1On retrouve dans le mot « Crau » la vieille racine préindo-européénne kr qui signifie « caillou, rocher ». Il peut désigner nombre de lieux-dits, mais on retient surtout qu’il désigne la vaste plaine caillouteuse de la Provence occidentale. Elle s’étend sur les territoires des communes de Fos, de Grans, de Miramas, d’Istres, de Salon, de Saint-Martin de Crau détachée d’Arles depuis 1926 et même d’Aureille. Mais la plus vaste partie de cette terre appartient à Arles. Cette prépondérance était plus nette encore à la fin du Moyen Âge puisqu’à la Crau arlésienne s’ajoutaient les terrains de Saint-Martin de Crau et d’Aureille (à partir de 1389). Dans les cadastres du xv^e siècle, tous les biens fonciers sont replacés soit en Camargue, soit dans le Trébon, soit dans le Plan-du-Bourg, soit en Crau. Celle-ci est une des quatre zones du très vaste territoire d’Arles.

2Il est possible de saisir cette terre à travers les documents les plus divers et en premier lieu à travers les fonds des archives communales. Plusieurs articles des statuts d’Arles mentionnent la Crau : les articles 80 et 81 traitent d’Aureille, l’article 32 des bergers qui mettent le feu à la Crau, l’article 172 de l’aménagement d’« abreuvoirs » (abeuratorium), l’article 162 de l’interdiction des pâturages de Crau au bétail étranger et aux troupeaux appartenant aux maisons religieuses1. Dès le temps du Consultat, c’est-à-dire de l’époque de l’émancipation urbaine, on se préoccupe dans le texte qui est comme le code de la communauté arlésienne, de la Crau. Les archives communales renferment une série de textes importants la concernant : l’arpentage des coussouls de la Crau de 1225 (AA 14 f^o 109), des lettres des comtes Charles II et Robert contre les clercs et les laïcs usurpant les pâturages de la Crau (AA 7 « Livre des privilèges d’Arles), une enquête menée en 1301 faisant le bilan de toutes les bêtes entrées illicitement en Crau entre 1268 et 1273. Les délibérations communales dont les plus anciens procès-verbaux remontent à 1426, renferment de très nombreux paragraphes concernant la Crau (série BB). Pour la ville d’Arles, la Crau est une richesse précieuse, il est normal qu’elle s’en préoccupe et s’efforce de la protéger.

3Mais Arles n’est pas isolée. Elle fait partie du comté de Provence et la Crau est présente dans les archives comtales (série B des Archives départementales des Bouches-du-Rhône : comptes des clavaires de la viguerie d’Arles, état des droits et des biens royaux, enquête sur les biens ecclésiastique, enquête sur les limites des territoires d’Arles et des Baux...) et dans les archives ecclésiastiques car la plus grande partie de la Crau appartient à l’archevêque (série III G), aux Hôspitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (série 564) et surtout au chapitre Saint-Trophime (série IV G). Enfin à une époque où on allait chez le notaire pour un grand nombre d’actes de la vie quotidienne et de la vie sociale, inévitablement la Crau est présente dans les registres de notaires notamment (facheries et ventes de vignes, locations de pâturages). Les sources narratives sont en revanche très pauvres : le chroniqueur Bertrand Boysset évoque la Crau à plusieurs reprises, trois Allemands l’ont traversée à la fin du xv^e et au début du xvi^e siècle et la mentionnent dans leurs récits de voyages2. À travers ces diverses sources écrites, il est possible de présenter trois aspects de la Crau : les routes et la circulation, le peuplement, l’économie.

