1Arles est, pour reprendre la formule de Jacques Le Goff, « Une ville à quatre couvents de mendiants ». Les frères Prêcheurs s’y sont installés en 1231. Sur les cinq grandes villes provençales – Aix, Arles, Avignon, Marseille et Nice – Arles est la troisième à accueillir les Prêcheurs après Avignon et Marseille. Ceux-ci sont les seconds parmi les ordres mendiants à choisir Arles après les frères Mineurs à une date inconnue mais antérieure à 1231, et avant les Augustins en 1258 et les Carmes en 1323.

2Alors que les fonds des archives départementales des Bouches-du-Rhônes sont presque inexistants pour les Mineurs et pour les Carmes, alors que les documents concernant les Augustins sont peu nombreux, on a conservé pour les Prêcheurs un certain nombre de liasses et deux précieux registres de comptes du milieu du xv^e siècle. En outre des érudits du xviii^e siècle (l’abbé Bonnemant) et du xix^e siècle (le chanoine Albanès) ont copié des textes dont certains ont disparu1. D’autre part alors qu’on n’a rien conservé du couvent des Carmes, alors que ne subsistent que la nef de l’église des Augustins et le clocher de celle des Mineurs, on a conservé l’église des Prêcheurs construite entre 1448 et 1491. L’existence de ces documents est donc relativement favorable à la présentation du couvent des Prêcheurs d’Arles et explique que celui-ci occupe une place particulière dans la thèse que le père Montagnes a consacrée aux couvents de Prêcheurs entre Rhône et Alpes au Moyen Âge2. Ce travail du père Montagnes et un article qu’il a publié sur le seul couvent arlésien mettent en lumière l’importance et l’originalité de celui-ci dans l’histoire de l’ordre dominicain au Moyen Âge3. Les longues années passées à étudier la société arlésienne des xiv^e et xv^e siècles ont permis à l’auteur de ces lignes de voir comment le couvent s’est intégré à la société locale4. Ces deux points constitueront les deux parties de cet article.

Implantations du couvent

3À Arles, l’implantation des quatre couvents de mendiants s’est faite de deux manières différentes. Les deux derniers ordres arrivés, les Augustins et les Carmes, ont installé leur église, leur cloître, leurs immeubles à l’intérieur des murs et sont restés sur le même emplacement jusqu’à la Révolution. Les deux autres, les deux plus anciens, les Mineurs et les Prêcheurs, se sont établis au-delà des murs et se sont déplacés à plusieurs reprises, ayant connu du xiii^e au xv^e siècle quatre implantations successives. Les frères Prêcheurs ont pour leur part occupé quatre lieux différents et bâti quatre églises.

4Le 19 juin 1231, un Arlésien, Petrus Amantius, donne au prieur de la province de Provence des Prêcheurs une vigne située au nord-est de la ville, au-delà du mur, entre la porte Agnel et la porte de la Milice, près du cimetière de l’église Saint-Didier (l’acte est d’ailleurs passé dans cette dernière église) « pour l’édification d’une église, d’un cloître, d’un cimetière, d’un jardin, de maisons et de tout ce qui sera nécessaire ». Cet acte, recopié au xviii^e siècle par l’abbé Bonnemant, a été édité, dans sa thèse, par le père Montagnes5. Il est considéré comme l’acte de fondation du couvent d’Arles. Dès 1234, des legs sont faits à l’œuvre de l’église6 . Une première église est donc construite dans les années trente du xiii^e siècle.

5Une seconde église a dû être édifiée au même endroit aux alentours de 1340 : une acte de 1349 évoque l’« ecclesiam novam fratrum predicatorum7 ». Un acte de septembre 1361 révèle qu’elle a été détruite par des routiers espagnols. Ce même texte montre un juriste arlésien, Guigo de Filhano, faisant donation d’un hospitium dans la paroisse Saint-Vincent entre le théâtre et les arènes8. En janvier 1362, en décembre 1362, en août 1363 des actes sont passés « in domo predicatorum », « in domo capituli dicti conventus », « in ecclesia dictorum fratrum ». Il s’agit en fait pour les frères d’un hébergement provisoire. L’acte de 1361 prévoit le cas où les Prêcheurs décideraient de s’installer ailleurs à l’intérieur ou en dehors de la ville. Cela s’est produit. En 1362 et 1363, ils résident dans les locaux qui leur ont été donnés, mais ils n’ont construit ni couvent ni église en ce lieu.

