1Dans l’ensemble des communautés juives de Provence, celle d’Arles est remarquable par son ancienneté, l’éclat exceptionnel de sa vie intellectuelle, son importance démographique.

2Même si l’on n’accepte pas la légende selon laquelle trois navires chargés de Juifs expulsés de Palestine par Hadrien au ii^e siècle ont abordé à Bordeaux, Lyon et Arles, on doit constater qu’au bas Empire, des Juifs participent aux côtés de Syriens et de Grecs à l’activité commerciale d’Arles qui est le grand port de la Provence romaine. Du v^e siècle à la destruction de la juiverie en 1484 et à l’expulsion de 1491, il y a vraisemblablement continuité de la présence juive1.

3L’intensité de la vie intellectuelle des juifs arlésiens est bien connue. Elle a été mise en lumière, entre autres, par l’historien allemand H. Gross et par Ernest Renan2. À Arles, aux xiii^e et xiv^e siècles, on étudie et commente la Bible, les œuvres des Arabes et d’Aristote ; on traduit ou rédige des traités de médecine ; on écrit des poèmes et même des œuvres satiriques.

4Dès le milieu du xii^e siècle, le communauté compte selon Benjamin de Tudèle 200 chefs de famille. Ce nombre n’a pu qu’augmenter par la suite avec l’essor de la ville et l’arrivée des juifs expulsés de Languedoc en 1306.

5Dans la première moitié du xv^e siècle, après une période de déclin considérable, elle renferme encore de 60 à 80 feux.

6Cela la place vraisemblablement en troisième position après celles de Marseille et d’Aix3.

7Ces 300 à 400 personnes constituent dans tous les sens du terme une « minorité ». Les juifs représentent sans doute plus de 10 % de la population totale vers 1300-1320, 7 % environ vers 1435-1440. Ils constituent dans la société arlésienne un élément ethnique et religieux original possédant sa langue (dans les registre des notaires rédigés en latin il est fait souvent allusion à des actes en hébreu), sa synagogue, son bain rituel, ses aumônes, son cimetières, son école où sont enseignés la Bible et le Talmud4. Ils habitent un ghetto à l’intérieur de la paroisse Saint-Martin. Tous les juifs sont regroupés topographiquement dans la Grande et la Petite rues Juiverie5. Ils sont astreints à verser des charges spécifiques à l’archêque d’Arles et au Comte de Provence6. Ils ont leur propre organisation, leurs propres magistrats : baylons, conseillers, auditeurs aux comptes. Ils sont comme les autres juifs de Provence soumis à des mesures discriminatoires sans cesse répétées par les ordonnances comtales, les statuts synodaux ou les décisions du conseil communal : port d’un insigne, interdiction de posséder des domestiques chrétiens, d’exercer des offices publics, de vendre aux chrétiens certains produits alimentaires (viande ou pain)7.

8Les 60 ou 80 feux juifs arlésiens du xv^e siècle méritent donc pleinement d’être étudiés dans le cadre de l’enquête sur les minorités dans les pays méditerranéens.

9L’existence d’abondantes archives communales (2 cadastres des environs de 1425 et 1437, des procès-verbaux des réunions du conseil à partir de 1426, de nombreux comptes trésoraires conservés), ecclésiastiques (comptes de l’archevêché et du couvent des Frères Prêcheurs) et notariales (des dizaines de registres de notaires et parmi eux un livre des criées de la ville des années 1435-1436 et 1436-1437) font des années 1425-1450 un moment favorable pour une recherche sur ce groupe d’hommes et en particulier sur leurs professions, leurs activités et leur place dans l’économie arlésienne8.

Professions et activités

10Les divers documents et au premier chef le livre des criées permettent d’esquisser ce que sociologues ou géographes appellent dans leur jargon la « composition socio-professionnelle » de la communauté. Ils font connaître entre 1435 et 1440 91 hommes et 32 femmes. La profession est connue respectivement pour 80 et 24 entre eux. Il est possible de dresser un tableau des métiers exercés par ces 104 individus (cf. tableau 1). On aboutit à un total de 149. L’écart entre les deux chiffres est en lui-même intéressant. Il révèle qu’un nombre important de Juifs ont plusieurs métiers : en général 2 ou 3. Samuel del Barri est caussatier, courtier et courtier-fripier ; Vidal de Béziers est drapier-toilier, fripier et courtier ; Crescas Orgier est drapier-toilier, courtier, caussatier, sartre-griponnier...

