Le mas arlésien aux xive et xve siècles
À propos de l’habitat dispersé dans la Provence du bas Moyen Âge
p. 127-137
Texte intégral
1Tour, grange, bastide, mas... Ces vocables, qui, dans la Provence des derniers siècles du Moyen Âge, désignent des habitats dispersés, mériteraient de faire l’objet d’une enquête. Noël Coulet l’a entreprise pour la bastide1. Une étude semblable pourrait être menée pour les trois autres mots ; elle devrait présenter un triple aspect et aboutir à :
- une chronologie : il s’agirait de déterminer avec la plus grande précision possible dans le temps l’apparition, l’extension, la disparition éventuelle de ces noms ;
- une géographie : il faudrait pouvoir établir les zones où chacun d’eux a été utilisé ;
- des définitions : il serait souhaitable, dans la mesure où les documents le permettent, de voir à quoi correspondent ces termes.
2Les pages qui suivent sont conçues comme une contribution à cette recherche. Elles voudraient apporter quelques lueurs sur le mas, et plus particulièrement sur le mas arlésien aux xive et xve siècles. Or, à propos du mas en général, du mas arlésien et de l’habitat dans la Camargue médiévale, les choses ne sont pas toujours claires.
3Il n’est pas rare de rencontrer dans la Provence centrale et orientale sur des panneaux publicitaires des formules du type « Achetez votre mas provençal » ou des lotissements de maisons individuelles entourées d’un modeste jardin baptisés « Les mas de... ». Le langage des promoteurs immobiliers et des publicitaires a contribué à vulgariser le mot mas, mais l’a détourné de son sens véritable. D’abord, le mot, jusqu’à plus ample information, n’est utilisé dans le centre et l’est de la Provence ni au Moyen Âge ni aux époques moderne et contemporaine. Son emploi, dans cette zone, est une importation récente et artificielle destinée à impressionner les Parisiens, les Français et les Européens du Nord qui viennent passer quelques semaines dans leur résidence d’été provençale2. Ensuite, un mas dans un lotissement est une absurdité, puisque le propre du mas est d’être un habitat dispersé.
4On pouvait s’attendre à ce que les marchands n’aient pas grand respect pour l’exactitude du vocabulaire. On peut au contraire observer que les géographes font preuve d’une très grande rigueur, d’un esprit systématique marqué dans leurs définitions. Roger Livet, dans sa thèse Habitat rural et structures agraires en Basse Provence a défini trois types d’habitat dispersé : le mas, la bastide, le domaine :
Nous appellerons donc... « mas », l’exploitation rurale, souvent de taille moyenne ou même modeste, qui ne comprend que des bâtiments d’exploitation agricole y compris, cela va de soi, le logement des exploitants. Le « mas » est donc par excellence l’unité d’exploitation rurale ; il n’est que cela.
Par contre, toutes les fois qu’à ces bâtiments proprement ruraux est accolé un ensemble plus ou moins important d’édifices et d’organes résidentiels, nous dirons que nous avons affaire à une « bastide ». […] La bastide forme donc un ensemble complexe et comme doté d’une double nature. Le propriétaire et l’exploitant s’y coudoient. Durant une partie de l’année, ils habitent l’un à côté de l’autre, et c’est cette juxtaposition de citadins et de ruraux, cet ensemble de constructions destinées, les unes à la mise en valeur des terres, les autres au loisir champêtre, qui en fait l’originalité.
5Ce que Roger Livet appelle « domaine » correspond aux grandes exploitations de la Crau, de la Haute-Provence varoise et surtout aux mas de Camargue, car il écrit que « rien n’est plus trompeur que cette appellation traditionnelle. Le mas camarguais n’a rien de commun avec le mas normal ». Il insiste sur la multitude des bâtiments dispersés sur des centaines de mètres carrés, sur l’étendue des terres cultivées, sur l’ampleur des spéculations agricoles, sur le nombre important des salariés qui y travaillent et y habitent. « Nous proposons, puisque le dialecte fait ici défaut, d’appeler domaine cette forme originale liée à l’exploitation »3.
