Arles et la reine Jeanne
p. 93-98
Texte intégral
1Louis II est entré neuf fois à Arles (1385, trois fois en 1400, 1402, 1406, 1409, 1410, 1415). Il y réside avec sa mère Marie de Blois ou avec sa femme Yolande d’Aragon. Son mariage est célébré à Saint-Trophime le 2 décembre 1400. Un de ses enfants naît dans le palais archiépiscopal en 1412. En 1415, il préside la seule réunion des États de Provence qui se tient à Arles. Mais Louis II est une exception. Les princes des deux maisons d’Anjou ont négligé Arles. Le roi René n’y a séjourné qu’une soixantaine de jours en 46 ans de règne, Jeanne, comtesse de Provence de 1343 à 1382, n’y est jamais venue. Une première conclusion s’impose : les Arlésiens ne l’ont jamais vue, ils ne la connaissent pas.
2Or, ils paraissent très attachés à sa personne et fidèles à son souvenir. Dans les années 1384-1385, il y a plusieurs manifestations de cette fidélité.
3L’adoption de Louis d’Anjou par Jeanne en 1380 est à l’origine de son assassinat en 1382 et de la guerre civile qui, jusqu’en 1387, divise la Provence. C’est le temps de la guerre de l’Union d’Aix. Dans le comté, chaque seigneur, chaque ville choisit son camp. Marseille se range dans le camp de Louis d’Anjou, puis de sa veuve Marie et de son fils Louis II ; Aix, Tarascon dans celui de Charles de Duras, l’organisateur de l’assassinat de Jeanne. Des bandes de Tuchins à la solde de ce dernier parcourent la partie occidentale du comté, s’emparent de places fortes. Les Arlésiens, pris entre les Tuchins d’Étienne Augier alias Ferragut installés à Roquemartine au nord de Salon et les navires de Charles de Duras arrivés à Bouc en juillet 1384, se divisent. Certains, notamment les membres de plusieurs familles de l’aristocratie (Porcellet, Eyguières, Uzès, Lamanon) prennent parti pour le prince. Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1384, ils ouvrent une des portes de la ville à Ferragut et à ses Tuchins. Mais quelques heures plus tard ils sont chassés par la masse des Arlésiens. Arles a choisi son camp, celui des successeurs de Jeanne et de Jeanne elle-même car dans la ville il y en a qui la croient toujours vivante1.
4 L’attachement à la reine assassinée se marque par une cérémonie funèbre organisée à sa mémoire à Saint-Trophime. Le chroniqueur arlésien Bertrand Boysset a décrit le « cantar » de la reine Jeanne le 9 décembre 1384, plus de deux ans après sa mort tragique : un catafalque en bois noir avec les armes de la reine et surmonté de sa bannière, 150 torches, 400 cierges, une messe solennelle, un beau sermon, l’absoute, toutes les églises de la ville sonnant le glas la nuit, la foule des habitants vêtus de noir et discutant, les uns déclarant que la reine était bien morte, les autres refusant de l’admettre2. Bernard Guenée écrit : « Les funérailles des rois [...] devinrent de grands spectacles3. » Il en va ainsi à Arles de ce simulacre de funérailles qui témoigne de la fidélité au souvenir de la souveraine.
5Ce n’est qu’en décembre 1385 que les Arlésiens finissent par accueillir Marie de Blois et Louis II après d’âpres et longues négociations, car ils se sont efforcés d’obtenir le plus grand nombre d’avantages de la part du jeune comte et de sa mère. Le 10 décembre se tient en leur présence une assemblée générale des chefs de famille et les deux princes jurent de respecter les privilèges d’Arles contenus dans une convention, l’un des textes les plus importants de l’histoire de la ville. Ce texte renferme 35 articles : l’un d’eux prévoit que Louis II et Marie s’engagent à ne pas faire la paix avec Charles de Duras et à venger la reine Jeanne4.
6Le livre d’E. G. Léonard consacré à l’histoire de la reine et les archives communales d’Arles expliquent cette attitude des Arlésiens5.