11Les termes utilisés pour désigner les professions sont souvent peu clairs. On peut encore comprendre ce que signifie l’expression « corraterrii lingue judeorum », mais on ne voit pas quel est le rôle respectif des « corraterri pelherii judei », des « pelherii de pelheriis et mercaturis propriis » et des « incantatores pelhe ». Les actes de la pratique n’éclairent pas toutes ces obscurités.

12La liste des professions ne résume pas à elle seule l’activité des Juifs arlésiens : Issac Nathan, le juif le plus actif d’après les registres des notaires, celui qui prête et vend le plus n’exerce officiellement aucune profession. Son nom n’est jamais suivi de la mention d’un métier.

13Aucun juif arlésien n’est désigné comme prêteur. Parmi les 19 métiers recensés, le prêt ne figure pas. Il est pourtant, à Arles, comme ailleurs, la principale occupation des juifs. Cette liste est revanche intéressante sur un point : à côté des professions médicales, artisanales et commerciales ne se trouve aucun métier de la terre.

Les juifs et la terre

14L’un des historiens d’Arles, Fernand Benoît, l’a qualifiée de « capitale paysanne » formule reprise dans sa thèse par Fernand Braudel9. Les sources de la première moitié du xv^e siècle confirment cette affirmation.

15Dans les années 1437-1438, 57 % des 883 propriétaires et chefs de feux dont la profession est connue, vivent de l’agriculture (laboureurs et brassiers), de l’élevage (nourriguiers et pastres), de la pêche, de la chasse et de l’exploitation du bois.

16Sur les 894 propriétaires inscrits dans le livre terrier de ces années là, 84 % au moins ont une parcelle de terre. Les propriétés grandes et moyennes occupent une place importante dans la structure foncières arlésienne. À Arles, la terre est un élément essentiel de la fortune et de l’activité économique.

17Les juifs sont l’exception qui confirme la règle : ils ne détiennent qu’une part ridicule du territoire encadastré : 13,60 hectares sur 12662 (0,1 %)10. La terre tient dans leur fortune une place négligeable.

18Sur les 45 propriétaires juifs : 32 (71,1 %) n’ont aucun bien foncier, 11 (24,4 %) détiennent moins d’un hectare, 2 (4,4 %) ont plus d’un hectare.

19La propriété juive type est faite d’une vigne dont la superficie va de 1 400 à 7 600 m². Toutes ces parcelles se trouvent dans un quartier du nord-est de la Camargue le « Conhet dels jusieux », le coin des juifs.

20Le plus riche juif de la ville, Isaac Nathan, a deux parcelles qui dépassent de peu l’hectare. Quant au médecin Bendich de Borrian, son cas est tout à fait aberrant : il est le seul à avoir des terres en plus d’une vigne particulièrement étendue : au total plus de 8 hectares situés en Crau, seul bien foncier juif ne se trouvant pas dans le « Conhet dels jusieux ». Visiblement Bendich de Borrian détient des biens qu’un emprunteur chrétien dans l’incapacité de rembourser sa dette a dû lui abandonner.

21Pas plus qu’ils ne sont propriétaires fonciers, les juifs arlésiens ne sont exploitants agricoles. On n’en rencontre jamais prenant des terres à rente ou à facherie. En fait, seules les vignes les intéressent pour des motifs d’ordre religieux : elles leur permettent de se procurer le « vin de loi »« vinum de lege », seul propre à leur consommation. Il arrive qu’ils n’exploitent pas eux-mêmes leurs propres vignes, mais les confient à des chrétiens. Dans ce cas, le contrat de facherie prévoit que la vendange ne devra pas avoir lieu un jour de fête juive et que des juifs seront embauchés pour effectuer toutes les opérations de la cueillette des raisins à la fabrication du vin11. Le vin ainsi obtenu satisfait leurs besoins domestiques, il ne donne pas lieu de leur part au moindre commerce ou à la moindre spéculation.

22Au cœur de cette population urbaine qui est dans une large mesure une société rurale, les juifs d’Arles sont un corps étranger. On est loin de ces communautés juives du Haut Moyen Âge observées par Bernard Blumenkranz où la terre tenait une grande place12. Mais leurs activités financières, commerciales, artisanales ou autres les mettent en étroites relations avec leurs concitoyens chrétiens.