Les routes et la circulation

4La Crau correspond à une zone d’une trentaine de kilomètres séparant Arles du reste de la Provence. Comment à travers cette terre Arles réussit-elle à se relier aux localités de l’étang de Berre, à Salon, à Aix, à Marseille ? À lire les documents des xiv^e et xv^e siècles, une vingtaine de chemins la traversent. Pour y accéder, il faut franchir les marais qui entourent la ville à l’est. Il peut exceptionnellement arriver qu’on les traverse à pied sec. Bertrand Boysset raconte qu’entre l’été 1377 et janvier 1378, au cours d’une grande période de sécheresse, même les charettes venues de Crau chargées de vendange ont pu ainsi circuler3. Normalement, le passage se faisait sur un pont qui existait déjà au xii^e siècle : en 1178, l’archevêque supprime la corvée effectuée par les juifs de cent ânes chargés de pierres à apporter au Pont de Crau le samedi des Rameaux4. L’entretien de ce pont est un souci constant des autorités. Il doit être fortifié : Bertrand Boysset fait le récit de la construction de la nouvelle tour et les comptes trésoraires de l’année 1414 signalent que 100 florins lui ont été consacrés ainsi que 8 sous pour la pose de la première pierre, « comme il est de coutume pour tout bâtiment solennel5 ». Ce pont doit être constamment entretenu : à maintes reprises au cours des délibérations du conseil on discute à propos de l’« indigentia et destructione pontis Craui ». La meilleur preuve de l’attachement des Arlésiens à cet édifice est fournie par les testaments : parmi leurs legs pieux, ils n’oublient jamais l’œuvre du Pont de Crau (« operi Pontis Craui »).

5Au-delà du pont, on peut partir sur la droite en direction du sud-est vers Forchons, sur la gauche vers le nord sur le chemin de la Côte ou directement vers l’est sur la route de Saint-Hippolyte, Saint-Martin et Salon. Parmi l’ensemble des chemins repérés en Crau, il s’agit de l’axe essentiel. Les autres sont soit des voies de desserte rurale (chemins de la Côte permettant d’accéder aux vignes) soit des voies entre les habitats de la Crau (chemin de Saint-Hippolyte à Vaquières).

6On peut se demander quelle était l’importance réelle de cette route est-ouest, Arles-Salon. Tous les textes disent les difficultés de circulation dans le « champ de pierre » de la Crau. C’est l’expression qui revient toujours. Dans son testament de 542, Césaire évoque le « campus lapideus6 ». Au xvi^e siècle, Pierre Quiqueran de Beaujeu parle « du champ pierreux appelé la Crau7 ». En 1054, l’archevêque d’Arles, Raimbaud de Reillane a donné à l’archevêque d’Aix, Istres, ainsi détaché du diocèse et de la province d’Arles, pour lui permettre de s’y arrêter lorsqu’il se rendait au synode à Arles. Il n’était pas possible de faire le trajet Aix-Arles en un jour en raison des difficultés de la route : « propter asperitatem vie lapidosi agri8 ». En 1474, un Allemand de Halle, Hans Von Waltheym fait le trajet Marseille-Arles ; voici son témoignage :

Les chemins étaient si mauvais, les champs et les routes étaient pleins de graviers, les uns sur les autres de sorte qu’on ne pouvait se tenir d’un seul doigt. Ce n’était que graviers et pierres9.

7En 1494, un médecin et humaniste de Nuremberg, Jérôme Münzer suit le même chemin :

Quittant Marseille, admirant au passage les superbes arcs de l’aqueduc, traversant durant quinze lieues des champs féconds, puis des contrées stériles, nous arrivâmes enfin à Arles, la plus vieille ville de Provence.

8et il ajoute : « au midi, jusqu’à Salon, une plaine stérile et pierreuse, occupée jadis par la mer10... » Tous les voyageurs, tous les visiteurs ont été frappés par la Crau.

9En outre, dans la deuxième moitié du xiv^e siècle, les événements politiques et militaires ont fait d’elle une zone d’insécurité. Vers 1384, une bande de Tuchins installés à Roquemartine attaquent les voyageurs, s’emparent des marchandises transportées. La situation est pire encore dans les années 1386-1399. Les hommes de Raymond de Turenne tiennent les Baux. Tout le territoire d’Arles souffre de la guerre, mais la Crau est particulièrement menacée. En 1396, les Arlésiens doivent verser une forte somme aux gens des Baux sous prétexte qu’ils leur ont causé des dégâts à Vaquières. Bertrand Boysset raconte qu’en 1397 des hommes d’armes sont engagés pour protéger les vendanges, que des bergers armés assurent la garde des troupeaux et qu’en 1398 une fortification est édifiée à Saint-Hippolyte pour assurer la sécurité du vignoble11.