6Cette distinction à le mérite de la clarté. Elle permet de classer les différentes formes de l’habitat dispersé dans la Provence du milieu du xxe siècle. Elle a toutefois l’inconvénient de nommer mas des exploitations rurales de la Provence centrale où le mot est inconnu. Cela revient à ignorer les réalités traditionnelles et à imposer à ces habitats un vocable qui est par excellence une appellation de la Provence occidentale, plus particulièrement du pays d’Arles et spécialement de la Camargue. Or c’est précisément à ces mas camarguais que Roger Livet refuse le nom de mas, c’est pour le moins paradoxal.
7« Mas : ferme, métairie. Au xive siècle, ce terme est employé uniquement en Provence. » Telle est la définition donnée par Pansier dans Histoire de la langue provençale à Avignon. Les autres auteurs de dictionnaires provençal-français insistent sur la place particulière d’Arles à propos du mas. « Maison de campagne, habitation rurale, ténement, ferme, métairie, d’Arles, en Languedoc, en Dauphiné, en Forez et Cerdagne (Mistral). « Métairie, grange ; hutte, baroque aux environs d’Arles » (Honnorat). « Terme de l’arrondissement d’Arles. Métairie, ferme, maison de campagne » (Avril)4. Fernand Benoît dans La Provence et le Comtat Vénaissin écrit :
La dispersion de l’habitat est caractéristique [...] de la zone des terres fertiles des vallées du Rhône et de la basse Durance, principalement de la plaine d’Arles [...] L’habitat dispersé porte dans la plaine d’Arles le nom générique de mas, son aire d’expansion déborde sur la rive droite du Rhône dans l’Uzège et le pays nîmois5.
8L’examen de la carte d’état-major au 1/80 000e ou de la carte de l’IGN au 1/50 000e, le dépouillement du Dictionnaire topographique de l’arrondissement d’Arles confirment la présence massive du mas sur le territoire d’Arles et dans 31 communes de la circonscription administrative6. Cet ouvrage publié en 1871 permet de repérer, au temps du Second Empire, dans ces 32 localités, près de 2 200 mas dont 550 dans les limites communales d’Arles. À mesure que l’on s’éloigne de la Provence arlésienne, peu à peu le terme de mas cède la place à d’autres vocables. « Dans le Comtat Venaissin, par influence du Dauphiné, la ferme porte le nom de grange ou de granjon [...] En Provence centrale et orientale, on appelle cette maison bastide7 [...] ». Dans cinq communes de l’arrondissement d’Arles, les mas sont moins nombreux. À Lamanon, Alleins, Vernègues, Senas et Mallemort, ils côtoient, dans les terroirs, les bastides. On passe, dans ce secteur, de la zone du mas à celle de la bastide. La basse Provence occidentale et rhodanienne est la région des mas.
9La géographie de l’habitat dispersé du xixe ou du xxe siècle n’est pas transposable aux deux derniers siècles du Moyen Âge. À Alleins, en 1450, il n’y pas de mas ; il y en a 8 vers 1870. Dans la Crau d’Arles, à la fin du Second Empire, se trouvent 210 mas ; ils sont plus nombreux qu’en Camargue (160), alors qu’au xive ou au xve siècle ils sont très rares. La période 1500-1850 a été celle de la prolifération des mas dans l’ouest de la Provence. On peut l’expliquer par la pression démographique qui a poussé à l’installation hors des villages des petits agriculteurs isolés, par la demande urbaine de légumes et le développement des cultures maraîchères8. Les terres inondables, les paluns, sont envahis par les exploitations agricoles : vers 1870, 300 mas à Chateaurenard, 210 à Saint-Rémy, 240 à Tarascon, plus de 70 à Rognonas, 60 à Eygalières... Entre 1300 et 1500 la Crau arlésienne est un vignoble dans son extrémité occidentale, un immense pâturage, les coussous, pour le reste. La construction du canal de Craponne au xvie siècle a transformé les conditions de l’occupation du sol : les mas se sont multipliés. On peut tirer une première conclusion : à la fin du Moyen Âge, les mas étaient beaucoup moins nombreux et n’étaient présents que dans une zone bien délimitée : l’extrémité méridionale de la vallée du Rhône, les terres du delta, les pays de Tarascon et d’Arles9.
