gros travaille au Combat de Nazareth (1801), il s’aide d’un globe de feu suspendu au plafond pour éclairer des maquettes vêtues en soldats afin de trouver la manière dont le soleil projette les ombres sur la terre, en Syrie4.

2Lecteurs de récits de voyage, amateurs d’art ou encore amis de certains peintres5, les premiers photographes qui se rendent dans les pays orientaux participent d’une même culture « héliophile ». Sur place, ils font également l’expérience de la clarté vive du soleil. Dans Mémoires d’un suicidé, Du Camp note : « […] l’inondation avait abandonné les terres crevassées par le soleil ; il faisait chaud et le vent de khamsin poussait des rafales brûlantes sous le ciel décoloré6. » Les épreuves réalisées en Orient par les premiers opérateurs itinérants témoignent de cette intensité particulière du soleil ; elles attestent aussi de la sensibilité des praticiens aux jeux de la circulation lumineuse sur les édifices en ruine. Tout laisse penser que la nature du procédé technique utilisé engendre une conscience accrue de la qualité des éclairages. La lumière, qui vient jouer sur les reliefs des monuments représentés, exalte les volumes de pierre ; dans le même temps, les épreuves célèbrent la puissance génératrice du jour – dont les photographes cherchent à maîtriser le feu, dans un dessein que l’on pourrait qualifier de « prométhéen7 ». C’est sur cette relation particulière des premiers photographes qui voyagent en Orient à la lumière que l’on insistera – et ce notamment chez John B. Greene.

Les ruines exposées au soleil

3Sitôt l’image photochimique inventée, les voyageurs en partance tendent à se doter du matériel nécessaire à la prise de vue8. L’entreprise des premiers photographes qui vont en Orient participe de l’engouement généralisé pour ces contrées9, mais elle sert surtout, dans un premier temps, le progrès de l’histoire et de l’archéologie. Dès 1839, Arago propose en effet de mettre la toute récente invention au service de l’égyptologie10. Les missions se succèdent afin de rapporter les documents nécessaires à l’étude des civilisations disparues. L’aptitude de la nouvelle image à servir le dessein des scientifiques fait alors consensus ; son « objectivité » est unanimement reconnue. Le procédé sur papier (qui suppose une matrice négative) semble également pouvoir autoriser la vulgarisation des savoirs. Les vues rapportées d’Orient par Du Camp, Salzmann, Teynard ou Greene… s’inscrivent dans un mouvement d’accession à la connaissance de type encyclopédique. Les albums qui sont publiés par les uns et par les autres entre 1850 et 1860 se complètent et se répondent au sein d’une entreprise de dimension collective11. L’Académie des inscriptions et belles-lettres délivre des instructions précises afin de guider le travail des missions archéologiques successives12. Cependant l’insertion manifeste du travail des premiers opérateurs voyageurs dans un projet scientifique ne s’oppose pas – bien au contraire – à une célébration, quasiment lyrique chez certains, de la puissance de la lumière.

4L’attention des photographes, qui se mettent au service de l’archéologie, se focalise sur les monuments et les ruines. Or, quel que soit le moyen de représentation utilisé, la figuration de l’architecture se nourrit du jeu des ombres et des lumières. Les faces éclairées des bâtiments s’opposent à des zones moins exposées aux rayons solaires ; les dégradés de valeurs soulignent le galbe des colonnes ou le contour des sculptures. Les ombres portées s’étirent dans la direction contraire à la position du soleil ; leur proportion dépend de la hauteur de l’astre, mais aussi de la forme et de l’inclinaison des supports sur lesquels elles se projettent. Parfois certaines ombres portées sont causées par des éléments architecturaux qui demeurent invisibles car ils se situent hors du champ. Les huiles sur toile de Blouet, de Gleyre ou de Dauzats, les aquarelles de Roberts jouent de ces contrastes afin de valoriser les proportions des édifices ; les formes ajourées et accidentées des ruines s’offrent de façon privilégiée à la circulation du flux lumineux. Les estampes, qui exploitent exclusivement les variations de valeurs, manifestent plus vivement encore les dégradés de l’ombre ou les contrastes puissants, nés du jeu de la clarté sur les volumes architecturaux. Le bâtiment constitue une forme évidée que la circulation du jour fait résonner comme un instrument à vent pénétré par le souffle de l’air. C’est ce que permettent de constater les planches de la célèbre Description de l’Égypte (1809-1822) ou encore les lithographies de Vivant Denon. Plus que d’autres sans doute, Piranèse sut exploiter, dans ses eaux-fortes13, cette aptitude de l’éclairage à exalter les volumes des édifices pour les faire renaître14.

