1L’afflux des Toscans dans les pays du Bas Rhône en liaison avec l’installation de la papauté à Avignon est une réalité bien connue, illustrée en particulier par les travaux de Bernard Guillemain1. Cette présence ne se limite pas à la ville résidence des papes. Elle s’est étendue à d’autres villes notamment à Arles.

Arles était une place de prédilection pour les Florentins, ils y tenaient des boutiques diverses qui étaient parfois à la tête d’importantes entreprises. L’une d’entre elles – la compagnie de Matteo Benini – est la réalisatrice admirable de centaines d’opérations sur les laines, les peaux, les grains, sur le vermillon et sur tant d’autres produits2.

2Frederico Melis souligne avec raison cette place des Florentins et celle particulière de Matteo Benini.

3Dans la deuxième moitié du xiv^e siècle et au cours des premières années du xv^e siècle, des dizaines de Florentins exercent une activité commerciale à Arles, qu’ils soient présents ou qu’ils soient en relation d’affaires avec elles. On trouve parmi eux des hommes appartenant à des familles de notables et parfois même à des familles prestigieuses (Altoviti, Bonciani, Filicaïa, Gherardini, Ricci, Scali, Sodarini, Tornabuoni), des gens moins connus, des collaborateurs directs de Francesco di Marco Datini (Falduccio di Lombardo, Tommaso di Ser Giovanni, Priore de Lorenzo), des personnages plus modestes encore (Bartolomeo Monaquini, Patrizio di Giovanni Ser Bartholi). Ils ont très souvent des liens étroits avec Avignon : Stoldo de Altovitis réside dans la cité des papes dans la seconde moitié du xiv^e siècle. Il monopolise les revenus de la Rivière du Rhône et son intérêt pour le sel l’amène à s’installer un temps à Arles dont il devient syndic en 13683. En 1420, Christoforus de Orlando, qualifié de « marchand habitant Arles », est le frère de Thomas de Orlando habitant Avignon4.

4L’originalité de Benini est qu’il est venu directement de Florence à Arles. Dans son testament de 1397, il évoque cet épisode : « quando recessi de civitate Florencie et domicilium meum mutavi in civitate Arelatensi5 ». Il y est déjà en 1360 et il y a en même temps que lui un autre Florentin, Francesco Benini, avec lequel il est en relations d’affaires6. On peut imaginer que celui-ci est un membre de sa famille, frère, oncle, cousin et qu’il a été le parrain de son fils prénommé aussi Francesco. Il possède une maison : en novembre 1360, un acte est passé « in hospitio Matheo Benini ». Il agit pour le compte de Florentins résidant à Avignon, Tegre de Girardinis, Stodo de Alto Vitis et Thomas Sodarini. Tout au long de sa carrière il agira comme procureur de Toscans d’Avignon. Mais, dès 1360, il agit aussi pour son propre compte. Il est certainement arrivé à Arles avant 1360 et y est mort en 1402. Pendant plus de quarante ans, son activité présente ce double aspect, les affaires menées pour son propre compte prenant de plus en plus d’importance. Jusqu’au bout, toutefois, il se livre à des opérations commerciales ou financières pour Datini ou d’autres Italiens. Il entretient une correspondance suivie avec les représentants du marchand de Prato dans les différentes places de commerce et on a conservé de lui des dizaines de lettres adressées à Barcelone, Gênes, Pise, Florence ou Prato. Il est possible de le saisir grâce à ces lettres d’une belle écriture régulière, grâce à plusieurs dizaines d’actes dispersés dans les registres des notaires arlésiens, grâce à un registre particulier consacré à ses actes et à ceux de son fils Francesco pour les années 1401-1411, grâce enfin au Journal de Jean Le Fèvre, car en 1387 au moment où Marie de Blois, son fils et son chancelier sont à Arles, Matteo Benini est déjà un personnage considérable7. Durant plusieurs dizaines d’années, ses activités son extrêmement diverses. Arles l’intéresse par sa situation (dans la mesure où elle est à proximité de la mer et d’Avignon) et par ses productions (peaux, laine, blés, sel). Il importe de la Riviera ligure des agrumes et d’Orient des épices qu’il réexpédie à Avignon, il exploite des salines dont le sel est, par le Rhône, transporté vers le nord. Il envoie par mer des draps, des toiles, du fil, des peaux, de la laine, du grain, vers Barcelone, Majorque et surtout vers la Ligurie et la Toscane. Matteo Benini s’intéresse à toutes les marchandises, se renseigne sur leur prix à Gênes, à Pise ou ailleurs et de son côté informe ses correspondants sur les conditions du marché à Arles et en Provence occidentale.

