Les livres terriers d’Arles du xve siècle
p. 267-276
Texte intégral
1C’est à la fin du xiiie siècle qu’en Languedoc et en Provence est apparue la répartition des impôts par sou et livre. En 1263, Alphonse de Poitiers a « ordonné à ses agents de faire, en chaque lieu, estimer les biens meubles et immeubles des chefs de famille, afin de fournir une base solide pour l’assiette des impôts » et en 1270, son conseil de gouvernement fixa que, dans toutes les grandes villes, les dépenses communes supérieures à 40 livres tournois seraient couvertes par des impôts levés proportionnellement aux fortunes1. À la fin du xiiie siècle en Provence, la queste comtale était soit indistinctement perçue sur la base de 6 sous pour chaque feu riche ou pauvre, soit au prorata de la fortune de chacun. On a conservé quelques cazernets de queste pour Tourves en Basse Provence (en 1305) et pour la baillie de Castellane (en 1304) renfermant une estimation globale des fortunes des propriétaires. Il y a là la lointaine origine des cadastres en Provence. On voit bien que le passage de l’un à l’autre des systèmes de perception du fouage donne lieu à des oppositions d’ordre social : en 1295, à Chateaurenard, en 1334, à Saint-Rémy, les classes les moins fortunées s’opposent aux nobles et aux bourgeois enrichis. La queste, levée à l’origine par tête comme un impôt de quotité, tend à se transformer au milieu du xive siècle en impôt de répartition à l’échelle de la commuauté. Cette transformation est certainement en rapport avec l’évolution et le perfectionnement de l’administration communale ; les petites communautés elles-mêmes obtiennent au xive siècle une certaine autonomie de gestion financière sous la direction des bayles seigneuriaux2.
2En Provence, les plus anciens cadastres sont de la fin du xive siècle : seuls en possèdent Pourrières, au sud de la Sainte-Victoire, Tarascon et le village voisin de Boullon. Ils sont conservés en plus grand nombre pour le xve siècle : Grasse, Brignoles, Tourves, Digne, Alleins, Aubagne, Martigues, La Ciotat, Alès. À Marseille existait une taille établie au prorata des fortunes. Chaque année sont élus, en même temps que les autres officiers municipaux, deux eximatores talliarum ; ils sont aidés dans leur tâche par deux délégués élus par sixain. Ces seizeniers, comme on les appelle, procèdent à l’estimation des fortunes – en fonction de critères qui nous échappent – et consignent le résultat de leurs enquêtes dans des cahiers. Ces cahiers ne sont pas des cadastres. Ni Marseille, le grand port et la ville la plus peuplée du comté, ni Aix la capitale n’ont fait confectionner de cadastres. Parmi les grandes villes provençales, Arles est la seule à en avoir établi.
3Cette apparition des cadastres est tardive et pourtant la question semble à l’ordre du jour depuis longtemps. En 1338, le comte Robert a adressé à Arles une lettre rappelant que toutes les personnes possédant des biens immeubles dans la ville doivent contribuer aux tailles, questes et charges prorata bonorum. Le texte de cette lettre figure dans le Livre des privilèges d’Arles3. Avant 1425, on ne sait rien de ce type d’imposition. Dans la deuxième moitié du xive siècle et les premières années du siècle suivant, sont seulement mentionnées les gabelles, c’est-à-dire des impôts de consommation où peut se trouver un vingtain touchant à peu près tous les produits. Durant cette même période, les problèmes fiscaux ont pu provoquer des troubles sociaux. Un texte unique révèle qu’en 1363, la foule a envahi le palais du viguier – représentant du comte dans la ville – aux cris de « À bas la gabelle » et de « Mort aux nobles »4. Soixante-deux ans plus tard, le conflit social à propos de la nature des impôts n’a pas cessé.
4En 1425, Arles est très fortement endettée auprès de divers créanciers. Il faut rapidement prendre une décision sur les moyens de se procurer l’argent nécessaire au remboursement. Un texte figurant dans le Livre des privilèges d’Arles renseigne sur cet épisode. Nous apprenons qu’il existe un livre terrier récemment fait sur ordre du roi : « quodam libro vulgariter terrier muncupato tunc et novier facto in dicta civitae de precepto et ordinatione nostri et regii nobis assistentium consilii ». Les nobiles et les burgenses veulent que soient levées des rèves. Les populares veulent que soit levé un impôt « ad solidum et libram », selon l’estimation des biens figurant dans le livre terrier. Charles, frère et lieutenant du comte de Provence, tranche : il se prononce en faveur du système d’imposition « à sou et à livre » fondé sur le livre terrier. De ces événements, on doit retenir deux choses. C’est l’autorité comtale qui a fait confectionner le livre terrier et impose une fiscalité fondée sur celui-ci. C’est dans une atmosphère de lutte sociale opposant deux groupes de la population locale que s’est imposé le livre terrier.
