1Quiconque s’intéresse aux juifs dans l’Occident médiéval est nécessairement confronté à une question fondamentale : leurs relations avec les chrétiens. De nombreux historiens s’y sont intéressés et, le plus souvent, ils ont étudié l’attitude des chrétiens à l’égard des juifs : l’aspect symétrique, l’attitude juive à l’égard des chrétiens ayant été beaucoup moins examinée par les chercheurs. Jacob Katz en fait très justement la remarque dans son livre Exclusion et tolérance. Chrétiens et juifs du Moyen Âge à l’ère des Lumières1. C’est précisément à partir de sources chrétiennes que seront présentés les rapports de la minorité juive et de la majorité chrétienne dans l’Arles du bas Moyen Âge. Cette étude n’est donc pas particulièrement originale ; elle l’est d’autant moins que d’autres spécialistes ont déjà publié les résultats de leurs recherches dans ce domaine : Danièle Iancu, Joseph Shatzmiller, Noël Coulet. On pense tout naturellement à la communication que ce dernier à présentée à Pau en 1984 : Les juifs en Provence au bas Moyen Âge : Les limites d’une marginalité2.

2Le seul intérêt de ce travail est d’avoir rassemblé le plus grand nombre possible de textes dans un cadre géographique limité : la cité d’Arles. Des juifs y résident à l’époque romaine, au vi^e siècle, à l’époque carolingienne et constamment par la suite jusqu’à la fin du xv^e siècle. Il apparaît aussi qu’ils constituent l’une des communautés les plus nombreuses de la Provence ; c’est du moins l’hypothèse que l’on peut faire à partir des chiffres de la tallia judeorum3. Il s’agit donc d’une communauté ancienne et importante.

3 Pour elle le Moyen Âge commence mal et se termine tragiquement. En 508, Les Francs et les Burgondes font le siège de la ville qui se trouve alors sous la domination des Ostrogoths. Les clercs et Césaire sont d’abord accusés de trahison et l’évêque est arrêté. Mais bientôt on apprend qu’un soldat juif a jeté en direction des assaillants une pierre à laquelle était attaché un message faisant des offres à l’ennemi pour éviter aux juifs le sort commun en cas de prise de la Cité. On sait par la Vita Cesarri qu’alors Césaire est libéré et que la colère se tourne contre les juifs. Finalement l’affaire se règle par la condamnation à mort du soldat4. Près d’un millénaire plus tard, le 7 juin 1484, des ouvriers agricoles, travailleurs saisonniers, et des Arlésiens pénètrent dans la Juiverie, massacrent un certain nombre de juifs. D’autres réussissent à s’enfuir, d’autres enfin sont convertis au christianisme. La juiverie est détruite. En juillet 1493, le roi de France, Charles VIII, expulse les juifs d’Arles5.

4À la lumière de ces épisodes on est tenté d’imaginer les relations des chrétiens et des juifs comme une série de persécutions. Il n’en est en rien ; on peut résumer les rapports entre ces deux groupes par trois idées :

• la première serait l’idée de séparation, d’exclusion, de ségrégation. On assiste en effet des siècles durant à un effort pour maintenir une séparation très stricte entre les deux groupes ;
• la deuxième serait l’étroitesse des liens qui, à l’intérieur, des murs et dans le cadre de la vie quotidienne, se tissent entre les membres des deux communautés et qui est en contradiction avec la volonté affirmée de ségrégation ;
• la troisième enfin serait serait la détérioration des rapports entre les majorité chrétienne et la minorité juive à partir des années vingt et trente du xv^e siècle et une évolution qui aboutit au drame de 1484. Si l’on veut résumer cette réalité en trois mots, ce serait ségrégation, insertion, persécutions.

5De la période carolingienne à sa disparition à l’extrême fin du Moyen Âge, la communauté juive apparaît comme un monde à part dans la société arlésienne. Politiquement, religieusement, topographiquement, elle est séparée des chrétiens qui l’entourent.

6En 921, Louis l’Aveugle confirme à l’archevêque Manassès les droits donnés par le roi de Provence Boson à Rostan : le tonlieu, la monnaie, la protection des juifs. Par la suite la juridiction des juifs figure toujours dans l’énumération des droits de l’archevêque confirmés par Conrad III en 1144, par Frédéric Barberousse en 1164, par Frédéric II en 12146. La communauté avait sa propre organisation sous la tutelle de l’archevêque. Chaque année, à l’occasion de la fête des Tabernacles, elle choisissait trois de ses membres qui veillaient au respect de la loi juive levaient les impositions, rendaient la justice. L’archevêque possédait la justice en appel7. Ce régime a duré jusqu’au milieu du xiii^e siècle. À la suite du mouvement communal, le prélat a perdu ses pouvoirs temporels et parmi eux la juridiction des juifs. Lorsqu’en 1276, l’archevêque Bertrand de Malferrat, se prévalant des privilèges de Frédéric II, réclame au comte Charles I^er d’Anjou ses droits et, parmi eux, la juridiction des juifs, celui-ci refuse8. De cette longue période de plus de quatre siècles où l’archevêque a possédé la protection des juifs, il reste au bas Moyen Âge une survivance. Une déclaration des représentants de la communauté de 1427 aussi bien que les comptes de l’archevêché du xv^e siècle montrant que les juifs versent chaque année pour les Rameaux à l’archevêque des redevances de cire, de poivre et des lamproies9.

7À partir de la deuxième moitié du xiii^e siècle, la communauté change de protecteur mais, sous la juridiction du comte de Provence, elle conserve son statut particulier. De nombreux actes conservés dans les registres de notaires de la fin du xiv^e et du xv^e siècle en révèlent les traits essentiels.

8Elle a ses propres lois : en 1390, un texte signale les « ordinationes » des juifs appelés en hébreu « myspatim » ; en 1446, on trouve la formule « juxta et secundum capitula mores et consuetudines hujus communitatis judeorum10... » Un texte de 1349 est un règlement adopté par les juifs11.