10Dans les textes arlésiens des xiv et xve siècles, le mot est présent sous sa double forme latine mansus et romane mas. En Provence, comme dans d’autres régions de l’Occident, le mansus se trouve dans les documents carolingiens (polyptyque de Wadalde) et dans les cartulaires de l’époque féodale (cartulaire de Saint-Victor) avec sa signification d’exploitation paysanne familiale, de « manse coutumier tenu pour unité de superficie agraire, de manse fiscal servant d’assiette aux redevances et aux services10 ». Mansus est ainsi utilisé pour des biens situés dans la région arlésienne. Mais, par la suite, le mot est absent des sources locales. Il n’est ni dans les statuts d’Arles, ni dans le cartulaire de Trinquetaille, ni dans l’enquête de Charles Ier d’Anjou11. Dans le cartulaire des Hospitaliers de Saint-Thomas-de-Trinquetaille, il ne se rencontre que sous la forme d’un nom propre désignant un lieu au contact de la Crau et du Plan-de-Bourg : Mas Thibert. Il correspond à un lieu-dit : apud Mastibertum ; à un territoire in sexta territorii quod vocatur Mastibertus, in terremento de Mastibert. Ce vocable est d’abord employé concurremment avec celui de la Tour d’Enseric, puis il se substitue à lui : Torem Anseric... Ces textes sont de la deuxième moitié du xiie et des premières années du xiiie siècle12. Le toponyme, qui subsiste encore aujourd’hui, est comme l’exception qui confirme la règle. Le cartulaire des Hospitaliers renferme des dizaines de donations, d’achats, d’échanges de biens fonciers ; terres, vignes, prés, coussous ; de mas, il n’est jamais question. De la même manière, au milieu du xiiie siècle, dans le territoire d’Arles, le comte de Provence perçoit des services sur des terres, des vignes, des jardins, des bois, des ferrages ; il possède des pâturages et des étangs ; le mansus est totalement absent de la liste de ses biens et de ses droits.
11Lorsqu’il reparaît au xive siècle, il a pris un sens tout autre que celui des temps carolingiens et féodaux. Désormais et pour des siècles, il désigne une forme d’habitat dispersé, un bâtiment isolé au cœur d’un vaste ensemble de terres. Est-ce à dire que ce vocable nouveau traduit une réalité nouvelle ? Si l’on en croit les spécialistes du pays d’Arles, historiens ou sociologues, la Camargue n’a jamais connu d’habitat groupé.
Il y a là une persistance singulière d’un type d’habitat qui remonte à l’époque romaine : les grands mas du delta occupent en effet l’emplacement des villae, échelonnées le long des anciens bras du Rhône aujourd’hui colmatés. Jamais aucun centre n’y exista à l’époque antique, à part le port des Saintes-Maries-de-la-Mer... ; et c’est vainement, au xviie siècle, que l’Église d’Arles tentera de créer au cœur de la Camargue, vers Villeneuve, une paroisse centrale, avec cimetière, dont les huit ou dix prêtres auraient desservi toute l’île (Fernand Benoît).
12Reprenant le schéma de Roger Livet sur les formes successives prises par l’habitat en Provence, Bernard Picon écrit :
[...] la Camargue a bel et bien échappé à ce mouvement de va-et-vient entre habitat et structures agraires concentrées, puis dispersées, puis à nouveau concentrées. L’impossibilité d’établir des fortifications perchées et le manque de matériaux ne prêchent pas, en ces temps troublés, pour une colonisation humaine importante. De plus, le peu de productivité du territoire tout en imposant la permanence de l’habitat dispersé ne doit pas inciter les conquérants, après un pillage rapide à s’éterniser sur place (Bernard Picon)13.
