1« L’entrée des Tuchins à Arles ». Un pareil titre amène immédiatement à s’interroger sur la place de cette communication dans le cadre d’un colloque consacré à la dédition de Nice à la maison de Savoie en 1388 et plus largement au contexte régional et international de cet événement.

2Ce titre dit d’abord qu’il s’agit d’un événement d’histoire locale, d’histoire arlésienne. C’est un épisode d’une gravité exceptionnelle, c’est la seule fois au cours de la longue crise du bas Moyen Âge qu’une bande d’hommes armés a réussi à franchir l’enceinte d’Arles, une enceinte jusqu’alors maintes fois menacée mais toujours inviolée. Ces individus se sont livrés à une série de violences qui resteront présentes dans la mémoire collective des Arlésiens : longtemps une messe anniversaire célébrée le 24 juillet perpétuera le souvenir de cette tragédie.

3Le terme Tuchins évoque une autre réalité : les soulèvements populaires si nombreux dans la France de la fin du xiv^e siècle. Il s’agit d’un mouvement né en Auvergne dans les années 1363-1380 qui a connu son apogée en Languedoc dans les années 1380-1384. Sur ces hommes révoltés on a le témoignage partial d’une chronique contemporaine :

Cette multitude d’hommes abjects que l’on appelait Tuchins, en raison de leurs pratiques secrètes, laquelle surgit inopinément comme un ver à la surface du sol. Ayant délaissé les travaux mécaniques et champêtres, ils se jurèrent mutuellement par des serments terribles de ne plus se soumettre à aucune charge et de lutter pour la liberté ancienne de leur pays1.

4Le Tuchinat est mal connu. Michel Mollat et Philippe Wolff l’admettent : « On reste perplexe devant les Tuchins, sur lesquels, il est vrai, la documentation renseigne mal ». Selon eux, « il s’agissait en fait de déracinés, paysans et artisans qui vivaient en Haute Auvergne de brigandages accomplis avec la complicité des petites gens des villes comme Aurillac et Saint-Flour2 ». Robert Fossier leur consacre trois lignes : « les Tuchins (probablement les paysans qui ont pris la touche (tosca) c’est-à-dire le bois, le maquis ou plutôt la garrigue) qui, après 1380 sous l’effet des exactions du duc d’Anjou, refusent les tailles3 ». On admet aujourd’hui l’étymologie suivante : Tuchins serait à mettre en rapport avec tosca « touche » qui signifie bois, lande, maquis, garrigue. Les Tuchins seraient donc des maquisards, des hommes vivant dans lasolitude, parcourant et pillant les campagnes, mais ayant aussi des liens avec les villes ; complicité dans les localités auvergnates comme Aurillac ou Saint-Flour, entrée des Tuchins dans certaines villes de Languedoc. L’extension prise par leur mouvement à partir de 1380 s’explique sans doute par les exactions du duc d’Anjou, lieutenant du roi en Languedoc, mais aussi par l’incertitude politique qui a suivi son rappel par Charles V et qui est encore aggravée par la mort de ce roi. Durant plusieurs mois on s’est demandé qui de Gaston Phobebus, comte de Foix, ou de Jean, duc de Berry serait placé à la tête du pays. Finalement Jean de Berry l’emporte. Les Languedociens sont déçus. Que le Tuchinat soit une jacquerie, une révolte antifiscale à l’échelle d’une province, que les Tuchins soient les débris des milices communales languedociennes battues par les troupes du duc de Berry en 1381, toujours est-il que « les Tuchins tiennent assiégées les trois sénéchaussées de Languedoc », selon une lettre de Bonisegna di Matteo adressée d’Avignon à Prato le 29 janvier 1383. Le Tuchinat est d’abord une réalité languedocienne4. Les Tuchins qui entrent à Arles sont commandés par un certain Étienne Augier alias Ferragut que l’on rencontre dans des documents nîmois et ses complices arlésiens se disent français (francigenos)5.