9Elle a ses magistrats. Il a pu y avoir des modifications dans le détail, mais on retrouve toujours le même schéma. Des conseillers en nombre variable, des auditeurs aux comptes (3, 5...), des baylons au nombre de quatre, les véritables chefs de la communauté. On peut retenir deux caractéristiques des organes dirigeants de la juiverie. La première rapproche les gouvernements des communautés juives et des communautés chrétiennes : le pouvoir a tendance a être accaparé par les plus riches et on comprend cette mention trouvée dans le Journal de Jean Le Fevre chancelier de la reine Marie et de Louis II.

10« Scellée une lettre pro Judeis mediocris et inferioris status conquerentibus de Judeis majoribus qui eos gravant in tailliis et ambaxiatis12 ». La deuxième confirme le rôle particulièrement important des femmes dans la société juive : en octobre 1401, les baylons de la communauté juive déclarent au viguier que les juifs ont pris l’habitude de réunir un conseil et de nommer des conseillers et d’y convoquer cinq femmes parce que ce qui concerne tous doit être par tous approuvé13.

11Les fonctions de ces magistrats sont en premier lieu de régler les problèmes internes de la communauté :

• percevoir les impositions et veiller à ce que personne n’échappe aux charges. De nombreux textes révèlent la crainte des baylons de voir des juifs arlésiens quitter la ville sans avoir payé leur part de la taille14 ;
• pouvoir utiliser l’excommunication hébraïque, le herem, contre les juifs qui frauderaient ou seraient en infraction avec la loi mosaïque ; le viguier comtal leur en accorda la possibilité en 1349, l’archevêque en 140515.

12Il semble bien aussi que certains problèmes soient réglés dans le cadre de la communauté : les litiges concernant les mariages. En 1390, une sentence d’absolution est prononcée en faveur d’un juif qui avait reçu des dépositions de témoins de la part de gens de sa religion à propos de la légitimité d’un mariage ; les poursuites contre lui sont abandonnées car, en 1386, il avait obtenu l’autorisation de le faire à condition de se conformer aux coutumes juives16. Gérer les biens d’un juif qui quitte la ville est une tâche qui revient à la communauté et à ses responsables17. Édicter des règlements somptuaires contre le luxe excessif de certains juifs semble aussi relever des attributions du conseil et des baylons : en 1349, le viguier accepte que la communauté puisse taxer certains jeunes juifs et leurs épouses qui jouent aux dés, se parent magnifiquement, font des dépenses extraordinaires, ce qui pourrait en pousser d’autres à en faire autant et ainsi à se ruiner18.

13Leur tâche consiste aussi à assurer les relations de la juiverie avec l’extérieur. Ils prêtent et empruntent de l’argent19. Ils versent au trésorier de la ville leur part des charges communes. Ils paient au comte leur part de l’imposition des juifs du comté de Provence et discutent avec les représentants des autres juiveries le montant de celle-ci20. Ils interviennent après du conseil communal pour défendre certains juifs emprisonnés ou pour faire assurer la protection de leur groupe menacé par certains chrétiens : leurs interventions ont laissé de nombreuses traces dans les procès-verbaux des délibérations municipales21.

14La communauté possède différents biens et équipements collectifs : la synagogue, une ou plusieurs maisons, deux cimetières, l’un en Crau, l’autre dans le Plan du Bourg des fourches patibulaires22.

15Maurice Kriegel s’insurge contre l’idée

que la communauté juive médiévale avait les coudées franches au point de constituer un État dans l’État. Or, si la souveraineté se définit négativement comme l’absence d’ingérence extérieure, il est incontestable que la communauté n’en jouit pas ; l’autorité qu’elle possède sur ses membres est entachée d’un caractère dérivé subordonné, résiliable23.

16C’est vrai, mais on peut en dire autant des communautés urbaines de la ville d’Arles, par exemple, qui est surveillée par un viguier comtal, où la justice est rendue par un juge comtal et qui doit demander l’autorisation du souverain chaque fois qu’elle entend modifier le nombre de ses conseillers et des syndics ou lever des gabelles, c’est-à-dire des impositions indirectes, quand le comte n’impose pas de lui-même le régime fiscal : en 1425, par exemple, c’est lui qui impose à Arles la confection d’un livre terrier, ancêtre du cadastre pour la levée des impositions directes. « La dépendance et la vulnérabilité » évoquées par Maurice Kriegel ne sont pas le propre des communautés juives, on peut insister sur un autre aspect de ces groupements : leur remarquable continuité. Pendant les xiv^e et xv^e siècles, même si le comte ou son représentant, le viguier, renouvelle les privilèges de la communauté, celle-ci existe toujours. Avec ses institutions, ses magistrats, ses possessions elle constitue un monde à part à l’intérieur des murs d’Arles. Elle est aussi et naturellement une communauté religieuse différente au sein la majorité chrétienne.

17Elle a une synagogue qui est non seulement le lieu où les juifs se réunissent pour régler leurs affaires temporelles, mais aussi le local où se déroulent leurs cérémonies religieuses, où un grand nombre de familles possèdent des sièges qui font l’objet de fréquentes transactions inscrites dans les registres de notaires. De cette synagogue, il ne reste rien et les actes notariés n’apportent que quelques détails sans grand intéret24. La synagogue est gérée par des personnages appelés « judei bayloni scole synagoge judeonum Arelatis ». En 1439, ils passent un contrat avec un argentier de Paris, habitant Avignon, pour la confection d’une couronne pour ladite synagogue « quamdam coronam rotoli judeorum quam verbo hebraycé judei appelant “hatara”25 ».

18Elle possède une école. À la fin du xiv^e siècle deux maîtres étaient chargés d’instruire les enfants. Après une période de fermeture due vraisemblablement au manque d’argent, elle est réorganisée en 1407 et a deux maîtres, l’un chargé de l’étude de la Bible (Pentateuque et Livre des prophètes), l’autre du Talmud26.

