Arles au bas Moyen Âge, une ville portuaire de Méditerranée ?

1Arles mérite-t-elle d’être présentée dans un colloque consacré aux villes portuaires de Méditerranée ? Apparemment oui ; mais lorsqu’on a étudié Arles pendant de longues années, on a des doutes sur son importance comme port et sur les conséquences que l’activité portuaire a pu avoir sur sa topographie et sur la composition socio-professionnelle de sa population1.

2Dans sa thèse célèbre sur la Méditerranée au temps de Philippe II, Fernando Braudel écrit :

Les grandes villes, toutes à la croisée des routes... La rencontre des routes marque parfois un changement dans les moyens de transport, une halte obligatoire. À Arles, les flottes du Rhône, rejoignent les barques de cabotage de Martigues, de Bouc et de la Rivière provençale qui assurent les transports en direction de Marseille... Tous les ports par définition sont à la croisée des chemins de terre et d’eau. Aucun qui ne soit l’aboutissement d’une route de terre ou d’eau douce – de terre surtout, car, en Méditerranée, les cours d’eau sont dangereux à leur embouchure, à cause de leurs atterissements, dans une mer sans marée. En outre, la terre en arrière des côtes méditerranéennes est barricadée par le relief : il n’y a donc guère de port sans une brèche du côté du continent2.

3Dans ces quelques lignes, Fernand Braudel définit les chances que les conditions naturelles offrent à Arles, les désavantages qui sont ceux du milieu géographique arlésien et même en partie le rôle du port d’Arles.

4Arles est située au débouché du grand couloir rhodanien, à une quarantaine de kilomètres de la mer, sur un îlot rocheux, le dernier vers le sud de ceux qui bordent le Rhône sur sa rive gauche. Elle se trouve en même temps à l’un des points de rencontre possible entre l’axe nord-sud et la voie qui va d’Italie en Espagne. Cette situation paraît présenter des conditions très favorables. Le carrefour et le port sont toutefois lourdement handicapés par la nature du territoire arlésien et par l’embouchure du fleuve. L’abondance des étangs, des marais, des roubines gêne la circulation terrestre3. La violence du vent, la force du courant et les atterrissements du Rhône rendent difficile la remontée de la voie d’eau. En apparence, Arles est dans une position comparable à celle des grands ports de tête d’estuaire de la France occidentale, en réalité son activité portuaire se heurte à des obstacles que n’ont connu ni Rouen, ni Nantes, ni Bordeaux. Du xii^e au xv^e siècle, des documents attestent les difficultés rencontrées à l’embouchure du Rhône, pour le franchissement du « gras ». Deux articles des statuts d’Arles de la fin du xii^e et du début du xiii^e siècle demandent aux pêcheurs et aux patrons de navire se trouvant dans le Gras de Passon d’apporter leur aide aux navires en difficulté qui tentent d’y entrer4. Au début du xiv^e siècle au plus tard, des phares sont installés l’un sur le Rhône d’Ulmet, l’autre au Gras de Passon et les marchands entretiennent une barque chargée de signaler l’entrée du fleuve5. Une enquête de 1366-1368 affirme : gradus dictur esse periculosus... gradus ipse alluvione mutatur crecitque et decrecit6. Certains contrats de nolis disent aussi les difficultés du franchissement du gras et de la remontée. En 1446, un marchand arlésien confie 1 000 setiers à un patron de Marseille. L’acte renferme une clause relative à l’alengador, navire qui devait accompagner la barque marseillaise jusqu’au gras et l’aider à le franchir en chargeant une partie de la cargaison de celle-ci, en l’allégeant7. Plusieurs contrats prévoient que les navires pouvaient être chargés soit à Arles soit à Bouc et, dans ce dernier cas, une barque devait faire les trajets nécessaires entre le port d’Arles et la plage de Bouc8.