5Les Tuchins ont aussi joué un rôle en Provence. Tous les historiens anciens de la Provence les mentionnent : Nostradamus en 1614, Bouche en 1634, Gaufridi en 1694, Papon à la fin du xviii^e siècle et plus récemment Bourrilly et Busquet6. Nostradamus et Papon signalent qu’en Provence le nom « Tuchins » est donné aux valets des jeux de cartes. La plupart de ces auteurs les assimilent aux Routiers qui ont traversé le comté à partir de 1357-1358. Seul Papon est plus nuancé et apporte des précisions : il s’agirait d’un amas de gens de la campagne, mais bénéficiant d’appuis à l’intérieur des villes ; le mouvement présenterait à la fois un aspect antifiscal, mais aussi les caractères d’une lutte sociale.

6Papon mis à part, les historiens sont d’accord sur un point : en Provence, les Tuchins étaient au service de Charles de Duras dans la guerre dite de l’« Union d’Aix ». Bouche, par exemple, est formel : « C’est de ces gens-là que se servaient les partisans de Charles de Duras pour mettre à feu et à sang toute la Provence ». Dans la guerre civile qui oppose les deux camps, les Tuchins sont du côté de Charles de Duras, du côté de l’Union d’Aix, si bien qu’un document salonnais de 1385 les qualifie de Tochinis aquensibus7. On les rencontre partout dans la moitié occidentale de la Provence. Leurs principaux points d’appui sont Aix et la forteresse de Roquemartine sur la route d’Avignon à Salon. Le document précédemment cité montre une bande de Tuchins conduisant des prisonniers de Roquemartine à Aix en 1383, tandis que dans un autre passage de ce même texte il est question des tunc Tochinos discurrentes patriam. On les rencontre à Lançon, à Salon, sur le Rhône entre Tarascon et Arles où ils s’emparent de treize Marseillais pour lesquels ils exigent le versement d’une rançon8. En décembre 1385, ils tuent un certain nombre d’hommes au Puy-Sainte-Réparade et Manosque se préoccupe de se protéger contre eux9. En janvier 1386, les ambassadeurs envoyés par Moustiers à la reine Marie de Blois sont détroussés encore par des Tuchins10. Ils disposent de complices dans certaines villes, comme à Salon où un groupe d’habitants leur fournissent vivres et chevaux. Ils sont encore à Aix en 1387. La dernière mention les concernant se trouve dans le Journal de Jean Le Fèvre à l’époque où le sénéchal Balthazar Spinola négocie sa reddition avec les gens de la reine Marie. Les deux Tuchins tués alors crient : « Vive le roi Charles » : « Il maulvais Touchains qui crièrent : “Vive le Roy Carle” furent occis11 ».

7Les Tuchins qui franchissent les murailles d’Arles en 1384 sont à la fois des hommes originaires de Languedoc et des partisans de Charles de Duras. Il est possible de rassembler sur leur aventure un petit dossier documentaire. Des textes de provenances diverses l’éclairent :

• trois lettres de marchands italiens : l’une de Matteo di Lorenzo adressée d’Avignon à Pise à la fin juillet 1384, l’autre envoyée par Matteo Benini d’Arles à Prato, la dernière expédiée par Boninsegna di Matteo dans la patrie de Francesco di Marco Datini dont des extraits ont été publiés par Brun dans Annales avignonnaises12. Elles apportent le récit d’un témoin direct, le Florentin Matteo Benini installé à Arles, et ce que deux Avignonnais ont appris des événements arlésiens ;
• un document d’origine ecclésiastique : la bulle du pape Clément VII, du 8 août 1384 qui accorde son pardon aux Arlésiens qui se sont rendus coupables d’excès à l’égard de clercs au cours de la répression qui a suivi l’entrée des Tuchins à Arles13 ;
• la chronique de Bertrand Boysset consacre un court paragraphe à Ferragut14 ;
• un manuscrit de la bibliothèque municipale d’Arles renferme une supplique de lecture très difficile adressées par les filles d’un bourgeois, Raymond Gavarron tué par les Tuchins15 ;
• les registres de notaires, rares pour cette période, permettent de repérer la profession ou le statut de certains Arlésiens complices ou victimes des Tuchins : sur ce point la moisson des renseignements recueillis est peu abondante. Mais le registre des protocoles du notaire Anthoni Olivier des années 1383-1385 contient un récit relativement détaillé de ce qui s’est passé à Arles. Ce texte a été connu par tous ceux qui se sont intéressés à l’histoire d’Arles, utilisé par Nostradamus, recopié par Bonnemant, traduit par Fassin16 ; – enfin le Journal de Jean Le Fèvre apporte des informations sur les suites de l’affaire Ferragut : rémissions accordées à ses complices, négociations avec les autorités du royaume sur le sort du chef tuchin prisonnier à Arles17.