19Elle possède plusieurs aumônes, que les legs dans les testaments permettent de repérer. On les désigne par les termes d’elemosina ou de confratria : l’aumône du luminaire de la synagogue, l’aumône des pauvres juifs, l’aumône des pauvres filles juives à marier, l’aumône du cimetière de Crau, celle du cimetière du Plan de Bourg, l’aumône des malades, l’aumône des « affanatores » juifs dite en hébreu « menu », l’helemosina filiolorum27 (?) Plusieurs testateurs se contentent de faire un legs à toutes les aumônes de la juiverie : « singulis helemosinis et confratriis carrerie judeorum ». On a conservé les statuts d’une confrérie dite « holim » qui a pour but de soigner les malades, d’habiller ceux qui sont nus, d’ensevelir les pauvres28. Une aumône dite « thacana » est financée par levée d’une taxe sur le bétail abattu rituellement à Arles29.

20Les juifs d’Arles se distinguent enfin par leurs pratiques religieuses. Ils respectent à propos du vin et de la viande des interdits et leurs prescriptions de la Bible et du Talmud. Il célèbrent les fêtes juives. Kalonimos ben Kalominos, dans Eben Bohan, décrit les habitudes alimentaires de ses coreligionnaires d’Arles pour les fêtes des Macchabées, de la Pentecôte et de la Pâque30. Ils exigent le respect de ces fêtes par les chrétiens qui travaillent pour eux lorsque les baylons de la synagogue confient à un argentier chrétien la fabrication d’une couronne dite « hatara », lorsqu’un propriétaire juif donne à un chrétien une vigne en facherie, il est bien précisé que les chrétiens concernés ne doivent pas effectuer les travaux prévus les samedis et les jours de fêtes juives.

21La synagogue est située dans le quartier juif. Il y a en effet un regroupement géographique à la fois des maisons et des terres juives.

22 Il y a Arles une carriera juive, un quartier juif une sorte de ghetto où sont rassemblées les demeures des juifs. Dans les textes il est question d’une grande et d’une petite rue juiverie. D’après le livre de terrier de 1437, ces deux rues renferment 58 hostals et 80 familles juives au début du xv^e siècle. Entre 40 et 60 familles y vivent au milieu du xv^e siècle. Entre 5 et 10 familles habitent dans des maisons qui appartiennent au couvent des Prêcheurs et font partie de celui-ci. Le quartier juif des années 1300 et 1400 se trouve dans la paroisse Saint-Martin là où Jean-Pierre Poly au xi^e siècle a repéré les maisons des juifs. Entre 1300 et 1484, aucun d’eux n’habite au-delà des limites de la carriera dans une autre partie de la ville.

23De la même manière les rares terres possédées par les juifs qui sont des vignes sont toutes dans un quartier de l’immense territoire arlésien, au nord-est de la Camargue le Conhet dels Jusieus, le Coin des Juifs31.

24Cette triple séparation politique, religieuse, géographique est renforcée par une série d’interdits fréquemment proclamés.

25 Interdits sexuels. Le concile de la province d’Arles en 1337 qui se tient à Saint-Ruf, près d’Avignon, condamne les rapports d’un chrétien avec une juive ou une sarrasine et les met sur le même plan que la bestialité32. Quant aux juifs coupables d’avoir eu des rapports avec une chrétienne, ils sont poursuivis : en 1328, Crecas Isaac de Monteil est poursuivi ; on l’accuse d’avoir obtenu les faveurs d’une chrétienne dans les bains publics d’Arles ; il est acquitté33. Il a plus de chance que son coreligionnaire de Marseille pour qui en 1386, la lettre de rémission parvient trop tard alors qu’il a déjà été exécuté34.

26 Interdits alimentaires. Les interdits des autorités chrétiennes répondent aux prescriptions juives. Les criées des gabelles d’Arles de 1440 proclament « qu’aucun chrétien de quelqu’état ou condition qu’il soit, n’ose couper aucune viande dans la juiverie, ni en vendre à aucun juif et ceci sous la peine de Cent sous35 ». Symétriquement il est interdit aux juifs d’abattre le bétail et de vendre la viande dans la boucherie des chrétiens. En 1431, les juifs demandent de pouvoir couper la viande dans Grand Mazel, car il n’y a plus, disent-ils, qu’un seul boucher dans la juiverie. C’est refusé. En 1438, des plaintes parviennent au conseil communal : on dit que les juifs exercent leur activité dans la boucherie des chrétiens. En 1449, mêmes plaintes ; on rappelle que les juifs doivent « macellare in eorum macello36 ». Le vin consommé est du vin « de loi », c’est-à-dire du vin fabriqué et manipulé par des juifs jusqu’à sa mise en fût, un vin interdit aux chrétiens. Il y a enfin un passage intéressant à propos du pain dans les procès-verbaux des délibérations communales de l’année 1427 : le conseil proclame qu’il est dangereux pour les chrétiens de manger le pain des juifs et décide d’interdire à ces derniers les professions de fournier et de pistre, c’est-à-dire boulanger37.

27 Interdits concernant les médecins. Les statuts promulgués par le concile provincial de Saint-Ruf en 1337 renferment un article qui interdit à un chrétien de faire appel à un médecin juif sauf en cas de nécessité absolue38.

28 Interdits concernant les offices publics. Un texte de 1308 proclame que les juifs ne doivent pas être admis dans les offices publics. Il fait allusion à leur malice et aux chrétiens qui sont leurs victimes39. En 1438, le conseil demande au viguier de faire observer les statuts municipaux sur l’interdiction faite aux juifs d’exercer un office public40.

29 Interdiction aux chrétiens de jouer aux dés et autres jeux avec les juifs. L’idéal de la société arlésienne comme de la société provençale de ce temps est une séparation absolue entre juifs et chrétiens. Le comte au début du xiv^e siècle l’a exprimé dans une ordonnance : « ut etiam inter Christianos et judeos nulla sit communio41 ». La rouelle que portent les juifs d’Arles sur leur poitrine est la marque la plus visible de cette séparation.

30Cet idéal est largement réalisé dans l’Arles du bas Moyen Âge. Mais en même temps nombre de réalités sociales arlésiennes sont en contradiction avec la ségrégation constamment proclamée.