5À côté de Marseille ou de Gênes, le port d’Arles est très handicapé par les donnés naturelles. Il est aussi très différent car Marseille ou Gênes ne sont que des ports maritimes, Arles est aussi un port fluvial. Dans l’Arles romaine, trois corporations se côtoyaient : les utriculaires (utricularii, bateliers se servant de radeaux soutenus par des outres pour naviguer sur les eaux basses des marais), les nautes fluviaux (leur nom latin dit bien leur activité sur le Rhône : nautae Rhodanici), les naviculaires marins (navicularii marinii Arelatenses9). Il y a donc bien ce double aspect qu’il ne faut jamais perdre de vue lorsqu’on parle du port d’Arles : il s’agit d’un port fluvial et maritime. Arles est située à la rencontre du fleuve et de la mer.

6Arles a été le grand port de la Gaule romaine. Tous les documents le confirment : un poème d’Ausone, l’Anonymi totius orbis descriptio, un édit de l’empereur Honorius10. Elle exporte le vin, l’huile, le grain. D’Orient et d’Italie, elle reçoit des produits de luxe comme les marbres qui servent à la fabrication des sarcophages, qu’elle redistribue vers l’intérieur. Arles doit à ce commerce certaines activités industrielles (la présence de charpentiers travaillant pour la construction des navires : fabri navales) et l’originalité de sa population (présence à côté de marins indigènes d’éléments grecs et orientaux, existence d’une colonie juive11. Les activités portuaires paraissent se répartir entre les deux rives du Rhône : sur l’emplacement du Vieux Bourg médiéval sur la rive gauche, sur la rive droite à Trinquetaille (le siège de la corporation des naviculaires marins paraît avoir son siège à Trinquetaille12).

7Plusieurs siècles d’un lent déclin progressif et d’obscurité ont succédé à la prospérité romaine. Au xiii^e siècle, les artisans de la renaissance du port d’Arles sont les Italiens : un acte de l’« Authentique de l’archevêché » évoque « les Pisans, le Gênois et tous les autres Lombards qui affluent à Arles13 ». Au xii^e et au début du xiii^e siècles, Pise, Gênes, Vintimille, Marseille concluent des accords avec les seigneurs, puis avec les consuls d’Arles14.

Fig. 1 - Arles, il quartiers del Vieux-Bourg con in primo piano i navigli fermi lungo la calata dei bastioni (disegno del 1683, Biblioteca Municipale, mss. n. 166)

8 Des textes divers de cette époque montrent la venue de navires de types divers : navis, gallea, lignum, sagittia, barcha15. Ils montrent aussi l’arrivée d’Italiens, de Provençaux, de Marseillais ; mais ne signalent pas celle de Catalans et de Languedociens16. Il y a dès cette époque une dissymétrie dans l’horizon géographique du commerce maritime d’Arles : le port est tourné vers l’est, Italie et Provence, beaucoup plus que vers l’ouest, Languedoc et Péninsule Ibérique.

9Les sources montrent aussi que le commerce d’Arles n’est pas seulement passif. Les Arlésiens possèdent des navires et se déplacent : des navires d’Arles prennent part à plusieurs épisodes de guerre maritime ou transportent des pélerins, les Arlésiens jouissent d’un certain nombre de privilèges à Gênes17. Les produits de ce commerce sont déjà le blé local exporté en Méditerranée en même temps que des produits venus de l’intérieur par le Rhône : draps et toiles de l’Europe du Nord-Ouest, métaux, laine, peaux. Des produits alimentaires et des radeaux de bois descendent aussi le fleuve tandis que le remontent vers le nord des navires chargés de sel dont la production est très importantes sur le territorium Arelatis18. Cette activité portuaire se fait sur les deux rives. Sur la rive droite, à Trinquetaille, les seigneurs de la famille de Baux s’efforcent d’organiser un marché et une foire et jusqu’au début du xiv^e siècle, au moins, des juifs y habitent19. Une liste de 1247 révèle l’existence de 33 professions et montrent l’existence de métiers liés au port : les marinarii spécialisés dans la navigation maritime, les ribairerii qui s’adonnent à la navigation fluviale, les chanvriers (canabasserii), les cordiers (corderii) et les calfats (catafaterii). Il est remarquable que dans cette énumération on distingue les calfats des simples fustiers, signe d’une activité de construction navale et il y a des changeurs (cambiatores), signe de l’afflux de monnaies dans la cité de Trophime20.