Les juifs et le prêt

23Les registres de notaires renferment des centaines d’actes intitulés « recognitio » ou « debitum ». Ces reconnaissances de dettes permettent l’étude d’un domaine considéré traditionnellement comme une spécialité des juifs : le crédit. Il convient toutefois de préciser les limites de cette documentation.

24Seul 1/4 ou 1/5^e des minutes notariales d’Arles a été conservé pour le xv^e siècle. On est donc très loin de posséder tous les actes de prêt passés par écrit.

25Les actes ne correspondent pas eux-mêmes à la totalité des prêts. Il y a deux sortes de garantie à un prêt : soit une « scriptura publica », acte passé devant un notaire, soit un gage remis par l’emprunteur au prêteur. Un texte de Béziers de la fin du xiv^e siècle distingue les deux types ; il interdit aux juifs de prêter : « que d’aqui avan los dits Juzieus non prestesso ni aguesso a prestara deguna person, qual que fos, de la dicha viela, aur ni argent am carta, ni sus gatge »13. On ignore à peu près tout du prêt sur gage à Arles. Cette forme de crédit n’est connue en général qu’indirectement à propos des litiges provoqués par la restitution des objets remis en garantie des prêts14. On peut admettre malgré tout qu’elle n’est pas la plus répandue15.

26De cette documentation il a été tiré parti de deux manières. Tout les prêts de grain ou d’argent, toutes les ventes de grain à crédit pour les années 1436-1440 ont été étudiés.

27Les mêmes actes, pour les années 1432-1441, ont été confrontés à la liste des propriétaires et chefs de feux des années 1437-1438. Cette dernière opération, qui ne donne qu’une idée très incomplète de la réalité (au maximum 25 % des prêts sont connus) :

• révèle que l’endettement est une plaie de cette société ; en l’espace de 10 ans, 456 des 1223 propriétaires et chefs de famille empruntent de l’argent ou du grain. À un moment ou à un autre de leur existence, tous les Arlésiens ont recours à l’emprunt à l’exception des juifs : 7 d’entre eux seulement sont dans ce cas. Ils représentent 7 % de la population et seulement 1,5 % des emprunteurs.

• montre que, si, les chrétiens pratiquent très couramment le prêt de l’argent ou du grain malgré les interdits ecclésiastiques (97 chrétiens le font au cours de la décennie qui nous intéresse en même temps que 29 juifs), les Israélites représentent 7 % de la population et 22 % du nombre des prêteurs.

28L’analyse peut être poussée plus loin et il est possible de distinguer parmi les Arlésiens qui prêtent de l’argent ou du grain ceux qui le font exceptionnellement, ceux qui le font fréquemment, ceux qui le font régulièrement.

Tableau 3 : Fréquence des prêts

29Le prêt en lui-même n’est pas une activité exclusivement juive mais seuls les juifs s’y spécialisent. Elle est pour certains leur principale occupation. Au cours des dix années citées, Vanguessona Nathan et son fils Isaac Nathan passent devant notaire 326 contrats de prêt, Durant Dieulosal de Beaucaire et Vidal de Béziers 50 ; Astruc de Marjevols 62, Crescas Orgier 111.

30La nature des prêts est la même chez les Chrétiens et chez les juifs :

• les prêts mixtes (argent et nature) sont très rares ;

• les prêts en nature n’existent que pour le grain. Ils peuvent prendre deux formes : prêts d’une certaine quantité de froment, d’avoine ou d’orge à rembourser après la moisson ; vente à crédit d’un certain nombre de setiers de blé dont le prix sera lui aussi payé à la Saint-Pierre aux Liens (le 1^er août) ;

• les prêts de beaucoup les plus nombreux sont les prêts en argent : entre 1436 et 1440, 151 prêts de grain contre 343 prêts d’argent. Leur montant est sensiblement le même chez les chrétiens et chez les juifs (cf. Tableau n^o 6). Dans le détail (cf. Tableaux 4 et 5), on s’aperçoit que c’est seulement au niveau supérieur – les prêts de plus de 100 florins – que les chrétiens sont les plus actifs.

Tableau 4 : Part des juifs et des chrétiens par type de prêt

Tableau 5 : Statigraphie des prêts

31Près de la moitié (47 %) des prêts juifs sont des prêts inférieurs à 10 florins, 70 % des prêts inférieurs à 20 florins. Il s’agit là d’une caractéristique fondamentale du crédit juif. Il n’y a dans la juiverie arlésienne qu’une exception, Isaac Nathan qui, en 5 ans prête 1 895 florins et avance en une seule fois à un marchand de Carpentras 725 florins. Ce personnage unique s’élève presque au niveau des hommes d’affaire italiens d’Avignon.