6Pendant ce temps entre le 26 septembre 1361 et le 25 septembre 1363, ils ont procédé à une série d’achats et d’échanges qui leur ont permis d’acquérir un vaste espace dans la paroisse Saint-Pierre de Pesulo (paroisse qui sera rattachée à la paroisse Saint-Martin au début du xv^e siècle) entre le Rhône et la Juiverie. Le dernier acte passé, celui du 25 octobre 1363 est une vente pour 450 florins par un damoiseau de Valabrègues, Guillaume Tres Sauzes, fils du chevalier arlésien, Astaud Tres Sauzes, d’un hostal pour y construire une église à condition que le couvent fasse construire une chapelle de pierre dans laquelle figureraient les armes de sa famille et qu’il y fasse célébrer chaque jour et à perpétuité une messe pour le salut de son âme9. L’église a dû être rapidement achevée : dès 1366, elle sert de lieu de sépulture et, en 1373, dans son testament le cardinal Sudre la donne en modèle aux frères de Toulon10. Cette église a été par la suite désaffectée, transformée en cellier. Elle existait encore à la fin du xviii^e siècle. L’église, les bâtiments du couvent, le cloître existent encore, difficilement reconnaissables, occupés qu’ils sont par les Arlésiens d’aujourd’hui. Le père Montagnes résume bien la situation : « Ce couvent, où saint Vincent Ferrier a logé et a prêché, arrivé à un état de dégradation irrémédiable, est sans doute condamné à disparaître11. »

7Ce couvent, qui a accueilli dans ses murs Vincent Ferrier, est resté celui des Prêcheurs d’Arles jusque vers 1440. Le prieur va s’efforcer d’étendre l’espace appartenant au couvent et de construire de nouveaux bâtiments conventuels et une nouvelle église. En 1440, il acquiert vers le sud le terrain sur lequel sont bâtis de 1441 à 1448 le réfectoire, la cuisine, la dépense, le dormitorium. En 1446, il s’efforce d’étendre l’espace vers l’est pour permettre la construction de l’église : il faudrait pouvoir faire l’acquisition par voie d’échange de trois maisons juives. Une lettre est adressée au roi. En 1447, il profite du passage du roi René pour renouveler sa requête. Ensuite, par achats et échanges, d’autres acquisitions foncières sont réalisées12. Il est possible de suivre les étapes de la construction : pose de la première pierre par le roi en décembre 1448, achèvement de l’abside et de l’église le 18 août 1484, bénédiction de la grosse cloche le 22 mars 1497, achèvement du chœur le 30 mars 1499, dédicace de l’église le 25 avril 1499. Au total un chantier d’une cinquantaine d’années. En réalité la construction du gros œuvre de la première pierre à l’achèvement de l’abside a duré trente six ans et, durant ce temps, la vie religieuse n’a pas été perturbée, puisque, pendant les travaux du nouveau sanctuaire, le couvent disposait d’une église où on continuait à célébrer l’office divin et à ensevelir les morts.

8L’évolution du couvent d’Arles est banale : couvent fondé hors les murs, déplacement à l’abri du rempart dans la deuxième moitié du xiv^e siècle. Mais l’église et le couvent d’Arles sont remarquables par leur ampleur sur laquelle les prieurs du xviii^e siècle ont insisté dans leurs rapports13. Le père Montagnes a très bien mis en lumière les caractéristiques de cette église :

Tant par les souvenirs religieux qu’elle évoque que par la qualité de son architecture l’église des Prêcheurs demeure un monument de premier ordre. L’harmonie de ses proportions, l’ampleur de son volume et l’élégance sobre d’une construction qui continue les traditions romanes et dont la beauté austère doit tout à la géométrie, en font un témoin remarquable du gothique méridional14.

9Les bâtiments conventuels du xv^e siècle ont disparu, mais l’église est toujours là, digne d’admiration.