10Des indices nombreux et concordants incitent à considérer Arles comme une place de commerce et un port actif dans les années 1150-1250. Mais il ne faut pas exagérer l’importance du port d’Arles. Les limites apparaissent très nettement. Les plus anciens registres de notaires gênois, les registres marseillais du xiii^e siècle, témoignent de la modestie d’Arles21. Sur mer, les Arlésiens se heurtent à la concurrence des Marseillais et des Languedociens, mais surtout des Italiens. Les traités passées avec Gênes en 1155 et avec Pise en 1221 limitent explicitement leur commerce vers l’Italie et l’Orient22. Vers l’intérieur, leur rôle apparaît inexistant, alors que des marchands de Nîmes, de Montpellier ou de Marseille sont en relations étroites avec les foires de Champagne23. La situation d’Arles au sud de la vallée du Rhône n’a pas été un avantage décisif, ni son site au bord même du fleuve. Au xii^e siècle, Saint-Gilles l’emporte sur elle. Édouard Baratier qui connaissait si bien les réalités de la Provence médiévale, l’a montré :

Arles n’a pas réussi au xii^e siècle à capter à son profit le trafic international renaissant : le trafic des draps des Flandres et des épices et produits du Levant lui échappe en majeurs partie et font la fortune de Saint-Gilles, ville neuve établie à une vingtaine de kilomètres plus au sud sur la rive droite du Petit Rhône ; c’était un ancien marché aux portes d’une abbaye, favorisé par un pélerinage et dont les marchands italiens font en quelques années le port commercial le plus actif de la religion rhodanienne24.

11On peut donc dire que par rapport au Haut Moyen Âge, ses progrès ont été spectaculaires, mais que par rapport à l’époque romaine la place relative d’Arles a diminué : elle n’est qu’un des ports de la façade méditerranéenne de la Gaule et elle est loin d’être le plus important.

12La deuxième moitié du xiii^e et le début du xiv^e siècle vont accroître encore la faiblesse arlésienne. Malgré un recul lié à la perte de Saint-Jean-d’Acre et aux Vêpres Siciliennes, Marseille connaît encore une belle prospérité jusqu’à la fin du règne du roi Robert. L’ancienne Septimanie voit la décadence irrémédiable de Saint-Gilles entre 1200 et 1230, mais connaît une remarquable vitalité économique : essor de la draperie et des foires de Pézenas et de Montagnac, prospérité de Nîmes et surtout de Montpellier, fondation par Saint-Louis et son fils Philipp-le-Hardi d’Aigues-Mortes dont le rôle est loin d’être négligeable à la fin du xiv^e et au xv^e siècle (Jacques Cœur ne l’a-t-il pas choisi comme port de ses galées ?), concurrence pour les salines de Provence et en particulier d’Arles des salins de Peccais dont Philippe-le-Bel a fait l’acquisition en 129025. L’installation de la papauté à partir de 1309 contribue à modifier la géographie des routes et des villes des pays du bas Rhône. La cité des papes

devient l’escale obligatoire des marchandises en transit par terre entré l’Orient et les Flandres. Les changeurs sont en correspondance avec toutes les places de la Chrétienté. Bref, une partie de l’activité commerciale de Marseille s’y trouve transférée ; Marseille et Aigues-Mortes deviennent en quelque sorte les avants-ports d’Avignon26.

