Version classiqueVersion mobile

Image et voyage

 | 
Sylvie Requemora-Gros
, 
Loic P. Guyon

Représentations du monde

Regards de l’intérieur de l’île

L’interpellation paysagère de Paul Cassien (La Réunion, 1861-1876)

Christian Germanaz

Texte intégral

1Escale ou destination des grandes explorations dans l’océan Indien au xviiie siècle et des dernières circumnavigations au début du suivant, La Réunion a accueilli de nombreux visiteurs qui lui ont consacré quelques lignes dans leur journal de bord ou parfois un texte plus long sous la forme d’une relation de voyage. Dans la plupart des cas et pratiquement jusqu’à la fin du xixe siècle, la présence de l’image dans ces récits sur Bourbon est souvent réduite à la portion congrue. Pourtant, ces espaces visités, encore très exotiques et mystérieux aux yeux des contemporains, provoquent une demande constante d’illustrations auprès des voyageurs. La part infime de l’iconographie ne résulte pas du parti pris des auteurs mais plutôt de leur difficulté à réunir les qualités nécessaires pour composer conjointement le texte et l’image. Rares sont les visiteurs qui cumulent ces prédispositions à l’exemple d’un Bory de Saint Vincent qui, en parcourant sans relâche l’île en 1801, multiplie les vues paysagères des espaces encore peu explorés. À côté des textes, il faut donc se conformer à l’existence de corpus iconographiques plus ou moins muets ou légendés de manière laconique pour qui s’intéresse à la géographie bourbonnaise du xixe siècle.

2Fondée sur cet intérêt, notre communication propose un parcours iconographique établi sur un ensemble de dessins inédits réalisés par un médecin militaire, Paul Cassien, en résidence sur l’île à deux reprises entre 1861 et 1876. Pour La Réunion du milieu du xixe siècle, les traces iconographiques laissées par le docteur Cassien ne laissent pas le géographe indifférent. Il y trouve une forme d’interpellation paysagère qui implique sa discipline et qui l’oblige à réfléchir à la manière d’appréhender ces représentations spatiales. La question retenue pour orienter notre cheminement repose sur le constat du pouvoir évocateur des images de Cassien pour s’interroger sur la perception paysagère qu’elles offrent de La Réunion du milieu du xixe siècle.

Rencontre

3Quels sont les caractères essentiels de la personnalité de Cassien, l’influence de son environnement idéologique, d’où lui vient son attrait permanent pour le voyage ? Excluant toute posture déterministe, cette partie est construite sur la notion de rencontre. D’abord, celle qui réunit les vocations de l’homme, ensuite celle qui le confronte à son époque, pour finir par la rencontre avec l’altérité provoquée par son désir de voyage.

Le médecin, l’artiste et le militaire

  • 1 Paul Cassien (1835-1896) est né dans un milieu consacré à la peinture. Son père, Victor Cassien, es (...)

4Sans s’engager sur le chemin biographique de Paul Cassien1, nous pouvons esquisser ici trois facettes de sa personnalité susceptibles de traduire, en l’absence des mots mais à travers l’image, les mécanismes de vie qui ont façonné en grande partie son cheminement : sa vocation pour la médecine, sa grande curiosité et sa prédisposition pour le dessin.

5Son engagement scientifique par le biais de la médecine le familiarise avec les techniques et les pratiques d’observation et d’analyse développées par les sciences naturelles. Ce contact lui réussit bien et lui permet d’entamer rapidement une carrière militaire exemplaire. Son rapport quotidien à la science modèle en grande partie sa manière de voir et de restituer le monde. En effet, l’exercice d’une médecine du toucher et du regard repose, alors, sur des pratiques visuelles obligeant le praticien à cultiver une solide aptitude à l’observation. Cette expérience professionnelle influence, de manière transparente mais bien réelle, la technique iconographique de Paul Cassien par une disposition à la précision et au classement et par une concision nécessaire pour formuler une vision synthétique de la complexité observée. Si important qu’il soit, son goût pour la démarche scientifique est soutenu par une grande curiosité.

  • 2 S’il n’est pas sûr que le père soit parti avec l’ensemble de la famille, dans tous les cas le modèl (...)
  • 3 Théodore Ravanat est professeur à l’école municipale de dessin de Grenoble. Sa bonne connaissance d (...)
  • 4 Titre de son carnet de dessins concernant ses séjours à La Réunion.