8Si insuffisantes qu’elles soient, ces informations font de la journée du 24 juillet 1384 l’événement le mieux connu de l’histoire événementielle d’Arles au Moyen Âge.

9Cette péripétie n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une longue série de troubles et d’opérations militaires qui ont constitué autant de périls pour la ville : 1355, prise du château des Baux par Robert de Duras, puis siège de celui-ci par Fougues d’Agout ; 1357-1358, arrivée des Routières avec Arnaud de Cervole ; 1361, les bandes d’Henri de Trastamare ravagent les faubourgs ; 1367-1368, la cité est menacée et convoitée par le duc d’Anjou installé en Languedoc et par Bertrand du Guesclin qui fait son siège du 11 avril au 1^er mai 1368... Après la fin du Tuchinat en 1387, sans solution de continuité, un nouveau danger apparaît pour une décennie, celui de Raymond de Turenne18.

10Cette péripétie s’inscrit surtout dans la grave crise dynastique, politique, qui éclate à propos de la succession de la reine Jeanne. Le 29 juin 1380, Jeanne adopte Louis d’Anjou. À l’automne 1380, la nouvelle est connue en Provence, elle sème l’inquiétude dans le pays. On n’oublie pas, notamment à Tarascon et à Arles, le comportement du duc d’Anjou qui douze ans plus tôt avait fait le siège des deux localités. On sait d’autre part qu’il y a deux candidats à la succession. L’attitude des villes, leurs hésitations traduisent très bien l’incertitude du moment. Les procès-verbaux des délibérations communales de Tarascon en témoignent. En octobre 1380, le conseil décide de consulter Arles. À l’automne 1381, les délégués de Tarascon ont pour mission d’aligner leurs positions sur celles d’Aix, d’Arles et de Marseille. En mars 1382, Tarascon souhaite toujours être dans le même camp que Marseille, Aix, Arles et Nice19. L’annonce de la mort de la reine Jeanne, prisonnière de Charles de Duras depuis le 2 septembre 1380 et trouvée morte dans le château de Muro le 27 juillet 1382, accroît encore la crainte. Bertrand Boysset décrit la cérémonie organisée en l’honneur de la souveraine à Saint-Trophime le 9 décembre 1384 et l’incertitude qui règne. L’annonce de cette mort a été accueillie avec incrédulité par certains, selon le bourgeois arlésien ; les uns y croient, les autres non ; ils en discutent avant que commence la messe de requiem : « Item, davant que lo cantar si feses, y ae pron et asas de debatz ; car los uns volien, que hom mantegnes, que Madama era viva, e d’autres non etc20 ».

11Deux autres protagonistes jouent un rôle. L’un, le pape Clément VII, est tout dévoué à Louis d’Anjou et à son épouse, bientôt sa veuve, Marie de Blois. Il ne se contente pas de leur apporter son soutien moral ; il leur donne un appui militaire. Des lettres de la correspondance Datini évoquent dans les années 1383, 1385, 1387, les « lances du pape », les « troupes du pape »21. L’autre le roi de France intervient ouvertement en Provence par l’intermédiaire du sénéchal de Beaucaire, Enguerran d’Eudin, en principe pour aider les Angevins, en fait pour son propre compte. Les Italiens d’Avignon ne s’y sont pas trompés. Voici par exemple ce qu’écrivent des correspondants du marchand de Prato, Francesco di Marco Datini : « Il semble que le roi de France a décidé d’avoir la Provence tout entières » (1384), « Ces Provençaux se décideraient à se donner au roi de France »22 (1384). Il faudra de longs mois d’obstination de la part de Marie de Blois pour obtenir d’Enguerran d’Eudin qu’il abandonne les forteresses qu’il tient en Provence23. Le dit sénéchal est même entré en contact avec les hommes de Charles de Duras24.

12Le Provence se déchire. Les prélats, les seigneurs, les villes se prononcent pour l’un ou pour l’autre camp. Tarascon, Aix, Nice se prononcent pour Charles de Duras ; Marseille pour les Angevins. Qu’en est-il d’Arles ?