32Ces prêts sont consentis pour de courtes durées :

33Ils s’effectuent avant tout à l’automne et au printemps : 51,5 % en 4 mois (avril, mai, octobre et novembre), au temps des semailles et à l’époque de la soudure.

34Les prêts de grain présentent les mêmes caractéristiques :

• même courbe saisonnière avec un maximum nettement plus marqué en avril, mai, juin ;

• même modestie dans le montant : le plus souvent entre 4 et 20 setiers (de 164 à 920 litres de blé). Or, pour prêter du blé, les juifs qui ne sont pas des agriculteurs doivent eux-mêmes s’en procurer auprès de leurs concitoyens chrétiens. Ils en achètent après la moisson à des laboureurs : le 30 août 1436, Isaac Nathan achète 64 setiers de froment à Loys et Johan Vaquier laboureurs à 7 gros le setier16.

35Ils se livrent à l’une de leurs spéculations favorites : ils acquièrent en juin à des prix intéressants du grain livrable seulement à la Saint-Pierre aux Liens, le 1^er août, c’est-à-dire après la récolte : au début juin 1441, Vidal de Béziers achète successivement 50 setiers de blé à Bernard Anfos laboureur, 10 setiers à Bernard Teysseyre bourgeois, 10 setiers à Johan Soliès laboureur, 20 setiers à Estève Ranos sartre17.

36Ainsi au cœur de l’été, les prêteurs juifs remplissent leurs greniers d’un blé dont ils tirent de substantiels profits à l’automne et surtout au printemps. En juin 1438, Bonjues de Beaucaire et Vidal de Beaucaire achètent à des laboureurs du froment livrable le 1^er août à 6 gros le setier ; en mai et juin 1439, le même setier se vend couramment 9 gros le setier apportant un bénéfice représentant 50 % du prix d’achat18. Celui retiré des prêts d’argent ou de grain est impossible à calculer. Il est sûrement important si l’on songe aux chiffres obtenus pour Carpentras à la même époque : des taux d’intérêt brut de l’ordre de 25 % à 43 %19. À Arles, comme ailleurs en Provence, l’intérêt n’est jamais précisé ; la somme d’argent ou la quantité de grain à rembourser renferme à la fois le nombre de setiers ou de florins réellement prêtés et l’intérêt.

37Les dates de remboursement, lorsqu’elles sont connues, montrent que les délais prévus sont souvent dépassés. Les Juifs doivent poursuivre devant les cours comtales ou ecclésiastiques leurs débiteurs chrétiens. Les comptes de l’archevêché révèlent que la cour archiépiscopale excommunie, à la demande des Juifs, les mauvais payeurs.

38Les registres de notaires permettent de connaître la clientèle des prêteurs israélites.

39Il s’agit d’une clientèle presque exclusivement locale. Lorsqu’on étudie les juiveries de Carpentras, de Salon ou d’Aix on voit se dessiner une zone d’influence du crédit juif qui comprend de nombreuses localités situées au nord, au du sud, à l’est et l’ouest20. Il n’y a rien de comparable à Arles. Tous les villages et petites villes situés à l’est de la Crau sont tournés vers Salon, ceux placés au nord des Alpilles vers Tarascon et Avignon. À l’ouest le Rhône, frontière politique, est un obstacle qui n’est franchi que par les habitants de Fourques. Seuls les habitants des Saintes-Marie viennent en grand nombre emprunter setiers de grain et florins aux juifs d’Arles. L’immense territoire de la cité est un désert presque vide d’habitants. Il n’y a pas une campagne soumise financièrement à la juiverie arlésienne ; il n’y a pas non plus de prêts consentis par les Israélites à des communautés rurales ; à ce point de vue les rôles des juifs d’Arles et d’Aix sont tout à fait différents21. Il existe toutefois un seul exemple d’extension du crédit juif au-delà des murs de la ville ; dans les actes des notaires de Tarascon, on voit qu’Isacc Nathan – encore lui – prête dans cette dernière localité par l’intermédiaire d’un Israélite local22.

40Il s’agit d’une clientèle faite avant tout d’hommes qui exploitent le terroir arlésien : pêcheurs, boscadiers, laboureurs, pastres et nourriguiers.