6Nourrie par un profond besoin d’altérité et associée à son intuition d’un monde en cours de finition, la curiosité le prédestine aux horizons lointains, pour un temps encore, exotiques. Sa disponibilité pour l’ailleurs rencontre son histoire familiale. Le Dauphiné constitue l’unité de lieu de ses huit premières années, mais sous l’impulsion du père, la famille2 quitte Grenoble vers 1843 pour un périple d’une vingtaine d’années. Les Cassien – ou du moins une partie de la famille – se posent successivement à Marseille, Barcelone, Madrid, Alicante, Carthagène, Séville, Cadix, Gibraltar, Tanger, avant de revenir à Marseille et retrouver leur point de départ, la région grenobloise, en 1862. Si Paul n’a pas effectué l’ensemble de l’itinérance familiale, il n’est pas déraisonnable de penser que cette pérégrination l’a profondément marqué. Le choix de la Marine pour exercer son art n’est d’ailleurs pas neutre puisque cette arme lui offre l’opportunité d’assouvir son désir du voyage. Une maîtrise du dessin et une sensibilité artistique évidente composent la dernière facette de Cassien qu’il est possible d’évoquer. Là encore, l’environnement familial reste une piste solide pour identifier l’origine de son talent. En 1835, au moment de la naissance de Paul Cassien, s’il ne jouit pas d’une célébrité extravagante, son père Victor est déjà un peintre connu à Grenoble. L’oncle de Paul est le paysagiste Théodore Ravanat3, promoteur de l’école Grenobloise réputée pour ses représentations du paysage alpin. Autant que le voyage, le dessin fait donc partie de la culture familiale des Cassien ; dans son style comme dans ses thèmes de prédilection, Cassien subit consciemment l’influence de son père. À l’image de ce dernier dans les Alpes, et dès qu’une opportunité se présente, le docteur de Salazie parcourt sans relâche les reliefs escarpés de La Réunion pour en ramener, aux termes de courses solitaires souvent épuisantes, de multiples dessins pris sur le vif qui remplissent les albums de ses Souvenirs de l’île de la Réunion4.

7Ces trois aspects schématiques proposent une première approche de la personnalité de Cassien. Ils restent insuffisants pour saisir la complexité d’un personnage dont le destin a été façonné par un ensemble de choix plus ou moins conscients. Certains, comme l’engagement à suivre une voie jalonnée par la science, échappent difficilement à l’attraction du contexte intellectuel de l’époque particulièrement favorable aux sciences naturalistes.

Dans la rupture et le mouvement

8Paul Cassien naît en 1835, l’année ou Charles Darwin explore l’archipel des Galapagos pour y collecter les observations décisives qui serviront à l’énoncé de sa théorie sur L’origine des espèces (1859). Cette coïncidence de circonstance invite à considérer l’importante mutation des idées en Europe et tout particulièrement en France. La vie de Cassien prend place dans un temps de transition où s’effectue le passage difficile entre deux mondes. Largement fissuré par les effets de la révolution de 1789, l’ancien monde est en cours d’effacement même si ses courants de pensée restent encore vivaces durant la première moitié du xixe siècle. En cours de surgissement, le nouveau monde est caractérisé par une accélération des progrès technologiques et scientifiques, sous l’impulsion de la révolution industrielle. Il se développe sous le signe de la rupture et du mouvement.

9La rupture. Elle est d’abord politique avec les révolutions de 1848. Elle est ensuite intellectuelle avec la consécration du positivisme d’Auguste Comte (1798-1857). Le projet humain doit être conduit par le progrès scientifique acquis en développant et en appliquant la logique et les méthodes expérimentales. La science est donc au cœur de ce nouveau système. Le paradigme qu’il induit s’épanouit pleinement dans les sciences physiques, mais il s’étend aussi aux disciplines humaines, dont certaines sont en cours de constitution ou d’institutionnalisation, comme la sociologie et la géographie. Si le biologiste ou le physicien, par leurs études expérimentales de la nature, offrent à l’entendement humain des lois qui rendent compte provisoirement des phénomènes observés, les sciences humaines doivent étudier les sociétés avec les mêmes méthodes pour en découvrir les lois d’organisation et d’évolution. Le point de convergence entre ces deux appréhensions du monde se trouve fixé dans la problématique naturaliste du rapport nature/homme ou milieu/société.