5Désormais, celui-ci fait partie du système fiscal arlésien et au xve siècle, quatre de ces cadastres ont été successivement établis. Ils ont été conservés de façon très inégale dans les archives communales.
6 Le premier, celui de 1424-1425, concerne dix paroisses sur onze et la Juiverie. Le registre correspondant à la paroisse Saint-Laurent du Vieux Bourg manque ; elle correspond à peu près à 7 % du total des propriétaires5.
7Le second, celui de 1437, est complet. Il recouvre les onze paroisses de la ville et la Juiverie6.
8Le troisième, celui des années 1450-1455, n’a jamais été terminé : certains noms de propriétaires ne sont suivis d’aucun bien ; certains biens ne sont suivis d’aucune estimation ; les juifs ne sont pas inscrits7.
9Dans le quatrième de 1461 manquent trois paroisses et la Juiverie8.
10Ces documents permettent de savoir qui sont les contribuables inscrits dans le livre terrier. Il s’agit de tous les laïcs arlésiens y compris les nobles et les juristes. Un clerc possédant des biens à titre personnel y figure aussi. Les juifs sont soumis à un régime fiscal particulier, mais leurs biens sont recensés et estimés dans les mêmes conditions que ceux des chrétiens en 1424-1425 et 1437. Les forains – étrangers possédant des biens à Arles, mais n’y résidant pas – ne sont pas inscrits dans le livre terrier de 1437 ; mais leurs biens devaient se trouver dans un registre distinct puisque à plusieurs reprises il est question de les faire payer.
11Ils permettent aussi de savoir quels biens sont encadastrés et soumis à l’impôt.
12Les biens mobiliers ne sont pas évalués comme ils le sont à Toulouse ou à Tarascon.
13Les boutiques, les ateliers, les études des jurisconsultes et des notaires sont estimés dans les deuxième et troisième livres terriers. Deux formules ont été utilisées. En 1437, un cahier spécial renferme ces taxes classées par métiers. Il est intitulé « La taxa dels meneystrals » (la taxe des métiers). On y trouve par exemple : « La taxa dels barbiers », « la taxa dels sartres », « la taxa dels corratiers ». Sous ces différentes rubriques, des noms de personnes et une somme en florins. Dans le cadastre des années 1450-1455, il n’y a pas de cahier particulier, mais, à la fin de la liste des biens immobiliers de certains propriétaires, on trouve des expressions telles que : « per son art... », « per son mestier... », « per sa botiga... », « per son cabal... », « per son cabaul... », « per lo cabal de sa botiga... », suivies d’un nombre de florins. Dans les deux cas, on peut penser que la somme en florins est proportionnelle à l’activité de chacun. Une expérience tentée sur les notaires, la confrontation de leur activité à travers les registres conservés et l’estimation de leur métier dans le cadastre, laisse planer un doute à ce sujet9. Il faut ajouter que certaines professions échappent à ce système : les bouchers, les poissonniers, les drapiers... ne sont pas taxés dans le livre terrier, car les marchandises qu’ils vendent sont soumises à des gabelles.
14Le bétail figure théoriquement dans les deuxième et troisième livres terriers. Le cahier qui renferme la taxe des métiers contient aussi le montant des taxes frappant les bêtes : 3 gros pour les brebis, les moutons et les chèvres ; 1 florin 6 gros pour les bestia rossatina (les chevaux), 2 florins pour les « bestia bovina » (les vaches, bœufs, taureaux), 4 gros pour les porcs, 2 gros pour les ruches. Il y avait un registre spécial le « Libre des avers » sur lequel était inscrit l’ensemble du bétail arlésien à l’exception des animaux utilisés pour les travaux agricoles et le transport (on ne taxe pas les instruments de travail). Dans le troisième livre terrier, le nombre de têtes de chaque catégorie de bétail figure à la suite de la liste des biens immobiliers. Deux exemples : Honerat Fornier, drapier, possède 120 bestias bovinas estimées à 375 florins ; Trophime Ferrier, laboureur, a 30 bêtes d’aver menut (ovins) évalués à 7 florins 6 gros.