31Par leurs activités originales, les juifs arlésiens sont indispensables à leurs concitoyens chrétiens. Ils n’ont aucune activité agricole, ils jouent en revanche un rôle considérable dans le courtage, le petit commerce, l’artisanat et bien sûr surtout dans le prêt de l’argent et du grain.

32Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les juifs ne participent que très peu au grand commerce maritime. En revanche ils sont les intermédiaires entre les Arlésiens vendeurs de peaux, de laine et de grain et les Génois, les Ligures, les Toscans, les Marseillais venus acheter ces trois grands produits du commerce. Ils servent d’intermédiaires entre l’archevêque qui cherche à écouler la production de ses domaines de Camargue et les revenus de la dîme à des marchands italiens42. Ils achètent de la laine en général au mois d’avril pour le compte d’hommes d’affaires d’Avignon. Ils écoulent la production du vermillon de la Crau. Les juifs sont par excellence courtiers. En une dizaine d’années, entre 1435 et 1445, on a pu repérer 56 courtiers juifs et seulement 5 chrétiens. Si l’on ajoute que plusieurs israélites sont mesureurs de blé, on voit la place qu’ils occupent dans ce commerce. Leur activité soulève de nombreuses contestations. Les plaintes contre les fraudes des courtiers juifs reviennent sans cesse et pourtant il y a toujours des courtiers juifs à Arles : le 20 mai 1480 – à quatre ans de la destruction de la juiverie – le conseil décide de désigner 12 courtiers, 6 chrétiens et 6 juifs. Même les autorités municipales et les autorités ecclésiastiques ont recours à eux. En 1414 et 1423, Bondion de Saint Paul est chargé par la ville de vendre des grains provenant soit des terres de la communauté soit des revenus d’une imposition ; en 1414, deux autres juifs, Astruguet Ravan et Fosson de la Voulte sont engagés pour mesurer les grains en question. La même année un autre juif s’est entremis pour la location de la terre communale d’Aureille ; il touchait 1 florin à titre de courtage. En 1438, l’hôpital Saint-Esprit de la Cité donne 2 gros à Isaac Parat qui s’est chargé de louer un coussoul à un berger. La profession de courtier doit être rentable puisqu’on voit en 1454 deux juifs, Sulan Marvan et Josue de Marvejols s’associer pour « tam mercandoquam corraterie artem exercande... ». En tous cas pour les membres de la communauté chrétienne d’Arles, elle est indispensable.

33La rue Juiverie est un endroit où l’on peut acheter des tissus, des vêtements neufs ou usagé. Les bergers, les brassiers, les laboureurs viennent acquérir des vêtements ou en vendre. Drapiers, toiliers, fripiers, giponiers, caussatiers sont des métiers juifs. Dans la carrière juive s’achètent et se vendent tous les objets de la literie (draps, matelas, couverture...) et toutes les pièces de la lingerie (nappes, longières, serviettes). Il y a des tailleurs juifs, mais ils sont concurrencés par des sartres chrétiens. En revanche les couturières juives paraissent jouir d’un véritable monopole. Les criées des années 1435-1437 révèlent l’existence de 16 sartoresses juives et d’aucune chrétienne. La soixantaine de familles juives composant la communauté ne peut leur fournir une clientèle suffisante. Les femmes chrétiennes ont recours à elles. Plusieurs juifs sont teinturiers et l’un d’eux pratique le dégraissage des vêtements. À Arles, comme ailleurs, tout ce qui concerne le textile et l’habillement est par excellence une spécialité juive. Les registres de notaires montrent que dans ce domaine les chrétiens ont très largement recours aux services de leur concitoyens israëlites.

34Dans les boutiques de la Jusataria on vend tous les articles de vaisselle et aussi des produits que l’on trouve peu chez les revendeurs chrétiens : le papier, la chaux, le fer, l’huile (les juifs d’Arles se procurent l’huile auprès de ceux de Salon), le savon.

35Les juifs sont très actifs dans le secteur du bâtiment. Les particuliers, la ville, les ecclésiastiques font appel à eux. En 1454, un noble, Lançon de Loubières, confie à trois juifs la réparation de son hostal ; un autre noble Anthoni de Pontevès, s’adresse à Astruc Simon pour refaire le toit de son mas de Camargue. Dans les comptes trésoraires communaux, les juifs figurent souvent pour des travaux effectués sur les remparts. En 1434, un juif, Isaac Ravan, remet en état la toiture du cloître des Prêcheurs. En 1399, trois juifs prennent à prix fait la construction de l’église des Carmes43.

36Il apparaît aussi que les juifs se livrent à quantité d’activités très diverses en général modestes, parfois même déconsidérées. Ils nettoient les locaux municipaux, curent les fossés de la ville de la terre et des immondices qui s’y trouvent, remettent en état les latrines de l’archevêché. En 1464, à l’occasion d’une exécution capitale, des juifs portent en Crau le matériel nécessaire. Des juifs sont portefaix, ils transportent du grain, des quais dans les greniers de particuliers ou d’établissements ecclésiastiques. Ils louent la charrette de l’archevêché et effectuent des transports entre Arles et Avignon. Certains sont courriers et portent des lettres à Tarascon, Avignon ou Aix.

37D’autres juifs au contraire exercent des activités d’un niveau plus élevé. Les seuls relieurs de livres rencontrés sont des israélites. Les chrétiens font appel à eux en raison de leur instruction, d’un niveau culturel nettement supérieur à celui du chrétien moyen. Mieux que d’autres ils savent compter, établir un budget. Des ecclésiastiques leur demandent de tenir leurs livres de comptes ou de percevoir leur redevances : ainsi en 1433, le Chapitre Saint-Trophime confie à Cresquet Bonfils le soin d’encaisser ses cens, services et anniversaires.