10Le mouvement. Il se trouve symboliquement incarné par l’essor des moyens de transport avec la généralisation de la marine à vapeur ou par l’inauguration de nouvelles infrastructures communicantes à l’image du canal de Suez (1869). Ces moyens supplémentaires dynamisent, de façon souvent déterminante, la politique coloniale des puissances européennes lancées à l’assaut de territoires jugés terra nullius par celles-là même qui les convoitent. Si ce partage du monde entre Européens se traduit par des séquelles profondes chez les peuples indigènes, dans l’immédiat l’euphorie de la conquête contribue à l’effacement des taches blanches sur les cartes et à ouvrir des perspectives bouleversantes sur la diversité humaine. Cette appropriation arbitraire du monde devient ainsi une véritable source de connaissance dans laquelle vont puiser la plupart des scientifiques, unis aux militaires, lors des expéditions commandées par les métropoles. Cette nouvelle période d’expansion coloniale amorce le temps du monde fini qui suppose la reconnaissance totale de la planète, et l’interprétation maîtrisée de ses grandes articulations climatiques, biogéographiques et ethnographiques. Pour accomplir cet ambitieux programme, les fonctionnaires de toutes les administrations coloniales sont largement mobilisés. En France et jusqu’en 1894, l’administration à laquelle appartient Paul Cassien, dès 1856, envoie sur le terrain de jeunes officiers souvent imprégnés par les doctrines sociales développées au cours du siècle. Sans être dupe de l’arrière-fond politique et économique qui l’implique, Paul Cassien incarne assez bien l’image idéalisée de l’officier colonial propagée par une Europe en proie aux bouleversements politiques. Associant un catholicisme résurgent, une foi irrésistible en la science et un profond humanisme, il se projette tout entier dans l’action sociale. C’est dans cet état d’esprit qu’il aborde les rivages insulaires de l’océan Indien.

La réunion et le mythe de l’île tropicale

11Baigné par les pâles lueurs du petit matin, le pont de la Messagère est gagné tout à coup par une grande fébrilité ce 12 avril 1861. Parmi les jeunes officiers qui scrutent l’horizon à la recherche du moindre indice annonçant l’apparition de l’île de La Réunion, se trouve Paul Cassien. Avec une intensité profonde, son regard est fixé sur la découpe insulaire qui commence à émerger de l’océan. Tâche sombre plaquée sur le fond bleu clair de l’aube, l’île grandit progressivement. En peintre averti, il ressent avec beaucoup d’émotion le moment où le soleil dessine par un trait rose orangé les cimes des montagnes de l’intérieur, à présent bien visibles. Les nuances de vert, qui s’épanouissent sur les pentes extérieures gagnées par la lumière, soulignent avec précision les aspérités du relief : incisions sombres des ravines, ouverture lumineuse des cirques. La hardiesse des montagnes de Bourbon est bien connue, mais l’observateur, qui aborde l’île par la mer, est surtout frappé par la douceur de son profil qui esquisse une vague forme de bouclier perturbée par les crêtes sommitales et les effondrements du centre. C’est dans cette approche mesurée, qui procure au visiteur un temps de méditation, que se joue le premier contact avec l’île. Selon la force de l’imprégnation du mythe des Mers du Sud, ce premier contact avec La Réunion peut se révéler décevant. Point d’éblouissantes plages de sable corallien rafraîchies par l’onde bruissante des cocotiers ; absence des larges lagons teintés par la palette tropicale des turquoises et des mauves ; désertion des senteurs exotiques exhalées par les terres d’épices ; la réalité exposée semble plus sévère. Depuis le navire, amarré en face de Saint-Denis à quelques centaines de brasses du rivage, l’officier de Marine distingue la géométrie des grandes masses du chef-lieu de la « Perle de l’océan Indien ». Tandis que la ville transpire de lumière, le sommet des pentes disparaît sous les nuages et les rayons de soleil, qui parviennent à se faufiler entre les masses de vapeur, créent des puits incendiaires qui nimbent la coiffe des arbres de poussière d’or. Ce premier frôlement entre l’homme et l’île se produit donc autour de la lumière et de ses jeux subtils. Pendant plus de trois ans, cette perception retient l’attention de Cassien qui tente de l’inscrire dans ses dessins comme l’essence même de ses souvenirs.

12Nommé à Salazie, c’est cet espace intérieur qui capte en priorité les regards de Paul Cassien au cours de ses deux séjours sur l’île : le premier entre le mois d’avril 1861 et celui d’octobre 1864, le second entre le mois de juillet 1870 et celui de juin 1876.

