C’est une cité libre qui ne tient ni à sa province, ni aux terres adjacentes, c’est un État à part et isolé, une ville qui n’a été ni conquise, ni réunie ; Sa Majesté lui adresse ses ordres comme Comte de Provence et les rois, ses prédécesseurs, avaient autorisé les Marseillais à ne déférer à leurs commandements qu’en tant qu’ils porteraient la qualité de Seigneurs de Marseille1.

1Ainsi s’expriment, au printemps de 1789, les rédacteurs du Cahier de Doléances du Tiers État de Marseille. Après trois siècles d’appartenance à un royaume de plus en plus centralisé, les Marseillais invoquent cette notion de « seigneur ». Bien qu’ils s’en défendent, ils appartiennent, comme les habitants des Terres Baucenques et comme les Arlésiens, aux terres adjacentes, terres rattachées au comté dans des circonstances particulières créant des liens originaux entre eux-mêmes et leur seigneur, le comte de Provence. Les Arlésiens ont eux aussi conscience de la particularité de leur situation vis-à-vis du comte.

Les sources

2Quelques documents éclairent les rapports d’Arles et du comte de Provence. Trois sont d’une importance particulière :

• la convention passée entre Charles I^er et Arles le 29 avril 1251 à Tarascon ;
• la convention passée entre le jeune Louis II, sa mère, Marie de Blois, et les Arlésiens à Arles, dans le palais de l’archevêque, le 10 décembre 13852 ;
• le « Livre vert » des archives communales de 1427, beau registre dans lequel ont été transcrits tous les privilèges, franchises, libertés obtenus par la ville de 1251 à 14263.

3À ces trois textes fondamentaux, on peut ajouter, à partir de 1426, les procès-verbaux des délibérations communales et pour la fin du xiii^e siècle et le xiv^e siècle des enquêtes comtales et quelques registres du clavaire comtal4.

4Les deux plus anciens, ceux de 1251 et 1385, s’expliquent par des circonstances très précises.

5Le texte de 1251 met fin à 120 années décisives de l’histoire d’Arles : celles du Consultat5. Cette période a apporté à la ville son unité : en 1251, elle n’a plus qu’un seul seigneur, alors qu’auparavant la seigneurie était partagée entre le comte, l’archevêque, les Baux, les Porcellets. Les Baux et les Porcellets ont perdu toute chance d’une politique personnelle et ont fini par s’intégrer à la puissance collective du patriciat : en 1206, Hugues de Baux se fait élire consul. En 1239, l’archevêque, en proie à de terribles difficultés, a renoncé à tous ses droits en faveur du comte. En 1251 enfin, Arles, comme Avignon et Marseille, est vaincue et Charles d’Anjou y est entré avec son armée. Désormais, le comte de Provence est l’unique seigneur d’Arles.

6La convention de 1385 est conclue à l’issue d’une période très sombre, très difficile à la fois pour Arles et pour le comte. C’est le temps de la guerre civile en Provence connue sous le nom de « Guerre de l’Union d’Aix » entre 1382 et 1387, un conflit opposant les partisans de Louis d’Anjou, choisi comme héritier par la reine Jeanne, et ceux de Charles de Duras. Ces derniers, les Tuchins, parcourent le territoire d’Arles et réussissent même à entrer dans la ville pendant la nuit du 24 au 25 juillet 1384 : il s’agit de l’épisode le plus tragique de l’histoire arlésienne du bas Moyen Âge. Pour Louis II et Marie, sa mère, au danger représenté par Charles de Duras et ses bandes, s’ajoutent les menées du sénéchal de Beaucaire et le danger d’une annexion de la Provence par le royaume de France6. Après plusieurs mois de tractations difficiles entre l’entourage de la reine Marie et les Arlésiens, celle-ci entre à Arles et jure, le 10 décembre 1385, de respecter les 35 articles convenus entre les deux parties7.

7Les conditions dans lesquelles ces deux conventions ont été conclues sont donc radicalement différentes. Dans le premier cas un prince qui entre en armes dans une ville à sa merci, dans le second un prince mineur et sa mère qui cherchent à recruter des partisans en Provence et à obtenir l’appui de l’une des plus importantes cités du comté face à des hommes qui tentent d’acquérir pour leur communauté les privilèges les plus avantageux.

8À travers leurs contenus apparaissent les circonstances particulières. En 1251, 7 articles sur 23 concernent des événements plus ou moins récents ; ils rappellent les actions commises par les autorités arlésiennes, règlent le sort des prisonniers, des bien des « traîtres », des possessions aliénées par les podestats ou les recteurs de la communauté, des amendes à verser et des fidejussores à remettre au comte, évoquent le cas Barral de Baux8. En 1385, le contexte politique occupe moins de place : 3 articles seulement sur 35. Louis II promet de ne pas faire la paix avec Charles de Duras, de ne pas transférer la seigneurie de la ville dans d’autres mains que les siennes, d’accorder son pardon aux Arlésiens qui ont trahi9.

9Mais la confrontation des deux documents présente un autre intérêt en révélant des ressemblances et des différences.

10Un certain nombre de thèmes reviennent à 134 ans d’écart : les biens de la ville, les privilèges d’ordre économique, la fiscalité, la justice, l’organisation du gouvernement urbain, la défense des privilèges de la cité. Ces problèmes sont ceux qui dominent les rapports d’Arles et du comte entre le milieu du xiii^e et la fin du xv^e siècle.