Importance du couvent dans l’ordre

10Le couvent d’Arles a une autre particularité : son importance dans l’histoire de l’ordre dominicain au xv^e siècle. La réforme de l’ordre en Provence, selon le père Montagnes a dû commencer, lorsque le frère Barthélémy Texier, issu du couvent de Draguignan, était provincial de Provence (1418-1422), puis maître de l’ordre (1426-1450) et s’est poursuivie sous trois autres maîtres successifs, trois maîtres généraux issus aussi de la province de Provence. Tous ont voulu faire du couvent d’Arles le foyer de la réforme. En 1432, maître Texier choisit André Abellon comme vicaire général chargé de rétablir l’observance à Arles. Apparemment, c’est un échec. Abellon retourne à Saint-Maximin où il avait été deux fois prieur. Trois ans plus tard, maître Barthélémy Texier vient à Arles. Il y séjourne du 19 au 30 janvier 1436 et choisit celui qui sera chargé d’introduire la réforme, Elzéar Barthélémy. Ce dernier arrive à Arles le 28 janvier et est institué vicaire général. En mars 1436, il est élu prieur : la tradition a retenu la date du 20 mars 1436 pour l’établissement de la réforme. Il commence un priorat de 31 ans jusqu’à sa mort le 8 juillet 1467. Cet homme dont l’œuvre est considérable, est très mal connu. En 1434-1435, il a été nommé maître des étudiants au studium generale de Montpellier ; en 1435-1436, il y est bachelier. La réforme du couvent d’Arles le détourne de la carrière universitaire ; en 1439 toutefois, il reçoit la maîtrise en théologie à Avignon. Soutenu par les prieurs provinciaux et les maîtres généraux de l’ordre successifs, par la confiance des frères du couvent, par les autorités municipales d’Arles15, il mène à bien le retour de l’observance. On n’en connaît que ce que nous apprennent les comptes du couvent : le 21 mars 1436, les frères déposent entre les mains du prieur les sommes en numéraire qu’ils détiennent. En marge du livre de comptes, on trouve cette inscription : quoniam incepimus observantiam. Cette réforme commence donc par la mise en commun des biens.

11L’austérité de la nourriture est attestée par les comptes.

12On remet en honneur la musique liturgique. On fait des dépenses pour entretenir l’orgue. En 1443, on en achète un nouveau. On fait donner des leçons à un frère qui apprend à jouer une messe.

13On a un souci des études. Elzéar Barthélémy a amené avec lui de Montpellier un lecteur et un lecteur-adjoint pour redonner vie à l’enseignement de la théologie dans le couvent. Les comptes révèlent le soin que l’on prend à remettre en état la bibliothèque (réparation des bancs et des pupitres) et à l’enrichir (récupération des livres donnés en gage, achat de livres).

14Ce retour à l’observance a des conséquences qui débordent largement le cadre du couvent arlésien.

15Ayant le titre de « vicaire général », Elzéar Barthélémy intervient pour gagner à la réforme d’autres couvents. En août-septembre 1444, il se rend à Avignon ; en octobre de la même année, à Marseille. Peu à peu sous son impulsion et sous celle des prieurs qui lui succèdent, les différents couvents de la Provence acceptent la réforme.

16Le rayonnement du couvent arlésien se manifeste encore d’une autre manière. Des frères originaires de couvents souvent lointains sont venus à Arles selon la formule du père Montagnes « se recycler » : dans les années 1450-1460, des frères du diocèse de Lisbonne, de Pologne, de Lorraine, de Francfort, du Piémont...

17Une première conclusion s’impose : aussi bien par l’ampleur de son église que par son rayonnement le couvent d’Arles paraît occuper une place importante dans l’histoire de l’ordre dominicain.