38L’élite juive est constituée par les médecins. Dans les années 1430-1445, il est possible de repérer trois médecins et un chirurgien juif. En 1407, il y en avait six. Durant la même période, les autorités communales ont le plus grand mal à assurer dans la ville la présence d’un seul ou de deux ou trois médecins chrétiens et encore l’un des médecins chrétiens est-il néophyte, Loys Raymon. Les interdits dont sont frappés les médecins juifs par la législation civile et religieuse sont inapplicables et sont transgressés. S’il est un domaine ou chrétiens et juifs sont étroitement mêlés, c’est bien celui de la médecine. La formation de ces praticiens est mal connue. La fin de celle-ci est marquée par une soutenance de thèse qui se déroule à Arles devant trois médecins juifs et un chrétien en 1402, devant des chrétiens en 1459. Comme les couturières, les médecins juifs sont trop nombreux pour avoir comme seule clientèle leurs coreligionnaires. Les chrétiens ont recours aux juifs. Meges juifs et chrétiens collaborent pour examiner des lépreux ou pour, à la demande des juges, examiner un blessé. En contradiction avec les statuts du Comté, le viguier représentant du Comte dans la ville, autorise les Juifs à passer leurs examens ou à exercer à Arles. Contrairement aux statuts des conciles de la province d’Arles l’archevêque a recours à des médecins juifs : en 1424 figure dans les comptes de l’archevêché une pension versée à Mosse de Roquematine le médecin qui une année durant a soigné les familiers l’archevêque. Il y a pour le moins contradiction entre cette pension annuelle et l’article LXXIII des statuts du concile de Saint-Ruf de 1337 qui n’accepte le recours à l’israélite « nisi patiente immineret periculum ». On peut aussi constater que les médecins juifs entretiennent avec les chrétiens d’autres rapports que purement médicaux ; eux-mêmes ou leurs femmes prêtent de l’argent : en 1440, un laboureur reconnaît devoir 8 florins 3 gros à un chirurgien juif pour le prêt qu’il lui a consenti et les soins qu’il lui a donnés.

39Cet exemple est significatif : à Arles, les deux tiers environ des juifs pratiquent le crédit. Qu’ils soient marchand, courtiers, médecins, artisans, ils prêtent du grain et de l’argent. Les actes concernant le grain prennent deux formes : soit prêt pur et simple d’une certaine quantité de blé remboursable après la moisson, soit vente à crédit d’un certain nombre de setiers de froments, d’orge ou d’avoine dont le prix est payé à la Saint-Pierre aux Liens (le 1^er août). Les prêts en argent sont beaucoup plus nombreux. Ils sont en général garantis par une scriptura publica passée devant notaire, rarement par le dépôt d’un gage. Ils portent sur de petites sommes pour de courtes durées et sont particulièrement nombreux en avril, mai, juin au temps de la soudure, ce qui n’a rien d’étonnant dans cette société agricole qu’est la société arlésienne. Les juifs ne sont pas les seuls à prêter. Malgré les interdits ecclésiastiques, de nombreux chrétiens prêtent de l’argent, mais malgré tout l’interdiction de l’usure par l’Église explique la part prépondérante des israélites dans ce type d’activité. Au cours de la période 1436-1440, 75 % des prêts et 75 % des sommes prêtées sont le fait des juifs. Seules quelques familles de nobles et de bourgeois n’ont pas recours au crédit des juifs. Les clients des juifs sont avant tout les hommes qui, agriculteurs, éleveurs ou pêcheurs exploitent l’immense territoire arlésien, mais aussi les gens de métier, artisans et boutiquiers. L’impression laissée par les archives notariales est que l’endettement est une plaie de cette société. À une période ou à une autre de leur vie, l’immense majorité des Arlésiens a affaire avec les prêteurs juifs.

40C’est dans ce domaine que les rapports entre les membre des deux communautés sont les plus nombreux, les plus étroits. L’examen des relations des créanciers juifs et de leurs clients chrétiens est riche d’enseignements.

41Ces prêts sont sources de difficultés. Les juifs ont beaucoup de mal à se faire rembourser. Les remboursements ont lieu avec des retards considérables. Curieusement, les israélites ont recours à la Cour archiépiscopale et on voit des chrétiens excommuniés à la demande de juifs et condamnés à des amendes44.

42Certains chrétiens ont tellement emprunté à divers membres de la communauté juive qu’ils finissent par vendre leurs biens et être ruinés. Un exemple : le laboureur Jaumes Ferrier a emprunté dix fois de l’argent a six juifs différents, cela représente en tout 75 florins 6 gros. Il est ruiné et doit vendre 80 florins son hostal d’habitation pour rembourser ses dettes. Le texte du notaire est très clair : urgente necessitate et pro solvendo nonnulla debita in quibus tenetur nonnullis judeis sub usuria voragine. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que l’acheteur de la maison en question, un berger, doive emprunter 75 florins à Isaac Nathan pour en acquitter le prix. Il est vraisemblable que pour certains la perspective d’avoir recours au prêteur juif est inquiétante. Le chroniqueur arlésien Bertrand Boysset a les pires difficultés avec un de ses voisins, le pêcheur Laurent André ; celui-ci le menace et lui déclare qu’il lui fera vendre ses juments et le contraindra à aller chercher de l’argent à un taux usuraire chez le juif Gardet45.

43Certains chrétiens doivent avoir une réputation de mauvais payeurs. Ils sont obligés de s’adresser successivement à plusieurs juifs différents, chacun méfiant ne voulant pas dépasser une certaine somme. Il peut même arriver qu’un juif refuse nettement de prêter et provoque la colère du candidat emprunter. Le pêcheur Laurent André déjà cité s’étant heurté au refus de maître Salves de Borian médecin juif entre dans une violente colère, brise un coffre renfermant de l’or, de l’argent, des pierres, des bijoux et emporte ces objets précieux46.

44Une première image s’impose, celle, prévisible, de difficultés entre des chrétiens endettés ou à la recherche d’argent et des prêteurs juifs.

45Elle ne doit pourtant pas être la seule. Des témoignages peuvent être apportés en sens inverse.