5Il se fait armateur. En 1393, associé à d’autres Arlésiens, il fait construire un navire de 250 tonneaux destiné à naviguer entre Arles et Pise. Dans une lettre du 1^er avril 1393 adressée à Pise, son fils Francesco fait de la publicité en faveur de ce bateau :

Vous avez appris que Matteo Benini et d’autres Arlésiens ont fait faire un bateau neuf jaugeant 250 tonneaux, un très beau bâtiment. Il est à l’eau et sera complètement achevé, s’il plaît à Dieu, la semaine prochaine. Actuellement ils veulent qu’il fasse son voyage pour Pise et ils le tiendront toujours sur cette route, ce qui sera une grande joie pour les marchands. Ils l’ont mis au point, aussi bien qu’un navire peut l’être, et il est (capable) de se défendre contre deux galères. Il est dans leur intention, si les marchands veulent consentir à payer le frêt, qu’il y ait continuellement dessus 40 à 50 mariniers [...] Dieu lui donne la bonne aventure ! Qu’il vous plaise l’avoir recommandé et recommandez-le à Pise et partout à vos amis8.

6Le même Francesco continue après 1402 la politique paternelle : en 1404, il achète le tiers d’un navire appelé « Sainte-Marie » dont le patron est Bertrand Caudemalh de Berre ; la même année il acquiert, associé à un marchand florentin de Marseille, une part d’un bateau, le « Saint-Jean » contruit à Martigues et dont le patron sera un homme de Berre ; en 1405, il est encore associé à plusieurs marseillais et gens de Berre pour la construction du navire le « Sainte-Catherine ». Ce sont sur ces navires ou sur les bateaux de marins ligures que le père et le fils envoient leurs marchandises9.

7Matteo, puis Francesco investissent des sommes considérables dans des contrats de société. Ils ont des procureurs, des facteurs qui les représentent, défendent leurs intérêts, récupèrent leurs créances, vont au loin vendre leurs marchandises. Quelques exemples illustreront cette activité. En 1401, Matteo Benini reconnaît devoir à la veuve de son associé Heustachins Christofori 3 462 florins 5 sous 10 deniers10. En 1395, Matteo Benini, le 11 octobre désigne Bindo de Altovitis et Patrizio di Giovanni comme ses procureurs11. Le 18 septembre 1401, Patrizio di Giovanni rend des comptes à Matteo Benini en tant que « factori et negociorum suorum super mercibus gestori ». Matteo l’avait envoyé « suo proprio nomine et sub ejus propria marcha versus Saonam Pisam et Florenciam » vendre des marchandises : 119 balles de peaux de moutons (9 394 peaux), 4 balles de peaux d’agneaux (480 peaux) et 312 setiers de froment à la mesure d’Arles12. En 1408, Francesco Benini nomme des procureurs pour récupérer 954 florins 4 sous dus par deux habitants de Collioures à son père13. En 1395, Matteo confie à Jacominus Calvi marchand d’Avignon trois balles de drap, deux de Languedoc, une de Perpignan, à transporter sur le navire du Gênois Paolo Larcaris à Alexandrie pour y être vendues14. Il est précisé dans l’acte que ces trois balles portent la marque de Matteo Benini. Le père et le fils s’efforcent de rassembler le plus grand nombre possible de peaux.

8L’un et l’autre essaient d’accroître leurs champs d’activité au-delà des murs d’Arles. En 1399, le père conclut un contrat de société avec un marchand de Marseille, Anthonius Maleti, qui possède dans cette ville une boutique de draperie à la gestion de laquelle participent plusieurs associés Matteo Benini confie 400 florins destinés à acheter des draps ; le bénéfice retiré de leur vente devait aller pour moitié à Matteo Benini et pour moitié à Anthonius Maleti et à ses asssociés15. Pour sa part, Francesco a tenté sa chance à Avignon. Il n’y a pas la place à Arles pour deux hommes d’affaires d’envergure. En 1392, il s’associe à Nicolaio di Buonacorso. Dans une lettre de mars 1392 expédiée à Gênes, il écrit :

Vous avez été avisé de ma nouvelle compagnie et vous dites aimablement que vous vous en servirez [...] Renseignez-vous sur les épices et sur tout ce qui concerne notre métier, ainsi que sur tous les bruits et toutes les nouvelle que vous apprenez sur mer et ailleurs [...] Lorsque vous voyez un intérêt à importer ou à exporter de la marchandise, dites-le nous16.

