Le cimetière de Saint-Eugène
Lieu de mémoire des Juifs d’Alger
p. 251-261
Texte intégral
1C’est une petite ville du littoral algérois, Saint-Eugène1, qui abrite le cimetière juif d’Alger2. Ouvert en 1849 sur un terrain de 3,5 hectares, contigu au grand cimetière chrétien, il est le dernier cimetière d’une communauté aujourd’hui disparue, dont la présence continue à Alger était attestée depuis au moins le xiiie siècle : à leur arrivée à Alger en 1391, les réfugiés juifs espagnols échappés des pogroms avaient trouvé sur place une communauté déjà établie depuis plusieurs générations.
Les anciens cimetières
2Lorsque les troupes françaises entrent à Alger en 1830, la communauté juive est propriétaire de trois cimetières situés au nord-ouest de la ville, au-delà de l’ancienne porte Bab El Oued. Les nouvelles fortifications et l’urbanisation des faubourgs les auront recouverts en quelques années.
3Le cimetière le plus ancien, d’une superficie de 1,5 ha, était le plus proche des anciennes murailles. Ribach3 y fut enterré en 1408. Selon Isaac Bloch4, ce cimetière aurait été ouvert en 1287 par des Juifs de Majorque expulsés par les Espagnols, qui auraient accompagné à Alger les Musulmans chassés en même temps qu’eux5.
4Entièrement couvert de tombes en 1691, le cimetière de Ribach fut laissé en l’état et la communauté juive se rendit propriétaire d’un terrain voisin pour en faire le cimetière du Midrach, utilisé jusqu’en 1849.
Le troisième cimetière, acquis en 1795 par la famille Cohen Bacri, était situé à l’ouest du cimetière du Midrach.
5En 1844, la partie nord de la nouvelle fortification d’Alger est bâtie sur l’ancien cimetière de Ribach. La même année une route est construite sur une partie des tombeaux du cimetière du Midrach, et alors même que les inhumations se poursuivent, des parcelles du cimetière sont attribuées à des spéculateurs. En 1849, faute de place dans ce cimetière, l’administration accorde à la communauté juive le droit d’usage6 du petit terrain situé sur la commune de Saint-Eugène, dont elle fera son nouveau cimetière.
Le nouveau terrain
6Situé à flanc de colline, ce nouveau cimetière exigu et très escarpé allait très tôt créer des difficultés à la communauté. Les premières inhumations eurent lieu vers le bas du terrain, où la pente est encore faible, sans aucun ordre ni plan précis, et souvent même sans indication du nom du défunt sur la sépulture. Après que les parties planes furent remplies, il devint nécessaire d’élever d’énormes murs de soutènement pour aménager de vastes plateaux. Le cimetière se révéla pourtant vite insuffisant et fut rapidement couvert de tombes de sorte que dès 1910 la communauté juive d’Alger rechercha un autre lieu de sépulture. Aucun des terrains pouvant convenir ne fut autorisé à cet usage par la municipalité.
7Pour pouvoir poursuivre les inhumations, la communauté juive se résolut à recouvrir les carrés les plus anciens. Après s’être assurée de la conformité de la procédure à la loi religieuse, les murets du carré à récupérer étaient surélevés, les marbres retirés, et une épaisse couche de terre était déposée dans laquelle les nouvelles inhumations pouvaient être effectuées. À la demande des familles, plusieurs corps furent exhumés des carrés avant leur comblement pour être placés dans des ossuaires et des caveaux avec indication des nom et prénom, et le plus souvent aussi la date de décès, et l’âge au décès. Mais l’absence de registre à cette époque et la non-conservation des pierres tombales retirées des carrés comblés n’ont pas permis la conservation des noms des personnes dont les corps ont été recouverts.
8Malgré son exiguïté, le cimetière a recueilli aussi les restes de personnes qui avaient été inhumées entre 1800 et 1820 dans le cimetière du Midrach, ainsi que des corps et pierres tombales de plusieurs rabbins et grands rabbins des xviie, xviiie et xixe siècles qui étaient ensevelis dans les anciens cimetières. On y a également honoré les dirigeants et bienfaiteurs de la communauté en donnant leurs noms à des allées, et y furent enfouis les rouleaux sacrés, talith, tefilin et livres de prières lacérés et piétinés lors du saccage de la grande synagogue7.
9Véritable sanctuaire, le cimetière de Saint-Eugène est, depuis la disparition de la communauté et des lieux de culte, le dernier lieu de mémoire des Juifs d’Alger.
