1Nobles, bourgeois... Deux mots que Georges Duby a rencontrés en Mâconnais aux alentours de l’An Mil, deux classes dont on sait le rôle dans l’histoire de la société médiévale et moderne de la France, deux groupes qui ont suscité les recherches, les discussions, les mises au point des historiens.

2 Burgensis, après avoir désigné les habitants d’un bourg et notamment du bourg marchand, a pris une double signification : il est utilisé pour nommer le citoyen d’une ville se substituant à civis ou encore le membre de la couche supérieure de la société urbaine1.

3Avant 1200, s’est achevé le « mouvement qui a fait de l’aristocratie une véritable noblesse ». Aux xiii^e, xiv^e et xv^e siècles, il y a en France une noblesse qui se définit par un statut héréditaire fait d’obligations et de privilèges, par une tendance à la fermeture face aux marchands qui acquièrent des fiefs et imitent le genre de vie noble (fermeture dont témoignent à la fin du xii^e siècle les premières lettres d’anoblissement, fermeture toute relative comme le montre le renouvellement des lignages du Forez étudiés par Édouard Perroy), enfin par une séparation des notions de « noblesse » et de « chevalerie » (la multiplication dans les textes de qualificatifs comme « écuyer » ou « damoiseau » en est le signe)2.

4Arles, en terre d’Empire, à quelques centaines de mètres seulement du royaume de France, a-t-elle connu les réalités sociales et juridiques françaises ? Noblilis et burgensis figurent-ils dans les documents écrits ? À partir de quelle époque ? S’il y a des nobles et des bourgeois, qui sont-ils ?

5Les deux mots sont quasiment absents dans les sources entre l’An Mil et le milieu du xiii^e siècle. Nobililis ne se trouve qu’une fois, en 1067, à l’occasion d’un conflit qui oppose le monastère de Montmajour et des Arlésiens qui ont illicitement asséché des marais : « ingruente siccitate, insatiabilis atque importuna gens civitatis, nobiles atque ignobiles coepit excolere ». Sous le terme de nobiles se cache « un groupe important de ceux qui sont à l’origine des lignages chevaleresques du xii^e siècle3 ». Quant à burgensis, il est tout aussi rare. Une seul fois, il sert à distinguer les habitants de Bourg de ceux de la Cité ; les formules habituellement utilisées étant : illi de burgo, illi de civitate4. Le mot n’est jamais employé non plus dans le sens de citoyen. On est resté fidèle à civis et, au xv^e siècle encore, l’acte sanctionnant l’admission d’un forain comme citoyen d’Arles est intitulé citadinagium. Ce trait n’est pas particulier à la ville : l’usage de burgensis est exceptionnel en Provence aux xi^e, xii^e siècles5.

6À Arles, entre 1000 et 1250, deux vocables figurent dans les textes : milites, probi homines. On connaît l’ancienneté des lignages de chevaliers arlésiens (la plupart remontent à l’An Mil), la force de leur position (ils ont des alleux, ont reçu des terres en fief, obtenu la garde des noyaux fortifiés et pour certains d’entre eux des parts de tonlieu), leur rôle dans la formation du consulat. Il y a des consuls milites et des consuls probi homines. À côté des premiers, des familles nouvellement enrichies prennent part à la vie politique agitée de la fin du xii^e et de la première moitié du xiii^e siècle ; mais jamais ces gens-là ne sont qualifiés de burgenses. Lorsqu’en 1251 Charles I^er d’Anjou s’empare de la ville, il prévoit que son représentant, le viguier, désignera un conseil composé pour moitié de chevaliers et pour moitié de probhommes : « Item debet ipse vel ejus vicarius in principio ejus regiminis consiliarios juratos eligere tam milites quam probos homines ita quod tot eligat de militibus quot probis hominibus6. »

7À la fin du xiii^e siècle, le vocabulaire commence à changer. Le plus ancien texte rencontré mentionnant le bourgeois comme une catégorie sociale distincte est de 1274 : parmi les gardiens chargés de surveiller les pâturages et le vignoble de la Crau se trouvent deux chevaliers et un certain Bertrandus de Rovillano burgensis7. Dans le cours du xiv^e siècle, deux mots progressent : nobilis et burgensis, deux reculent : miles et probus homo, un cinquième fait son apparition : domicellus.