10La nouvelle géographie des routes s’ajoute aux obstacles naturels et à l’insécurité et contribue à détourner la circulation de la Crau. Le compte du péage d’Arles qu’on a conservé pour six mois de l’année 1420 révèle qu’il y a peu de relations avec l’est par la route. Avec le reste de la Provence, l’essentiel du trafic se fait par voie d’eau et est assuré par des marins des ports de l’étang de Berre. D’Avignon les marchandises et les hommes se dirigent soit vers Saint-Chamas et la voie d’eau soit vers Aix et la route terrestre.

11Passent par la Crau les courriers et les ambassadeurs envoyés par la ville à Aix, les plaideurs qui se rendent dans la capitale du comté, des bouchers marseillais et aixois ramenant du bétail acheté sur les marchés du Royaume ou aux foires d’Arles. Dans l’autre sens des marchands de petite envergure, en général des juifs, apportent dans la cité de Trophime en provenance de Salon de l’huile. Salon est une seigneurie de l’archevêque d’Arles et ses familiers fréquentent cette voie : en 1450, alors que Louis Aleman se meurt à Salon, des domestiques sont envoyés acheter des médicaments chez un apothicaire arlésien12. Un procès qui se déroule à Aix en 1436 montre deux merciers qui se sont rendus à Montpellier acheter des « merceries » puis sont retournée à Aix par Arles et Salon13. Au péage d’Aix, en 1348-1349, ne passe aucun Arlésien et seulement trois marchands venant de Montpellier14. L’axe Aix-Salon-Arles-Montpellier est presque inexistant : les deux axes du commerce aixois sont Avignon-Italie et Marseille-vallée de la Durance. La Crau n’est pas le lien qu’on pouvait imaginer entre Arles et la Provence.

Le peuplement

12Le schéma classique de l’évolution démographique médiévale se retrouve à Arles : essor de la fin du xi^e siècle au début du xiv^e siècle suivi d’une crise et d’un dépeuplement à partir de 1348. Toutefois les diverses zones du territoire n’ont pas connu absolument la même évolution.

13L’essor démographique s’est manifesté sur le territoire d’Arles par la multiplication des églises. En laissant de côté Montmajour et les édifices religieux des cimetières des Alyscamps, une quarantaine de « rurales ecclesie » ont été construites, cinq en Crau, les autres en Camargue. L’occupation humaine était plus forte entre les deux bras du Rhône que dans la Crau.

14Vingt-neuf de ces églises existent en 1200. À Arles, comme ailleurs, le xii^e siècle a été « le temps du grand progrès » (Duby). Il y a aussi des habitats groupés. L’article 119 des statuts (début du xiii^e siècle) est intitulé « De castris et villis communis », de petits villages et des habitats dispersés, des mas (« mansun »). Les habitats groupés sont au nombre de dix en Camargue et de quatre en Crau : Vaquières, Aureille, Saint-Hippolyte, Saint-Martin.

15Saint-Martin paraît être une localité entourée d’une enceinte, avec plusieurs rues, une maison seigneuriale importante (plusieurs pièces, un cellier, plusieurs greniers, une prison). L’église possède les ornements sacerdotaux, les instruments liturgiques et les livres nécessaires à la célébration de l’office divin. Des jardins, des terres à blé, des vignes, des pâturages occupent le territoire. L’enquête menée en 1340 ne présente qu’une lacune : elle ne permet pas de connaître le nombre de feux donc d’habitants. Mais au cours d’une enquête menée en 1293, 41 habitants sont interrogés et parmi eux 15 sont originaires de l’extérieur, deux précisent qu’ils s’y sont établis depuis douze ans. Ces immigrants viennent en majorité de terres situées au nord de la Crau (Roquemartine, Eyguières, Orgon, Romanin, Lambesc, Lançon, Pelissanne). Une enquête de 1302 révèle des mouvements de population en sens inverse : des hommes quittent Saint-Martin pour s’installer le plus souvent à Arles. Un détail anectotique témoigne de cet essor de Saint-Martin : vers 1250, un barbier habitant les Baux venait raser les hommes du village ; en 1316, il y a un barbier dans la localité. On peut supposer qu’autour de 1300, elle compte de 40 à 50 feux.