46Si des chrétiens en difficulté s’adressent successivement à plusieurs personnages différents, d’autres font appel toujours au même juif. On a l’impression que des relations de confiance s’établissent entre le « banquier » israélite et l’emprunteur chrétien.

47Un exemple précis illustre le type de rapports presque amicaux. Laurent André, toujours lui, irascible, violent se querelle avec quantité d’Arlésiens. Il reproche un jour à son beau-frère, un berger, d’avoir fait cadeau d’un agneau au juif Fosson et le beau-frère, se justifie : Fosson lui a prêté de l’argent et n’a pas voulu en tirer bénéfice47.

48Voilà une image plutôt réconfortante des relations juifs-chrétiens.

49Il est intéressant de noter que le monde des clercs dont on pourrait attendre le plus d’intransigeance à l’égard des juifs, manifeste parfois une tolérance inattendue. Il y a bien sûr des incidents inévitables. Les Prêcheurs se plaignent des juifs qui, par leur bruit, troublent l’office divin, ou d’un israélite qui a fait construire ses latrines contre le mur de leur couvent48 mais ces mêmes Prêcheurs ont par ailleurs de bonnes relations avec les juifs : ils louent à certains juifs selon les années entre une demi-douzaine à une douzaine de locaux leur appartenant et contigus au couvent, des couvreurs juifs réparent la toiture du cloître, des juifs en octobre 1434 pressent le vin de leurs vignes49. On voit aussi des juifs faire des offrandes aux Prêcheurs, en dehors de l’offrande coutumière due par eux collectivement : en décembre 1433, la veuve de Bondion de Saint-Paul, Orgier et Isaac Nathan, offrent de petites sommes d’argent. En ce qui concerne Isaac Nathan, il est dit que cette offrande est faite à l’occasion du mariage de sa fille50. L’archevêque a recours aux maçons, aux courtiers et, ce qui est plus surprenant, aux médecins juifs. Les juifs pour leur part ont recours à l’excommunication contre leur débiteur et on voit inversement la cour de l’archevêque excommunier des juifs. La barrière entre les deux communautés n’est pas aussi infranchissable que le voulait la théorie. D’autres témoignages vont dans la même direction.

50Lorsque des juifs sans autorisation vendent de la viande dans la boucherie des chrétiens ou lorsqu’ils demandent la possibilité pour eux d’abattre leur bétail dans le Grand Mazel, ils s’efforcent d’obtenir un adoucissement, une modification des règlements. Une pression juive se manifeste.

51Les autorités communales adoptent une attitude favorable aux juifs. En décembre 1385, dans le texte de la convention entre la reine Marie et la ville, l’article 32 proclame que les juifs sont tenus pour des citoyens et bénéficient des privilèges renfermés dans les articles précédents51. Le Journal de Jean Le Fèvre montre qu’en décembre 1385 juifs et chrétiens sont côte à côte pour l’hommage prêté à Marie et à Louis II52. Ils participent aussi en corps à l’entrée du roi Louis II dans la ville53. À plusieurs reprises, le conseil et les syndics interviennent pour des juifs d’Arles poursuivis par la justice comtale et emprisonnés et, en 1436, pour justifier leur démarche il déclarent « quia sunt boni judeii et conditionis honeste54 ».

52Les testaments des juifs apportent aussi quelques éléments. On constate d’abord que dans des testaments du milieu du xiv^e siècle, il y a parmi les témoins des juifs et des chrétiens55. Cette pratique cessera par la suite : il n’y aura plus que des témoins chrétiens. Un testateur – un seul il est vrai – fait des legs à des chrétiens, à des institutions chrétiennes : le 5 mars 1436, Jacob Salomon alias le Ros lègue 5 sous à l’aumône de l’hôpital Saint-Esprit-du Bourg, autant à l’aumône de l’hôpital Saint-Esprit-de-la-cité, 1 florin à dix pauvres filles quand elles se marieront et fait du notaire Michel Grimaud, un chrétien, l’exécuteur de ces donations56.

53Un signe que la rigueur des rapports s’atténue, est fourni par un texte de 1435. Le vendredi, avant les Rameaux 1435, deux baylons de la communauté et un baylon de la synagogue se rendent auprès du vice clavaire de l’archevêché pour donner les redevances traditionnelles dûes le samedi veille des Rameaux. Ils se justifient en disant que le jour du Sabbat ils ne peuvent avoir aucune activité « quia di sabbati non liceret eis hunc actum exercere ». Les redevances sont acceptées et quittance leur est donnée57.

54Dans cette énumération, il ne faudrait oublier ni les juifs qui jouent avec les chrétiens, ni les juifs qui occupent des offices publics malgré les interdictions obligeant ainsi les autorités à intervenir, ni la langue. Noël Coulet a écrit des juifs de Provence « qu’ils font entre eux largement usage du Provençal » et aussi « cette communauté linguistique constitue un élément d’intégration58 ». Les archives arlésiennes ne sont pas particulièrement riches sur ce point, mais lorsqu’en 1407 est fondée une école l’acte fixant les conditions de fonctionnement de celle-ci est rédigé in lingua occitania59.

55À partir du début du xv^e siècle, les conversions de juifs au christianisme se font plus nombreuses. Il y a dans la société arlésienne ces gens que les actes notariés appellent néophytus, novus Christianus, olim judeus, on peut imaginer que ces conversions peuvent rendre plus difficile les rapports juifs-chrétiens dans la mesure où le néophyte risque d’être considéré comme un traître par ses anciens coreligionnaires. Or, on peut remarquer que les néophytes gardent de bonnes relations avec les juifs. Dans les testaments, on voit les isaraélites faire des legs à leurs enfants désormais chrétiens. On voit Isaac Nathan faire une donation à un de ses fils néophyte. On voit la communauté juive emprunter de l’argent à un néophyte. Les juifs arlésiens constituent l’essentiel de la clientèle de Guilhem Raymond fils de néophyte. Juifs et anciens juifs gardent des relations privilégiées. Les seuls incidents qui peuvent intervenir entre eux sont liée à la fiscalité, la communauté juive voulant continuer à faire payer les nouveaux chrétiens60. Il y a donc dans les relations entre chrétiens et juifs un aspect particulier : ce groupe humain à la limite des deux sociétés.