5Comme l’estampe, la photographie mobilise un dégradé de valeur ; les vues des édifices anciens présentent donc une relative parenté, quant à l’exploitation du jeu des ombres et des lumières, avec les lithographies ou les eaux-fortes de monuments. Ces dernières incluent cependant, la plupart du temps, des sujets animés : un contraste existe même souvent entre les ruines grandioses et les scènes quotidiennes qui se déroulent à leurs pieds, susceptibles de signaler l’indolence des modes de vie contemporains ; la présence de ces personnages génère une forme de pittoresque oriental. Les épreuves photochimiques évacuent, à l’inverse, le plus souvent la présence des êtres humains. Du Camp fait parfois figurer un nubien de son équipage afin de donner l’échelle des édifices ; mais, chez Greene, Teynard ou Salzmann, les figurants sont généralement absents. Cette désertion tient à des contraintes techniques : la durée requise pour l’exposition de la surface sensible est trop longue pour permettre la saisie d’êtres en mouvement. Cependant ce ne sont pas seulement les sujets animés, mais tous les indices de la vie moderne qui se trouvent éliminés, alors qu’à l’époque les ruines se trouvaient parfois investies par la population locale ; elles ne faisaient pas (comme c’est le cas aujourd’hui) l’objet d’une préservation de tout élément parasite et d’une stratégie de conservation15. Il s’agit donc aussi pour les premiers photographes voyageurs de ne pas polluer ces « lieux de mémoire16 » par des manifestations de la vie contemporaine. Cet isolement du présent travaille à établir l’impression d’une persistance des édifices de pierre, identiques à eux-mêmes par-delà les siècles. Avec le développement des préoccupations archéologiques, l’être humain est évacué d’une enquête qui se joue à l’échelle des millénaires.

6Par ailleurs, les vues invitent d’autant plus fortement à une méditation (teintée de romantisme) sur la fuite du temps que tout indice de la civilisation contemporaine en est éliminé. Les traces du passé que constituent les ruines se trouvent redoublées par la trace de lumière qu’est l’épreuve photochimique. Dans les vues des premiers photographes voyageurs, le reflux du pittoresque correspond à une volonté d’efficacité scientifique et archéologique ; il amène, dans le même temps, les épreuves à pencher davantage du côté d’une esthétique du sublime : seules, les ruines demeurent, telles qu’elles se trouvent exaltées par la lumière, dans un rayonnement analogue à celui du premier jour ; l’histoire paraît soudainement compressée devant des forces qui excèdent la vie humaine pour suggérer une forme de pérennité. Souvent, de surcroît, les images sont réalisées dans un éclairage matinal – apprécié par les opérateurs. Avec le retour de l’aube, le matin de l’humanité paraît moins éloigné. Le caractère cyclique du lever du jour s’impose au détriment de la perception d’un écoulement chronologique : chaque épreuve paraît fixer une renaissance et la répétition du commencement crée le sentiment d’une forme d’atemporalité.

La part du procédé

7Le pouvoir régénérateur de la lumière se trouve exalté par la nature même de la technique qu’utilisent les photographes ; les commentaires des hommes de lettres ou des critiques de l’époque en témoignent : pour Ernest Lacan, l’épreuve est un « dessin tracé par la lumière17 » ; pour Gustave Planche, c’est une « œuvre du soleil18 »… Lamartine voit enfin dans la nouvelle image un « phénomène solaire où l’artiste collabore avec le soleil19 ». Pour l’opérateur, la lumière est loin d’être seulement un motif ou un sujet, elle constitue l’agent actif qui est à l’origine de la représentation et avec lequel il s’agit de composer ; dans une certaine mesure, le praticien qui cherche à maîtriser les rayons du soleil, rivalise avec la divinité : « J’ai capturé la lumière fugitive et l’ai emprisonnée ! J’ai contraint le soleil à peindre des images pour moi20 ! », s’exclame Daguerre. Si en allant vers l’Orient, les voyageurs se rapprochent du miracle de la naissance du jour, mieux que les écrivains ou les peintres, les photographes réussissent à le rendre sensible, puisqu’ils rapportent des vues qui participent de ce prodige. Plus que dans tout autre mode de représentation, la lumière est en photographie intrinsèquement liée à un imaginaire de l’apparition, de la révélation.