13Les formes d’occupation du sol en Camargue relèveraient du « temps immobile ». Le mas, mot nouveau, correspondrait à une réalité éternelle.
14Il y a une large part de vérité dans cette conception. Il ne faut toutefois pas oublier que, pendant au moins deux siècles, entre le xiie et le milieu du xive siècle, le territoire a connu la coexistence d’un habitat dispersé et d’un habitat groupé ; un article des statuts d’Arles des premières années du xiiie siècle est intitulé De castris et villis communis14. Une liste des localités dépendant de l’archevêque d’Arles en énumère dix, en 1200, en Camargue : six castra (Trinquetaille, Villeneuve, Néjan, Méjanes, Malmussane, Albaron), la villa Sancte Marie de Mari, la bastida de Clareto, Saint-Ferréol, l’abbaye d’Ulmet15. Il y en a au moins quatre en Crau : Aureille, Saint-Martin, Saint-Hippolyte, Vaquières. Au contact du Trébon et des Alpilles se trouve Le Castellet. Certaines de ces agglomérations ont un château, des murailles. Saint-Martin en Crau a une enceinte, possède plusieurs rues, une maison seigneuriale importante, un four, deux moulins, une église. Albaron, en Camargue, en 1300, outre le château, la chapelle castrale et l’église, a un hôpital, une place, une rue, un moulin à vent, un four et même un juif qui se livre au prêt de l’argent et du grain. Les listes de feux des premières décennies du xive siècle révèlent qu’Aureille a 40 feux, Albaron 70, Le Castellet 33, Saint-Martin entre 40 et 5016. À n’en pas douter, des habitats concentrés existent dans le pays d’Arles jusque vers 1350.
15À cette époque lorsqu’on crée des habitats isolés, nouveaux, on les appelle mas. En Crau, en 1340, les défrichements se poursuivent et le chapitre Saint-Trophime donne des terres ad hedifficandum mansum17. Mais, aux xie, xiie, xiiie siècles, le terme n’est pas utilisé. En 1240, l’archevêque d’Arles excommunie le comte de Toulouse coupable d’exactions en Camargue. La formule d’excommunication renferme une phrase intéressante :
Item excommunicamus et denunciamus excommunicatum, comitem tholosanum, et omnes supradictos, cum suis fautoribus, ex eo quod exercitus et sui domos ecclesiarum sitarum in Camargiis, turres et grangias nostras ecclesia Arelatensis et villam de Malmussana combusserunt18.
16Elle montre un des villages de Camargue, Malmussane, qualifié, selon les documents, tantôt de villa tantôt de castrum. Elle révèle aussi l’existence de bâtiments isolés désignés comme des turres et des grangie. Les mots qui, à Arles, désignent, avant mansus, les habitats dispersés sont turris et grangia.
17Les premiers bâtiments figurant dans les cartulaires de l’archevêché ou des Hospitaliers sont des tours. Dans celui de Trinquetaille, on rencontre non seulement la tour d’Enseric qui a précédé le Mastibert, mais aussi la Tour de Pierre Lauret ou celle de Pierre de Verune19. Le mas de Lauricet serait le successeur de la turris Amalcheri signalée en 1064 et 107920. La Tour de Valat, possession de l’archevêque d’Arles entre le grand Rhône et le Vaccarès, a traversé les siècles : ce toponyme existe toujours aujourd’hui. Sur les cartes se trouvent la Tour Blanque, la Tour d’Amphoux, la Tour de Brau, la Tour de Vazel. Au xve siècle, un affar dans le Plan-du-Bourg est appelé la Torre del Fieu et un autre près d’Albaron affar de la torre. Dans le vocabulaire des notaires, « tour » a précédé « mas ». Mais les deux mots sont inséparables. L’affar dit de la Torre cité est, en 1438, donné en facherie una cum turri, manso, cassa, pastura... On rencontre, à propos du mas au xive et au xve siècle l’équivalence turris et mansus, comme Noël Coulet a rencontré l’équivalence turris et bastida. En 1450, Isnard d’Eyguières, un noble, possède à Sainte-Cécile, en Camargue, une turri seu manso. La fonction militaire des plus anciens habitats isolés du territoire arlésien ne fait pas de doute21.