8En 1392, une ordonnance réglemente l’élection des syndics : Quod eligantur quatuor vel sex nobiles vel quatuor vel sex burgenses. Burgensis a remplacé probus homo ; nobilis s’est substitué à miles. Deux documents de la première moitié du xv^e siècle ne laissent aucun doute sur ce point :

• en 1402, une commission de huit individus est chargée de désigner les syndics : « quatuor nobilibus hominibus hominibus et quatuor probis hominibus in burgensibus ; nomina et cognomina quatuor proborum hominum loco burgensium8 » ;
• en 1439, lors d’une réforme du gouvernement municipal, il est décidé que la moitié des syndics et des conseillers sera prise parmi les chevaliers, mais il est précisé : « [...] et loco militum cum numerus tantum non existat de militibus ponerentur nobiles9 » À Arles, en 1439, on est conscient que la chevalerie est la forme la plus parfaite de la noblesse, mais on sait qu’il y a de moins en moins de chevaliers. Entre 1425 et 1450, seuls deux Arlésiens ont été adoubés, deux personnages importants, mais très différents par leurs origines. Jean Arlatan est remarquable par son seul nom, par l’ancienneté de sa famille, par les hautes fonctions qu’il occupe auprès du roi René. Jean Quinqueran est fils et petit-fils de marchands, il se livre au commerce du blé, est très riche, remplit d’importantes missions pour le roi. Deux chevaliers : l’un le représentant parfait de la vieille noblesse arlésienne, l’autre un parvenu. Au milieu du xv^e siècle, la chevalerie est une survivance.

9Parallèlement au déclin de la chevalerie, à Arles comme ailleurs, les damoiseaux se multiplient au xiv^e siècle. Mais tous les nobles ne sont pas des domicelli. On retrouve la situation de Tarascon : domicellus, vers 1380-1450, « désigne [...] la partie la plus ancienne, les lignages les plus sûrement établis à l’intérieur de cette noblesse urbaine10 ». Les d’Eyguières, les Rochemaure, les Rostan, les Romieu, les Destang sont des damoiseaux ; mais pas les Boyc, les Blancart ou les Boche. Alzias Porcellet, membre d’un prestigieux lignage, est appelé dominus Alziassius Porcelleti domicellus. Jean Raynaud, drapier et bourgeois, devenu noble à la fin des années 1380, n’est que dominus Johannes Raynaudi nobilis.

10En liaison avec l’organisation du pouvoir dans la ville, il y a, jusqu’en 1425, deux catégories de citoyens, les nobles et les bourgeois et, à propos des premiers, on retrouve une fois encore une réalité observée par Michel Hébert dans la localité voisine :

La participation à la vie publique de la cité est un véritable lieu de ralliement de cette noblesse urbaine, à tel point qu’on est amené à penser que c’est la fonction qui fait le noble... Ce groupe social qu’on est tenté d’appeler noblesse de beffroi ou noblesse de cloche se confond, finalement, dans ses contours socio-économiques avec le groupe des conseillers municipaux nobles11.

11Or, en 1426, les probi homines qui n’avaient pas totalement disparu des textes font leur réapparition officielle. Jusqu’en 1440, il y a trois catégories de citoyens participant au conseil et exerçant les fonctions de syndics : les nobles, les bourgeois, les probhommes. Les bourgeois qui auparavant représentaient l’ensemble des non-nobles, correspondent à une classe juridique distincte. Il y a des bourgeois, comme il y a des nobles : de même qu’on peut être anobli, de même on peut passer du statut de probhomme à celui de bourgeois ; burgensis n’est plus un simple qualificatif. Une réforme du gouvernement municipal a institutionnalisé la catégorie des bourgeois ; la suivante va la supprimer. Il est décidé en 1439, qu’à l’avenir il n’y aurait plus que deux sortes de conseillers et de syndics : des nobles et des probhommes.