Regards

13Le travail de Paul Cassien laisse transparaître au moins trois perceptions dans sa manière d’appréhender l’espace réunionnais.

La perception naturaliste

  • 5 L’Album de Roussin (5 volumes, 393 gravures, deux éditions, 1857 et 1879) reste l’une des principal (...)
  • 6 Les figures de ce texte sont visibles en fin d’ouvrage dans le cahier d’illustration.

14C’est celle qui se révèle le plus facilement dans les dessins de Cassien. En naturaliste averti, il s’attache à retranscrire avec beaucoup de précision une nature qui reste encore très étrange aux yeux de ses contemporains. Son regard se porte d’emblée sur le végétal dont la récurrence du thème est une constante dans ses Souvenirs de l’île de la Réunion. Pour la période et mis bout à bout, l’ensemble de ses vues constitue une étude documentaire remarquable. La vision individualisée sur les plantes caractéristiques de l’île, comme la vanille ou le « chouchou », se traduit dans des compositions qui s’assimilent à de véritables planches botaniques, utilisées d’ailleurs par l’éditeur Antoine Roussin dans son Album de la Réunion5. Les études des fougères arborescentes, qui reviennent régulièrement au fil des dessins soit comme motif principal ou soit comme sujet complémentaire, retiennent particulièrement le regard de Cassien fasciné, comme la plupart des naturalistes ou des illustres voyageurs qui l’ont précédé par cette plante quasi emblématique des Hauts de l’île (Planche n° 396). D’autres espèces, comme les affouches, le tamarin des hauts, le bois-de-fer, ou les bananiers, bénéficient de planches individualisées, mais le regard de Cassien atteint sa complétude lorsqu’il dépasse le particulier du végétal pour saisir l’ensemble des formations. C’est sans doute, à cette échelle, que son expression picturale naturaliste trouve son plein épanouissement. Cette vue d’ensemble lui permet de camper ces magnifiques ambiances de sous-bois ténébreuses et menaçantes, où l’enchevêtrement anarchique des végétaux est mis en relief par une lumière qui n’est jamais très loin, même si l’ombre l’emporte provisoirement. Le thème est si important pour lui qu’il n’hésite pas à s’y représenter dans une posture soulignant la correspondance intime qui l’unit au monde du végétal bourbonnais.

15Cette exploration buissonnière du regard naturaliste de Cassien serait incomplète si elle en occultait le paysage. Dans ce domaine, il réalise une œuvre originale pour l’époque, et pour La Réunion, en concentrant son attention sur les paysages des cirques de l’intérieur de l’île, en particulier celui de Salazie. Là aussi, comme pour la thématique du végétal, son regard exige le plan d’ensemble. Celui-ci se concrétise par de larges panoramiques structurés par une vue oblique, permettant d’offrir un regard sur les cirques encore rare pour la plupart des habitants de l’île, mais également pour dynamiser l’information du paysage. En effet au fil de ses excursions, Cassien imprime une dimension informative à son travail, construisant, pas à pas, une mémoire de la forme et de la structure dont il extrait intuitivement l’essence nécessaire pour comprendre la genèse de l’île. Cette in-formation naturaliste du paysage est si juste qu’elle fédère l’enthousiasme des géologues de passage qui empruntent à Cassien ses vues les plus significatives pour illustrer leurs propres publications (Ch. Vélain et R. von Drasche). La quête du paysage entrepris par le médecin militaire l’entraîne parfois dans des lieux singuliers dont l’accès s’est aujourd’hui effacé. À ce titre, les planches consacrées aux sources de la Rivière du Mât sont exemplaires (Planche n° 40). Archives visuelles d’un lieu devenu peu accessible, elles font émerger parallèlement au regard naturaliste celui du témoin de son temps.

Le témoignage

  • 7 La carrière de Cassien se déroule dans un contexte politique mouvementé avec la fin du Second Empir (...)

16Paul Cassien reste le témoin attentif de son époque en rapportant régulièrement dans ses dessins les événements qui jalonnent la temporalité de son passage à Bourbon. Entre les tumultes politiques d’une époque effervescente7 et les ruptures d’équilibre de son environnement insulaire, sa préférence se porte du côté de la nature. Ainsi, les manifestations dont il témoigne relèvent-elles principalement des forces naturelles. Pour La Réunion, ces forces s’incarnent dans les soubresauts de son volcan actif, le Piton de la Fournaise, dans les météores qui s’abattent avec plus ou moins de constance sur ses côtes et, plus rarement, à travers l’effondrement de son relief.