41Entre 1436 et 1440, 75 % des 257 prêts d’argent contractés auprès des Juifs le sont par les hommes exerçant ces métiers.

42Si l’on répartit les chefs de feux et propriétaires de 1437-1438 par catégorie socio-professionnelle et que l’on calcule pour chacune d’entre elles le pourcentage des individus qui empruntent du blé ou de l’argent entre 1432 et 1441, on retrouve en tête les mêmes groupes aux côtés des métiers de l’alimentation. Il s’agit enfin d’une clientèle tantôt changeante tantôt fidèle. Deux comportements peuvent s’observer parmi les laboureurs qui empruntent :

• Estève Baudoyn, dans un bref laps de temps, se fait prêter quatre fois de l’argent ; il s’adresse à quatre Juifs différents. Déjà fortement endetté il ne peut trouver les florins désirés qu’en s’adressant à plusieurs personnages, chacun d’eux ne voulant vraisemblablement pas dépasser une certaine somme ;

• Andreas Bellot fait trois emprunts au même juif, Pons Bonel en fait quatre. Dans ces cas-là, apparaît l’existence d’une clientèle. Certaines Arlésiens ont l’habitude de s’adresser toujours au même prêteur. Des relations de confiance semblent ainsi s’établir entre le laboureur chrétien et le « banquier » israélite. Il arrive que le débiteur retourne demander des espèces avant d’avoir remboursé sa ou ses précédentes dettes : dans ce cas les sommes dues sont ajoutés et dans l’acte figure la formule « computo finali ».

43La personnalité des prêteurs est connue. Parmi les 10 juifs qui prêtent le plus fréquemment se trouvent les trois plus importants propriétaires (Isaac Nathan 682 florins, Bendich de Borrian 367 florins, Crescas Orgier 210 florins), mais aussi des propriétaires moyens (50 florins) et même modestes (Aron de Nîmes prête en 5 ans 675 florins et ne possède en tout et pour tout qu’un tiers d’« hostal » estimé à 28 florins). Ces 10 prêteurs comptent parmi eux les Nathan notables par excellence ; Bendich de Borrian, médecin ; mais aussi des drapiers et surtout des courtiers. Ne figure en revanche parmi eux aucun artisan. Même parmi ceux qui prêtent occasionnellement, les artisans ne prêtent que très peu d’argent et de blé.

44L’une des grandes originalités de ce monde des « banquiers juifs » est la place des femmes. Entre 1436 et 1440, 63 chrétiens prêtent de l’argent, parmi eux 3 femmes (4,76 %) ; 43 Juifs en font autant, parmi eux 11 femmes (25,58 %). Les femmes de médecins ou de courtiers ont souvent une activité dans le domaine financier plus importante que celle de leurs maris.

45L’activité de crédit des juifs se sépare malaisément de leur fonction commerciale : le même individu souvent vend et prête au cours d’une même opération. Les reconnaissances de dettes passées en faveur d’Aron de Nîmes ou de Venguessona Nathana renferment souvent ces mots « ex causa mutui et emptionis certarum mercantiarum ».

Les juifs, le commerce et l’artisanat

46À l’activité de port maritime et de port fluvial d’Arles, les juifs ne prennent pas une part considérable. On pourrait penser le contraire en constatant que plusieurs d’entre eux ont des relations familiales avec des co-religionnaires vivant en Catalogne, en Sicile, en Toscane ou dans la marche d’Ancône23. En fait, dans les archives notariales, on ne rencontre qu’un seul acte où leur participation au commerce maritime est attestée : le 19 novembre 1409, Bondion de Saint-Paul remet à un marinier d’Ollioules, Guilhem Martinenq, 40 setiers de froment estimés 19 florins que celui-ci promet de transporter « au péril de la mer24 ». Le registre de la « Table de la Mer » de l’année 1387 montre un certain nombre de juifs venus apporter à Marseille quelques balles de draps ou des barils de poisson salé25.

47Le trafic maritime d’Arles se réduit à l’expédition de peaux, de laine, de vermillon et surtout de grain en direction de la Catalogne, de la Toscane, de Gênes et de la Ligurie. Ce commerce est en général passif : les Génois et les hommes de la rivière génoise viennent acheter du blé qu’ils chargent sur leurs navires à Arles même ou à Port-de-Bouc. Les Juifs jouent le rôle de courtiers. Ils servent par exemple d’intermédiaires entre l’archevêque qui cherche à écouler la production de ses domaines de Camargue et les revenus de la dîme et les marchands italiens ou les patrons de navire26. L’un de leurs rôles favoris est d’acheter, en général, au mois d’avril, à quelques semaines ou quelques jours des foires du début mai, de la laine pour le compte des marchands d’Avignon27.