8Les praticiens qui se rendent en Orient entre 1850 et 1860 utilisent, pour la plupart, le procédé du calotype sur papier ciré qui a été mis au point par Le Gray21. Avec cette technique, la surface sensible est préparée assez longtemps à l’avance et un certain laps de temps peut s’écouler entre exposition et révélation ; le procédé satisfait donc aux besoins des opérateurs itinérants (qui ne sont pas obligés de traiter leurs épreuves sur place). Le temps d’exposition requis étant relativement long, la technique est adaptée à la mise en image des monuments ou des paysages. Le calotype permet en outre de subtils dégradés de valeur et une unité aérienne de toute la surface de l’image ; il s’éloigne de la précision excessive qui a souvent été reprochée au daguerréotype (c’est pourquoi il est célébré par ceux qui revendiquent un statut artistique de la nouvelle image et qui ont tendance à placer le calotype du côté de l’art des coloristes – à l’opposé de celui des partisans de la ligne –, important ainsi dans le domaine de la photographie des catégories élaborées pour la peinture). L’empreinte pénètre dans la texture fibreuse du papier, ce qui tend à estomper les contours. S’il est par la suite remplacé par des techniques permettant une impression plus rapide des épreuves, le calotype connaît, entre 1850 et 1860, un véritable âge d’or ; il correspond alors à un artisanat très abouti22.

9Le procédé – par ce qu’il est – entraîne certainement une conscience accrue, chez l’opérateur, de l’aspect concret des ambiances lumineuses auxquelles il est confronté. La luminosité varie en fonction du moment de la journée. Un numéro du Bulletin de la Société française de photographie23 permet de constater l’attention que lui porte Greene ; ce dernier confie que l’éclairage le plus favorable à la prise de vue est pour lui celui du matin (entre 7 heures et 11 heures) ou encore de l’après-midi (après 15 heures). L’exercice de la photographie ne peut qu’infléchir et enrichir, pour le praticien, l’expérience sensible des éclairages.

La réalisation du calotype inclut plusieurs étapes échelonnées dans le temps : la préparation chimique du papier est préalablement effectuée, en fonction de dosages minutieux qui sont susceptibles de variantes selon les praticiens ; sur place, l’exposition à l’intérieur de la chambre noire possède une relative durée ; ensuite, il y a l’opération de la révélation, puis celle de la fixation ; le positif est plus tard obtenu par contact avec une nouvelle feuille de papier sensibilisée – selon un procédé analogue à celui de l’obtention du négatif, qui autorise une nouvelle inversion des valeurs24. Le moment de l’exposition n’est donc qu’une étape dans une chaîne d’opérations qui se succèdent. La fabrication du calotype se présente comme un véritable artisanat de lumière, qui ne peut qu’engendrer une forte conscience du phénomène de la photosensibilité. L’attention portée par le praticien à la qualité de l’éclairage, au jeu des ombres et des lumières s’en trouve évidemment nourrie. La réversibilité du clair et de l’obscur – qui est au cœur de la genèse de l’empreinte photochimique – ne peut que contaminer la perception des édifices soumis à la clarté du soleil. Dans les images, les contrastes des zones sombres et des zones plus pâles renvoient au battement du négatif et du positif. L’ombre n’apparaît plus comme le contraire de la lumière, mais davantage comme son prolongement, son écho, dans un mouvement de circulation ininterrompue. La photographie rend particulièrement tangible le pouvoir générateur du jour, comme son potentiel magique de résurrection des édifices.

Des traitements distincts. Le cas de Greene

10Si tous les travaux des opérateurs voyageurs de cette période manifestent un attrait pour les jeux de l’ombre et de la lumière, la comparaison des épreuves permet de constater des différences de traitement assez notables ; sans doute est-ce là d’ailleurs un élément susceptible de permettre la distinction de façons personnelles. La manière dont le praticien compose avec le soleil est en effet aussi celle dont il impose plus ou moins sa maîtrise. Si les photographes voyageurs qui se rendent en Orient sont mus par des desseins scientifiques, ils ne sont pas indemnes de toutes velléités artistiques. Loin de s’opposer, ces aspirations sont susceptibles de se combiner, selon des modalités diverses chez les uns et chez les autres.