Fig. 2 -Arles, veduta gererale con il fiume Rodano xvii secolo ; la città volta le spalle al porto, separata dalle mura

13Or entre Marseille et Avignon les marchandises ont tendance, à la grande colère des Arlésiens, à abandonner la voie du Rhône pour rejoindre la plage de Bouc par Salon, Saint-Chamas et l’étang de Berre. Arles perd ainsi à la fois une partie de sa double fonction de port fluvial et de port maritime. Bouc devient au xv^e siècle l’escale des grands navires vénitiens et florentins. Les marchands allemands de la Grosse Ravensburger Handelsgesellschaft choisissent Bouc. Plusieurs contrats de nolis passés à Arles prévoient Bouc pour l’embarquement des produits arlésiens27. De la même manière, les Arlésiens utilisent Aigues-Mortes pour l’expédition de leurs marchandises28. Arles n’est pas devenu l’avant-port de prédilection des hommes d’affaires avignonnais. Les Arlésiens eux-mêmes utilisent d’autres ports et contribuent ainsi au déclin du port d’Arles. Celui-ci n’est pas sur le Rhône l’unique point de rupture de charge entre le trafic fluvial et le trafic maritime. Certains navires remontent jusqu’à Tarascon et Avignon et en 1420 au péage d’Arles passent des navires chargés de blé venant de l’amont et se rendant directement vers la mer.

14Si l’on ajoute qu’Arles subit à la fois les conséquences des événements militaires continentaux (contre-coups de la guerre de Cent Ans avec l’arrivée de bandes de routiers, insécurité liée aux troubles provençaux : guerre de l’Union d’Aix et action de Raymond de Turenne) et celles de la guerre maritime (piraterie des Gênois et conflit entre Provençaux et Aragonais au xv^e siècle), on conçoit que les destinées du port d’Arles au bas Moyen Âge ne sont guère enviables. L’énumération des éléments défavorables amène à conclure par la formule : la malchance d’être Arlésien en ces temps difficiles.

15Les sources (registres de notaires, correspondance Datini, fragment d’un compte de péage, documents tirés des archives gênoises et marseillaises) donnent une idée du trafic maritime et fluvial du port d’Arles, des produits et de l’horizon géographique de ce commerce.

16Le trafic du commerce maritime apparaît très déséquilibré. Souvent les navires gênois et marseillais arrivent vides. Ceux de Ligurie peuvent apporter des agrumes ou plus rarement de l’alun29. Ils repartent chargés des trois grandes marchandises arlésiennes : le blé, la laine, les peaux.

17L’origine des navires venus à Arles, la destination de ceux qui le quittent, correspondent à la rive nord de la Méditerranée des bouches de l’Èbre aux bouches du Tibre. Mais dans cette vaste zone certains régions occupent une place plus importante et d’autre part, des évolutions se sont produites. Dans la deuxième moitié du xiv^e siècle, les quatre secteurs sont : la Catalogne, la Provence et au premier chef Marseille, Gênes et la Ligurie, la Toscane. Cette dernière semble occuper la première place. Une fois passées les premières années du xv^e siècle, la Toscane disparaît ; la Catalogne subit une longue éclipse en raison de la guerre ; désormais les Ligures, les Provençaux, les Marseillais tiennent le premier rôle. De toutes façons, comme aux xii^e et xiii^e siècles, l’est provençal et italien compte nettement plus que l’ouest ibérique.

18Le trafic fluvial présente trois aspects. Le fleuve est utilisé à l’intérieur même du territoire arlésien pour le transport des grains moissonnés, du bois coupé dans les îles et sur les berges du Rhône, du bétail, des matériaux destinés à l’entretien et à la construction des mas de Camargue. Le fleuve et les roubines servent à joindre Arles au Languedoc et surtout à Aigues-Mortes comme le prouve le livre de ce port de 135830. Surtout, il est la grande voie de la remontée du sel. Or, dans ce domaine, Arles et les Arlésiens ne cessent de voir leur rôle décliner. Une partie des salines arlésiennes cessent de produire, celles situées sur la rive nord du Vaccarès. Seules sont en activité, après 1400, celles de la Vernède sur la rive gauche du Grand Rhône. Les autres salins sont soit extérieurs au territorium Arelatis : ceux des Saintes-Maries, soit situés hors du comté de Provence : ceux de Peccais, et ce sont ces derniers qui de loin l’emportent par leur volume de production. Sel des Saintes et sel de Peccais empruntent à la remontée le Petit Rhône, ils ne passent pas devant le port d’Arles. Dans toutes les activités qui touchent au sel la place d’Arles est faible.