18L’autre terme, grangia, évoque la fonction agricole. En Camargue, les granges ont été détruites par le comte de Toulouse avant 1240. Ce sont des granges que possèdent les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem en 133822. Dans cette enquête, les centres d’exploitation agricole dépendant des différentes commanderies sont appelés membrum, locus, domus, grangia. Une fois de plus on aime utiliser le sive : membrum seu grangia à Fos, loco seu grangia à Nice, domo seu grangia à Mastibert, grangiam seu affare à Boisvieil. Dans la terre d’Arles grangia l’emporte. L’ancienne commanderie du Temple en possède trois, celle de Saint-Thomas-de-Trinquetaille cinq23. Ces granges abritent à la fois les maîtres – les religieux –, leurs domestiques et leurs ouvriers agricoles : à Saliers, au cœur de la Camargue, cinq religieux, un écuyer, un bouvier, un charretier, un bladier, un pistre (boulanger), un bouteiller, un jardinier. Chaque grange a son grenier, son fenil, son jardin, sa vigne. Chaque grange engage au temps des grands travaux (moissons, vendanges, fenaison) les travailleurs saisonniers nécessaires. Chacune renferme les outils, et le mobilier nécessaires à son activité et à la vie des siens. En 1341, l’archevêque a quatre granges, Boiscomtal, Furane, Villeneuve, la Tour de Vallat que des enquêteurs visitent selon les souhaits du pape Benoît XII. L’année précédente a été dressé un inventaire des droits et des possessions du chapitre Saint-Trophime : il est dit qu’il possède à Saint-Hippolyte ecclesiam Sancti Ypoliti cum manso sibi contignio, et, d’autre part, d’une vaste pièce de terre située dans le Trebon il est dit qu’elle confronte le chemin menant au mas du Temple, versus mansum Templi24. Or ce mas est appelé en 1338 « grange » : deux mots pour une même réalité. Les deux sont employés concurremment. Dans les documents ecclésiastiques, on reste plutôt fidèle à grangia, chez les notaires on utilise mansum et pour finir « mas » l’emporte sur « grange » comme il l’a emporté sur « tour ». Cette histoire du vocabulaire est significative : le mas réunit en lui les fonctions militaire et agricole de la tour et de la grange.
19On peut noter que les deux mots peuvent être présents dans un même texte pour un même domaine. Un acte concernant Gimeaux, possession des Hospitaliers, renferme la formule grangiam sive affare totum cum usu mansi de Gimels25. « Mas » a un sens plus restreint que grange : il désigne le bâtiment alors que grange correspond à l’ensemble des terres constituant l’exploitation agricole. Mais, à la place de « grange », peu à peu un autre mot s’impose, l’affar. Celui-ci est la réalité fondamentale du territoire de l’Arles de ce temps. Il correspond à une superficie moyenne de 60 hectares (55 % d’entre eux sont de 30 à 200 hectares). Dans les deux tiers des cas, il comprend des terres et des pâturages, très souvent aussi il contient des paluns, des bois, des prés. L’agriculture arlésienne, une partie de l’élevage reposent sur ces affars, propriétés de l’Église, des nobles, des bourgeois, qui les donnent à ferme ou en facherie à des laboureurs. L’inventaire du mas d’Alexis Cays à Montlong révèle la présence de 457 ovins, 10 chiens et 14 capes de berger et de tous les instruments nécessaires au labour. Le mas est le centre de l’affar. Lorsqu’un propriétaire confie un mas à un laboureur, il s’engage à maintenir le bâtiment en état et l’acte précise que le fermier ou le fachier aura l’usage du mas (cum usu mansi). Dans le troisième livre terrier – équivalent des estimes toulousaines –, celui des années 1450, le mas est souvent cité en premier : un mas e un affar ou un mas e un lavor (lavor étant synonyme d’affar). On finira même par dire « un mas de... x... sétérées » : mas et affar se confondent. C’est dans ce sens qu’à la fin du xvie siècle, Lantelme de Romieu l’emploie :
Ceste isle de Camargue est aujourd’hui peuplée de plus de deux cents métairies (qu’ils appellent mas) appartenantes à nous particuliers de la ville d’Arles : desquelles en y a qui sont de grande valeur et de tel prix, qu’en pourroit achepter un comté ou une baronnie, non pour raison de leurs édifices, mais à cause du contenu de leur terrain fertile26. […]
20La deuxième moitié du xive et une bonne partie du xve siècle sont un temps de très graves difficultés. Le territoire d’Arles a durement souffert de la guerre.