Rapports du couvent avec les pouvoirs et la société

18Les rapports du couvent avec les pouvoirs et avec la société locale et régionale méritent à leur tour d’être étudiés. Avec les pouvoirs ecclésiastiques, les relations sont en général excellentes. Dès le début de la présence des Prêcheurs à Arles, le prieur du couvent aurait joué un rôle d’arbitre entre la commune et l’archévêque, Jean de Baussan16. En 1248, une bulle d’Innocent IV autorise les Prêcheurs à recevoir les aumônes léguées par les défunts17. En 1381, Pierre du Cros, archevêque d’Arles ordonne à l’official de laisser les frères Prêcheurs et Mineurs jouir de leurs privilèges18. Le 27 mai 1460, le cardinal-légat accorde une bulle d’indulgences afin d’encourager les fidèles à se montrer généreux et à favoriser la construction de l’église19. Les Prêcheurs ont de bonnes relations avec les autres couvents de mendiants. Les Frères Mineurs leur apportent la moitié des legs qu’ils ont reçus et qui étaient à partager entre Mineurs et Prêcheurs. En 1393, les responsables des quatre couvents de mendiants font une démarche commune contre une taille à laquelle on prétend les assujettir20. Les livres de comptes montrent que, maintes fois, l’archevêque, les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, les moniales de Saint-Césaire leur font des offrandes de blé.

19Il en va de même avec les autorités laïques. Le roi René pose la première pierre de leur église et intervient pour permettre l’extension du couvent21. Mais c’est avec les autorités communales que les relations sont les plus fréquentes et les meilleures. La ville apporte à maintes reprises une aide financière : en 1410 et 1430 de l’argent est versé pour la réfection de l’horloge du couvent ; en 1414, 1420, 1431, 1451 une subvention est accordée à l’occasion de la tenue à Arles du chapitre provincial de l’ordre. Le conseil récompense en 1418, un prédicateur dominicain, le frère Jean Clément, « pour son dévouement à instruire le peuple ». Il écrit, en 1435, à un frère Prêcheur de Tarascon pour qu’il vienne prêcher le Carême et lui offre 10 florins. Le conseil approuve et soutient la réforme introduite dans le couvent ; le 27 août 1436, il envoie deux délégués au chapitre provincial de Carpentras, car il craint que l’épreuve de force entre partisans et adversaires du retour de l’observance tourne au détriment de réformés arlésiens. Il réclame que soient maintenus les nouveaux frères « dont la vie digne d’éloges et le zèle pour le service de Dieu leur ont valu l’estime de tous22 ». En 1439 et 1445, il écrit au roi en faveur du couvent23. Dans la décennie précédant le rétablissement de l’observance, syndics et conseil s’efforcent d’obtenir la venue d’un « magister in sacra pagina » dans le couvent. En 1426, ils écrivent à Hugues Clapier, frère du couvent d’Arles, qui se trouve à Florence, pour qu’il retourne sur les bords du Rhône.

20En 1427, ils s’adressent à Jean Clément « magister en sacra pagina » pour qu’il vienne à Arles : en 1428, dans le même but, à Jean de Ruo « magister en sacra pagina » de Montpellier ; en 1431, à Pons Lauthier. C’est auprès du maître provincial qu’ils interviennent parfois : ainsi en 1428 pour obtenir la venue de Jean Clément24. La présence chez les Dominicains d’un frère susceptible d’assurer un enseignement de la théologie est un souci constant des autorités communales.

21Ces relations en général bonnes avec les pouvoirs et avec la population n’excluent pas des difficultés, des conflits, voire des scandales.

22En 1399, un frère prêcheur, Pons Lauthier, a prêché sur les états du monde. Il s’en est pris aux nobles, aux marchands aux serviteurs de Dieu. Il a dit que plusieurs membres du clergé régulier et du clergé séculier menaient une vie mauvaise et foulaient aux pieds les commandements de Dieu et de l’Église. On s’en est plaint à l’auditeur de la Chambre Apostolique. On avait dit qu’il avait dénoncé nommément certaines personnalités arlésiennes. Dans un nouveau sermon, il déplore le scandale causé et demande pardon25.

23En 1453, un conflit oppose les Prêcheurs au pouvoir municipal. Ils refusent de payer la gabelle pour le grain qu’ils envoient au moulin. Le conseil organise un véritable blocus du couvent : il interdit d’y apporter du blé ou de la farine pour lesquels la taxe n’aurait pas été payée. Le conflit s’apaise rapidement26.