11Du Camp, qui publie le premier album de photographies réalisées en Orient (Égypte, Nubie, Palestine et Syrie25) en 1852, a tendance à privilégier les plans d’ensemble et les visées frontales, dans un souci de monstration exhaustive et de lisibilité optimale. Chez lui, les ombres sont présentes, mais elles sont le plus souvent franches et nettes, sans modulation particulière. Dans ses épreuves, le velouté des tons et les nuances subtiles de valeurs font défaut. Les contrastes soulignent les formes et les proportions des édifices ; les zones sombres accusent certains volumes qui paraissent avancer vers l’observateur ; c’est par exemple le cas dans une vue du péristyle du tombeau d’Osymandias à Gournah26.

Salzmann se rend à Jérusalem pour recueillir les preuves photographiques des théories alors controversées d’un archéologue, Félix-Joseph Caignart de Saulcy27 ; à son retour de voyage, il publie un album : Jérusalem. Étude et reproduction photographique des monuments de la Ville Sainte depuis l’époque judaïque jusqu’à nos jours28. L’ouvrage comporte des plans généraux, mais également des cadrages plus serrés sur certains pans de mur ou sur certains détails sculptés. C’est la douceur de la gradation des gris qui frappe chez ce photographe ; les éclairages rasants font ressortir la texture granuleuse de la pierre ; les ombres ont souvent tendance à rester un peu tamisée ; selon une modulation moelleuse et légère, elles épousent les volumes des édifices, flattent les reliefs grenus et usés par l’âge.

12Plus vigoureux sont les contrastes chez Teynard29. Mais c’est sans doute chez Greene30 que le jeu des ombres et des lumières est le plus audacieux et le plus suggestif. Passionné d’archéologie, le jeune homme se rend en Égypte et en Haute Nubie, en 1853-1854 : il suit le cours du Nil, d’Alexandrie à la seconde cataracte. C’est alors qu’il réalise plus de deux cents calotypes qu’il répartit en trois catégories : les « Inscriptions », les « Monuments » et les « Paysages31 ». Le Nil : Monuments – Paysages, Explorations photographiques est publié en 1854, par l’« imprimerie photographique » de Louis-Désiré Blanquart-Évrard, probablement à compte d’auteur et en un petit nombre d’exemplaires32. L’album est conservé à la Bibliothèque Nationale ; mais la Bibliothèque de l’Institut possède également un portefeuille intitulé Monuments et Paysages de la Nubie et de la Haute Égypte (qui, à quelques différences près, correspond au précédent) et un portefeuille intitulé Sculptures et Inscriptions égyptiennes33.

13Les vues qui appartiennent à la catégorie des « Monuments », comme celles qui ressortissent à la catégorie des « Inscriptions » manifestent le même traitement subtil et vigoureux des oppositions d’ombres et de lumières. Dans une épreuve qui représente une statue de femme à Spéos de Phré (Ibsamboul)34, l’ombre conduit, à travers des modulations infinies, du noir complet jusqu’à une forte clarté. La circulation liquide du jour vient caresser les reliefs de la pierre, les flatter de manière sensuelle. De l’obscurité dense, la forme féminine paraît se dégager pour apparaître sous les yeux du spectateur. Un dégradé subtil peut être observé dans une vue des stèles de Silsilis35 : l’ombre portée de l’entablement, sur lequel tombe une puissante lumière, engendre le partage du mur du fond entre une zone sombre, frangée, et une partie claire qui paraît jaillir de l’obscurité, comme par magie. Le passage de l’obscurité à la clarté dynamise la perception des ruines, dont l’apparition se trouve ainsi dramatisée.

14Parfois l’ombre portée d’un élément architectural situé hors champ vient plus ou moins oblitérer une partie de l’espace représenté ; le déséquilibre de la répartition des masses sombres et claires est souvent frappant. Une vue de la salle méridionale du temple de Dakkeh montre un mur orné de bas-reliefs (Planche n° 52) ; la paroi, qui se présente de manière frontale, est trouée en bas par un petit rectangle d’un noir profond, correspondant à une ouverture ; mais surtout un pan de bâtiment, absent du champ, projette son ombre sur le mur de façon à occulter, par un triangle complètement noir, toute une partie de sa surface, sur la gauche ; la limite oblique du polygone possède un certain dynamisme ; le regard de l’observateur – qui, selon certaines habitudes culturellement acquises, a tendance à aller de gauche à droite - passe de l’obscurité à la clarté vive ; il découvre ainsi, dans une forme d’éblouissement, le grain de la pierre et le dessin sculpté du bas-relief, légèrement érodé. Le contraste de l’ombre et de la lumière aboutit à une théâtralisation de la révélation des vestiges du passé.