  • 8 « Éruption du volcan de l’île de la Réunion », L’Illustration, 20 mars 1864.

17Le témoignage de l’événement volcanique est visible dans les planches iconographiques des ouvrages scientifiques de Ch. Vélain et de R. von Drasche dont les auteurs ont rencontré Cassien qui leur a cédé gracieusement la plus grande partie de ses vues sur le Piton et le massif de la Fournaise. L’intérêt de Cassien pour le volcan surgit également lors des paroxysmes éruptifs. Ainsi, l’éruption de 1863 voit sa portée médiatique dépasser le cadre de l’île par la diffusion sur le plan national d’un dessin de Paul Cassien dans la revue L’Illustration8.

Les aléas météorologiques, dont le cyclone est l’une des manifestations redoutées par les habitants de l’île, entrent également dans ce processus d’observation-témoignage. Le docteur ne manque pas de transcrire méthodiquement chacune de leurs apparitions. Les dessins qui en transcrivent les manifestations ont pour cadre spatial Saint-Paul (7 février 1872), Saint-Denis (7 juin 1873) ou encore Hell Bourg (27 mars 1874). Le débordement des ravines, la symphonie des cours d’eaux bouillonnants, le mouvement des toits emportés, la course des maisons renversées et des végétaux déchirés sont relevés par le docteur pour conserver le souvenir de la violence de ces tragédies.

18Le regard de témoin de Cassien se porte aussi sur des événements plus exceptionnels comme l’éboulement du Grand-Sable à Salazie, le 26 novembre 1875. Dépêché sur les lieux le lendemain du drame en compagnie de trois gendarmes, le médecin est sollicité à double titre. D’abord, en qualité de praticien pour porter les premiers soins aux éventuels survivants, ensuite pour sa formation scientifique susceptible d’apporter une première analyse concernant l’origine de la catastrophe. Quatre dessins réalisés sur place cherchent à décomposer le mouvement de l’éboulement par une alternance de plans éloignés et rapprochés. Ces images constituent la partie « visible » du rapport transmis aux différentes autorités administratives de l’île. Elles demeurent la seule mémoire iconographique de la catastrophe du Grand-Sable.

19Pour clore sur le regard-témoin de Cassien, il n’est pas inutile de préciser qu’il ne s’exerce pas seulement sur l’exceptionnel, mais aussi et souvent sur le quotidien, en particulier celui de Salazie. En conjuguant une observation naturaliste du monde avec le regard de celui qui désir témoigner, Cassien ne réprime pas pour autant son regard artistique, réussissant à sublimer chacune des images arrachées de ses vagabondages sur les chemins de La Réunion.

L’artiste

20« Le dessin que je vous envoie, malgré son exactitude, ne vous donnera qu’une bien faible idée du beau spectacle que j’ai essayé de reproduire ». Ces précisions, envoyées par Cassien au Directeur de L’Illustration pour l’éruption de 1863, expriment fortuitement la posture iconographique du médecin de Salazie. L’exactitude renvoie au regard naturaliste qui doit être conforme à l’observation, mais il n’est pas question pour Cassien de se limiter à une reproduction clinicienne de la réalité. Le beau et le spectaculaire doivent aussi transcender le point de vue de l’observateur et interpeller le spectateur. En voyeur averti du monde qu’il explore, Cassien compose tout au long de ses dessins une forme de médiation entre la nature et les hommes par le biais de l’esthétisme. Cette médiation n’est pas un compromis terne. Elle se nourrit des contrastes qu’elle restitue pour poser une sorte d’ordre du monde et du temps. L’ombre et la lumière, le vertical et l’horizontal, le mouvement et l’immobilité, l’événement et le quotidien forment la matière privilégiée de la palette artistique de Cassien.

21L’ombre et la lumière structurent une large partie de ses compositions. Cette technique élémentaire dans le dessin est utilisée avec beaucoup de subtilité par Cassien. Son raffinement s’accorde merveilleusement aux thèmes des sous-bois ou des ambiances forestières dans lesquels il se surpasse. Les planches, qui ont pour cadre la Forêt de Bélouve, sont organisées sur ce contraste essentiel.