15L’essentiel des cadastres est constitué par les biens immobiliers, terres et maisons. Ils sont constitués par une série de « manifests ». Le mot désigne à la fois la liste des biens immeubles et l’estimation totale des biens de chacun.
16Le « manifest » commence par le prénom, le nom, souvent le titre ou la profession du propriétaire inscrits en haut d’une page du registre. Suit sur une ou plusieurs pages la liste des biens possédés et pour chacun d’eux son estimation. À la fin est inscrite l’estimation globale des biens.
17Pour les biens urbains, il peut exceptionnellement y avoir un bref élément de description : on dit d’un hostal qu’il est « payroal » (en pierre de taille), d’un hostal ou d’un moulin qu’ils sont « fondut » (détruit). On se contente de les situer dans l’espace : on indique toujours la paroisse, les confronts, quelquefois la rue. On indique s’ils sont francs ou grevés d’un cens. Enfin l’estimation est donnée en florins, gros et deniers.
18Les biens ruraux sont localisés dans le territoire : d’abord l’une des quatre grandes zones du territoire (Crau, Camargue, Trébon, Plan du Bourg), puis un lieu-dit plus précis et les confronts qui sont en général des chemins. Comme pour les biens urbains, sont indiqués les estimations et les cens qui éventuellement les grèvent. En outre pour une très grande partie de ces biens, leur superficie est donnée. Elle est absente pour les surfaces aquatiques si étendues sur le territoire de la ville et pour les coussouls, pâturages caillouteux de la Crau.
19Un certain nombre de propriétaires perçoivent des cens ou pensions. Il s’agit de deux types de redevances : les unes très anciennes de caractère récognitif faibles exprimées en général en deniers et sous correspondent aux « oblies menues » observées par Philippe Wolff à Toulouse. Les autres sont comparables aux « oblies grosses » toulousaines ; elles sont exprimées en florins et gros, ou florins et sous de monnaie courante ; elles sont en général liées à une opération financière (le prêteur achète une pension à l’emprunteur). En général, se sont des nobles qui possèdent ces cens ou pensions. En voici deux exemples. Le noble Alzias Porcellet représentant la famille la plus prestigieuse de ville, en 1437, perçoit des cens dont le montant est faible, 21 sur des biens ruraux, 24 sur des biens urbains. Il s’agit de cens anciens que depuis des générations ses ancêtres percevaient. Ces redevances sont inscrites dans le cadastre à la suite de ses biens immobiliers et sont estimées à 240 florins représentant 15 % de l’estimation générale de ses biens. Un autre noble, Nicolas Cays, a prêté une très importante somme d’argent à la ville et perçoit une énorme pension annuelle de 1 000 florins ; elle est inscrite dans son « manifest » et évaluée de 333 florins 4 gros10.
20Ces volumes qui nous sont parvenus constituent un merveilleux document pour une étude de la société arlésienne, de la géographie du territoire, de la hiérarchie des fortunes. Ce n’est pas ce qui importe ici. Ces cadastres, la façon dont ils ont été conçus, les circonstances dans lesquelles ils sont nés, la façon dont ils ont été acceptés par l’ensemble des habitants, leur utilité pour procurer des ressources à la ville intéressent l’histoire de la fiscalité. C’est ce que je voudrais maintenant présenter.
21La première remarque qu’on peut faire est que ces livres terriers ne sont pas nés d’une initiative locale. Ils ont été imposés de l’extérieur. C’est le prince représentant l’intérêt général au-delà des intérêts des divers groupes sociaux qui a imposé le livre terrier comme instrument de justice fiscale.