15Une organisation comparable du champ – avec, du côté gauche, une puissante masse sombre dont la limite est le plus souvent oblique – revient de façon suffisamment récurrente dans la série des « Inscriptions » pour ne pas paraître découler de la seule configuration des édifices avec laquelle l’opérateur aurait été obligé de composer ; cette organisation de l’espace semble également procéder d’un choix du jeune photographe, qui paraît soucieux d’exploiter l’opposition de l’obscurité et de la clarté pour redonner vie aux édifices ; elle lui permet de faire partager l’émerveillement de la découverte d’un passé qui ressurgit soudainement dans le présent du regard.

16Dans une autre épreuve de la salle méridionale du temple de Dakkeh, c’est tout le bas de la représentation, jusqu’à sa moitié, qui se trouve noyé dans une ombre dense à la frontière accidentée (Planche n° 5336) ; de cet abîme obscur, émerge le haut du mur, dans une luminosité moirée. Cette image rend perceptible le mouvement même d’une forme de révélation miraculeuse. Ces jeux d’ombres et de lumières – si audacieux qu’ils soient – ne se donnent pas comme des effets esthétisants, susceptibles de contrevenir à la lisibilité des images et de nuire à leur exploitation scientifique. Bien au contraire. Le traitement des ombres et des lumières traduit l’amour des vieilles pierres et la quête exigeante des traces du passé ; il suggère le désir tendu de l’archéologue de provoquer une forme de résurrection du passé – que la lumière autorise dans l’actualité même de son rayonnement, analogue à celui du premier jour.

17La passion archéologique du jeune Greene est incontestable. Lorsqu’il ne peut photographier les inscriptions en raison du manque de lumière, il réalise des « estampages », clichés d’empreintes séchées (en papier mâché) des reliefs gravés dans la pierre37 ; cette méthode manifeste la dimension scientifique de son entreprise. En outre, si Greene effectue des vues d’ensemble de monuments et même des paysages (en nombre important), il réalise aussi des plans rapprochés et fixe des détails qui ne peuvent manquer d’être appréciés par les scientifiques ; ces travaux semblent répondre aux recommandations que l’Académie des inscriptions et des belles lettres prodigue à Salzmann en partance pour Jérusalem :

En général, l’emploi fait jusqu’à présent de l’admirable procédé de la photographie, par différents voyageurs, n’a pas produit pour la science les résultats qu’on en attendait. S’attachant uniquement à des vues générales, ils ont fait ce qu’un dessinateur a toujours le temps d’exécuter, et ils ont omis les détails si précieux que l’artiste n’a pas toujours le loisir de prendre. M. Salzmann s’attachera donc aux points de vue rapprochés et aux détails38 […]

Certains cadrages serrés de Greene n’ont pu que satisfaire les hommes de science. Les vues des fouilles qu’il réalise ensuite – en 1855 et 1856 – en Algérie, témoignent encore de l’intense fascination du jeune homme pour ses recherches.

18Mais le sérieux scientifique ne s’oppose pas alors à la recherche esthétique. Au service de sa passion pour l’archéologie, le jeune homme met le savoir-faire qu’il a acquis avant son départ auprès de Le Gray. Ce dernier, qui faisait figure d’artiste39, dispensait alors son enseignement à de nombreux photographes40. Des excursions étaient organisées en forêt de Fontainebleau, où Greene a lui-même réalisé des vues de hautes futaies et de feuillages (1852). Par son rendu moelleux, par la variété de ses nuances et sa finesse, le « papier ciré sec » s’avère à même de permettre la transcription de la clarté vibrant au travers du rideau des branches et des feuilles41. Les préoccupations esthétiques et les compétences techniques acquises au contact de Le Gray, Greene tend à les exploiter dans des vues vouées à une utilité scientifique, et afin de traduire son enthousiasme pour l’archéologie.

19Le procédé photographique (et plus précisément la technique du calotype telle qu’elle est alors pratiquée) alimente une fascination pour la lumière, avec laquelle il s’agit de composer. L’Orient – qui met au contact des vestiges du passé – autorise une rencontre intense avec la puissance solaire. Pour l’archéologue photographe qu’est Greene, le traitement des ombres et des lumières permet de suggérer la renaissance des civilisations disparues ; il autorise l’évocation lyrique d’une « mise à jour » (au sens littéral comme au figuré) des vestiges anciens. La lumière – prise dans un mouvement de retour cyclique – s’avère à même de servir l’évocation d’une réapparition du passé.