48Ces courtiers si importants dans le commerce de l’Occident au bas Moyen Âge sont attestés à Arles et les juifs sont plus nombreux que les chrétiens : en une dizaine d’années 56 courtiers juifs sont repérés contre 5 courtiers chrétiens. Si l’on ajoute que plusieurs israélites sont mesureurs de blé, on voit la place qu’ils tiennent dans ce trafic (11 mesureurs de blé). Leur activité dans ce domaine soulève bien des contestations : à plusieurs reprises le conseil communal décide leur leur interdire les professions de courtier et de mesureur à cause de leurs fraudes, en vain28. En réalité la ville elle-même et les institutions ecclésiastiques ont recours à leurs services. En 1414 et 1423, Bondion de Saint-Paul est chargé de la vente des grains provenant soit des terres de la commuauté soit des recettes d’une imposition ; en 1414, Astruguet Ravan et Fosson de la Voulte sont engagés pour mesurer les grains en question29. En 1414, un autre juif s’est entremis pour la location de la terre communale d’Aureille ; il perçoit un courtage de 1 florin30. En 1438, l’hôpital Saint-Esprit de la cité donne 2 gros à Isaac Parat qui s’est chargé de louer un coussoul à un berger31. La profession de courtier est rentable puisqu’on voit en 1454, Sulan Marvan et Josue de Marjevols s’associer pour « tam mercando quam corraterie artem exercande et alias negotiationes peragendo32 ». Pour les autorités urbaines elles-mêmes, elle est indispensable, puisqu’après avoir à plusieurs reprises interdit son exercice aux juifs, le conseil désigne des courtiers juifs33. Certains courtiers sont spécialisés dans le trafic des vieux vêtements.

49On touche là à un domaine qui est une spécialité juive : le commerce et l’artisanat du textile et du vêtement.

50Les juifs sont courtiers en vieilles hardes, vendeurs de friperie à l’encan, fripiers34. Les bergers, les brassiers, les laboureurs viennent dans la rue Juiverie acheter de vieux vêtements ou en vendre et se procurer ainsi le numéraire qui leur fait défaut35. Parfois les transactions portent sur des quantités importantes : le 12 mai 1440, le représentant de la plus illustre famille noble arlésienne. Johan Porcellet, vend à trois israélites des vêtements pour un somme sensiblement supérieure à 100 florins ; en fait, il vient de se débarrasser des vêtements usagés de son père et de sa mère décédés peu de mois auparavant36.

51La rue Juiverie est aussi l’endroit où s’achètent et se vendent tous les objets de la literie (draps, matelas, couvertures...) et toutes les pièces de la lingerie (nappes, longières, serviettes)37.

52Les drapiers toiliers juifs vendent au détail le drap et la toile38.

53Les caussatiers, giponiers et sartres juifs fabriquent des vêtements neufs, mais sont concurrencés par des confrères chrétiens39. En revanche, les « sartoresse » juives monopolisent la confection de vêtements féminins : elles sont 16, on ne rencontre aucune coutuière chrétienne.

54Plusieurs juifs sont teinturiers et un israélite pratique le dégraissage des vêtements tâchés40.

55D’autres trafics et d’autres métiers sont pratiqués par les habitants de la Juiverie. Ils paraissent plus ou moins spécialisés dans la vente de certains produits : le papier, la chaux, le fer et surtout l’huile (les juifs d’Arles se procurent l’huile auprès de ceux de Salon)41.

56Le seul acte concernant la fabrication de savon est un accord passé à ce sujet entre deux Isaraëlite42.

57Quelques juifs sont maçons : en 1414, Jacob de Stella répare une porte des remparts ; en 1454 un noble, Lançon de Loubières, confie à trois juifs la restauration de son « hostal » dans la paroisse Saint-Martin ; en 1468, un autre noble, Anthoni de Pontevès, s’adresse à Astruc Simon pour refaire le toit de son mas en Camargue ; en 1434, les Frères Prêcheurs payent 1 fl. 7 s. à Isaac Ravan qui a remis en état la toiture de leur cloître et de leur dortoir43.