7Il ne faut pas oublier la situation d’Arles en 1251. Cette année-là, en avril, Charles Ier et son armée sont entrés dans la ville et ont imposé à la ville une convention. La ville jure fidélité au comte. Tous ses biens sont confisqués. Le prince installe son administration (viguier, juge, clavaire), accapare la justice, nomme tous les officiers y compris les levadiers (officiers chargés de l’entretien des levées protectrices contre les inondations du Rhône), impose un service de « cavalcade », désigne lui-même un conseil de 80 membres (40 milites, 40 probi homines). En 1252, le comte fait dresser un état de ses droits et de ses biens à Arles. Il possède trois vastes étangs en Camargue (Fournelet, Canadel, Vaccarès), deux roubines au nord et au sud de la ville (roubine du Roi, roubine de Sainte-Claire), à l’intérieur des murs il a trois bâtiments (une partie du Palais de la Trouille ancien palais impérial romain, un bâtiment utilisé pour la gabelle du sel, le Palais du Podestat où siège son représentant, le viguier) ; il perçoit un très grand nombre de cens ainsi que des redevances diverses (juifs, encan des fripiers, mouture des grains, poids des blés et farines, sel, poisson, vermillon récolté en Crau, la plus grande partie des péages). Il a en outre les biens confisqués à Barral de Baux des dizaines de cens dans le quartier du Bourg-Neuf et dans le nord de la Camargue. Le comte a fait quelques concessions pour adoucir l’amertume des Arlésiens (accorder une amnistie, laisser à la ville ses armes et la disposition des biens confisqués, concéder des privilèges fiscaux et économiques : exemption des péages, liberté d’exportation des grains, promesse de ne lever ni gabelles ni tailles). Mais le sort d’Arles est celui d’une ville vaincue et soumise au prince.
8Jusque vers 1340, les biens et les droits du comte demeurent les mêmes. La situation d’Arles ne commence à changer qu’à partir de 1343. Le livre des privilèges d’Arles confectionné en 1426 renferme toutes les concessions faites à la ville par les différents princes. Il se présente sous la forme de 201 paragraphes chacun correspondant à une décision du comte entre 1251 et 1426 : il y en a 9 pour le règne de Charles Ier, 13 pour celui de Charles II, 22 pour celui de Robert, 43 pour celui de Jeanne, 88 pour celui de Louis II, 27 pour les premières années du règne de Louis III. C’est sous les règnes de Louis II (minorité du comte, guerre de l’Union d’Aix, difficultés de Marie de Blois) et auparavant sous celui de Jeanne que les Arlésiens ont obtenu le plus grand nombre de concessions6. Pour eux, elle est la souveraine qui, la première, a permis à leur ville de retrouver des biens et une liberté d’action.
9On doit d’abord remarquer que Jeanne a dans son entourage des Arlésiens. Jacques Arbaud, docteur en lois, ancien familier de Robert, est admis en cette qualité auprès de Jeanne. En mai 1345, Guillaume de Thoro est nommé châtelain de Capri en remplacement de son père décédé. On doit aussi noter que le pape Clément VI a pris soin de recommander à la reine des personnages qui devaient se rendre auprès d’elle au nom de la ville, dans une lettre du 26 septembre 13447. L’ambassade a lieu au printemps 1345 et obtient des lettres royaux du 10 mai 1345. Ce sont les premières d’une série (1345, 1352, 1368, 1377, 1379) qui confirment des privilèges, accordent des exonérations, réglementent la vie administrative et judiciaire.
10Depuis 1251, une administration a été mise en place dans la cité : un viguier, un juge, un clavaire, divers officiers mineurs. Les lettres royaux de 1345 et 1359 proclament que les officiers doivent respecter les coutumes d’Arles. Les clavaires ne doivent rien recevoir de quiconque et ne doivent pas exercer en plus de leur fonction la charge de notaire de la cour (1352). Le viguier et les officiers ne doivent pas recruter comme sergent des individus ayant une mauvaise réputation (1368). Le viguier ne doit pas cumuler avec sa charge celle de sous-clavaire (1359). Le viguier doit nommer cinq notaires de la cour choisis parmi des Arlésiens, l’un d’eux occupera la charge de sous-clavaire (1345). Le viguier ne désignera pas de sergents sans l’accord des syndics qui sont les représentants de la communauté urbaine (1372). Cette dernière prescription témoigne bien de la volonté des Arlésiens de contrôler et de limiter les pouvoirs des représentants du comte.