12Les sources permettent de connaître les deux groupes de l’aristocratie arlésienne, d’abord leur poids démographique. En 1437-1438, les deux catégories réunies représentent 9,3 % des 1 228 propriétaires et chefs de feux :

13Elle permettent de voir qui sont les burgenses. En 1388, un nouveau juge prête serment en présence d’un grand nombrre d’habitants : « magna popli multitudine nobilium burgensium et artistarum Arelatis » ; en 1420, dans des circonstances analogues, sont évoqués : « nonnulli nobiles, burgenses, artiste, plebei et nonnulli persone tam de consilio quam de extra universitatem12 » ; donc, avant même d’être reconnus comme un groupe juridiquement distinct, les bourgeois, dans les faits, constituaient une élite sociale. Le droit, la marchandise, la terre apparaissent comme les trois voies de l’ascension sociale dans l’Arles de ce temps. En 1437-1438, sur 44 bourgeois, 20 sont désignés par ce seul titre, 4 sont des juristes, 11 sont des marchands, 9 des laboureurs. Les probhommes admis dans la bourgeoisie appartiennent aux mêmes professions ; simplement on peut noter en plus la présence d’un nourriguier, c’est-à-dire d’un spécialiste de l’élevage ovin. Les bourgeois anoblis sont soit des marchands soit sans profession connue. La fortune, le genre de vie, la notoriété de la famille permettent à une vingtaine d’individus d’être désignés par le seul qualificatif de burgensis. Ils constituent la couche supérieure du groupe bourgeois ; en dehors de la possession et de l’exploitation de leurs terres, on ne leur connaît pas d’activité professionnelle. Ils se rapprochent des nobles.

14Arles ne correspond pas au schéma proposé par Bernard Chevalier à propos de la noblesse urbaine ; « la ville médiévale avait bien connu ces nobles de nom et d’armes, gens de guerre de bonne naissance, souvent chevaliers... Le fait est pourtant qu’à la fin du xiii^e siècle ces nobles quittent la ville pour aller vivre aux champs. Du nord au midi, entre cette noblesse devenue exclusivement rurale et la ville s’est creusée un “fossé“, s’ouvre une “coupure” » totale, se dresse une “barrière”...13 ». À Arles la noblesse a des liens très forts avec la terre, mais réside en ville, comme dans les autres villes méditerranéennes, elles est un élément de la société urbaine. De l’an mil aux Temps Modernes, il y a une noblesse arlésienne caractérisée par sa continuité et son renouvellement.

15Dans les années 1425-1450, une famille noble sur six remonte aux x^e, xi^e et xii^e siècles ; les Porcellet au x^e siècle, les Eyquières au xi^e siècle (les quatre Eyquières de 1430 appartiennent à un lignage qui a compté parmi les siens un célèbre archevêque d’Arles de 1191 à 1202, Imbert d’Eyguières), un Arlatan est consul en 1178, un Rochemaure en 1186, un Destang en 1190. Les Lamanon pour leur part remontent à un seigneur catalan, Pons de Brugueiras, arrivé en Provence dans l’entourage d’Alphone II peu avant 120014.

16De 1200 à 1450, des familles plus au moins anciennes disparaissent. Les sources font défaut pour le xiii^e siècle ; mais au xiv^e siècle et dans les premières décennies du xv^e siècle, de nombreux lignages cessent d’exister : Albaric, Puygros, Sicard, Tres Sauzes, Uzes, Claret, Lebrate... Un exemple : Jean Lebrate n’avait qu’un fils, il meurt au cours de la peste de 1429. Les mortalités, les troubles politiques peuvent durement toucher certaines lignées. En juillet 1384, à l’occasion de la répression qui suit l’entrée des Tuchins, cinq nobles sont décapités, parmi eux les représentants de quatre prestigieuses familles : Jaume de Lamanon, Imbert d’Eyguières, Raymond d’Uzès, Mondon Porcellet15. Des familles n’ont pour héritiers que des filles et réussissent à se maintenir artificiellement : ainsi, dans la deuxième moitié du xiv^e siècle, les Arlatan et les Destang, un gendre reprenant le patronyme du lignage.

17Des familles nouvelles s’introduisent dans le groupe noble. Les unes appartiennent au milieu local. Des familles de bourgeois accèdent au statut de nobles : les Tropin, les Boyc, les Blancart, les Boche, les Raynaut, une branche des Quiqueran. D’autres viennent de l’extérieur.