21Tous les habitats groupés ont disparu et seuls Saint-Martin-de-Crau et Albaron sont réapparus une fois la crise passée. En ce qui concerne la Camargue, la période 1100-1350 a bien été une parenthèse. Désormais seul l’habitat dispersé l’emporte conformément aux vues de Fernand Benoît et de Bernard Picon.
22Une partie des mas sont détruits. Des propriétaires vendent les pierres, les tuiles, les fustes et le sable de mas détruits27. Des affars sont vendus avec les ruines de leurs mas : […] cum lapidibus, fustibus et tegulis mansi dirruti ejusdem affaris [… ]28.
23 Des mas sont abandonnés par leurs habitants : dans celui de Paulon appartenant aux Hospitaliers, sept individus résidaient en 1338 ; il n’en reste aucun en 1373.
24Dans de nombreux affars, les mas détruits sont remplacés par des cabanes en roseaux29.
25À partir de la fin des années trente du xve siècle, on commence à reconstruire des mas. En Camargue, un ou plusieurs mas succèdent aux villages et hameaux des xiiie siècles. Le mas l’emporte : il est l’unique habitat de cette terre. Les actes des notaires – contrats d’arrentement et de facherie, inventaires, prix-faits – en donnent une image.
26Ce sont des centres d’exploitation agricole et pastorale. C’est leur fonction essentielle et c’est grâce à eux qu’Arles est un centre exportateur de grain et de laine.
27Leur fonction militaire tend à disparaître, même si dans la tour du mas d’Alexis Cays se trouvent deux arbalètes.
28Ils sont des centres d’habitat temporaire. Aussi longtemps que dure l’insécurité, la présence des exploitants n’est assurée que pendant les périodes de grands travaux. Ils sont pour les membres de l’aristocratie arlésienne des résidences secondaires. La chose est certaine dès la première moitié du xive siècle. Dans l’inventaire des biens du damoiseau Pierre Gantelme figure un mas : « […] Quoddam mansum in quo dictus Petrus Gantelmi quondam, dum viveret extra civitatem Arelatis, mansionem suam faciebat […] » Quelques décennies plus tard, on utilise l’expression ad modum mansi habitare30. Dans les contrats de facherie, les nobles arlésiens Tassil de Varadier ou Honorat Romieu se réservent le premier étage ou une chambre tandis que le laboureur occupe le reste de la maison. La disposition du mas d’Alexis Cays reflète ce double habitat. Il se compose d’une tour (avec deux niveaux : au rez-de-chaussée, une pièce, à l’étage deux chambres ; elle est réservée au maître, à la fonction militaire de la tour a succédé celle de résidence aristocratique) et du mas proprement dit avec le matériel agricole, le grain, le bétail. Lorsque le mas est dépourvu de tour, la séparation du logement du fachier de celui du propriétaire se fait dans le sens horizontal : au laboureur le rez-de-chaussée, au propriétaire l’étage.
29Les prix-faits et les inventaires montrent très clairement que les mas sont des bâtiments ayant un rez-de-chaussée et un étage. C’est le cas de celui que Johan Porcellet fait bâtir à côté de l’église de Saint-Pierre-de-Méjanes. Il doit comporter une porte, outre celle donnant directement accès au clocher de l’église, et quatre fenêtres à chaque niveau. Les textes manquent de précision. On peut imaginer que l’image figurant dans le manuscrit de Bertrand Boysset à Carpentras représente assez bien le mas arlésien des années 1300-150031. La fenêtre coupée en deux par un pilier au milieu correspond à celles que Johan Porcellet fait construire à Méjanes.