56La multiplication des néophytes peut être considérée comme un signe de l’aggravation de la condition des juifs dans le cours du xv^e siècle. Si on a insisté jusqu’ici sur les aspects positifs des relatifs juifs-chrétiens, sur l’intégration des juifs dans la société arlésienne, celle-ci a ses limites.

57Les mesures vexatoires à leur égard ont diminué. Dès 1178 l’archevêque avait supprimé les 100 ânes chargés de pierres qu’ils devaient amener au Pont de Crau le samedi, veille des Rameaux ; la redevance versée ce samedi finit par être apportée un autre jour ; il n’est plus question des 20 deniers que les pêcheurs, ayant porté à l’abbaye de Montmajour le premier esturgeon, pouvaient à leur retour exiger du premier juif rencontré61.

58En revanche, le conseil s’efforce de maintenir en vigueur l’un des articles des statuts d’Arles : « nous décidons qu’aucun juif ou juive n’effectue un travail quelconque les dimanches, jours de fêtes, les jours de célébration, leurs portes étant ouvertes de telle sorte qu’ils puissent être vus. Et ceux qui contreviendront seront punis de 20 sous d’amende chaque fois62 ». Le conseil est toujours prêt à propos des juifs à employer l’expression « perfidi judei » qui fait pendant à celle de « boni judei » évoquée plus haut. La peste menace-t-elle la ville, le conseil aussitôt proclame : « qu’aucun juif venu des régions touchées par la maladie, n’ose entrer dans la présente cité et qu’il en soit expulsé sous la menace de peines formidables » (9 août 1427). Les mêmes mesures ne sont pas prises pour les chrétiens ; ne retrouve-t-on pas là l’idée du juif être impur, plus que le chrétien susceptible d’apporter le mal. De la même manière à partir de la troisième décennie du xv^e siècle le Comté de Provence est engagé dans un interminable conflit avec les Aragonais ; désormais le grand ennemi est le Catalan ; si bien que le juif catalan est doublement suspect en tant que juif et en tant que Catalan : en 1438, par exemple, on expulse les juifs catalans, or les relations familiales sont particulièrement étroites entre les israélites d’Arles et ceux de Catalogne63. On retrouve l’image du juif traître en puissance qui était déjà là sous Théodoric.

59Ce qui est nouveau, surtout à partir des années 20 et 30 du xv^e siècle, ce sont la multiplication des néophytes, les difficultés financières de la communauté juive (à la fin du xiv^e siècle elle prête encore de l’argent à la ville) ; au xv^e siècle elle est endettée et à de plus en plus de mal à répondre aux demandes de la ville64, le déclin démographique de la Juiverie (elle passe sans doute de 80 à une cinquantaine de feux entre le début et le milieu du xv^e siècle). Cette juiverie affaiblie est en butte à des persécutions croissantes, persécutions qui ne sont pas en contradiction avec la protection que le gouvernement urbain essaie de lui assurer. L’élite sociale arlésienne (nobles, bourgeois, marchands) s’efforce de protéger les juifs. De la même manière ce sont des juifs riches qui font des offrandes au couvent des Prêcheurs. Les couches supérieures des deux communautés paraissent bien s’entendre. La tension croissante entre les deux groupes a d’autres origines et dès la fin du xii^e siècle sont signalés deux dangers qui peuvent menacer les juifs. Dans la convention de 1178 qui supprime les mesures vexatoires du samedi veille des Rameaux, il est fait allusion aux violences dont les juifs sont les victimes et que l’on veut éviter « ne Judei et domus eorum graventur, vexentur vel aliqua ratione vituperentur » et à la cause de ces violences « Quod si, more solito hujusmodi juvenum et populi infestatio in Judeis et domibus eorum fieret ». Donc à l’origine de ces violences les jeunes et le peuple que l’on doit peut être entendre comme classes populaires. On peut dire qu’au xv^e siècle on retrouve ces deux éléments, mais plusieurs aspects apparaissent qu’on ne connaissait pas en cette fin du xii^e siècle :

• élément traditionnel : les jeunes. Un texte existe sur ce point une lettre réédigée en français de Bertrand Beauveau, lieutenant du sénéchal en Provence, du 28 février 1433. Il écrit au viguier d’Arles pour lui demander d’assurer la protection des juifs victimes pour le Carême prenant de l’abbé de la jeunesse et de ses compagnons ; ceux-ci « à cause de la dite pelotte, ni des autres droits qu’ils prétendent être dûs par les dits juifs au Jour de Caresme entrant ». On devra restituer aux juifs les gages qui leur ont été pris65 ;
• élément nouveau par rapport à fin du xii^e siècle : la prédication des ordres mendiants. Le 20 avril 1457, les baylons de la communauté juive viennent se plaindre et dire leur crainte. Un Carme prêche la croisade et attaque violemment les juifs ; ils redoutent un assaut contre eux et demandent aux lieutenants du viguier d’ordonner une criée interdisant les injures à leur égard et de faire une démarche auprès dudit prédicateur. Il apparaît aussi que les juifs étaient parfois obligés d’assister à la prédication des religieux mendiants. Si l’on en croit Bertrand Boysset il en a été ainsi lors du passage de Vincent Ferrier. Un texte hébraïque atteste un comportement identique des Frères Mineurs vers 147366 ;
• élément traditionnel qui a pris une ampleur considérable : l’hostilité des éléments populaires s’est accrue à partir approximativement de 1430 par l’arrivée d’une masse de travailleurs agricoles, d’ouvriers saisonniers venus pour les moissons. L’étude de l’immigration à Arles au xv^e siècle confirme ce mouvement migratoire qui amène par centaines et par milliers des Savoyards dans les pays du bas Rhône. Tous les témoignages concordent sur ce rôle des travailleurs saisonniers. En juillet 1464, de pareilles gens ont causé des troubles à Avignon ; on décide de fermer les portes à Arles. En avril 1480, le conseil accepte que les juifs fassent des « cancels » pour leur protection ; on craint une incursion dans les rues d’hommes venant chaque année pour les moissons et aussi d’un certain nombre d’habitants de la ville ; le 7 juin 1484, la destruction de la Juiverie est l’œuvre de « Figons » qui ne sont autres d’après les délibérations communales de Carpentras que des moissonneurs et des gens de petite condition « Super insultum judeorum Arelatis et Tarasconis... per certos moyssonerios et gentes parve condicionis » ; enfin l’édit d’expulsion de 1493, en parlant des Arlésiens affirme :