24Les relations des Prêcheurs avec le chapitre Saint-Trophime sont presque constamment conflictuelles. L’objet du conflit est double : la possibilité pour les frères de prêcher dans la cathédrale Sain-Trophime (en 1374, ils obtiennent cette possibilité ; en 1392, elle est supprimée ; en 1397, en 1413 les difficultés réapparaissent sur ce même sujet) ; une affaire de préséance (dans les processions comment devra être tenue la croix des Prêcheurs : moins haute ou plus haute que celle du chapitre ? au cours d’une cérémonie de funérailles, qui récitera le premier verset, les Prêcheurs ou les chanoines ?). Apparemment, à en juger par les accords conclus entre les deux parties, les chanoines sont les plus puissants. Quant aux conflits ils peuvent présenter des aspects de violence et de ridicule inattendus chez des religieux. En 1392, l’origine du débat est la demande faite par l’official et le chapitre aux Prêcheurs de laisser prêcher un carme de passage à Arles le jour de la fête de la Purification de la Vierge, alors que ce jour là est traditionnellement réservé à un Dominicain. Les Prêcheurs répondent « qu’ils feraient tout au monde pour le dit official, mais qu’ils ne regardaient pas plus le chapitre que la boue qu’ils foulaient aux pieds dans les rues ». Cette réponse parvenue aux chanoines provoque leur réplique : interdiction aux Prêcheurs de prêcher dans la cathédrale. La contre-attaque des Dominicains ne se fait pas attendre : plusieurs d’entre eux armés envahissent Saint-Trophime, troublant l’office du jour, l’un d’eux monte en chaire et insulte le vicaire général et le chapitre27.

25La vie quotidienne du couvent était plus paisible et plus sérieuse. Les comptes et les registres des notaires montrent l’activité des frères : prêcher, quêter, confesser, participer aux funérailles, accueillir chez eux la sépulture d’un certain nombre d’Arlésiens.

26Ils prêchent dans leur église. Lorsque les tensions sont apaisées, ils prêchent dans l’église cathédrale à l’occasion de certaines fêtes ou pour le Carême. Ils prêchent aussi pour les fêtes de certaines confréries. Un frère Prêcheur exceptionnel, Vincens Ferrier, a prêché « trois sermons à l’archevêché et un grand nombre d’autres sermons au couvent des Prêcheurs » selon le chroniqueur arlésien Bertrand Boysset28.

27Ils quêtent très régulièrement tous les samedis. Les revenus de cette quête sont très variables (en 1436 ils vont de 2 sous 8 deniers à 9 sous). Le dimanche a lieu la questa purgatorii et en juin la questa agnorum. Ils peuvent aussi quêter dans des circonstances tout à fait particulières : dans les comptes de l’année 1437, on trouve cette mention : a fratre Johanne de Placea de questa facta in combustionis unius mulieris29. Un frère Prêcheur quêtant au pied du bûcher sur lequel se trouve une hérétique ou une sorcière ? Aucun autre document ne permet d’élucider ce curieux passage.

28Ils confessent. À ce ce titre, ils reçoivent une somme d’argent versée dans la caisse du couvent ; ainsi en 1447 : confessione unius infirme 2 gr. Dans quelques testaments, des dominicains sont mentionnés par les testateurs comme leur confesseur.

29Ils prennent part à tout ce qui entoure la mort et les funérailles. La quasi-totalité des Arlésiens faisant leur testament n’oublient pas dans leurs legs pro remedio animae les ordres mendiants et demandent en général que deux frères ou tous les frères de chaque couvent participent à leurs funérailles. Certains lèguent aux Prêcheurs des trentains de messes, fondent chez eux des anniversaires, font construire des chapelles et lèguent aux Dominicains d’importantes sommes d’argent. C’est, au moment de leur mort, grâce aux testaments, qu’on peut mesurer l’attachement des Arlésiens au couvent des Prêcheurs. Un nombre infime d’entre eux demandent à être ensevelis dans un habit de frère Prêcheur. Les Dominicains peuvent aussi participer aux veillées. Une testatrice déclare :

Je veux et ordonne qu’au cas il m’arriverait de mourir à une heure trop tardive pour que mon corps puisse être enseveli, celui-ci devra être veillé par quatre frères du couvent des Prêcheurs... ceux-ci devront dire les sept psaumes pour mon âme30.