18Les unes ont pour origine un officier comtal (juge, viguier, lieutenant du viguier) s’installant à Arles, épousant une Arlésienne et faisant souche sur les bords du Rhône. Hugues Monge, seigneur de Velaux, est viguier d’Arles en 1350-1351 ; son petit-fils Antoine est un important noble arlésien. Jacques Cays est originaire de Nice, son fils Pons juge en 1388 épouse une Quiqueran ; ses petits-fils sont deux personnages considérables à Arles. Johan de Varadier, originaire de la région de Digne, est lieutenant du viguier en 1374 : son petit-fils, Tassil, possède un mas à Notre-Dame d’Amour en Camargue, épouse successivement une fille de marchand et une fille de noble. Antoine de Ponteves, seigneur de Cabannes, viguier en 1440, épouse une héritière, Jaumeta Monge.

19La proximité de l’Avignon pontificale amène des nobles étrangers. En 1437, la quatrième fortune immobilière est possédée par une femme d’origine avignonnaise, Raymonde de Moulineuf. Johan Dalzen, doyen de Villeneuve, protonotaire du pape, docteur dans les deux droits, originaire de Foix dans le diocèse de Pamiers, apparaît dans la chronique de Bernard Boysset ; il est le parrain de l’un de ses fils. Apparemment il a apporté dans ses bagages son neveu Nicolas qui se marie avec une fille du marchand Bernard Quiqueran, reçoit une très importante dot et devient un riche noble arlésien16.

20Des dignitaires ecclésiastiques peuvent être à l’origine de l’installation de leurs parents. Trois personnages, à des époques différentes à la tête de commanderies des Hospitaliers à Arles – Bertrand Cays, Jacques Monge et Antoine Balp – pourraient bien avoir fait venir leurs neveux ou leurs frères.

21On est frappé par l’afflux de nobles étrangers. Les dots des Arlésiennes dont les montants sont souvent considérables, les affars et les mas de Camargue, les pâturages de la Crau les attirent. Il n’est donc pas étonnant de trouver à Arles un Cabassole de Cavaillon, deux Loubières de Tarascon, quatre Hugolen de Saint-Rémy, un Guigues et un Enguilbert de Beaucaire, les Albe seigneurs de Saint-Andiol et de Roquemartine, un Charles de Castillon seigneur d’Aubagne17.

22 L’ascension sociale et l’immigration font subir un brassage continuel à la noblesse, laquelle apparaît comme un monde ouvert, au même titre que les bourgeois qui accueillent parmi eux non seulement un marchand d’Orange ou de Florence, mais même un Jean Delaigle, juif récemment converti.

23Certains textes donnent l’impression qu’on se trouve en face d’une seule aristocratie. En 1441, il est question de trouver un maître d’école « suffisant » susceptible d’instruire outre les clercs « les enfants des nobles et des bourgeois de cette cité » ; en 1425, le représentant du comte met un terme à la querelle qui opposait les nobles et bourgeois aux populaires : « [...] controversia [...] inter nobiles, burgenses dicte civitatis ex una parte ipsius populares ex parte altera18 », il prend la défense des populares en réservant en réservant le tiers des charges de syndics et de conseillers à des probhommes et en décidant l’établissement d’un livre terrier sur lequel serait fondé l’impôt direct, la taille, alors que les nobles et les bourgeois ne souhaitaient que des gabelles, des impositions indirectes.

24Toute une série de données concourent à confirmer cette solidarité des deux groupes.

25Leur fortune : en 1473, sur les 50 plus grosses fortunes, 35 sont celles de nobles et de bourgeois ; sur les 50 plus vastes propriétés foncières, 43 leur appartiennent ; les terres des uns et des autres sont situées dans les mêmes zones du territoire et sont essentiellement constituées d’affars.

26Leur domicile : ils habitent avant tout dans l’ouest de la ville et sont absents de sa partie orientale, l’Auture, logent dans les maisons les plus estimées ; à deux ou trois exceptions près, tous les hostals évalués à 100, 150 et 200 florins sont dans leurs mains.

27Leur participation au gouvernement municipal : de 1426 à 1450, eux, qui ne représentent que 9,3 % des chefs de feux, occupent 54 % des postes de conseillers et 71 % des charges de syndics.