22Cassien allie, en orfèvre, la technique de la lumière et celle de la perspective. La morphologie des cirques l’exige. C’est elle aussi qui impose la verticalité, autre dimension structurante du travail de l’artiste. Il faut insister sur sa sélection des points de vue qui contribue à l’invention et à la valorisation du paysage. Ces points particuliers fixés sur les itinéraires et devenus avec la patine du temps des points-cadres par où le paysage « doit être observé », dévoilent dans leur localisation la géographie des regards portés sur l’île. Ils conduisent aussi à la perception de l’esprit du lieu. Pour le ressentir, le temps de la méditation est nécessaire. Et c’est bien là aussi une autre composante des dessins de Cassien que cette alchimie entre le fugitif et le permanent, le mouvement et l’immobile. Le temps court du mouvement est celui du tracé sur le papier des grands traits de l’architecture du paysage. Le carnet du Docteur de Salazie montre un assez grand nombre d’esquisses inachevées. Ces croquis de terrain semblent rapidement relevés. Ils portent une quantité d’annotations pour guider la restitution de la scène dérobée au moment de la finition qui appartient au temps long de la méditation.

23Outre ces qualités évoquées et peu surprenantes chez un artiste qui se passionne pour le paysage, on doit insister sur la modernité du dessin de Cassien. Beaucoup d’illustrations de ses carnets, sorties de leur contexte historique, peuvent apparaître comme des œuvres contemporaines. Son regard continue de dialoguer avec le nôtre et sa sensibilité touche chacun. La transmission n’est donc pas rompue, le passeur de paysage accomplit ainsi son œuvre.

Géographie des lieux

24L’espace en connivence tient une place privilégiée dans l’œuvre du docteur de Salazie dont les dessins formulent, à leur manière, un véritable discours géographique. Sa sensibilité et ses qualités d’observateur scientifique lui permettent de dépasser la platitude de l’inventaire pour proposer une mise en connexion des structures géographiques perçues. L’agencement de ces structures crée du lieu et les lieux composent l’espace de Paul Cassien. Le passage par le lieu est une démarche possible pour esquisser les contours de sa géographie.

  • 9 Le fonds Cassien se compose de deux cahiers de dessins et d’une vingtaine de planches aux formats d (...)

25Les vues des Souvenirs de l’île de la Réunion9 réservent l’essentiel de leur attention aux espaces situés au centre de l’île. Le fait que Cassien soit rattaché administrativement à Salazie explique en partie la priorité du regard portée sur ce cirque et sur les paysages de l’intérieur. Il existe bien quelques dessins sur St-Paul ou sur St-Gilles mais ils sont rarement tournés vers l’océan. La distribution géographique des dessins affirme la prépondérance de ce regard sur intérieur de l’île. En effet, 82 % des vues se localisent dans les cirques de Mafate et de Salazie, dans la région du volcan, celle de Bélouve et au sommet du Piton des Neiges. Cette insistance pour ces lieux particuliers est en totale cohérence avec le pittoresque de Bourbon, qui au sens premier du terme est « ce qui par sa disposition semble propre à fournir un sujet de peinture ». L’espace salazien est au centre des représentations de Cassien. Dessin après dessin, il compose une sédimentation des formes paysagères et des dynamismes géologiques.

Salazie, la mémoire des formes et des dynamismes

26La mémoire des formes est forgée à partir de l’accumulation des vues sur les reliefs qui structurent le cirque. Le Piton d’Enchaing, le Cimandef, le Morne de Fourche, les principales incisions du réseau hydrographique, avec les bras de Fleurs Jaunes et de la rivière du Mât, sont les paysages qui reviennent avec insistance dans son travail. Plusieurs dessins répètent le même point de vue. C’est le cas pour l’imposante barrière du Nord-Ouest, magnifiée par le Cimandef et le Rempart de la Plaine des Chicots (Roche Écrite). En utilisant les effets d’une lumière déclinante, Cassien les détache comme d’impressionnantes ombres-sentinelles accompagnant la sérénité silencieuse qui envahit progressivement le cirque à la tombée de la nuit. Avec un cadrage plus ou moins rapproché, la scène est presque chaque fois identique. Elle est dessinée dans un intervalle horaire comparable. Le but de l’artiste ne se limite pas à fixer une image particulière de la nature. En dépassant le simple saisissement d’un relief qui marque l’identité spatiale de Salazie, Cassien veut transmettre plus qu’une mémoire de la forme. Par la médiation du paysage et de l’instant particulier, il nous donne une clé décisive pour toucher l’esprit du lieu et pour ressentir l’essentialité du cirque.