30L’activité de prédication et de quête ne se limite pas à la ville même. Des frères se rendent aux Baux, à Martigues, à Salon, à Berre, à Lançon, à Marseille, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à Saint-Gilles et en ramènent des sommes d’argent, produit de leurs quêtes.

31Un aspect apparaît peu dans les textes : les liens avec les confréries. On ne peut trouver que deux confréries rattachées au couvent : la confrérie de Saint-Sébastien et celle des maçons.

32Les élections de sépulture dans les testaments fournissent le meilleur moyen de mesurer le rayonnement du couvent dans la société urbaine. Qui choisit d’y être enseveli ? Le père Montagnes s’est exprimé sur cette question à propos de l’ensemble des couvents dominicains de Provence : « La situation du couvent dans la ville n’est pas sans conséquence sur l’activité des frères... » Il écrit aussi :

Pourtant le ministère des frères ne repose pas avant tout sur les relations de voisinage : ceux qui viennent chez les Prêcheurs écouter la prédication, recevoir les sacrements ou demander la sépulture préfèrent l’église conventuelle qu’ils adoptent à l’église paroissiale à laquelle ils appartiennent. La proximité peut rendre un tel choix plus facile, elle ne le commande pas. L’affinité spirituelle l’emporte sur la proximité territoriale : l’emplacement du couvent crée moins de contacts que le rayonnement des frères31.

33Le cas arlésien permet de nuancer cette opinion. Une chose est sûre : le rayonnement de l’ensemble des religieux mendiants ne cesse de s’accroître entre 1376-1400 et 1451-1475. Le pourcentage des Arlésiens choisissant une sépulture chez eux passe de 14 % à 31 %. Pour les Prêcheurs, les chiffres passent de 4,7 % à 7,08 %.

34Il y a une deuxième certitude : pour tous les mendiants les liens sont nets entre l’implantation du couvent et le milieu social des hommes s’y faisant ensevelir. Chez les Carmes, on trouve avant tout des boutiquiers et des artisans du quartier où ils sont installés ; chez les Augustins, des pêcheurs, des laboureurs, des brassiers du Vieux Bourg : leur couvent joue le rôle d’une super-paroisse au-dessus des deux églises paroissiales du quartier, Sainte-Croix et Saint-Laurent. Même pour les Mineurs choisis par des hommes et des femmes exerçant des professions diverses et appartenant à des milieux sociaux très variés, il y a une prépondérance des individus habitant l’Hauture32.

35De la même manière, il n’est pas indifférent que le couvent des Prêcheurs soit établi dans la paroisse Saint-Martin. Celle-ci représente 8,79 % du total des feux urbains en 1437-1438, mais elle correspond à 38,82 % des Arlésiens élisant leur sépulture chez les Prêcheurs. Si on ajoute à Saint-Martin la paroisse Saint-Lucien, le pourcentage atteint 50 %. Cette zone est par excellence le quartier habité par les marchands, les juristes, les « bourgeois », une grande partie des nobles. Ces différents groupes correspondent à 19,40 % du nombre des feux, mais à 37,50 % des élections de sépulture chez les Prêcheurs33. En se fondant sur ce critère, on peut dire que le couvent joue le rôle d’une seconde paroisse pour les gens habitant la partie occidentale de la cité, le quartier riche de la ville34. En exagérant un peu, on pourrait écrire que le couvent des Prêcheurs est le couvent des riches.

36La présentation de quatre personnages illustreront cette affirmation.

37Mattéo Benini est un marchand florentin installé à Arles vers 1360. Il habite la paroisse Saint-Martin. Dans son testament en 1397, il demande à être enseveli en habit de frère Prêcheur dans le couvent voisin. Il lui laisse 50 florins pour que soit édifié un monument de pierre au-dessus de sa sépulture. Lui-même et Francesco son fils sont des familiers des Dominicains. En 1404, Francesco achète deux cayrats d’un navire : l’acte est passé dans le cloître du couvent35.

38Jean Quiqueran appartient à une grande famille de marchands. Il accède à la noblesse. En 1439, il demande à être enterré dans la tombe de son père Pierre dans l’église des Prêcheurs. En 1469, les Quiqueran font construire la chappelle Saint-Dominque de la nouvelle église.