58Les seuls relieurs de livres rencontrés sont israëlites44.

59Il apparaît aussi que les juifs se livrent à quantité d’activités extrêmement modestes voire déconsidérées et rendent à la société chrétienne un grand nombre de services :

• ils sont porte-faix ; en 1435, ils transportent dans le grenier du couvent le grain destiné à la provision des Frères Prêcheurs45 ;

• ils sont courriers ; les comptes trésoraires de l’année 1414 montrent que les Juifs portent des lettres à Tarascon, à Avignon, à Aix46 ;

• ils nettoient les locaux municipaux, curent les fossés de la ville de la terre et des immondices qui s’y trouvent, réparent les latrines de l’archevêché47 ;

• ils prennent la garde à la place des Chrétiens ou accompagnent le capitaine au cours de ses rondes nocturnes48 ;

• en 1464, à l’occasion d’une exécution capitale, ils portent en Crau le matériel nécessaire à celle-ci49 ;

• chose curieuse, ils sont même utilisés en octobre 1434 par les Frères Prêcheurs pour la fabrication de leur vin50. Les chrétiens, font aussi appel aux israélites en raison de leur instruction,

60de leur niveau culturel nettement supérieurs en général à celui du chrétien moyen. Mieux que d’autres il savent compter, établir un budget. Il n’y a rien d’étonnant dans ces conditions à ce que des ecclésiastiques leur demandent de tenir leurs livres de comptes ou de percevoir leurs redevances. En mai 1433, les administrateurs du chapitre Saint-Trophine confient à Cresquet Bonfils le soin d’encaisser leurs cens, services et anniversaires51.

61C’est dans la fabrication et la vente des produits alimentaires que leur rôle est le plus faible. Les prescriptions d’ordre religieux, les ordonnances municipales l’expliquent. Aucun boulanger juif n’est signalé. Un seul boucher juif vend de la viande « kocher » exclusivement à ses coreligionnaires.

Les médecins juifs

62À propos des médecins juifs la communauté chrétienne se trouve placée face à ces deux réalités contradictoires : l’indiscutable compétence de ces spécialistes, les interdits dont ils sont frappés par la législation civile et ecclésiastique.

63Dans les années 1430-1445, on rencontre trois médecins juifs : Bendich de Borrian, Vidas Ferrier, Vidal Carcassonne, et un chirurgien : Jacob Bendich de Canet. Le livre des criées des années 1435-1437 ne signale que le chirurgien et un seul médecin : Bendich de Borrian. Il est difficile de savoir combien exercent à la foi. Il semble qu’ils soient peu nombreux. On peut ajouter que l’un des médecins chrétiens, Loys Raymon, est un néophyte52.

64On a déjà écrit sur les médecins juifs de cette période – une communication leur est même consacrée dans le cadre de cette table ronde – et les documents arlésiens n’apportent rien de véritablement original.

65Leur formation est mal connue. Ils doivent apprendre le métier « sur le tas » auprès de collègues déjà en fonctions et dans les livres, ce qui explique l’importance des bibliothèques : Bendich de Borrian lègue plusieurs livres dans son testament en 1414, Isaac Nathan, fils et père de médecins, achète des ouvrages en 143353. Cela explique aussi le souci des médecins pour l’étude : en 1407, une école juive est fondée à Arles grâce à une donation de 1000 florins faite par un ancien médecin israélite de la ville ; six médecins juifs participent à la réunion qui organise cet établissement54.

66La fin de la formation est marquée par la soutenance d’une thèse qui a lieu sur place à Arles même. En 1402, Salomonet Avicdor présente sa thèse devant un médecin chrétien et trois israélites ; en 1459, Sulan Marvan est soumis à l’examen d’un certain nombre de médecins chrétiens avant d’être autorisé à pratiquer son art dans la ville55.

67À parcourir les délibérations communales, les interdits frappant les médecins juifs sont suivis : en cas d’épidémie de peste, le conseil essaie de faire venir dans la ville des « meges » ou « fisicians » chrétiens. Il n’est pas question d’israëlites. Il est pourtant certain que les chrétiens ont recours aux praticiens juifs : 6 médecins juifs en 1407 ; 3 vers 1440 sont beaucoup trop nombreux pour les seuls besoins de la Juiverie. Médecins chrétiens et juifs collaborent : en 1402, ils font partie d’un même jury de thèse ; en 1428 deux « meges » chrétiens et Bendich de Borrian signent le certificat de visite d’un lépreux56.