22Le livre terrier révèle le souci de taxer, à l’exclusion des gens d’Église et des biens d’Église, tous les propriétaires et tous les biens. Sont concernés les Arlésiens chrétiens, les juifs, les forains. Sont frappés les biens immobiliers, les cens, le bétail, les métiers. Un souci apparaît de ne pas frapper les instruments de travail : si le bétail des troupeaux d’élevage est inscrit au livret terrier, on en a exclu les bœufs et les chevaux qui tirent l’araire et les chevaux et mulets utilisés par les charretiers. Une autre préoccupation se manifeste : ne pas frapper deux fois certains métiers (bouchers, poissonniers, drapiers) une fiscalité directe s’ajoutant aux rèves ou gabelles. On a été conscient qu’on ne pouvait pas frapper de la même manière un bien immobilier franc et un bien immobilier soumis au versement d’un cens. C’est une question importante car à l’intérieur des murs, 85 % des immeubles sont soumis à un cens et 70 % des terres du territoire sont dans le même cas. On opère une réduction de l’évaluation des biens grevés d’une redevance. Dans le premier livre terrier, le montant du cens est multiplié par cinq et le nombre obtenu est déduit de l’estimation. Un exemple : un « affar » (c’est ainsi qu’on désigne les grands domaines dans le livre terrier), situé près de l’étang du Vacarrès, est estimé à 120 florins ; il est grevé d’un cens de 8 florins dû à une chapellenie de Saint-Trophime ; une réduction de 40 florins est opérée et la valeur retenue est de 80 florins. Dans le livre terrier de 1437, il n’est fait aucune allusion explicite à la réduction liée au cens ; mais celle-ci est certaine. Lorsque de deux parcelles de vignes situées dans le même quartier du territoire et ayant la même superficie, l’une est grevée d’un cens et l’autre est franche, la première a toujours une estimation inférieure à la seconde. Il faut dire enfin que ceux qui ont confectionné les livres terriers ont eu pour souci de ne pas estimer les biens à leur valeur réelle. On peut observer que les hostals, les maisons urbaines dans le cadastre de 1437, ont une estimation variant de 40 % à 70 % de leur valeur réelle dans les actes de vente. À propos des parcelles de vigne, on remarque que les estimations sont toujours inférieures aux valeurs réelles et que l’éventail des estimations est moins large que celui des prix réels. D’une façon générale, on peut dire que les estimations tendent à diminuer la diversité des valeurs des biens.
23À partir de 1424-1425, s’est mis en place un système fiscal. On ne possède malheureusement pas de texte officiel fixant l’organisation des opérations pour la confection des livres terriers, les règles suivies pour l’estimation des biens... Il n’y a, pour Arles, aucun texte comparable à l’ordonnance toulousaine de 139111. On doit tirer les renseignements des documents eux-mêmes et des délibérations du conseil communal.
24On désigne une commission de 6, 8, 9 ou 12 membres. Ils sont les véritables responsables de l’établissement du livre terrier. Pour réaliser leur travail, ils reçoivent les propriétaires qui doivent « manifestar », c’est-à-dire déclarer leurs biens. En décembre 1435, le conseil ordonne à tous ceux qui ont des possessions dans la ville et dans son territoire d’aller les déclarer aux 6 hommes désignés à cet effet. Le livre terrier repose donc au départ sur les déclarations des propriétaires. Celles-ci risquent de ne pas être sincères. Elle doivent être vérifiées, contrôlées.
25Les voisins, la rumeur publique, les gens jouent un rôle. Alzias Porcellet, le grand propriétaire noble déjà cité, dit posséder à Méjanes en Camargue 300 sétérées de terre labourable et 500 de pâtures. Les enquêteurs inscrivent dans son « manifest » : « tem plus treban par enformacions e relacions de gens que son de lavor etre lo manifest desus quarante sestaradas ». C’est-à-dire que dans sa déclaration, Alzias Porcellet a omis ou a tenté de dissimuler sept hectares12.
26Les commissaires vérifient les dires du propriétaire par ceux des fachiers ou des fermiers. Dans la troisième cadastre, ils savent que Jean Quinqueran, un très riche noble, a 416 sétérées de terre en Camargue « per la relacion del fachier que tent ledi lavour13. »
27Ils peuvent enfin utiliser des documents qui ressemblent au livre terrier pour les terres humides du delta menacées par les inondations du Rhône : les registres des « levadiers » où sont inscrites les terres des propriétaires et qui servent de base au versement de sommes destinées à l’entretien des levées protectrices. Dans le cadastre de 1437, il y a la déclaration des biens d’un certain Peyre Jaufre : une liste de biens et une estimation de 478 florins ; mais une phrase a été ajoutée : « Item avec trobat apres lo libre de la levaderia que hosta son manifest de terrator sysenta huech sesteradas lasquals son taxadas a sinquantaquatre florins » et son « manifest » est porté à 527 florins14.