13Elle hésite, confrontée qu’elle est à une triple réalité extérieure :

• quels que soient leurs souvenirs et leurs sentiments, les Arlésiens savent que Louis d’Anjou, puis son fils Louis II sont les souverains légitimes du comté de Provence ;
• ils doivent tenir compte de la présence des Tuchins qui parcourent la Provence occidentale, arrêtent les navires sur Rhône et risquent d’être soutenus par des renforts envoyés par mer par Charles de Duras : le 23 juillet 1384 des galères relevant de lui sont signalées à Bouc ;
• ils sont enfin conscients du poids du royaume de France tout proche. Ils savent l’importance de leurs relations commerciales avec Nîmes, Aigues-Mortes, Montpellier ; ils savent enfin les visées d’Enguerran d’Eudin et des Français.

14Elle est divisée comme l’entrée de Ferragut allait le montrer.

15Sur celle-ci les témoignages sont plus au moins précis, mais tous concordent.

16Il y a eu une action concertée entre des Arlésiens et les gens de l’extérieur. Le dimanche 24 juillet 1384 se produit une émeute sous la direction d’un noble, Raymond d’Uzès : ses amis tuent un habitant et se disent français ; ils se soulèvent super division (sic), ce qu’on peut comprendre « à propos de la sécession ».

17Il y aurait donc collusion entre un certain nombre d’Arlésiens et les Français qui souhaitent faire main basse sur le comté de Provence ou une partie de celui-ci25. Au cours de la nuit qui suit, ces mêmes émeutiers ouvrent à Ferragut et à ses Tuchins l’une des portes situées à l’est de la ville, la porte Agnel. Ceux-ci annoncent l’arrivée imminente de 680 arbalétriers, sans doute les renforts attendus de Charles de Duras et essaient ainsi de se gagner les sympathies et le concours de la population. Ils pillent les maisons d’un certain nombre de notables arlésiens, en tuent plusieurs ainsi que le viguier comtal Emmanuel de Puget. Mais leur tentative se heurte à la résistance des Arlésiens. Le notaire Anthoni Olivier dit que ce sont des gens du Vieux Bourg qui se sont armés et ont affronté les Tuchins sur la place Sainte-Croix au cri, semble-t-il, de « Vive Madame et ses armes26. » Dès le lendemain, la répression commence.

18Au total 29 personnes sont exécutées : 5 nobles sont décapités place du Setier, un prêtre est pendu à une fenêtre de la maison du viguier, 20 autres individus sont aussi pendus en des endroits divers, 3 autres sont noyés dans le Rhône. La dernière exécution a lieu le 23 novembre 1385. Puis dans les jours, les semaines, les mois qui suivent, les suites de cette affaire apparaissent :

• un prêtre, Durant Escudier, qui avait de sa propre main donné deux coups de poignard au viguier, et un clerc ont été victimes de la répression. Les arlésiens adressent une supplique à Clément VII qui leur accorde son pardon dès le 8 août ;
• les biens d’un certain nombre de personnages sont confisqués et donnés. Ceux d’Imbert de Lamanon sont ainsi partagés entre la communauté d’Arles qui reçoit le territoire d’Aureille et Pons Cays à qui sont accordés les revenus qu’il percevait sur la cour de Tarascon et sur le territoire des Sainte-Maries27. C’est le point de départ d’une brillante ascension des Cays qui sont, dans la première moitié du xv^e siècle, une des grandes familles de la noblesse arlésienne ;
• on ne sait dans quelles circonstances Ferragut est tombé dans les mains des Arlésiens. Le Journal de Jean Le Fèvre pour l’année 1386 nous l’apprend. Il semble bien que sur ordre de la reine il ait été remis aux gens du roi de France28 ;
• la ville répare des dégats matériels : en juillet 1385 les syndics font réparer le portail de la Milice29 ;
• la reine Marie et Louis II accordent leur rémission à neuf Arlésiens complices de Ferragut et rendent les biens de plusieurs personnages exécutés à leurs héritiers ; c’est le cas notamment pour les enfants de Raymond Porcelet et pour ceux d’Imbert d’Eyguières30 ;
• les héritiers les victimes des Tuchins essaient, pour leur part, d’obtenir réparation. Les filles de Raymond Gavarron tué par les Tuchins, réduites, disent-elles, à la pauvreté, supplient la reine et racontent comment les hommes de Ferragut se sont fait ouvrir la porte du domicile de leur père, puis, alors que celui-ci s’apprêtait à leur offrir du vin et de la nourriture, ils l’ont tué sous leurs yeux, ont mis la maison sens dessus dessous et emporté les draps, les vêtements et les joyaux31.