11Dans les lettres de la reine, la préoccupation dominante est la justice. Dès la première lettre, celle de 1345, est proclamé un principe fondamental : il est interdit de transférer des Arlésiens hors de leur ville pour y être jugés. Tous les officiers concourant à la bonne marche de la justice doivent être payés par le comte : en 1377, il dit : « les habitants d’Arles ne contribuent pas au paiement des sergents chargés d’arrêter les malfaiteurs, que ceux-ci soient payés par la cour ». On attend de tous les auxiliaires de la justice l’honnêteté : les juges ne doivent recevoir aucune somme d’argent pour les sentences rendues ni aucun don des personnes poursuivies et les gardiens de la prison ne recevront aucune offrande des prisonniers. On veut une justice rapide : les juges doivent terminer leurs enquêtes au cours de leur année d’exercice. Toute une série de mesures sont énoncées pour assurer le bon fonctionnement des mises en accusation, des enquêtes, des sentences et pour garantir la sécurité des personnes accusées : une accusation ne peut être fondée sur un seul témoignage ; en cas d’injures, l’enquête sur plainte de la personne injuriée doit se dérouler dans les dix jours ; personne ne sera mis en prison sans une enquête sérieuse ; les prisonniers pouvant donner une bonne caution seront libérés ; en cas de dénonciation, le nom du dénonciateur est inscrit au début de la procédure, mais celui-ci ne pourra être entendu comme témoin ; les biens des personnes poursuivies ne devront pas être saisis par les notaires ou d’autres officiers ; les notaires ne pourront pas forcer les parties à faire l’acquisition des procès-verbaux des procédures souvent interminables et lucratives pour eux et ils ne devront pas adjoindre aux sentences tout le texte des enquêtes (dans la lettre de 1352 il est dit « ut de prolixa scriptura mercedis indebite salarius indebite reciperet », les notaires de la cour à la fin de leur année de charge laissent à la cour leurs écrits ; le clavaire doit verser aux accusateurs la moitié de leurs amendes ; les conditions des appels sont précisées... En définitive, c’est l’organisation de la justice à Arles qui est mise en place selon les vœux des Arlésiens sous le règne de Jeanne8.
12Sur le plan politique, la période est tout aussi favorable. C’est le moment où se met en place un gouvernement urbain. Arles avait déjà un conseil. En 1349, apparaissent des syndics permanents et, en 1368, un capitaine nommé par le conseil chargé de la défense de la ville en lieu et place du viguier. Arles s’introduit dans l’administration comtale (c’est le conseil qui désigne les notaires de la Cour) et dans la justice (c’est dans ces années là qu’apparaît un sous-clavaire élu par le conseil chargé de la « juridictio modicarum causarum » qui joue le rôle d’un tribunal de simple police, port d’armes prohibées, délits liés à l’activité agricole et pastorale : entre le comte et la communauté le partage de la justice est certes très inégal, mais la justice n’est plus un monopole comtal). Enfin, le viguier ne peut recevoir quelqu’un comme citoyen d’Arles, s’il n’est pas présenté par les syndics : la ville entend maîtriser sa « politique d’immigration », si on peut s’exprimer ainsi.
13Jeanne est amenée à annuler certaines mesures économiques fiscales prises en contradiction des privilèges d’Arles. En 1345, elle révoque le « vetum bladi » qu’elle avait décidé et s’interdit d’en établir un à l’avenir9. Elle reconnaît ainsi un des privilèges les plus chers au cœur des Arlésiens : la libre exportation des grains. Le comte Charles Ier avait proclamé l’interdiction de lever dans la ville questes et des gabelles. Les nécessités de la guerre ont contraint la reine à violer cet avantage consenti par un de ses prédécesseurs. En 1368, à l’époque où Louis d’Anjou avait tenté de s’emparer de la Provence, une taille ou queste avait été décidée que les Arlésiens refusaient de payer en raison de leurs privilèges. La reine admet ce refus et demande à ses officiers de respecter les libertés de la ville10. En 1377, elle affirme que la gabelle de 2 florins par muid de sel levée au temps de la guerre du duc d’Anjou ne durera pas plus de deux ans et que l’argent perçu sera utilisé pour la réparation de l’enceinte11.