28Leurs testaments : c’est dans leurs testaments que les montants des legs pro remendio animae sont les plus élevés. C’est chez eux que se manifeste avec le plus de force la pompe funèbre dont Jacques Chiffoleau a souligné le développement dans le Comtat : sonnerie du glas par les cloches de Saint-Trophime, procession des chanoines de l’église cathédrale, venue des moniales de Saint-Césaire pour réciter les Psaumes au moment de l’absoute. Comme tous les Arlésiens, ils manifestent, dans leurs élections de sépulture, un attachement sans cesse croissant pour les quatre couvents de Mendiants ; mais les nobles et les bourgeois restent plus que les autres fidèles aux cimetières des Alyscamps et en général négligent leurs églises paroissiales.

29Leur liens avec l’église : en 1433, Estève Bernard, drapier et bourgeois, a l’intention de faire entrer un de ses fils dans le chapitre ; il supplie les syndics et le conseil d’intervenir en sa faveur auprès du cardinal Louis Aleman archevêque d’Arles, ce que le conseil accepte de faire19. Les établissements religieux locaux (Montmajour, Clarisses, Hospitaliers, Saint-Césaire, chapitre et même Prêcheurs) accueillent les enfants de l’aristocratie. Une liste des moniales de Saint-Césaire à un moment quelconque du bas Moyen Âge est une liste des principaux lignages nobles et bourgeois. Les liens sont si étroits entre le célèbre monastère et la haute société locale que le conseil est obligé à plusieurs reprises d’intervenir pour rappeler l’interdiction de franchir la clôture aux laïcs, qui par leurs visites, contribuent à la mauvaise réputation de l’abbaye20. Les héritiers de ce milieu entrent massivement dans l’Église : en 1389, à Saint-Césaire se trouvent trois filles du noble Johan Rostan ; le testament d’un autre noble Pierre Hugolen, en 1398, révèle qu’il a neuf enfants et en fait entrer cinq en religion21.

30Leurs mariages enfin contribuent à rapprocher nobles et bourgeois. Ils sont nombreux entre fils et filles des deux groupes.

31Il y a pourtant entre eux de sensibles différences. La différence est d’abord « quantitative ». Il existe des nobles modestes, presque pauvres, mais dans l’ensemble les nobles sont les plus riches.

32L’estimation de la fortune immobilière, le montant de la dot ou celui des legs dans les testaments montrent que ce sont les nobles qui « pèsent » le plus lourd. C’est le groupe des bourgeois anoblis qui atteint la moyenne la plus haute des fortunes immobilières dans le livre terrier : pour accéder à la noblesse, il a d’abord fallu s’enrichir.

33Il y a aussi surtout de nombreuses différences « qualitatives ».

34Même si l’un des premiers soucis du bourgeois enrichi est d’acheter des affars et des mas, la majorité d’entre eux ont la plus grande partie de leurs biens immobiliers en ville contrairement aux nobles dont les possessions se trouvent avant tout au delà des murs.

35En 1437-1438, 24 bourgeois sur 44 ont une profession connue, mais seulement deux nobles : un notaire et un jurisconsulte. Par la suite le nombre de nobles avant une activité professionnelle augmente : dans les années quarante et cinquante du xv^e siècle, un certain Jean Talhafer domicellus possède une entreprise de foulage des draps et de teinturerie ; Jérôme Boche, anobli en 1440, continue à diriger sa boutique de draperie ; le Génois Jacques Grillo se livre à une intense activité commerciale. L’exercice d’un métier, notamment la condition de marchand, ailleurs cause de dérogeance, est à Arles, comme à Tarascon, comme dans les régions méridionales du royaume de France ou en Italie, compatible avec la noblesse. Mais les membres des lignages les plus anciens vivent des revenus de leurs terres et n’acceptent comme activités que des charges administratives et militaires au service du comte. La « vraie enoblesse » est oisive.

36La pompe funéraire est plus importante chez les nobles que chez les bourgeois. Ils font construire des chapelles ou se font ensevelir dans le tombeau de leurs ancêtres sur lequel sont gravées les armes de leurs familles : en 1398, Pierre Hugolen demande a être enterré dans le cloître de l’abbaye de Montmajour « in tumba avunculorun meorum quondam juxta quam sunt arma mea et gentis mee ». Ils commandent des retables22. Beaucoup plus que les nobles, les bourgeois choisissent d’être ensevelis chez les Prêcheurs qui est par excellence la nécropole des marchands : ils restent attachés à leur milieu d’origine.