19La journée arlésienne du 24 juillet 1384 et ses suites apportent un certain nombre d’informations sur la crise provençale des années 1380-1388.

20Une première notion s’impose, que peuvent traduire les mots ambiguïté ou complicité ; les Tuchins, qui sont-ils ? Des Français assurément, mais pour le compte de qui agissent-ils ? Du sénéchal de Beaucaire ? De Charles de Duras ? Il semble bien que se soit pour les deux à la fois. L’expression super divisione fait penser aux intrigues d’Enguerran d’Eudin ; mais en même temps Ferragut dans sa forteresse de Roquemartine est l’un de ces Tochini Acquenses qui combattent pour Charles de Duras, ce cousin de la reine Jeanne qui a pris partie pour le pape de Rome Urbain VI tout naturellement puisque Clément VII à Avignon est l’un des plus fermes soutiens des Angevins. On peut se demander si la présence parmi les complices des Tuchins de deux clercs dont un prêtre n’est pas liée au Schisme et au choix de Charles de Duras : deux clercs ambitieux et peu scrupuleux (le prêtre n’a-t-il pas lui-même poignardé le viguier ?) ont choisi un prince dont la victoire en Provence signifierait sur le plan ecclésiastique le triomphe des Urbanistes.

21La deuxième idée à retenir, ce sont les hésitations d’une ville en ces temps de guerre civile. La fuite de Ferragut qui, dit Bertand Boysset, est « jeté de la ville à son grand déshonneur », ne met pas fin à l’indécision arlésienne. Apparemment Arles a choisi son camp, celui du duc d’Anjou. Pourtant la cause angevine ne l’a pas définitivement emporté. Il faut de longs mois et une série de démarches de la part de Marie et de Louis II pour obtenir gain de cause. La reine envoie des ambassadeurs (le sénéchal, l’évêque de Sisteron) et fait des promesses.

22Les souverains attendent longtemps la réponse d’Arles. Le 19 octobre 1385, « Madame eust plusieurs lettres qui de Arles avaient été envoiées à l’évesque de Sisteron, disant que le Dimenche devant avaient eu conseil par lequel ils pensoient que ils se déclareroient pour Madame et son filz ».

23Le 12 novembre, des Arlésiens se rendent auprès de la reine ; ils déclarent que le jeudi suivant le sénéchal pourra venir les « requerir de prendre la seigneurie du roi Loys ». Le 24 novembre, enfin, on apprend que « ceulz d’Arle unanimiter accordèrent estre en la seigneurie du Roy ». Au détour d’un paragraphe Jean Le Fèvre dit l’une des raisons, peut-être la raison fondamentale des atermoiements arlésiens : « par le sénéchal de Beaucaire vient l’empêchement, quar il tient le bestial de ceux d’Arle arresté au royaume de France ». En cet automne 1385, c’est le temps du retour des troupeaux arlésiens et une partie de ceux-ci vont estiver sur le mont Lozère32. Ce détail est intéressant. Il éclaire à la fois la politique d’Enguerran d’Eudin qui travaille pour son propre compte plus que pour les Angevins et l’attitude d’Arles, ville d’élevage et de transhumance. Le 9 décembre 1385, Marie et Louis II sont entrés à Arles après qu’une assemblée de 400 citoyens se fut prononcée en leur faveur : Bertrand Boysset écrit : « L’an M iii^c lxxxva x désembre, lo rey Loiis pres la posesion de la sieutat d’Arle. Et avie lo rey nov ans, sens plus, cant de la sieutat fon senhor ; e son frayre, lo prince, n’avie III33 ».