19Les manœuvres qui raclent le sel à la pelle, puis l’entassent sont souvent des travailleurs immigrés arrivés du nord.

20Les maîtres des salines qui dirigent l’exploitation, même lorsqu’ils résident à Arles, sont en général originaires des Saintes-Maries.

21Les fermiers des salines qui les prennent à ferme des seigneurs ecclésiastiques qui les possèdent, sont, à la fin du xiv^e siècle, des Arlésiens ; mais au xv^e siècle des hommes de Valence ou de Lyon accaparent ces activités : en 1468, deux marchands de Valence et un marchand de Lyon détiennent les trois quarts des salins de la Vernède.

22Les hommes d’affaires qui achètent le sel sont, à la fin du xiv^e siècle, pour 75 % d’entre eux, des Italiens d’Avignon. Dans les années 1445-1451, les comptes du grenier à sel de Tarascon montrent que sur 40 marchands un seul est arlésien, 12 % sont habitants de Beaucaire, 12 % des Tarasconnais, 47 % des Avignonnais31. Dans les années soixante du xv^e siècle, les marchands du Rhône moyen semblent être les seuls acheteurs. Même entre 1330 et 1400, pendant une période où de nombreux Arlésiens fermiers de salines disposaient d’importante quantités de sel pour la vente, ils se sont contentés d’attendre les hommes d’affaires étrangers ou leurs facteurs.

23Le transport du sel lui-même tend à échapper aux patrons de navires arlésiens : les comptes du grenier de Tarascon des années 1445-1451 révèlent que 11 % sont arlésiens, 11 % tarasconnais, 25 % beaucairois, 22 % avignonnais.

24Dans le domaine de la fiscalité, il n’y a plus de saunerie à Arles. Tout est concentré à Tarascon.

25De toutes façons, entre les 2/3 et les 3/4 du sel lui échappent : seul le sel de la Vernède longe ses quais.

26Si l’on ajoute que le sel ne donne lieu à aucune exportation maritime, qu’il est embarqué loin de la ville à la Vernède, à 15 kilomètres au sud, on conçoit qu’Arles n’est pas une « capitale du sel », que son port n’est pas un port du sel.

27De l’aval vers l’amont, la montatio salis. De l’amont vers l’aval, la descente de bois et de blé. Mais Arles pratique une politique très restrictive à l’égard de l’entrée dans ses murs de grain étranger, si bien qu’on rencontre rarement des mentions d’arrivée et réexportation de blé des pays du nord (Bourgogne, Savoie32).

28Port maritime, Arles exporte avant tout les produits de sa terre. Cela explique les caractéristiques de la classe marchande locale.

Fig. 3 - Arles, pianta general (1796) ; a sinistra del ponte i barche era il porto marittimo

29Le commerce est pour une large part le fait de patrons de navires, de marchands ou de facteurs d’hommes d’affaires étrangers qui viennent acheter des blés, des laines, des peaux sur place et s’adressent très souvent directement aux producteurs arlésiens. Tel marchand gênois venu acheter du blé à l’archevêque est reçu à la table de ce dernier. Les Marseillais Julien de Casaulx ou Bertran de Forbin viennent sur place acquérir des produits arlésiens. Les patrons de navires ligures d’Albenga, de San Remo, de Savone n’agissent pas autrement33.

30Certains grands propriétaires se font exportateurs. En 1312, le roi Robert avait concédé à l’archevêque le droit de transporter hors de Provence les blés provenant de ses revenus ; il ne semble pas l’utiliser souvent à en juger par les comptes qui ont été conservés, mais, en 1438, un document gênois révèle que le blé saisi par des pirates dans l’embouchure du Rhône lui appartient34. Les laïcs agissent de même : Johan Quiqueran, un bourgeois anobli, possesseur de 403 hectares de terre, envoie par mer régulièrement du blé : en 1439, il en expédie 1 000 setiers à Gênes35.