68En contradiction avec les statuts comtaux, le viguier, représentant du comte de la ville, autorise les juifs à passer leur doctorat ou à exercer à Arles57. Il y a mieux : en 1424, on voit figurer dans les comptes de l’archevêché le versement d’une pension à Mosse de Roquemartine, médecin qui a soigné les familiers de l’archevêque58.

69De toutes façons les médecins juifs entretiennent avec les chrétiens d’autres rapports que des relations purement médicales ; eux-mêmes et leurs femmes pratiquent le prêt, Sulan Marvan alors qu’il n’a pas encore soutenu sa thèse exerce les fonctions de courtier59.

70L’étude du cas arlésien confirme les notes publiées sur les médecins juifs de Manosque par Joseph Schatzmiller, confirme que les rapports réels entre les communautés juives et chrétiennes ne sont pas ce que les textes juridiques, ecclésiastiques ou laïques laissent supposer60.

Conclusion

71L’intérêt de cette étude déborde le cadre d’une simple énumération de métiers et d’activités.

72En premier lieu elle contribue à faire ressortir l’originalité de ce groupe humain où l’on néglige à peu près totalement l’exploitation de la terre, où l’on s’adonne au prêt, au courtage, au commerce et à la fabrication des produits textiles et des vêtements, où le plus grand prestige est attaché aux études médicales et à l’exercice de la médecine, où les femmes ont des activités professionnelles inconnues des chrétiennes. Sa composition socio-professionnelle est totalement différente de celle de la société qui l’entoure. On est tenté de penser que cela (surtout leur rôle prépondérant dans le crédit) a contribué à isoler les juifs, à accroître l’hostilité à leur égard. On songe à ce qu’un chroniqueur alsacien écrivait du massacre des juifs strasbourgeois lors de l’épidémie de peste noire en 1348, accusés d’avoir empoisonné les puits : le vrai poison dont ils ont été victimes était l’argent qu’ils avaient prêté et que leurs débiteurs ne souhaitaient pas leur rendre61.

73À Arles, en cette première moitié du xv^e siècle, il en est autrement. Les Juifs sont considérés comme des citoyens et le conseil communal n’hésite pas à prendre la défense de plusieurs d’entre eux62.

74Ils jouent en effet un rôle indispensable. Les Arlésiens ne peuvent concevoir leur ville sans les services rendus par les prêteurs, par les couturières ou par les médecins israélites. Même dans les tâches les plus humbles ils sont des plus utiles.

75Les « cives et habitatores Arelatis » n’hésitent pas à conclure des contrats de société avec des juifs. On voit même un chrétien et un juif s’associer pour l’exploitation d’une boutique de boucherie63.

76Chrétiens et juifs ont, les uns et les autres, conscience de cette complémentarité :

• les autorités protègent les israélites chaque fois que ceux-ci se sentent menacés ;

• certains des juifs les plus aisés, les médecins ou les courtiers les plus riches, finissent par se sentir si près des chrétiens qu’ils se convertissent au christianisme et c’est chez eux que se recrutent les néophytes64.

77Mais précisément l’un des intérêts de cette enquête sur les métiers au sein de la Juiverie d’Arles est de montrer qu’il y a une hiérarchie sociale en son sein. Au sommet les médecins, quelques courtiers et drapiers ; au-dessous une classe moyenne de courtiers, de boutiquiers et d’artisans ; plus bas encore des manœuvres, des portefaix dont les relations avec les chrétiens sont nettement moins bonnes. Un texte peu clair qui pourrait être une accusation de meurtre rituel concerne le fils d’un maçon65. À ce niveau de la société urbaine les relations sont sûrement plus tendues entre les deux groupes ethniques et religieux. Pourtant elles ne laissent absolument pas prévoir les tragiques événements de 1484 et l’expulsion de 1491. L’aggravation des rapports sera provoquées par des éléments extérieurs à la cité : prédications de religieux mendiants, action violente de moissonneurs étrangers. Les Arlésiens eux-mêmes ont trop conscience du rôle précieux de leurs concitoyens juifs dans l’économie de leur ville.

781^re édition : paru dans Minorités techniques et métiers, Institut de Recherches Méditerranéennes, Université de Provence, Aix-en-Provence, 1980, p. 57-77.