9Francesco s’installe quelques années à Avignon ; il y a un comptoir ; il fait partie de la confrérie Saint-Jean des Florentins d’Avignon ; il fait le commerce des laines et des épices ; il est en relation avec Aigues-Mortes et Montpellier. Dans la cité des papes toutefois la concurrence est vive et il finit par retourner à Arles.

10Le père et le fils prêtent de l’argent ou du grain à des gens de la ville. Matteo prête de l’argent aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il prête en 1387, 1000 florins à la reine à récupérer sur les revenus du péage et reçoit de la reine Marie un privilège. Il prend à ferme de l’archevêque les revenus de la verge. Il prend aussi à rente les différentes parts du péage appartenant au comte, à l’archevêque, aux nobles et l’abbaye de Mollèges17. Comme d’autres Italiens, son activité n’est pas seulement commerciale ; elle est financière. Matteo Benini est une personnalité importante et considérée : il sert d’arbitre dans des litiges commerciaux. Une lettre de la correspondance Datini vante sa compétence et décrit ses ambitions18.

11En 1396-1397, lorsqu’il rédige deux testaments successifs, Matteo Benini est depuis quatre décennies à Arles, mais il a gardé des liens avec sa ville d’origine. Ces deux testaments nous renseignent sur sa famille. Il a une sœur, Nicholosa, et une nièce, la fille de celle-ci, Primayrana ainsi qu’un neveu, Giovanni, fils de son, frère Zenobio. Comme les autres Florentins exilés, Matteo Benini est attaché à ses racines : il n’oublie pas l’œuvre de la cathédrale (5 sous « operi Sancte Reparate ») ni celle des Frères Mineurs (5 sous « operi minorum de Florentia ») et il lègue 5 florins à la confrérie Saint-Jean des Florentins d’Avignon. Enfin sa sœur et sa nièce, puis après leur mort son héritier universel devront verser chaque année 10 florins « societati de orto Saneti Michaelis de Floreincia19 ».

12Resté florentin, il est aussi devenu un Arlésien. Il habite dans la paroisse Saint-Martin. Il y possède un groupe de maisons autour de deux rues qui mènent l’une au quai et aboutit au portail dit de Matteo Benini (« quae tendit recte ad portaletum vocatum Mathei Benini ») et l’autre au portail situé au point d’attache de l’ancien « portus » (« in hospitio dicti Mathei de portu veteri in quo facit hostalerium20 »).

13Il réside dans la paroisse Saint-Martin dans le quartier des affaires par excellence où se trouve le couvent des Frères Prêcheurs. Dans son testament, il affirme qu’il est paroissien de Saint-Martin et fait un certain nombre de legs à cette église et aux clercs qui la desservent. C’est dans cette église que sont ensevelis plusieurs de ses enfants et l’un de ses collaborateurs les plus étroits, Monetus de Johannis de Filicaya : en 1410, une Arlésienne demande à être ensevelie « in ecclesia Sancti Martini in tumba quorumdal liberorum Mathei Benini quondam et in qua Monetus de Johannis de Filicaya de Florencia est sepultus21 ». Il a des liens étroits avec le couvent des Prêcheurs. En 1404, son fils achète deux cayrats d’un navire appelé « Saint-Jean » et construit à l’Ile Saint-Geniès : l’acte est passé dans le cloître du couvent22. En 1396 et en 1397 Matteo manifeste le désir d’être enterré « dans l’église du couvent au pied du grand autel devant la chapelle de la Bienheureuse Vierge Marie de Nazareth » ; il demande qu’un monument de pierre soit édifié, à ses frais, au-dessus du lieu de sa sépulture et demande à être enseveli en habit de Frère Prêcheur, et fait aux Prêcheurs un legs de 10 florins. Un acte de 1403 révèle qu’il n’a pas été possible de l’enterrer selon ses désirs au pied du grand autel en raison du grand nombre de personnes nobles enterrées là et des zizanies entre familles. Le prieur du couvent accorde à Francesco l’autorisation de faire construire en un autre endroit un monument de pierre avec les 50 florins laissés par son père23.