28Dans l’Arles des années 1425-1460, la confection des livres terriers est une affaire sérieuse, mais difficile. Une fois le travail d’estimation achevé par la commission, des notaires sont chargés de rédiger le livre. On en trouve la trace dans les comptes trésoraires : en 1437, le notaire Miquel Grimaut reçoit 20 florins « per la faycon del libre terrier15 ». La nature même du livre terrier est d’être périssable, éphémère. Aussitôt terminé, il est dépassé par les achats et les ventes. Il doit être tenu à jour et cela a été le cas pour les deux premiers livres.
29On procède à la « reparatio libri terrerii » : les additions et les soustractions de biens sont inscrites dans les marges. Entre 1425 et 1437, des inscriptions marginales ont été faites à trois reprises, il y a des ajouts de trois écritures différentes. En 1441, un notaire est chargé de transcrire sur les registres de 1437 toutes les modifications intervenues depuis cette date16. Un cadastre doit toujours être à jour. En 1459, il est demandé à ceux qui ont acheté ou vendu des biens de le signaler pour que le livre terrier soit à jour17.
30À cette difficulté s’ajoutent celles provoquées par les propriétaires. Ils sont souvent mécontents de l’estimation de leurs biens qu’ils pensent trop taxés. En 1427, on discute au conseil communal. Le 5 octobre : « Plures sunt taxat pro eorum maximus quos habent et sunt alii complures in presenti civitate qui domos habent et non fuerunt taxati, nominent illos18. » Ce sentiment d’être trop fortement taxé se double d’un sentiment de jalousie ou d’injustice à l’égard des voisins mieux lotis. La confection du deuxième cadastre, en 1437, ne met pas fin à ces sentiments. Une délibération communale de 1440 révèle que plusieurs déclarent être « excessive taxati19 ». Il arrive que le plaignant soit un personnage suffisamment important pour réussir à obtenir gain de cause. En 1435, le notaire Antoine Olivier se plaint : « taxatores libri terrerii taxaverunt capitale summ peccuniarum ad IIIIc florenos et pro arte sua CL florenos quod est iniquium20. » Il a gain de cause : en 1437 son « manifest » s’élève à 315 florins et non plus à 400. Les propriétaires ont aussi parfois tendance à dénigrer leurs propres biens pour obtenir une estimation moindre. Le comportement du noble Alzias Porcellet en 1437 est tout à fait caractéristique. Il a trois parcelles dans le Plan du Bourg : « es palun non va ren » ; il a un pré dans le Trébon « es quasi tot palun » ; il a une vigne : « que solieu esser tres carteradas et aras non es una mieia carterada car Roze na portat tot » ; à Méjanes, il a 500 sétérées de pâturages : « Vc sesteradas de pasturas lo mays salsoyras et ornedas »21. Les exemples de ce notaire et de ce noble disent suffisamment les difficultés de confection du cadastre.
31Un autre exemple de ces difficultés est fourni par la confection du livre terrier de 1437. En mars 1433, une commission est nommée pour la confection du livre terrier, une nouvelle en octobre 1434, une troisième en avril 1435. Les membres de la commission se heurtent aux revendications, aux désirs, à l’égoïsme de 894 propriétaires et d’autre part au conseil qui souhaite que les choses aillent vite et qui les harcèle. Le 1er juin 1435, le conseil demande au viguier d’intervenir afin que le cadastre soit fini pour le lundi de la Pentecôte. Six mois plus tard, les commissaires sont toujours au travail. En janvier 1436, il leur est demandé de se consacrer à leur tâche matin et soir. En octobre de la même année, ils sont une nouvelle fois incités à se hâter. En avril 1437, le conseil constate : « actento quod deputati ad librum terrerium reparendum sunt nimis prolixi et morosi ». Les commissaires sont remplacés par six nouveaux citoyens. Enfin, en mai 1437, après plus de quatre ans de travail et douze délibérations du conseil communal le livre terrier et achevé : le 25 mai, il est question du « libri terrerii noviter facti et reparati22 ».