31La conséquence sociale de ces pratiques est très nette : moins d’une dizaine de familles de marchands proprement arlésiens dans la première moitié du xv^e siècle. Ils se livrent à l’exploitation des productions du territoire, prennent à ferme les revenus comtaux, ecclésiastiques, communaux ou encore sont chanvriers, apothicaires et surtout drapiers. Les mercatores arlésiens participent modestement au commerce maritime méditerranéen et sont en même temps les premiers commerçants locaux. Il est difficile, dans leurs activités, de faire la part de l’un et de l’autre aspect.

32Une première conclusion peut être tirée : le trafic du port n’a pas donné naissance à un groupe important de marchands indigènes.

33Des négociants étrangers viennent à Arles en assez grand nombre ; très peu s’y installent. Au moment le plus favorable, entre 1330 et 1400-1420, des Italiens résident à Arles, des Toscans surtout, en général venus d’Avignon. Certains appartenaient à de grandes familles florentines : Gherardini, Altoviti. D’autres étaient plus modestes : les collaborateurs ou les correspondants de Franceso di Marco Datini. Un Florentin a tenu une place de premier plan, Matteo Benini, entre 1360 et 1402. Federico Melis a noté :

Arles était une place de prédilection pour les Florentins, il y tenaient des boutiques diverses qui étaient parfois à la tête d’importantes entreprises. L’une d’entre elles – la compagnie Matteo Benini – est la réalisatrice admirable de centaines d’opérations sur les laines, les peaux, les grains, sur le vermillon et sur tant d’autres produits36.

34Mais dès les premières années du xv^e siècle, le rôle des Toscans diminue ; après 1420, il est très faible : un seul personnage est vraiment important, Jolian de Donino. Les Génois paraissent totalement absents jusque dans les années trente du xv^e siècle où un certain Theremis de Grepo est admis comme citoyen d’Arles ; vers 1450, un autre Génois, Jacobus Grillo, s’installe, épouse une Arlésienne et se trouve tout de suite en haut de l’échelle des fortunes. Un peu plus tard, un autre Génois est très actif, Barnabo de Ponte : mercator Januensis habitator Arelatis. Ils n’appartiennent pas à de grandes familles gênoises37. Pour six années du xv^e siècle (1417, 1449, 1456, 1459, 1466, 1477), on a conservé des actes intitulés creatio consulis, constitutio consulis ou electio consulis. L’acte de 1417 renferme cette phrase : Ipsi Januenses aplicunt et confluerunt navigando, mercando, eundo et redeundo et alias diversi modi negotiando et manendo. Si l’on en croit cette phrase, des Gênois viennent par voie maritime pour commercer ; ils viennent et retournent, mais aussi séjournent. L’analyse du contenu de ces textes montre que ces « Gênois » peuvent être nombreux : en 1466, ils sont cent pour procéder à l’élection du consul. En 1449, l’acte précise qu’il s’agit de Januensibus seu gentibus de civitate et riveria Janue. Ces textes permettent de voir que parmi eux, il n’y a que très peu de véritables Gênois, mais des gens de la Rivière di Ponente : ils viennent de Sestri, Voltri, Finale, Albenga, Noli, surtout de Savone et San Remo. Enfin, l’aspect social apparaît : en 1456 trois mercatores figurent en tête de la liste, ils sont suivis par une trentaine d’individus qualifiés de tam patroni quam marinerii38. La quasi totalité des Gênois, des Ligures ainsi que les Marseillais ne résident que le temps d’acheter les produits arlésiens. Les uns et les autres ne sont que des oiseaux de passage.

35Une deuxième conclusion s’impose : Arles n’est pas le lieu de résidence d’une colonie nombreuse de marchands étrangers.

36Elle est en revanche une ville de courtiers. Les étrangers venus chercher laines, peaux et grains ont recours à leur intermédiaire pour traiter avec les producteurs locaux. Ces courtiers sont avant tout des juifs. En 1307, il y a 7 courtiers chrétiens et 37 courtiers juifs ; en 1437, 5 chrétiens et 35 juifs39. Il n’est donc pas étonnant qu’Arles possède l’une des plus importantes colonies juives de Provence.