14Elle prend des décision propres à favoriser Arles. En 1378, elle décide le transfert des foires de la mi-Carême au 3 mai. En 1359, elle accorde aux Arlésiens, pour dix ans, les droits de lignerage et de dépaissance dans la vallée des Baux et l’herbage du comte d’Avellino dans le Crau12. La même année elle donne les roubines de Sainte-Claire et du Roi à une ville qui théoriquement n’avait pas le droit d’avoir des possessions et en 1368 elle l’autorise à posséder des biens annulant ainsi la convention de 1251 sur ce point : « quod commune Arelatis possit habere et tenere in commune bona et redditus13 ».
15À tous les points de vue la politique de Jeanne est favorable aux Arlésiens. En août 1368, elle leur fait don de 1 000 florins à prendre sur les biens des ennemis, des Français capturés lors de la guerre du duc d’Anjou14. À maintes reprises, elle promet de respecter les « coutumes », les « libertés », les « privilèges » de la ville. En 1359, non sans un certain cynisme, Arles fait reconnaître par la reine que ses privilèges et libertés ne pourront être interprétés que dans un sens favorable à la ville15.
16La situation difficile de Jeanne en Provence et dans son royaume de Naples a été favorable à Arles, lui a permis d’améliorer sa situation. La reine a d’excellents rapports avec la ville. Elle pense pouvoir compter sur elle et sur son aide. En témoigne la lettre qu’elle lui expédie en 1379 : « Littera regine Johanne per quas requuirit universitatem Arelatis ut sibi pro secursu suo et stipendia guerre sibi subveniat16 ». Arles pour sa part obtient à deux reprises, en 1352 et en 1368, la promesse de Jeanne de ne pas la transférer ou pouvoir d’un autre souverain17. On peut penser que les Arlésiens sont Provençaux et ne souhaitent pas devenir sujets du roi de France, car là est la véritable menace. La vérité est surtout qu’ils apprécient une souveraine qui n’a cessé de les favoriser et ne veulent pas passer en d’autres mains. On comprend les regrets qui peuvent être les leurs après la mort tragique de Jeanne en 1382 et leur fidélité à son souvenir.
171re édition : paru dans Mémoire des princes angevins, 2003, p. 237-253.
Notes de bas de page
1 L. Stouff, « Une ville de Provence entre Charles de Duras et les Angevins. L’entrée des Tuchins à Arles le 24 juillet 1384, 1388 », La dédition de Nice à la Savoie, 1990, Paris, PUPS, p. 143-157.
2 « Die Chronik des Garoscus veteri und Bertand Boysset (1365-1415) », Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, t. 7, Freiburg-im-Breisgau, 1900.
3 B. Guennée, L’Occident aux xixe et xve siècles. Les états, Paris, 1971.
4 B. Avinio, Deux conventions entre Charles Ier et Louis II anciens comtes de Provence et les citoyens de la ville d’Arles contenant les libertés et réservations des dits citoyens, Lyon, 1617.
5 E. G. Léonard, Histoire de Jeanne Ire reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), 3 vol., Monaco-Paris, 1932-1936. Les archives communales d’Arles renferment plusieurs textes émanant de la reine Jeanne. Le document le plus important est une registre de l’année 1426 intitulé « Livre des privilèges d’Arles » qui contient tous les privilèges concédés à la ville de 1251 à 1426. Archives communales AA7.
6 Archives communales d’Arles (ACA), AA7.
7 E. G., Léonard, ouv. cité, t. 2, p. 56.
8 Toutes les mesures énumérées concernant la justice sont tirées des ACA, AA7.
9 ACA, AA7 no 43.
10 Ibid. no 59.
11 Ibid. no 56.
12 Ibid. no 63.
13 Ibid. no 62 et 51.
14 Ibid. no 45.
15 Ibid. no 66.
16 Ibid. no 60.
17 Ibid. no 61 et 46.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008