24Ces hésitations traduisent une troisième réalité, les divisions. On se rend bien bien compte que la fuite de Ferragut n’a pas mis fin aux luttes intestines des Arlésiens, mais on n’a pas les moyens de les mettre en évidence de façon explicite. En revanche l’entrée des Tuchins et la répression qui l’a suivie font connaître les noms des partisans de Ferragut et de ses victimes :

• au total, 29 personnes sont exécutées ou bénéficient d’une lettre de rémission ; la profession ou le statut social sont connus pour 15 d’entre eux : un prêtre, un clerc, cinq nobles (parmi eux les familles les plus prestigieuses de la noblesse locale : un Porcellet, un Uzès, un Eyguières, un Lamanon), deux notaires, des gens de métiers divers (un tisserand, un barbier, un ou deux fustiers, un cuisinier du monastère de Montmajour), plusieurs bergers ;
• les Tuchins s’en prennent au représentant de l’autorité comtale le viguier Emmanuel de Puget, coseigneur de Puget (l’actuel Puget-Théniers), et à son écuyer, à Pierre de Gilet, vraisemblablement le fils d’un apothicaire, à Raymond Gavarron, un bourgeois, sans doute un marchand, à Johan Carrière, apothicaire. Ces cinq personnages sont tués. Les maisons de cinq citoyens sont pillées : Pierre des Pennes est un jurisconsulte, Étienne d’Aurillac un notaire, Guillaume André, Guinet Bernard, Bertrand Fillol des drapiers. Une conclusion s’impose : ce sont les notables arlésiens, marchands et juristes qui sont hostiles aux Tuchins ; on peut supposer qu’ils constituent dans la ville le noyau du parti angevin, en tous cas le noyau des fidèles de Jeanne. Leurs partisans et complices sont au contraire membres de la noblesse s’appuyant sur des gens de métiers et surtout sur des bergers, donc sur des éléments populaires. Il serait intéressant de connaître la composition sociale des différents partis dans l’ensemble des villes provençales, de savoir aussi si le comportement des groupes sociaux est le même dans les villes de l’Union d’Aix et dans les villes angevines.

25Un dernier point ne peut manquer de retenir l’attention : l’attitude des princes à l’égard des villes. Bernard Guenée a écrit à ce sujet : « les villes, avec leurs murailles constituaient un élément indispensable de leur système de défense : c’était bien les “clés” de leurs États. Elles pouvaient d’autre part leur donner rapidement des ressources considérables34 ».

26En cas de guerre civile, lorsque deux camps, deux princes se disputent une principauté ou un royaume, chacun essaie de gagner à sa cause le plus grand nombre de villes possible. Le phénomène s’est produit dans le royaume de France du début du xv^e siècle au temps de la lutte des Armagnacs et des Bourguignons35. Arles hésite, Arles est divisée, Charles de Duras tente par Tuchins interposés un coup de main sur elle. Il échoue. Marie de Blois, patiemment, à coups de privilèges promis, de faveurs et d’argent distribués, réussit à gagner Arles et à la maintenir dans son camp. Le Journal de Jean Le Fèvre montre très bien cette politique. Le 12 décembre 1385, Marie et Louis II concèdent aux Arlésiens des privilèges âprement discutés entre les deux parties, ils jurent de les respecter ; mais certains paraissant à la reine inacceptables, elle commence par jurer secrètement devant Jean Le Fèvre qu’elle ne les respectera pas.

Madame jura en ma main de la sienne par la foy de son corps que des derraisonnables elle point ne garderoit ; et ce que je li fis faire ad cautelam futuri temporis. Les sindics au vespre bien tard li apporterent le chapitre, et elle les leur accorda36.

27Volonté des Arlésiens de profiter des difficultés de leur souveraine pour accroître ce qu’ils appellent leurs « privilèges » ou leurs « libertés », « machiavélisme » de la reine prête à tout pour gagner la cité à sa cause. Le fait est intéressant pour Arles ; malgré son déclin, elle est encore par son importance démographique la troisième ville provençale après Marseille et Aix, sa situation à la frontière du royaume de France, au débouché du couloir rhodanien, sur les rives d’un fleuve d’où partent vers la mer le blé, les peaux et les laines et sur lequel remontent en direction du nord les convois de navires chargés de sel en font un élément qu’on ne peut négliger si l’on veut dominer le comté de Provence. Le fait est intéressant sur un plan plus général : la Provence au temps de la guerre de l’Union d’Aix, pendant la crise des années 1380-1388, est un excellent champ d’observation pour l’étude des rapports entre villes et les princes. Arles de 1384 et 1385 est une des villes provençales au cœur de ces difficultés.