14On ne connaît pas le nom de l’épouse de Matteo. Il a eu un grand nombre d’enfants. Certains, comme c’est le cas pour toutes les familles arlésiennes de l’époque, sont morts en bas-âge. Six ont survécu. Leurs destinés témoignent de leur intégration dans la société arlésienne et provençale. Deux filles, Nineta et Columbeta, sont moniales au couvent Notre-Dame de Nazareth d’Aix. Deux autres filles ont épousé des marchands de Tarascon : Thomassia Raymond Barralier, Benedicta Ruffus de Janfilhaciis. Margueta s’est mariée avec un damoiseau, membre d’un lignage noble arlésien, Jaufre Rostan. Quant au fils, Francesco, deux lettres de la correspondance Datini renseignent sur son mariage. Le 11 décembre 1393, Nicolaio di Bonocorso écrit : « Matteo Benini a donné pour femme à son fils une jeune Arlésienne, belle, sage et riche, et la mieux apparentée qui soit à Arles. » Le 22 mars 1394, le même écrit : « J’avais oublié de vous dire que Matteo Benini fêtera sa fête à Pâques, lorsque son fils se mariera, il lui manque deux pièces de drap de Damas et ici il n’y en a pas de beaux. Il les voudrait verts24 [...] ». La jeune épousée est la fille d’un marchand de la ville. Elle appartient à une riche et nombreuse famille : les Quiqueran.

15Après la mort de son père, Francesco continue la tradition paternelle : il expédie des marchandises, prête de l’argent, acquiert des parts de navire, mais un double changement est perceptible : les liens avec Florence se sont distendus ; Francesco est concerné par des affaires concernant le terroir arlésien. En 1405, il prend à ferme l’affar de Mastibert appartenant à la commanderie des Hospitaliers de St. Jean de Jérusalem et à son tour le confie en facherie selon un bail classique prévoyant le nombre de bêtes de labour et le nombre de labours à effectuer, le partage des frais d’exploitation et celui des récoltes... La même année il confie des vignes en accapte et prend à rente trois coussouls dans la Crau et dès 1395 il avait fait l’acquisition de 1242 bêtes à laine. Plus que son père, tout en restant marchand, Francesco s’intéresse à l’agriculture et à l’élevage. Mais comme son père, il reste avant tout un marchand et Francesco pas plus que Matteo ne paraissent jouer un rôle dans le gouvernement urbain : on ne les voit pas exerçant les fonctions de conseiller ou de syndic.

16À la génération suivante, on ne parle plus de « Benini » mais de « Benigne25 ». Les enfants connus de Francesco sont au nombre de quatre, André, Nicolas, Jaumona épouse d’un certain Antoine Gautier de l’Ile Venayssin (l’actuelle l’Isle-sur-la-Sorgues) et Louise moniale de Saint-Césaire. L’admission de celle-ci dans le prestigieux couvent réservé aux filles du patriciat est le signe de cette intégration à l’aristocratie locale. D’ailleurs André et Nicolas Bénigne sont qualifiés de « bourgeois » et Nicolas occupe des charges municipales : en 1426 il est un des trois caritaderri et en 1429 est conseiller bourgeois. Il meurt la même année au cours d’une épidémie de peste et son testament prévoit une inhumation dans l’église des Prêcheurs dans la tombe de son père et de son grand-père26. Le livre terrier révèle que sa fortune immobilière le place en 61^e position, il n’a que très peu de terre, l’essentiel est constitué par trois maisons, une tour et une étable dans la paroisse Saint-Martin héritée de Matteo et de Francesco. L’activité de Nicolas reste celle d’un marchand : il achète des draps en Languedoc, il expédie du grain par mer en 1420 ; en 1425, il prend à ferme l’ensemble des gabelles d’Arles pour 4 600 florins27. Sa fortune réelle est bien supérieure à celle que laissent supposer ses biens inscrits au cadastre. La dot de sa fille et héritière en 1443 se situe au plus haut niveau de la société arlésienne : 1 200 florins. La dot de sa fille et héritière en 1443 se situe au plus haut niveau de la société arlésienne : 1 200 florins28. Lorsqu’il fait son testament Nicolas Benigne n’a pour héritière que Piona sa fille. Celle-ci épouse un noble de Tarascon. Son frère André disparaît des sources après 143829. Désormais plus personne ne s’appelle Benigne à Arles. La descendance masculine de Matteo Benini s’arrête. L’histoire des Benini à Arles a duré trois quarts de siècle.

171^re édition : paru dans La Toscane et les Toscans autour de la Renaissance. Cadre de vie, société, croyances. Mélanges offerts à Charles M. de la Roncière, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1999, p. 271-279.