37Un noble sur trois est seigneur : soit que leurs familles soient depuis des générations seigneurs d’une localité (les Porcellet seigneurs de Fos toujours citoyens d’Arles), soit que titulaires de seigneuries extérieures, ils se soient établis à Arles (Pontevès seigneurs de Cabannes, Loubières seigneurs de Rognonas, Albe seigneurs de Saint-Andiol et de Roquemartine...) soit que bourgeois admis dans la noblesse ou nobles sans seigneuries ils en acquièrent (c’est le cas des descendants du drapier Jean Raynaut pour Alleins, de Jean Arlatan pour Gignac et Chateuneuf-les-Martigues...). Un bourgeois n’est jamais seigneur.

38Dans le gouvernement de la cité, les uns et autres ont des fonctions spécifiques ; aux nobles de préférence les fonctions de représentation et de nature militaire (ambassadeur et capitaine de guerre), aux bourgeois les charges de trésorier et d’assesseur (on utilise leurs compétences financières et juridiques).

39Certains traits de mentalité les séparent. Sur 1 500 testateurs entre 1350 et 1475, un seul fait part de son intention de participer à la croisade : un damoiseau23. Deux Arlésiens, en 1436, font un pari à propos de Jeanne d’Arc : le noble, Jean Romieu, le plus riche propriétaire de la ville, affirme que Jeanne a été brûlée ; le bourgeois Pons Veyrier, caussatier, prétend le contraire. Pons Veyrier a un an pour prouver la véracité des ses dires. Chacun des personnages joue un rôle conforme à son statut social. L’un parie les marchandises de sa boutique (cinq paires de chausses en brunette de Lierre) ; l’autre le bien le plus cher au cœur d’un noble : un cheval. L’un, le marchand, est sceptique à propos de la mort de Jeanne ; on l’imagine volontiers comme un individu réaliste, à l’esprit terre à terre. L’autre, le noble, est plus sensible à la grandeur de cette fin, à l’aspect héroïque de ce sacrifice24. Même les prénoms portés par certains nobles contribuent à souligner leur originalité ; Alexis, Nicolas, Aymeric, Isnard, Foulques, Imbert, Refforciat sont absents ou presque dans les autres milieux sociaux.

40Pour reprendre la formule de Huizinga, à Arles, comme dans l’Occident du xv^e siècle, « l’idéal de vie noble reste l’idéal de toute une société » et la noblesse locale apparaît à la fois comme un milieu qui suscite l’envie de ceux qui n’en sont pas, un milieu ouvert ; mais aussi en même temps un groupe qui tend à garder ses distances par rapport aux autres. L’attitude des nobles à l’égard du mariage de leurs enfants est classique. Ils donnent peu leurs filles à des bourgeois ; ils accueillent volontiers les filles de bourgeois comme brus (elles apportent en dot l’argent gagné dans le commerce) ; les bourgeois sont heureux de les leur donner : ces alliances sont le signe flatteur de leur promotion sociale. Elles peuvent annoncer leur entrée dans la noblesse : le rêve de tout bourgeois25.

41Cette ambition a été parfaitement réalisée par Jean Quiqueran, à l’origine marchand et bourgeois. Il possède trois affars avec mas et vastes superficies de pâturages ; il épouse Gassaneta d’Eyguières ; il détient une part du péage d’Arles ; il fait l’acquisition de la seigneurie de Beaujeu en Haute-Provence ; il possède une bibliothèque ; il fait des legs pieux considérables dans son testament de 1439 ; il a au moins trois serviteurs et un esclave affranchi ; il est actif au service du roi (plusieurs missions en Italie du Sud, fonctions de viguier à Marseille en 1433) ; il est un des deux Arlésiens a avoir été adoubé ; il est le sixième propriétaire par l’importance de sa fortune en 1437. Chevalier, seigneur, riche, époux d’une noble, comment Jean Quiqueran pourrait-il ne pas être noble ?