10Il abrite les deux rabbins espagnols refondateurs de la communauté d’Alger au xive siècle, Ribach (1326-1408) et Rachbats (1361-14448). Leurs tombes, qui avaient échappé à la profanation lors de la construction de la nouvelle enceinte d’Alger sur l’ancien cimetière, étaient devenues des lieux de pèlerinage. Transférés avec d’infinies précautions en 1896, les deux rabbanim reposent désormais dans le mausolée de couleur ocre élevé près de l’entrée principale du cimetière juif de Saint-Eugène, cimetière dans lequel plusieurs de leurs descendants sont inhumés9.
11Sous les voûtes de l’imposant monument aux morts, qui fait face au mausolée des rabbanim, se déroule toujours, le 2 novembre, une cérémonie annuelle du souvenir. Et depuis la visite officielle en mars 2003 du président Jacques Chirac10, les présidents français sont venus lors de leur passage dans la capitale algérienne y saluer la mémoire des Juifs d’Alger morts pour la France. Dans ce petit périmètre, où sont réunis les symboles de l’attachement des Juifs d’Alger à leurs valeurs ancestrales et à la France, ils ont pu apprendre aussi l’histoire de Ribach et Rachbats.
12Les tombes alentours sont intactes, et depuis cet endroit, aussi loin que porte la vue, le cimetière semble préservé.
13Mais déjà à la droite de l’entrée, près du mur d’enceinte, les carrés sont envahis de ronces épaisses, les tombes sont affaissées et plusieurs demeurent introuvables.
14Dès que l’on avance vers les parties médiane et haute du cimetière, on découvre de nombreuses sépultures brisées et souillées. Beaucoup ont disparu. Le carré réservé aux enfants de moins de 5 ans est entièrement dévasté, des deux cent trente petites sépultures il ne reste que des morceaux de marbre épars, et les rares tombes qui subsistent sont recouvertes de béton qui en cache les noms.
15Le haut du cimetière est squatté par des jeunes et des moins jeunes qui en ont fait leur espace de liberté, un endroit hors du monde où tout semble permis. L’ossuaire des grands rabbins d’Alger des xviie, xviiie et xixe siècles est planté là, comme un temple dérisoire et décalé, couvert d’ordures et de graffitis, plusieurs plaques ont été arrachées et cassées, des cases de l’ossuaire avaient été ouvertes en 2009 et 2010 et les ossements des rabbins éparpillés.
16Qu’il semble loin ce jour de juin 1865 où un deuil fut déclaré dans toutes les communautés juives d’Algérie pour l’exhumation des restes de ces grands rabbins depuis les anciens cimetières où ils n’étaient plus en sécurité. Deux mille personnes y avaient assisté et six cents assistants chantaient en chœur des psaumes jusqu’à l’arrivée des ossements dans le nouveau cimetière. Fin 2010 l’ossuaire a été réparé à la hâte, mais plusieurs noms sont à présent recouverts de béton, et ce mausolée qui protège les restes de tant de sages et d’érudits est devenu l’un des éléments du décor d’un lieu qui n’a plus droit au moindre respect. Les nouveaux occupants l’ont surnommé « l’arrêt de bus ».
Le site Internet du cimetière israélite de Saint-Eugène11
17Chaque jour des tombes disparaissent, et chaque jour des noms sont effacés. Recueillir les noms et photographier tout ce qui peut l’être encore est l’urgence qui s’est naturellement imposée pour que la mémoire de tous ces gens, célèbres ou pas, soit préservée.
18Le premier registre du cimetière a été ouvert en 1925, 76 ans après les premières inhumations et après que plusieurs carrés anciens aient été comblés. Ce registre a été initialisé par le recensement des sépultures visibles à cette époque, ce qui a permis que soient conservés les noms des personnes dont les corps ont dû être recouverts par la suite lors du comblement de nouveaux carrés. Il a été complété au fur et à mesure par l’enregistrement des inhumations qui y ont eu lieu jusqu’en août 1949. Le second registre couvre la période de juin 1941 à mai 200112. La sauvegarde de ces deux registres des inhumations et du registre des caveaux, retrouvé lui aussi, a rendu possible l’élaboration d’une base de données contenant nom, prénom, date de décès (et/ou d’inhumation), âge au décès, et emplacement13 de chacun des défunts. Dans un deuxième temps, cette base a été complétée par la copie de toutes les informations figurant sur les ossuaires, sur les stèles du monument aux morts et sur les pierres anciennes provenant des anciens cimetières qui ont été retrouvées et photographiées. Elle contient aujourd’hui les informations relatives à plus de 18 200 personnes.