Il leur es choyse necessaire avoir à leur aide grant nombre de gens de bras de plusieurs pais et nacions estranges et se trouvent mesmement au temps de moissons souventes fois jusques au nombre de sept a huit ou neuf mil personnes d’estrange pais, et a ceste cause est besoing ausdits suppliant tenir et faire mectre en armes certain nombre des gens durant ledit temps des moysons pour garder que lesdits estrangiers ne courent sus a certain nombre de juifs qui sont demourans et residens en notredite ville et cité d’Arles, ainsi que nagueres ont fait lesdit estrangiers qui les ont pillez et destruiz pour la hayne et malveillance conçu contre eulz par le peuple chrétien67 [....]

60Il est intéressant de noter qu’à plusieurs reprises sont cités à côtés des travailleurs saisonniers des gens de la ville, gens de petites condition. La tension paraît vive entre les éléments populaires des deux communautés. Les registres des amendes prononcées montrent la place des violence individuelles contre les juifs venant de travailleurs ou des gens de métiers : menaces, coups, bonnet arraché, chemise ou manteau déchirés. Cela n’empêche pas les mêmes individus de jouer ensemble aux dés. Mais ces « petits chrétiens » si prompt à frapper les juifs sont vraisemblablement prêts à participer à des émeutes anti-juives68.

61L’attitude des gens modestes diffère radicalement des élites juives et chrétiennes. Ces riches chrétiens, ceux qui siègent au conseil ou occupent les charges de syndics sont jusqu’au bout favorables aux juifs : ils nomment des courtiers juifs en 1480, ils interviennent auprès du viguier et de l’administration comtale pour assurer leur protection ; en 1481 et même en 1485 et 1486, ils s’en préoccupent69.

62L’élément qui apparaît le plus neuf au xv^e siècle est l’attitude de certains juifs qui appartiennent aux milieux populaires. À l’opposé des juifs riches et cultivés qui entretiennent de bons rapports avec les milieux dirigeants chrétiens et dont certains poussent l’intégration jusqu’à la conversion au christianisme, certains israélites manifestent bruyamment, violemment leur hostilité aux autorités civiles et religieuses de la ville. En 1438, Bonjues Carcasonne est arrêté pour avoir insulté les syndics et l’assesseur ; en 1418, la femme d’Isaac de Blavas a proféré des « paroles injurieuses et horribles contre la majesté du Christ, le conseil estime que cela ne peut être toléré et demande que justice soit faite70 ».

63Dans ce domine, le texte le plus curieux se trouve dans le procès-verbal de la délibération communale du 27 mai 1450. Un prêtre a été blessé par un certain ribaud, un juif, fils d’Abraham Simon, maçon. Le conseil décide que les syndics et assesseur interviennent pour que la justice soit immédiatement rendue dans cette affaire et il rappelle que quelques années auparavant ledit juif et quelques complices avaient voulu donner une représentation de la Passion du Christ et qu’un procès avait été fait à cette occasion71. Cet épisode est difficile à interpréter. S’agit-il simplement dans cette parodie de la Passion d’une manifestation de fête à l’occasion de Pourim, d’une sorte de carnaval ?

64Peut-on considérer que cet incident cache une accusation de meurtre rituel ? Ce genre d’accusation est presque inconnue dans la Provence du bas Moyen Âge, pourtant Ad Neubauer, sous le titre de documents inédits a publié des textes hébreux dont l’un de 1478 dit :

En cette année, on accusa les juifs d’Arles du meurtre des enfants et d’usure, mais le roi Renier et le gouverneur de la ville intervinrent en notre faveur, et les accusations furent trouvées fausses. En cette année, les Frères Mineurs firent contre nous des prédications auxquelles nous fûmes forcés d’assister72.

65Faute de renseignements complémentaires, il est impossible de trancher. Il est certain en tous cas que le juif en question n’appartient pas à la couche supérieure de la communauté juive : son père est maçon. Son attitude est le signe d’une tension de plus en plus forte entre certains chrétiens et certains juifs. La destruction de la juiverie en 1484 est le fait d’éléments extérieurs ; mais elle avait été préparée par des relations de plus en plus difficiles entre chrétiens et juifs arlésiens : le récit de l’émeute de 1484 signale à côté des moissonneurs étranger « un certain nombre d’habitants de la ville ».

66Reprenons les trois mots avancés au début : ségrégation, insertion, persécution. Il a été impossible d’établir et de maintenir une séparation absolue entre les deux communautés chrétienne et juive. L’intégration complète des juifs était inconcevable en dehors de leur conversion au christianisme, mais dans ce cas, il n’y aurait plus eu de relations entre juifs et chrétiens. Quant aux persécutions, elle se sont multipliées et ont abouti à la disparition de la juiverie d’Arles par la mort de ses membres, leur conversion forcée, leur fuite ou leur expulsion. Longtemps alternent dans les textes deux expressions boni judei et perfidi judei. À la fin du xv^e siècle, on en finit avec les « juifs perfides ». Pourquoi la coexistence entre les deux groupes, pourquoi une situation ambiguë à mi-chemin entre la séparation et l’intégration qui a duré si longtemps a-t-elle cessé à la fin du xv^e siècle ?

671^re édition : paru dans Les sociétés urbaines en France méridionale et en péninsule ibérique au Moyen Âge, édititions du CNRS, Paris, 1991, p. 519-537.