16La deuxième moitié du xiii^e siècle et les quarante premières années du xiv^e siècle apparaissent comme une période d’une intense mobilité de la population, d’un grand essor démographique et de défrichement. En 1262, on assèche des marais à Vaquières. En 1293, on est en train de défricher des parcelles aux dépens de la garrigue : il y a des « rumpita », des « rumpita nova » confrontant la « garriga ». À Saint Hippolyte, en 1340, des terres viennent d’être mises en culture « singulis sestariatis terrarum ad culturam noviter reductarum » et le chapitre concède des parcelles pour la construction « ad hedifficandum mansum », « ad hedifficandum hospitia ». Vers 1340, le peuplement et la mise en valeur de la Crau sont à leur apogée. C’est là une différence essentielle avec la Camargue. Dans le delta, après 1200, on ne construit plus d’édifices religieux et entre 1220 et 1312 peut-être certains disparaissent-ils. L’invasion de la Camargue par le comte de Toulouse Raymond VII a sans doute contribué à l’arrêt de l’essor.

17À partir de 1348 (épidémie de peste noire) et de 1355 (début des opérations militaires) commence un dépeuplement qui a fait de la Crau un véritable désert. Les quatre habitats groupés (Vaquières, Saint-Hippolyte, Saint-Martin, Aureille) disparaissent. Il faut attendre les années 1430-1440 pour qu’une reprise s’amorce.

18Aureille a 40 feux en 1319, 27 en 1352 et est toujours inhabité en 1471.

19Vaquières ne compte plus que des « casals », c’est-à-dire des maisons détruites et, dans les comptes de l’archevêché de 1471, se trouve la mention suivante : « Anno presenti nihil fuerat seminatum in territario Vaqueriarum, idcirco nihil habuit ». La seule activité qui survécut fut un « molin paradour », un moulin à fouler les draps : il y en avait déjà un au xiii^e siècle, il fonctionne toujours en 1374, mais en 1408 il est en ruine : Raymond de Turenne était passé par là. Puis il est reconstruit en 1409 et paraît en activité à partir de cette date.

20Saint-Martin, disparaît totalement. Il n’en est plus question dans les textes. Il semble repartir en 1438. Cette année les chanoines donnent à mettre en culture par des fachiers 100 à 120 sétérées de terre. Les fachiers pourront loger dans la tour que le chapitre possède en ce lieu, ou s’installer dans les tours des moulins abandonnés qu’ils devront tenir closes et couvertes. Il ne semble pas y avoir d’autres maisons dans le village. En 1469, il y a cinq maisons, un four pour la fabrication des tuiles, peut être une enceinte « infra clausum Sancti Martini ». Les moulins ne sont pas en état de fonctionner et la population n’atteint vraisemblablement pas le huitième ou le dixième de celle de 1340. En revanche, il y a une série de grands domaines, d’« affars » dont trois possèdent un mas, dispersés à la périphérie du territoire. La reconquête du terroir se fait à partir de grands domaines périphériques, sous forme d’habitats dispersés. Cela ressemble aux bastides conquérantes du Pays d’Aix15.

21Le bas Moyen Âge a profondément transformé le peuplement de la Crau d’Arles. Mais quelles qu’aient pu être les péripéties de ces temps difficiles, son exploitation s’est poursuivie.

L’économie

22Un aspect a presque disparu jusqu’au milieu du xv^e siècle, l’exploitation des terres labourables, la culture des céréales. L’économie de la Crau repose sur la cueillette, un vignoble, un immense terrain de parcours pour le bétail.

La cueillette

23En 1444, deux Arlésiens ont pris à rente les revenus du territoire d’Aureille. Ils vendent à un homme de Saint-Rémy le droit de ramasser les racines servant à la fabrication de l’huile de cade. Du xiii^e au xix^e siècle, les étrangers découvrant la Crau ont été émerveillés par le vermillon et sa cueillette. Dans les premières années du xiii^e siècle, Gervais de Tilbury écrit :

Dans le royaume d’Arles, près de la mer, il est un arbre : une charge de son bois vaut douze deniers mauguenes ; son fruit en fleur vaut cinquante livres ; son écorce, au poids d’une fait d’une bête de somme, vaut cinq sous : c’est le vermillon, dont on oint les draps royaux les plus précieux, ceux de soie comme les samits, ou ceux de laine, comme les écarlates16.