37Arles n’est pas une ville d’armateurs. Les Arlésiens qui expédient des marchandises le font sur des navires étranger. Dans le meilleur des cas, ils sont « parsoniers » de navires appartenant à des hommes des petits ports de l’étang de Berre. Seuls deux exemples sont connus de navires se livrant à la nagivation maritime et appartenant à des Arlésiens. L’un est la propriété de Matteo Benini : une lettre de la correspondance Datini, de 1399, apprend que le Florentin d’Arles l’a fait construire pour naviguer entre le bas Rhône et Porto Pisano40. L’autre est signalé par la chronique de Bertrand Boysset : en 1412, un navire a été construit à Arles ; il doit se rendre à Barcelone avec un chargement d’orge et de toiles. Il appartient à Bertand Caudemalh, un Berrois installé à Arles41. Au xv^e siècle, on ne distingue plus les calfats des fustiers comme deux siècles plus tôt et ces artisans se contentent de fabriquer les barques des pêcheurs et des ripayres qui naviguent sur le fleuve42.

38Arles n’est donc pas une ville de chantiers navals.

39Les Arlésiens ne se déplacent que très rarement sur la mer pour accompagner leurs marchandises ou celles de leurs concitoyens. Ils ne sont pas volontiers marins, alors qu’en 1247 l’un des métiers énumérés était celui des marinarii. Certains pêcheurs peuvent être en même temps ripayre et marinier : en 1440, Guilhem de Saint-Paul semblant ainsi exercer une triple profession. En 1436, un marchand de Pérouges, dans le diocèse de Lyon, confie 900 setiers de blé à un personnage chargé de le transporter sur mer : celui-ci, Jacomet Bornet, est un bûcheron savoyard, originaire de la cluse de l’Arve qui depuis son installation à Arles est devenu ripayre et qui à l’occasion se fait marinier43.

40En définitive, les conséquences de l’existence du port sur la société arlésienne sont très faibles parce que l’activité du port est très modeste. Les quelques marchands, courtiers, ripayres sont noyés dans une population de propriétaires fonciers, d’agriculteurs et d’éleveurs.

41Dans ces conditions, l’existence du port n’a pas marqué le développement urbain d’Arles.

42L’emplacement du port au bas Moyen Âge est limité au quai de la rive gauche. En effet, pour des raisons politiques, le comte et l’archevêque ont systématiquement fait obstacle au développement d’une localité qui était une possession de la famille de Baux : Trinquetaille. Dès 1150, Étiennette de Baux doit promettre de ne pas y organiser de foires et de ne pas y recevoir de navires44. À partir du milieu du xv^e siècle, Trinquetaille est détruite : il paraît ne plus y avoir d’habitants et les habitations sont transformées en tas de pierres utilisés comme carrières. L’activité portuaire de Trinquetaille est très faible, pour ne pas dire nulle.

43Le port d’Arles correspond au quai du Rhône qui longe la ville. Le port d’Arles ne dispose que de quelques mètres le long du rempart. Il y a là une caractéristique qui différencie très nettement la cité de Trophime de Gênes ou de Marseille qui s’ouvrent sur leur port et qui ne sont protégées par leur enceinte que du côté de l’intérieur.

44Non seulement l’espace dont dispose le port est très restreint, mais encore il est isolé de la ville par la muraille et ne communique avec elle que par huit portes dont certaines sont très étroites et sont appelées des portalets. Seuls semblent plus importantes les portes dites de Montpellier et du Pied du Port. Une seule rue réellement importante conduit vers le port : la rue du Méjan. Les autres ne sont que d’étroites ruelles venant buter contre le mur ou aboutissant à ces portalets. L’impression laissée par la topographie arlésienne du Moyen Âge finissant est celle d’une ville tournant le dos à son port.