39Raymond Tarascon est un marchand et fait partie du groupe qu’on appelle les « bourgeois ». Il fait son testament en 1448 et choisit comme sépulture la chapelle « en l’honneur de Dieu et du Saint-Sépulcre où se trouvent déjà les corps de plusieurs de ses enfants ». Il est particulièrement attaché au couvent. Il lui lègue 50 florins pour la fondation d’un anniversaire perpétuel. Il demande la célébration de 1 000 messes : 500 devront être dites chez les Prêcheurs. Il lègue 1 florin pour la pitance des frères à l’occasion des fêtes de Saint-Pierre le martyr et de Saint-Thomas. Il donne 10 florins pour que chaque année le couvent entretienne un frère se consacrant à l’étude. Il lègue enfin un « affar » dans le nord de la Camargue et un mas appelé « Les Prêcheurs » a longtemps prolongé le souvenir de ce legs36.

40Jacques Grillo est un marchand génois établi à Arles. Il finance en 1464 la construction de la chapelle Sainte-Catherine qui abritera son tombeau37.

41Le couvent des Prêcheurs jouit d’un grand prestige auprès des riches familles des paroisses Saint-Martin et Saint-Lucien. On peut parler de succès, d’engouement. En 1397, Matteo Benini avait manifesté le désir d’être enterré « dans l’église du couvent au pied du grand autel devant la chapelle de la bienheureuse Vierge Marie de Nazareth ». En 1403, un acte révèle qu’il a dû être enseveli en un autre endroit de l’église « en raison du grand nombre de personnes nobles enterrées là et des zizanies entre familles38 ». L’attachement aux Dominicains se manifeste encore par les offrandes en blé qui leur sont faites chaque année. Pour huit années entre 1433 et 1445, 30 Arlésiens donnent du blé : nobles, trois bourgeois ayant accédé à la noblesse, un bourgeois. 21 donateurs sur 30 sont des membres du patriciat local, soit 70 %.

42Liés à la haute société arlésienne, les frères Prêcheurs prennent part à diverses activités urbaines.

43Des Prêcheurs prêtent de l’argent : en 1379 à un notaire, en 1397 à un pêcheur. Les comptes de l’année 1441 nous apprennent que le marchand Raymond Tarascon tenait en garde 20 florins qui lui avait confiés le sacriste du couvent. Peu avant 1400, Hugues Clapier, prieur du couvent, avait confié 100 florins au gérant d’une boutique de draperie. L’acte précise : « in ratione sue apotece de bonis dicti conventus ad medium lucrum ». Il s’agit bien d’un contrat de société avec partage des bénéfices39. Une telle conduite est-elle compatible avec l’appartenance à un ordre mendiant ?

44Inversement le couvent peut emprunter de l’argent et donner en gage des biens lui appartenant : des livres (Elzéar Barthélémy devenu prieur les récupérera) ainsi qu’une croix d’argent laissée en gage à Avignon contre 100 florins40.

45Le couvent est aussi concerné par les biens et les revenus immobiliers et fonciers. Il perçoit des cens (en 1443 : 32 sur des maisons, des terres, des vignes...) Il est exploitant agricole : il cultive trois vignes. En 1434, il fait l’acquisition de la seigneurie de Boismeaux en Camargue pour 175 florins et c’est pour payer la somme à Louis Gantelme, seigneur d’Albaron, qu’il met en gage la croix d’argent à Avignon41. Dans le livre de comptes figurent les revenus de Boisemeaux : du froment, de l’avoine lui sont ainsi apportés par voie d’eau42. En 1448, enfin, les religieux reçoivent l’affar de Raymond Tarascon43. Possesseur de vignes et d’un mas en Camargue, le couvent des Prêcheurs est typiquement arlésien.