27L’exposition de la forme implique aussi l’indication de son dynamisme invitant alors l’observateur à dépasser l’objet pour en saisir le sens. Le jeu des dynamismes qui ont façonné les paysages de Salazie se trouve subtilement inscrit dans les dessins de Cassien. En reproduisant les formes, il a su saisir le dynamisme qui en est souvent à l’origine. Les planches sur les coulées de vallée, aux prismes basaltiques presque parfaits, désignent la matrice volcanique qui a donné naissance à l’île. Le dessin légendé par Vélain, basaltes prismés, pris des sources de la Rivière du Mât, est impressionnant de vérité. La puissance du mouvement qui se dégage de cette colonne basaltique surgissant de son encaissant, nous rappelle les forces profondes à l’origine de l’existence du cirque. L’incision de la rivière du Mât en permettant la mise en relief de cette intrusion, authentifie à son tour l’importance des mécanismes érosifs dans le modelé des formes. Pour le regard attentif à ces processus, l’activité de l’érosion est constamment présente dans les images qui s’appuient sur l’espace des ravines pour sublimer le jeu de la végétation et de l’eau. Dans cette combinaison de dynamismes, l’eau, à l’intérieur du cirque, reste un acteur de choix. Montrée à des moments exceptionnels, en période cyclonique, mais le plus souvent dans sa quotidienneté, elle est exposée dans toutes ses dimensions : cascades, torrent, bras de rivière ou cours d’eau plus important. Enfin la figuration des failles et des décrochements invite à considérer les données de la tectonique.

28La géographie de Paul Cassien, esquissée ici, ne se limite pas à la matière minérale, il faut lui adjoindre la part du vivant exprimée principalement par ses études végétales et plus accessoirement par la présence des hommes.

La part du vivant

29Comme la plupart des visiteurs de l’île, Cassien est fasciné par la démesure qui caractérise les formations végétales de la partie au vent. La forêt de Bélouve a été l’un de ses terrains d’observation favoris pour capter et restituer l’atmosphère des sous-bois dont il est passé maître. La nuance climatique qui caractérise ce versant amplifie l’exubérance des formes végétales. Dès lors, l’artiste se délecte de l’enlacement de l’affouche et du bois-de-fer, de l’élancement des fougères arborescentes, de la coexistence symbiotique entre l’arbre et l’épiphyte (Planche n° 41). Les scènes végétales chez Cassien renvoient très souvent au désordre, à un emmêlement confus, à des fouillis torturés qui semblent être, pour lui, les expressions spontanées de la nature réunionnaise.

30La sphère animalière consomme modestement son art et la part attribuée aux hommes est assez restreinte. Plusieurs portraits sous forme d’études inachevées hantent les « souvenirs » de Cassien ; les hommes sont traités en fonction des configurations explorées par l’artiste. Dans le paysage, ils interviennent presque toujours comme des marqueurs d’échelle. Silhouettes légères et méconnaissables, elles traversent les dessins pour valider la dimension du relief. Lorsqu’il s’agit de rendre hommage à la différence, comme pour les malabars de St-Paul, ou pour remercier celui qui guide sa découverte du cirque, le trait se fait plus précis.

31Son dessin d’un bivouac dans la caverne « Dufour » au Piton des Neiges (Planche n° 42) est très révélateur de la place et de la part des hommes dans son regard. La vue est orientée du fond de la grotte vers l’extérieur. Si elle laisse une large place au paysage, avec dans le lointain le volcan émergeant d’une mer de nuages, les hommes sont bien présents au centre de la scène. Disposés en cercle autour d’un feu de branles, la lumière des flammes éclaire leur visage. La composition du dessin symbolise bien l’hésitation de l’artiste, partagé dans sa représentation entre la sphère des hommes et de celle du monde minéral qui les englobe. Le choix n’est jamais totalement tranché comme d’ailleurs dans la plupart des dessins où il se met en représentation. Ces autoportraits supposés l’exposent dans sa fragilité face aux puissantes masses de relief ou stationné sous des voûtes forestières qui signent sa complicité avec l’élément végétal. En reconnaissant le rôle principal tenu par la nature dans la géographie de Cassien pour exprimer l’essence de La Réunion, le regard perspicace découvre que la trace des hommes n’est jamais très loin. Dans tous les cas, elle ne se trouve jamais chez l’artiste dans un genre très en vogue à son époque, les scènes et les portraits des « types ethnographiques » de l’île.