19Le nombre total de personnes inhumées dans le cimetière de Saint-Eugène est plus élevé : on peut l’estimer à 25 000 si l’on tient compte des défunts non exhumés, dont la sépulture comblée entre 1910 et 1925 n’était plus visible au moment du recensement de 1925. Les personnes décédées entre 1881 et 1925 et dont la sépulture avait disparu en 1925 pourront être intégrées à la base de données par la suite, à partir des registres de décès du consistoire d’Alger.
20La qualité de la base de données est en amélioration continue grâce aux contrôles de cohérences qui sont pratiqués régulièrement, et au croisement des informations avec l’état civil à chaque fois que cela est possible. C’est ainsi que quelques erreurs de nom et de date de décès découvertes sur les marbres des ossuaires du cimetière, et parfois dans les registres eux-mêmes, ont pu être corrigées. Les internautes aussi contribuent efficacement à l’amélioration de la qualité et à l’enrichissement du site en proposant des corrections et ajouts.
21Les Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) ayant mis en ligne les décès à Alger, Saint-Eugène et Mustapha sur la période 1836 à 1912, cette base de données du cimetière de Saint-Eugène apporte en complément les informations postérieures à 1913, et antérieures à cette date pour les années manquantes ou partielles aux ANOM.
22L’ensemble de la base de données est accessible librement par un moteur de recherche qui fonctionne sur un ou plusieurs des critères nom, prénom, emplacement. Les noms et prénoms pouvant avoir des orthographes très variées, l’utilisation d’un astérisque dans une recherche permet d’obtenir les résultats sur tous les variantes : ainsi, une recherche sur le nom « Ser*r » donne comme résultat tous les Seror, Serour, Serror de la base de données.
23La fréquentation du site s’établit à plus de 4 200 visites par mois en moyenne, avec des pointes à plus de 6 000.
24Un quart du cimetière a été photographié, et plusieurs pierres tombales anciennes rapportées des cimetières aujourd’hui disparus, qu’Isaac Bloch avait étudiées en 188814, ont pu être photographiées et identifiées. On le voit, le relevé photographique est loin d’être terminé, mais beaucoup d’endroits sont inaccessibles, des carrés entiers sont noyés sous des ronces et les herbes hautes, et des arbustes ont poussé jusque dans les tombes. De très nombreuses sépultures ont disparu et d’autres sont trop dégradées pour figurer sur le site, mais il reste encore des photos à faire, surtout dans les parties médiane et haute du cimetière, et il est souhaitable que toutes les personnes qui peuvent se rendre à Alger y contribuent. Plusieurs internautes participent déjà à ce travail, des photos de sépultures et surtout de nombreux portraits des défunts sont sur le site grâce à eux.
25Les photos sont progressivement ajoutées au site, qui en compte actuellement 3 300.
Mémoire et préservation
26Au-delà de la sauvegarde des noms des défunts, qui est l’essentiel d’un devoir de mémoire, le site Internet du cimetière israélite de Saint-Eugène est un cimetière virtuel où l’on se recueille : les personnes qui le désirent peuvent y écouter les prières adéquates selon le rite algérois15, devant le portrait ou la photo de la tombe du défunt.
27D’autres particuliers et associations travaillent à la préservation des noms des personnes inhumées en Algérie :
- Bernard Haddad16 avait lancé un projet de reconstitution des registres des cimetières juifs de l’Est algérien.
- Angelina Capmajo met en ligne le listing des inhumations de 1901 à 1933 et de 1945 à 1958 sur son site du cimetière de Philippeville17, comprenant 77 Juifs inhumés entre 1901 et 1947 dont la liste est consultable sur « le coin des adhérents » du site du Cercle de Généalogie Juive18.
- L’AJOC, Association des Juifs de Constantine, a entrepris le relevé du cimetière juif de Constantine, 76 photos de tombes identifiées sont sur leur site19.
- L’AIOF, Association des Israélites d’Oranie en France, présidée par Georges Benazera, a mis en ligne un listing de 960 inhumations à Oran de 1850 à 200320, avec aujourd’hui 354 photos de sépultures.
- L’EFJA, association de l’Exode des Français Juifs d’Algérie, a érigé un mémorial au cimetière de Pantin à la mémoire de tous les Juifs inhumés en Algérie pour que les familles puissent se recueillir. On sait l’extrême difficulté de se rendre en Algérie pour y réciter un kaddich sur les tombes des disparus, et l’on se souvient du pèlerinage annulé par le maire de Tlemcen en 2010. Il est dorénavant possible de faire graver les noms des défunts sur le mémorial ou les inscrire dans des tubes scellés placés dans le socle du mémorial et y honorer les défunts.