45Le centre d’Arles est ailleurs, autour de trois places : la place de Setier (centre de la vie économique), la place devant Saint-Trophime (centre de la capitale ecclésiastique avec la cathédrale et le palais de l’archevêque) et le Plan de la Cour (centre de l’activité administrative avec le Palais du Podestat où réside le viguier représentant du comte de Provence et où siège la Cour de justice et l’Hôtel de ville).

46Le rôle du port est à peu près inexistant dans la topographie urbaine. Un seul bâtiment modeste se trouve sur le quai lié au fleuve, la maison du gardien du port. Mais, par portus dans les documents latins et par port dans les textes en langue vulgaire, il faut entendre non pas « port » au sens actuel du mot mais « bac ». Aux xiv^e et xv^e siècles, n’existent en effet ni pont, ni pont de bateaux. La traversée du fleuve se fait grâce à un navire relié à une corde attachée d’un côté à la tour de Trinquetaille, de l’autre à la maison du port. Cet assemblage de bois et de corde est fragile, mais a une grande importance dans la vie de la ville. Il permet aux agriculteurs de se rendre dans les riches terres de la Camargue, aux marchands d’aller vendre de la laine en Languedoc et d’en ramener des draps. Son point d’attache crée une grande animation. Il est aussi le point de rencontre de la navigation fluviale et de la navigation maritime. C’est en amont et en aval de l’endroit où le portus est fixé à la rive qu’accostent les navires. Le portus est le cœur du carrefour arlésien, le lieu de rencontre du Rhône, de la mer et des routes terrestres. On comprend que les habitants de deux quartiers d’Arles, le Bourg et la Cité, se soient disputés le port. En 1412, le déplacement du bac vers l’aval, dans le Bourg provoque un violent conflit entre gens de la Cité et du Bourg que le chroniqueur Boysset raconte45.

47C’est non loin de lui que résident une grande partie des marchands. À la fin du xiv^e siècles, c’est là que résident les hommes d’affaires toscans. Matteo Benini y possède plusieurs maisons, une auberge, des entrepôts où il entasse du grain ; une rue et un petit portail menant au quai portent son nom. Plusieurs de ses enfants sont ensevelis dans la paroisse Saint-Martin qui est par excellence celle des marchands. Lui-même et d’autres mercatores choisissent d’être ensevelis dans l’église des Prêcheurs qui a été construite dans ce quartier.

48Si le port n’a pas eu de conséquences sur l’urbanisme et la voirie d’Arles, il en a eu sur sa géographie professionnelle et sociale. Les juifs, dont une partie de l’activité est liée à la venue des acheteurs étrangers, sont regroupés dans la paroisse Saint-Martin qui borde le fleuve. Plusieurs ateliers de fustiers sont proches du Rhône. Presque tous les ripayres ou ribairiers sont dans une situation analogue. Quant aux pêcheurs, ils habitent tous dans les deux paroisses du Vieux Bourg : Sainte-Croix et Saint-Laurent.

49Sur le sujet qui est au cœur des débats de ce colloque – l’influence de l’activité portuaire sur la structure sociale et surtout sur la topographie des villes –, le cas d’Arles est très décevant. On peut à la limite se poser la question : Arles mérite-t-elle d’être appelée une ville portuaire de Méditerranée ? Une étude approfondie d’Arles montre qu’elle est une ville plus continentale que méditerranéenne ; qu’elle est une ville de la terre plus qu’une cité de commerce ou d’artisanat.

50On ne peut s’empêche de comparer Gênes et Arles. La première n’a été qu’une cité romaine modeste, la seconde une cité prestigieuse, à la fois grand port de la Gaule et capitale au temps du Bas Empire. Or, tandis que Gênes est devenue une très grande ville médiévale grâce à son port, Arles n’est plus au xv^e siècle, au milieu de ses monuments antiques en ruines, qu’une ville médiocre à la fois parce qu’elle a perdu sa fonction de capitale et parce qu’elle n’est plus, dans la hiérarchie des ports méditerranéens, qu’un port de second ordre.

511^re édition : paru dans Citta portuali del Mediterranee. Storia et Archeologie, Gênes, 1989, 193-201.