30Le mas comporte-t-il des annexes ? On ne les voit pas. Il y a peut-être des cabanes en roseaux pour le bétail, une partie de l’outillage, les travailleurs saisonniers. Ce n’est pas certain. En 1421, un certain Peyre Suet se loue comme bouvier au noble Guimet de Lamanon : il est prévu dans le contrat qu’à compter de la mi-mars, il doit coucher en dehors du mas avec les bêtes32.
31Le mas arlésien aux derniers siècles du Moyen Âge est un bâtiment simple, mais si simple soit-il, sa possession est un privilège réservé aux nobles, aux bourgeois, à de très rares laboureurs. Car la Camargue est une terre sans pierres. Il faut apporter de loin, par voie d’eau, en général, les pierres nécessaires. Elles coûtent cher et les pierres d’un mas détruit constituent un bien précieux33.
32Du mas, Fernand Benoît écrit qu’il « groupe sous le même toit la maison du maître et l’habitation des fermiers ; mais il désigne également la tenure plus modeste ou la ferme34 ». Le mas arlésien du bas Moyen Âge ne correspond pas à la deuxième partie de la définition, à la définition retenue par Roger Livet. Le mas arlésien du bas Moyen Âge est proche de la bastide.
331re édition : paru dans Cadre de vie et société dans le Midi médieval. Hommage à Charles Higounet. Annales du Midi, 102, 1990, p. 161-171.
Notes de bas de page
1 Noël Coulet, « Naissance de la bastide provençale, géographie historique du village et de la maison rurale », dans Actes du colloque tenu à Bazas les 19-21 octobre 1978 sous la direction de Charles Higounet, p. 145-159 et « La bastide provençale au bas Moyen Âge. Contribution à une histoire de l’habitat rural dispersé en Provence », Archeologia Medievale, V111 1980, p. 55-72. II faut aussi rappeler le travail des linguistes dans ce domaine, cf. Jean-Claude Bouvier « Toponymie et histoire du lexique médiéval. Désignations d’origine romane de la ferme dans les toponymes et les parlers de la Drôme », dans Actes du Colloque d’onomastique romane de Dijon (27-30 mai 1981), L’onomastique témoin des langues disparues, p. 91-100.
2 Le terme mas aurait-il été très anciennement utilisé en Provence orientale ? Une commune du canton de Saint-Auban dans les Alpes-Maritimes s’appelle Le Mas ; elle figure ainsi dans l’enquête de Charles 1er d’Anjou In castro de Mas, Enquête sur les droits et revenus de Charles 1er d’Anjou en Provence (1252 et 1278), publiée par Édouard Baratier, Paris, 1969, no 202.
3 Roger Livet, Habitat rural et structures agraires en Basse-Provence, Aix-en-Provence, 1962, p. 240-242.
4 Dr Pierre Pansier, Histoire de la langue provençale à Avignon du xiie au xixe siècle, t. III, Avignon, 1927, p. 109 ; S.-J. Honnorat, Dictionnaire provençal-français ou dictionnaire de la langue d’oc ancienne et moderne, 3 vol, Digne 1846 ; Frédéric Mistral, Lou tresor dou Felibrige ou Dictionnaire Provençal-Français, 1879-1886 ; J.-T. Avril, Dictionnaire provençal-français. Apt, 1839.
5 Fernand Benoît, La Provence et le Comtat Venaissin, 6e édition, Paris, 1949.
6 Comte Revel Du Perron, État descriptif de l’arrondissement d’Arles. Dictionnaire topographique, Amiens, 1871.
7 Fernand Benoit, op. cit., p. 42.
8 Ces idées sont tirées du livre de Roger Livet, Atlas et géographie de Provence, Côte d’Azur et Corse, Paris, 1978, p. 65-66.