Concevoir un cimetière virtuel sur Internet ou ériger une stèle ne pourra toutefois jamais remplacer les sépultures qui se trouvent en Algérie. Le président Jacques Chirac s’était engagé, au nom de la France, à préserver tous les cimetières français d’Algérie qui « font partie de l’histoire de l’Algérie et de la France. Ils constituent un patrimoine commun qui doit être conservé au titre du devoir de mémoire et du respect dû aux défunts », comme le rappelle le dernier rapport du directeur des Français à l’étranger et de l’Administration consulaire21. Des travaux sont certes réalisés de temps à autres dans les cimetières des grandes villes, et Bernard Haddad, inlassable artisan de la mémoire qui avait créé Mémoire Active d’Algérie pour empêcher la ruine des cimetières juifs, était en contact étroit avec les consulats. La priorité est désormais donnée au regroupement de cimetières jugés non récupérables. Le plan de regroupement de 137 cimetières situés en zones rurales devant s’achever en 2015, tous les moyens sont mis dans la recherche des tombes juives qui pourraient se trouver dans ces sites, de façon que leur déplacement puisse se faire dans le respect des impératifs religieux.
28Les années passent, les tombes et les cimetières disparaissent par manque d’engagement suffisant sur le long terme et par absence de coordination.
29Préservons ce qui reste de nos cimetières d’Algérie, il n’est pas trop tard mais le temps presse. Ces petits espaces de mémoire font partie du patrimoine juif et sont les derniers témoins de ces communautés aujourd’hui disparues d’où sont issus tant de géants du judaïsme.
Notes de bas de page
1 Aujourd’hui Bologhine.
2 Les membres des communautés juives d’Alger, Saint-Eugène et Mustapha y sont inhumés. Le cimetière européen d’Hussein Dey, à l’est d’Alger, contient aussi un petit carré juif, plus récent.
3 Rabbi Isaac Bar Chechet, dit Ribach, premier grand rabbin d’Alger.
4 Isaac Bloch, Inscriptions Tumulaires des Anciens Cimetières Israélites d’Alger, Paris, 1888, réédité par le Cercle de Généalogie Juive, Paris, 2008.
5 La grande île des Baléares ayant été conquise par les Espagnols dès 1229, il est possible que l’arrivée à Alger des Juifs majorquins et l’ouverture de leur cimetière soient antérieures à la date avancée par Isaac Bloch.
6 Aucune compensation financière n’est accordée à la communauté juive d’Alger pour les terrains saisis malgré les actes de propriété qu’elle fournit.
7 Le 12 décembre 1960 une foule en furie détruisit tout l’intérieur de la grande synagogue d’Alger qui contenait d’antiques séfarim et autres objets sacrés rapportés d’Espagne au xive siècle.
8 Rabbi Chimon Ben Tsemah Duran, dit Rachbats, succéda à Ribach comme grand rabbin d’Alger de 1408 à 1444.
9 En particulier les Stora, descendants de l’une des filles de Ribach, et les Durand, descendants en ligne directe de Rachbats.
10 Jacques Chirac, reçu par Roger Saïd, le dernier président du consistoire d’Algérie, devint ce jour-là le premier président français à se rendre dans un cimetière juif d’Algérie depuis l’indépendance du pays en 1962.
11 http://www.cimetiere-steugene.judaismealgerois.fr
12 Fréha Teboul, le 15 mai 2001, n’est pourtant pas la dernière à avoir été inhumée dans ce cimetière puisque le 13 février 2015, l’acteur Roger Hanin (Lévy) a obtenu d’y reposer auprès de son père.
13 L’emplacement est selon le cas, le numéro du carré, le nom de l’ossuaire, ou le monument aux morts.
14 Isaac Bloch, Inscriptions Tumulaires, op. cit.
15 Le psaume 91 et la rahamana pour un homme et pour une femme ont été enregistrés pour le site par Philippe Darmon.
16 Décédé le 13 octobre 2014.
17 www.harguesshope.com
18 www.genealoj.org
19 lesjuifsdeconstantine.com
20 www.aio-syna.org
21 Rapport du directeur des Français à l’étranger et de l’Administration consulaire, Paris, ministère des affaires étrangères, septembre 2013 (133 p.), p. 52, www.assemblee-afe. fr
Auteur
Généalogiste, chercheur indépendant
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