46En revanche il ne paraît pas arlésien par son recrutement. Entre 1360 et 1460, le nombre des frères oscille de 9 à 20 (on n’est jamais certain d’en connaître le nombre exact). Il est très rare de repérer des Dominicains appartenant à une famille locale : en 1398, la femme d’un apothicaire fait un legs à un frère qui est son cousin ; en 1440, un frère est le fils d’une brassier de la ville44. Le recrutement local paraît tenir une place minime à la différence de ce qui se produit pour les chanoines de Saint-Trophime ou les moniales de Saint-Césaire. À propos du recrutement, un texte mérite de retenir l’attention. En 1357, le clerc Antoine de Vernègues déclare avoir été placé dans l’ordre des Prêcheurs alors qu’il était enfant. Avant d’atteindre l’âge de 12 ans, il s’était aperçu qu’il n’était pas fait pour l’ordre. Il l’avait abandonné et vécu depuis dans le siècle. Il demande une miséricorde qui lui est accordée45.

47Il est enfin un dernier élément de la société urbaine avec lequel le couvent ne pouvait manquer d’entretenir des rapports : la communauté juive. Depuis 1363, il est installé dans la paroisse Saint-Pierre de Pesulo à la limite du quartier juif. La parcelle achetée à cette date à Guillaume Tres Sauzes confronté à l’hostal de maître Bendich Aym, juif médecin et l’hostal de Thosana de Infantibus, juive. Jusqu’en 1484 se posent des problèmes de voisinage. En 1446 et 1447, les frères cherchent à obtenir du roi la possibilité d’acquérir par voie d’échanges trois maisons juives nécessaires à la construction de leur église46. Ces relations de voisinage peuvent prendre un tour désagréable : en 1412, le prieur est obligé d’engager une action judiciaire contre Regina Bonet veuve de maître Abraham Bonet, médecin qui a fait construire des latrines dans la cour de sa maison contre le mur du réfectoire du couvent contribuant à l’infection des lieux et nuisant à la santé des frères47.

48Les relations de ces derniers avec le juifs ne se limitent pas au voisinage et prennent divers aspects.

49La communauté juive doit verser aux Dominicains deux fois dans l’année 5 sous : l’elemosina judearum est payée à la veille de Noël et le samedi saint.

50Le couvent a recours aux juifs pour effectuer certains travaux : maçonnerie, transport du blé de Boismeaux, pressurage du vin de leurs vignes, travaux de couture, de literie, de lingerie.

51Il a recours à une activité typiquement juive : le prêt sur gage. Salomon de Lunel prête 21 florins contre la remise d’un calice.

52Entre cinq et douze juifs habitent dans des logements appartenant aux Prêcheurs. Ils sont leurs locataires. Ces maisons juives paraissent rassemblées autour d’une cour : le cortili judeorum.

53Dans l’ensemble les rapports paraissent bons entre les religieux et les juifs. Dans le livre des comptes sont mentionnées plusieurs donations faites par des juifs au couvent : la veuve de Bondion de Saint-Paul, Orgier, Isacc Nathan offrent ainsi des sommes d’argent. À propos d’Isaac Nathan, il est dit que son offrande est faite à l’occasion du mariage de sa fille. Il est à noter que ces trois juifs sont des notables de leur communauté.

54Indirectement un témoignage est apporté sur les relations de confiance entre les uns et les autres. En 1484 lors de la destruction de la juiverie, le notaire qui décrit l’événement affirme que cinq ou six juifs se sont enfuis en passant par les toits vers les maisons des chrétiens et le couvent des Prêcheurs pour échapper aux massacres ou aux conversions forcées48.

55L’étude du couvent des Prêcheurs d’Arles a le triple mérite de nous montrer un couvent centre du retour à l’observance en Provence et dont le rayonnement a débordé très largement les frontières du comté, un couvent qui a réussi à construire l’une des plus belles églises dominicaines, illustration du gothique méridional, une communauté de frères parfaitement intégrés dans la société dans laquelle ils vivent liés avant tout au patriciat local.

561^re édition : paru dans Cahiers de Fanjeaux, 36, p. 61-80

Fig. 1 - Les couvents des Mineurs et des Prêcheurs à Arles et leurs déplacements (xiii^e-xv^e s.)

Fig. 2 - L’église des Prêcheurs d’Arles Cl. L. Stouff

Fig. 3 - Les couvents et maisons des ordres religieux à Arles

Fig. 4 - Les paroisses d’Arles