24La description qu’Émile Fassin donne de son ramassage au xix^e siècle, doit correspondre à la réalité de la fin du Moyen Âge :

Les pauvres gens partaient en bandes nombreuses, comme on voit aujourd’hui partir les bandes de moissonneurs. Ils allaient dans les garrigues de la Crau, sans d’autres instruments que leurs ongles, recueillir sur les chênes kermès cette graine d’écarlate.

25On se préoccupe de protéger la récolte : en 1411, le viguier interdit aux troupeaux de pénétrer dans les garrigues où on ramasse la précieuse graine. Le comte de Provence perçoit un droit de 1 denier par livre de produit qu’il cède au xv^e siècle à Jean Arlatan. Dans la correspondance Datini se manifeste l’intérêt des marchands italiens pour le vermillon dont le cours pouvait varier en fonction des conditions naturelles et des événements militaires gênant la récolte. La Crau fournit à Arles un de ses produits d’exportation17.

Le vignoble

26Dans « La Provence louée », Pierre Quiqueran de Beaujeu commence par vanter la qualité des vins d’Arles : « selon mon avis, et de mes compatriotes, les vins d’Arles sont préférables à tous autres » et quelques lignes plus loin il écrit à propos de la Crau :

Il me souvient d’avoir cy-devant touché quelque mot du champ pierreux appelé la Crau, qui est entièrement des appartenances d’Arles. Cette campagne à trois milles loin de la ville est revêtue de très beaux vignobles, situez en lieu un peu haut élevé. Son terroir est sec et léger, pour être vrayement père très libéral, des plantes odorantes, y parcroissant si heureusamant [...]

27En fait Arles est entourée de vignes de toutes parts : au nord dans le Trebon, au sud dans le Plan de Bourg, à l’ouest en Camargue, à l’est en Crau et la possession de vignes est très répandue dans la société arlésienne. En 1437, 713 propriétaires sur 892 ont au moins une vigne (80 %) et souvent ceux qui ne possèdent qu’un seul bien ont une vigne. Aussi bien au bas Moyen Âge qu’à l’époque moderne, on distingue le vignoble et le vin « de Plan » (c’est-à-dire des terres humides du delta) et le vin « de Crau ». Il y avait aussi pour travailler ces vignes deux outils, l’« aissada de Plan » et l’« aissada de Crau ». Le vin de Crau était plus apprécié et valait plus cher. Dans les caves de l’archevêché, il y avait des tonneaux distincts pour les deux types de vin. Les vignes de Plan en revanche valaient plus cher à cause de leur rendement : au début du xix^e siècle, celui-ci était trois fois supérieur à celui des vignes de Crau. Au total, les vignes de Plan en 1437 s’étendaient sur 375 hectares (55 % de la totalité du vignoble arlésien), les vignes de Crau sur 305 hectares (45 %). Le vignoble de Crau est fait de 725 parcelles situées sur la Côté et sur la partie occidentale du plateau : leur superficie moyenne est de 42 ares. Elles ne sont pas clôturées et, en temps de sécheresse, on doit les protéger contre l’intrusion des animaux. Les Arlésiens les exploitent, les soignent : Bertrand Boysset nous offre un exemple de « chroniqueur vigneron ». Dans les années 1430-1440, ce vignoble est loin d’être en plein essor. Le cadastre distingue trois séries de parcelles : les vignes (elles représentent 88 % du total), les plantiers (c’est-à-dire les vignes nouvellement plantées : 1,32 % du total), les hermas (les vignes abandonnées : 11 %). Depuis le départ des papes d’Avignon, il s’est produit un recul sensible lié à un recul des débouchés. De toutes façons, jamais le vin n’a été une grosse exportation pour Arles. Le vignoble de Crau correspond à une viticulture populaire, une viticulture d’autoconsommation. Les Arlésiens y sont attachés18.