32Un dernier point à propos des deux plus anciens livres terriers, ceux de 1425 et 1437. Dans son livre sur les estimes toulousains, Philippe Wolff a calculé la part des biens urbains et des biens ruraux dans les patrimoines des Toulousains à partir des estimes de 1335 et 1391, et il a conclu à un recul des biens ruraux dans les fortunes immobilières. L’observation est intéressante et le phénomène est à relier aux difficultés du milieu et de la deuxième moitié du xive siècle23. On peut essayer de faire la même comparaison entre les cadastres d’Arles. À douze ans d’intervalle alors que la ville et son territoire ne subissent aucun bouleversement comparable à ceux du xive siècle, les pourcentages des biens ruraux et des biens urbains sont inversés. Dans les « manifests » des mêmes propriétaires, pour des possessions restées inchangées, les pourcentages changent. Les difficultés rencontrées pour la confection du livre terrier de 1437 s’expliquent. Les groupes dirigeants, nobles et bourgeois les plus riches, n’avaient accepté que contraints et forcés le nouveau mode d’établissement des impôts. En 1437, ils s’efforcent et réussissent d’en atténuer les effets. Dans ce cadastre, il y a eu par rapport à 1425 une réduction générale des estimations, mais celle-ci a porté plus sur les biens ruraux que sur les biens urbains. L’examen des « manifests » de dix propriétaires nobles dont la plupart sont parmi les plus riches montre que la refonte du cadaste en 1437 est l’œuvre de grands propriétaires fonciers. Neuf fois sur dix, il y a une réduction sensible, souvent de 50 % des « manifests » ; 8 fois sur 10 le pourcentage des biens ruraux diminue.
Tableau 1
biens ruraux | biens urbains | |
1425 | 54 % | 46 % |
1437 | 47 % | 53 % |
33Entre 1450 et 1455, on n’arrive pas à se mettre d’accord pour l’achèvement d’un troisième livre terrier. Un nouveau est achevé en 1460. Il n’y en a pas eu d’autre. Le Moyen Âge se termine sans qu’Arles ait un nouveau cadastre. Ce livre terrier était rédigé en langue vulgaire, la seule langue que connaissait l’immense majorité de la population à la différence des registre de notaires ou des procès verbaux de délibérations communales rédigés en latin. Il était en quelque sorte conçu pour être plus proche des gens, de ceux qui en avaient souhaité l’adoption. Mais trop d’intérêts se heurtaient à son existence. On pense aux cadastres du Comtat pontifical de 1415 qui n’ont guère servi. Ceux d’Arles ont eu une vie plus longue, mais pour finir ils n’ont pas triomphé des obstacles. Il n’y aura de cadastre à Arles qu’au xviie siècle.
341re édition : paru dans De l’estime au cadastre en Europe. Le Moyen Âge, Paris, 2006, p. 211-220
Notes de bas de page
1 Philippe Wolff, Les « Estimes » toulousaines des xive et xve siècles, Toulouse, Bibliothèque de l’Association Marc Bloch de Toulouse, 1956, p. 24 et suiv.
2 Édouard Baratier, La démographie provençale du xiiie au xvie siècle, Paris, 1961, p. 13-30.
3 Archives communales d’Arles (ACA), AA7.
4 Bibliothèque municipale d’Arles (BMA), manuscrit 216.
5 ACA, CC4 à CC9.
6 ACA, CC12, CC15, CC17, C18.
7 ACA, CC13, CC14, CC16.
8 ACA, CC10 et CC11.
9 Louis Stouff, « Les registres de notaires d’Arles (début ixve siècle-1460). Quelques problèmes posés par l’utilisation des archives notariales », Provence historique, avril-juin 1975, p. 305-324.
10 ACA, CC14, fol. 69 vo.
11 Philippe Wolf, op. cit. p. 28-31.
12 ACA, B, fol. 91 vo.
13 ACA, CC18.
14 ACA, CC14.
15 ACA, CC15.
16 ACA, CC155, fol. 25.
17 ACA, BB2, fol. 269 vo.
18 ACA, BB4 3. IV. 1459.
19 ACA, BB1 10.X. 1427.
20 ACA, BB2 fol. 237.
21 ACA, BB2 29. V. 1435.
22 ACA, CC18.
23 ACA, BB2, délibérations des 31 octobre et 23 novembre 1434, des 11 avril, 29 mai, 1er juin, 11 décembre 1435, des 12 janvier, 7 octobre, 4 novembre 1436, des 13 janvier, 17 et 21 avril et 26 mai 1437. P. Wolff, op. cit. p. 102 et sq.
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