42Cette réussite est exceptionnelle ; mais un mouvement d’ascension entraîne la couche la plus élevée des non nobles vers le haut. Le titre de burgensis consacre cette progression. L’existence, pendant une quinzaine d’années après 1425, de la catégorie juridique des bourgeois satisfait les nobles qui peuvent se sentir mieux protégés contre l’invasion des parvenus et l’amour propre des bourgeois heureux d’être séparés de l’ensemble des probi homines. La catégorie des bourgeois est un « troisième lieu », un purgatoire, avant l’entrée dans le paradis noble. La suppression en 1439-1440 du groupe des bourgeois met à rude épreuve la vanité de ces derniers. Il faut statuer sur leur sort, les répartir entre les nobles et les probhommes. Pour chacun d’eux la question angoissante est de savoir de quel côté de la barrière ils vont se retrouver. Un petit nombre ont la satisfaction d’être parmi les nobles. La plupart sont rejetés parmi les probhommes ; ils protestent. Le procès-verbal de la délibération communale du 28 décembre 1439 permet de saisir leur état d’esprit : « Bernadus Textor filius Alsiassi quondam non consentiit inquantum burgensis includatur statu proborum26 ».

43L’épisode est doublement intéressant. Il montre ce que représentait pour les plus riches des non nobles la catégorie des burgenses. Il révèle aussi comment à Arles on devenait noble : il n’est pas question de lettres d’anoblissement venant du comte, mais d’un texte organisant le gouvernement municipal. Cette noblesse urbaine occupe une place particulière en Provence : lorsque se réunissent les états, les nobles arlésiens siègent avec les représentants des villes et non avec ceux des nobles du comté.

44À partir de 1440 jusqu’à la fin du xv^e siècle et au delà au xvi^e siècle, il n’y a plus que deux catégories de syndics et de conseillers. Jusqu’en 1448 il s’agit de nobiles et de probi : puis à partir du 31 mars de cette année-là, les notaires hésitent entre deux vocables : ils écrivent tantôt probi, tantôt burgenses. La valse hésitation entre les deux mots se poursuit plusieurs années et pour finir burgensis l’emporte. Comme avant 1425, les syndics et conseillers bourgeois représentent tous les non nobles : burgensis est l’équivalent de probus homo, mais le mot a plus de prestige aux yeux des marchands, laboureurs, juristes ou nourriguiers. Il ne faut pas non plus négliger le fait que « bourgeois » est un terme importé du royaume de France et en cette fin du Moyen Âge, Arles est de toutes les villes provençales sans doute la plus marquée par les modes françaises.

45En tous cas, les phénomènes de fluidité sociale se poursuivent et s’accentuent dans la deuxième moitié du xv^e siècle. Des bourgeois descendants de marchands, de laboureurs, de juristes accèdent à la noblesse, une noblesse qui est peut-être plus nombreuse à Arles qu’ailleurs, si l’on en croit le Bâlois Thomas Platter qui visite la ville vers 1595 :

le fait est que les nobles, dont le nombre est considérable dans cette ville (puisque, d’après un dicton, il y en a plus à Arles que dans tout le reste de la Provence), sont presque entièrement exempts de charges, et jouissent presque des avantages de la haute noblesse des autres provinces. Des quatre charges de consuls qui gouvernement la cité, ils en occupent deux, les deux autres sont pour la bourgeoisie27.

46Un médecin de Montpellier installé et exerçant à Arles s’est plu à rédiger en 1573 un ouvrage consacré à ses malades les plus notables. Il est amené à citer ainsi trois Eyguières, un Romieu, un Varadier, un Boche, c’est-à-dire des représentants de familles très anciennes (vetustissima familia, écrit-il des Eyguières) comme de familles anoblies beaucoup plus récemment (Antoine Boche descendant du drapier de 1440).

47Il les désigne tous avec la même formule : patritius Arelatensis28. Le mot est absent des textes des xiv^e et xv^e siècles ; mais le terme de « patriciat » ne convient-il pas pour qualifier les nobles et bourgeois d’Arles au bas Moyen Âge ? C’est-à-dire, selon la définition donnée dans la ville allemande de Soest au xii^e siècle : « le groupe des meilleurs sur l’autorité desquels reposait la prospérité de la ville et qui concentrait entre leurs mains l’essentiel du pouvoir et de la fortune ».

481^re édition : paru dans Histoire et Société, Mélanges offerts à Georges Duby, t. II, Aix-en-Provence, 1992, p. 181-198.