9 Michel Herbert, Tarascon au xive siècle. Histoire d’une communauté urbaine provençale, Aix-en-Provence, 1979. L’auteur signale la présence de 20 mas sur le territoire de Tarascon en 1390 (p. 38).
10 Georges Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, 1962, p. 90.
11 Les statuts d’Arles ont été publiés dans Charles Giraud, Essai sur l’histoire du droit français au Moyen Âge, 2 vol., Paris, 1846 ; Cartulaire de Trinquetaille, texte établi par Paul Amargier, Aix-en-Provence, 1972. Sur l’enquête de Charles Ier d’Anjou, cf. supra note 2.
12 La Tour d’Enseric est mentionnée dans des textes échelonnés de 1167 1209 ; Mastibert dans des textes de 1180 à 1209.
13 Fernand Benoît, op. cit., p. 42 et Bernard Picon, L’espace et le temps en Camargue. Essai d’écologie sociale, Le Paradou, 1978.
14 Article 119 des statuts ; cf. Charles Giraud, op. cit., p. 227.
15 J.-M. Albanès et Ulysse Chevalier, Gailia Christiana Novissima, Histoire des archevêchés, évêchés et abbayes de France. Aries, Valence, 1901, no 738
16 Louis Stouff, Arles à la fin du Moyen Âge Aix-en-Provence, 1986, p. 91-93.
17 Ibid., p. 89.
18 J.-M. Albanès... no 1046.
19 Cartulaire de Trinquetaille... no 74 et 259.
20 Comte Revel Du Perron, .., p. 134.
21 Louis Stouff, op. cit., p. 115 et Noël Coulet, « Naissance de... », art. cité.
22 Benoît Beaucage, Visites générales des commanderies de l’ordre des Hospitaliers dépendantes du grand Prieuré de Saint-Gilles (1338), Aix-en-Provence, 1982. Cf. les visites des trois commanderies de Saliers, Saint-Thomas de Trinquetaille et Aries (ancienne commanderie du Temple), p. 578-631.
23 La commanderie dite olim Templi possède les granges du Trébon, de Paulon, de Boisvieil ; celle de Saint-Thomas-de-Trinquetaille, celles de Gimels, Mourefrech, Aurisset, Port Arnaud et Mastibert.
24 L’inventaire des possessions de l’archevêque d’Arles de 1341 se trouve aux Archives Vaticanes, cohlectoriae 26 ; l’inventaire des possessions et des droits du chapitre Saint-Trophime aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône (ADB), III G31.
25 ADB, 56H3241. f 50.
26 Lantelme De Romieu, Histoire des Antiquités d’Arles, 1574, Bibliothèque municipal d’Arles (BMA), Manuscrit 240 (copie de l’abbé Bonnemont).
27 Louis Stouff, « Les matériaux de construction à Arles au xve siècle », dans Histoire des techniques et sources documentaires Méthodes d’approche et expérimentation en région méditerranéenne, CNRS, GIS, Maison de la Méditerranée, Actes du colloque du GIS, Aix-en-Provence. 21-23 octobre 1982, p. 83.
28 Louis Stouff, op. cit, p. 111.
29 Louis Stouff, Les matériaux.., p. 85.
30 Louis Stouff, op. cit., p. 114.
31 Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras. Manuscrit 327.
32 Louis Stouff, op. cit., p. 429. NDLR. Deux documents joints par l’auteur – un inventaire de mas et un prix-fait pour la construction d’un mas – figurent avec un bref commentaire, dans le présent volume.
33 Louis Stouff, Les matériaux, p. 83-84. Lantelme de Romieu fait bien remarquer que ce ne sont pas leurs bâtiments qui donnent leur valeur aux mas « non pour raison de leurs édifices ». D’autre part dans les inventaires de mas un détail est à noter : la présence de jarres pour conserver l’eau du Rhône ; il souligne les difficultés de vie dans les terres du delta.
34 Fernand Benoît. op. cit., p. 42.
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