32En plaçant hors champ la valeur artistique indéniable de son travail, pour La Réunion la principale contribution de Paul Cassien réside dans la place réservée aux paysages de l’intérieur de l’île qui n’avaient pas, jusqu’alors, fait l’objet d’un relevé artistique aussi fouillé. À l’exemple d’un Adolphe d’Hastrel qui prétend dans son Album de l’île Bourbon (1847) rendre compte des « sites les plus remarquables de la côte et de l’intérieur de l’île », mais qui reste toujours en retrait ou à la limite de ces derniers, les artistes peintres de la période de Cassien ou de celle qui précède son passage ne se sont guère aventurés dans les profondeurs de La Réunion. Les parcours du docteur de Salazie sont bien plus originaux. S’ils permettent la réalisation d’un album au pouvoir évocateur puissant, ils expriment aussi une volonté d’immersion totale dans le monde qu’il explore. Ses dessins le placent à l’intérieur de l’espace observé dont il semble vouloir s’imprégner complètement. Il nous livre alors une géographie naturaliste de La Réunion transcrivant admirablement les forces de la terre qui animent l’île et les particularités biogéographiques étagées le long de ses versants dissymétriques.

33La géographie de Cassien est ainsi conforme aux modèles établis au xixe siècle par des scientifiques comme Alexandre von Humboldt ou Karl Ritter. Elle accorde une place importante aux descriptions de la nature mais surtout aux liaisons qui unissent ses principaux composants pour déterminer les différents milieux de vie offerts aux sociétés. Cette recherche des liens, qui autorisent les mises en relations, ne s’accorde pas des tracés linéaires, ni de l’absence de mesures. La mesure de l’espace est accomplie chez Cassien par le dessin et ses parcours bourbonnais forment des lignes qui se croisent, se dédoublent, se superposent pour construire un véritable réseau de lieux de vue d’où émergent progressivement ses représentations d’ensemble invitant à la synthèse géographique. En ce sens, il se détache de la posture commune à sa période qui consiste, pour le visiteur étranger, à ne conserver du voyage bourbonnais qu’une vision exotique superficielle… mais rassurante.

Notes

1 Paul Cassien (1835-1896) est né dans un milieu consacré à la peinture. Son père, Victor Cassien, est connu pour ses planches éditées dans l’Album du Dauphiné et sa mère est la sœur du peintre Théodore Ravanat, chef de file de l’École de Grenoble très engagée dans les recherches picturales sur le paysage montagnard. Paul Cassien suit des études de médecine et, à 21 ans, il débute une carrière militaire comme chirurgien de 3e classe. Ses compétences lui assurent un avancement assez rapide, il termine au grade de Médecin Général en 1883. Il exerce dans le cadre de la Marine et effectue de nombreuses missions en dehors de la métropole comme à La Réunion.

2 S’il n’est pas sûr que le père soit parti avec l’ensemble de la famille, dans tous les cas le modèle du père à joué un rôle important chez Cassien en particulier sur cet aspect du voyage.

3 Théodore Ravanat est professeur à l’école municipale de dessin de Grenoble. Sa bonne connaissance des idées artistiques de son temps, l’expérience de ses voyages et sa passion du paysage alpin le désigne comme le chef de fil d’un grand nombre d’artistes locaux.

4 Titre de son carnet de dessins concernant ses séjours à La Réunion.

5 L’Album de Roussin (5 volumes, 393 gravures, deux éditions, 1857 et 1879) reste l’une des principales sources de l’iconographie réunionnaise pour la seconde moitié du xixe siècle.

6 Les figures de ce texte sont visibles en fin d’ouvrage dans le cahier d’illustration.

7 La carrière de Cassien se déroule dans un contexte politique mouvementé avec la fin du Second Empire, la défaite de 1870 et la mise en place difficile de la 3e République.

8 « Éruption du volcan de l’île de la Réunion », L’Illustration, 20 mars 1864.

9 Le fonds Cassien se compose de deux cahiers de dessins et d’une vingtaine de planches aux formats différents, à la mine de plomb, au lavis ou à la craie de couleur. Le cahier concernant La Réunion rassemble 105 dessins à la mine de plomb et au lavis. Il faut lui rajouter 33 dessins qui ne sont pas numérotés.

Auteur

Université de La Réunion

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search