L’élevage des ovins

28Dans ce domaine, au xx^e siècle, le pays d’Arles l’emporte de très loin sur les autres régions de la Provence. Aux xiv^e et xv^e siècles, cet élevage était répandu dans l’ensemble du comté de la vallée du Rhône à celle du Var. D’autre part, pour les Arlésiens, il y avait deux vastes zones de pâture. Dans les terres humides du delta, il y avait ce qu’on appelle dans le cadastre et dans les actes des notaires les pasturas ou herbagia ; ils sont loués par leurs propriétaires à des éleveurs pour douze mois à compter de la Saint-Gilles. La Crau caillouteuse est partagée en coussouls (en latin cursorium) ; ils sont loués aux nourriguiers, de la Saint-Michel à la mi-Carême. Les prix de location à la fin du xiv^e et au xv^e siècle sont stables. Les possesseurs de troupeaux concluent des contrats avec les propriétaires des coussouls qui sont le plus souvent des seigneuries ecclésiastiques (les trois commanderies des Hospitaliers, le Chapitre, l’archevêque, Saint-Césaire). La ville en possède trois. Quelques particuliers en ont un certain nombre. Posséder des coussouls est une chance ; cela signifie des revenus stables et assurés. Les autorités urbaines savent s’en servir pour se faire des amis en accueillant du bétail étranger. Elles entendent aussi empêcher la pénétration illégale de troupeaux dans la Crau et parmi les fonctions communales existe celle de gardien des pâturages en général exercée par les jeunes gens des familles de l’aristocratie. Le souci des pâturages de Crau apparaît en 1225, lorsque sont aménagés des abeuratoria, voies permettant aux bêtes d’aller s’abreuver, et lorsque on procède à l’arpentage des coussouls. Il s’agit à cette période, qui est celle de l’émancipation communale, de lutter contre les seigneuries d’Église qui ont tendance à les accaparer. Ce souci de faciliter l’élevage apparaît à une date postérieure par l’aménagement d’une draille traversant la Crau du Sud-Est au Nord-Ouest. On peut estimer que dans la première moitié du xv^e siècle., il y avait environ 70 000 bêtes et deux types de troupeaux :

De gros troupeaux de 1 200 à 2 000 bêtes appartenant à des bourgeois, à des nobles, à des spécialistes de l’élevage, les nourriguiers. Ces troupeaux pratiquent la transhumance, vont passer les mois d’été sur le Mont Lozère, au sud du Vercors, dans la Montagne de Lure ou dans les montagnes situées au nord de Digne. Pour leurs déplacements les animaux peuvent être regroupés en troupeaux énormes : en 1398, 21 400 bêtes appartenant à onze propriétaires se dirigent vers les montagnes de la vallée de la Bléone. Ces troupeaux séjournent dans les coussouls de la Crau de la Saint-Michel à la Mi-Carême.
De petits troupeaux de 50 à 400 bêtes appartenant aux pastres qui les gardent ou à des propriétaires modestes qui les leur ont confiés. Ils jouissent en Crau du droit d’esplèche, droit pour les troupeaux de pâturer sur les chaumes après la moisson, dans les prés après la fenaison et dans les coussouls de la Mi-Carême à la Saint-Michel.

29Toute la partie orientale et méridionale de la Crau est dominée par l’élevage des ovins, par l’activité des bergers et des nourriguiers habitant la paroisse de la Major, en particulier dans la rue de la Porte Agnel. Ces bergers doivent être surveillés, car pour renouveler les touffes d’herbes de leurs pâturages, ils mettent le feu en Crau19.

30L’importance de la Crau dans l’économie et la vie d’Arles s’impose.

31Elle contribue à donner son originalité au paysage d’Arles en juxtaposant aux terres humides du delta son aridité et ses pierres :

32L’immenso Crau, la Crau peirouso

33La nudo Crau, la Crau deserto

34Frédéric Mistral, Mireille

35Elle contribue à isoler Arles de la Provence à laquelle elle tourne quelque peu le dos : Arles est plus rhodanienne que provençale.

36Elle compte dans l’économie arlésienne par la production de la laine et du vermillon. Elle apporte de très importants revenus aux grands propriétaires, surtout ecclésiastiques.

37Elle compte dans la vie quotidienne de plusieurs centaines d’Arlésiens auxquels elle fournit leur vin.

381^re édition : paru dans Crau, Alpilles, Camargue, Arles. 1997, p. 143-147.