11L’une des différences est l’absence des juifs en 1251, alors que quatre articles leur sont consacrés en 1385. Cette omission est difficilement explicable. Depuis le ix^e siècle, les juifs dépendaient de l’archevêque, or, dès avant 1251, le prélat avait renoncé à tous ses droits en faveur du comte. Il est difficile d’invoquer un accroissement de la communauté juive après l’expulsion des Israélites de Languedoc en 1306, car celle-ci était déjà très importante auparavant. En tous cas, au xv^e siècle, se fondant sur les privilèges accordés par la reine Jeanne et sur les quatre articles de 1385, le conseil et les syndics interviennent à plusieurs reprises auprès du comte en faveur des juifs locaux10.

12L’autre différence est la longueur respective des deux textes. En 1385, les articles sont plus nombreux, plus détaillés. Cela traduit une double évolution : un accroissement des pouvoirs et des droits des Arlésiens, une complexité croissante de l’administration du comté de Provence et les besoins croissants de réglementation ressentis en même temps par les habitants d’Arles.

13En définitive, ces deux sources disent très bien les grands problèmes débattus entre le prince et la ville et laissent entrevoir les grands traits d’une évolution.

Une ville vaincue et soumise

14Pour l’étude de cette évolution, pour l’étude des relations du comte et d’Arles, un point de départ s’impose : le milieu du xiii^e siècle.

15L’enquête de 1252 énumère les biens et les droits du comte. Dans le territoire d’Arles, il possède trois vastes étangs au sud de la Camargue (Fournelet, Canadel, Vaccarès), deux roubines au nord et au sud de la ville (la roubine de la Cavalerie et la roubine de Saint-Claire). À l’intérieur des murs, il perçoit des cens nombreux sur des immeubles (tours appartenant à un ancien rempart, maisons situées dans le Palais de la Trouille, l’ancien palais impérial). Il a plusieurs bâtiments : l’un d’eux à la porte de la Milice abrite les revenus de la gabelle du sel, un autre à la Trouille est une fourrière qui accueille les animaux divaguants, certains sont dans les Arènes, le plus important est le bâtiment qui existe toujours et appelé Palais du Podestat où réside son représentant : le viguier, où siège le juge, où sont enfermés les prisonniers. Il perçoit une redevance sur les juifs, des droits sur l’encan des fripiers, sur la mouture des grains, sur le poids des blés et des farines, sur le sel, sur les poissons, sur le vermillon récolté en Crau, la majeure partie des différents péages du Rhône. Il a confisqué, en outre, les possessions arlésiennes de Barral de Baux : des dizaines de cens perçus dans le nord de la Camargue et dans le Bourg Neuf11. On admet en général avec Édouard Baratier que, depuis la fin du x^e siècle, les comtes ont aliéné une grande partie de leurs possessions dans les pays du bas Rhône12. Il n’en demeure pas moins que les biens et les droits de Charles d’Anjou sont importants.

16La convention de 1251 révèle la puissance du comte. Arles lui est étroitement soumise. Il exige d’elle la fidélité, s’empare de tous ses biens, installe son administration (viguier, juge), accapare la justice, nomme tous les officiers y compris les « levadiers13 », désigne lui-même un conseil composé de chevaliers (milites) et de probes hommes (probi homines), impose une fois par an un service de « cavalcades14 ». Mais, comme pour adoucir l’amertume des Arlésiens, le nouveau comte prend en considération leurs intérêts économiques : il les exempte de trois péages (La Trouille, Albaron, Saint-Gabriel) et les autorise à exporter librement leur grain. Ils doivent y être d’autant plus sensibles que les projets ambitieux des Angevins en Méditerranée s’annoncent comme favorables à leur commerce. En outre, il prend des mesures d’apaisement, accorde une amnistie et laisse à la ville ses armes. Il lui concède des privilèges administratifs, judiciaires, fiscaux. Il lui accorde enfin la libre disposition des biens qu’il vient de lui confisquer. Ces dernières mesures ainsi que l’existence d’un conseil, même nommé, montrent que, même au moment de leur soumission la plus stricte, il subsiste pour les Arlésiens un espoir. Il y a dans la convention de 1251 les germes d’une profonde transformation des rapports entre la ville et le comte.

Des privilèges accrus

17Les destinées des droits et des biens comtaux sont celles d’une peau de chagrin. Jusque vers 1350, ils demeurent inchangés, mais, sous la reine Jeanne et pendant la régence de Marie de Blois, les souverains, en récompense des services rendus, aliènent leurs droits et leurs possessions à des particuliers. René d’Anjou n’agira pas autrement. Marie et Louis II donnent à Johan et Thomas Palhade une pension sur l’encan et sur les criées d’Arles, à Bérenger Monge une rente de 100 livres sur le péage, à la famille Cays une part des revenus des poids et mesures, à Johan Raynaut une pension de 50 florins sur la taille des juifs et 1 denier par livre sur le vermillon vendu à Arles, à Pierre de Bornan, maître d’hôtel du roi, les trois étangs de Camargue15. Le roi René, pour sa part, cède à Johan Arlatan la taxe sur le vermillon16. La ville elle-même bénéficie de cette politique. En 1359, Jeanne lui cède les deux roubines comtales. Trente ans plus tard, Marie de Blois lui abandonne, contre 1 000 florins, Aureille et son territoire confisqués à la famille Lamanon, alliée de Charles de Duras17. Surtout en 1368 et 1385, Jeanne et Marie, revenant complètement sur la convention de 1251, autorisent Arles à posséder des biens18. Il s’agit là de l’un des privilèges les plus chers au cœur des Arlésiens.

18Entre 1251 et les années 1380-1390 s’est produit un véritable renversement de la situation. En 1251 : un prince qui a tout, une ville qui n’a rien. À la fin du xiv^e siècle : un comte qui n’a plus grande chose, une ville qui a retrouvé la pleine et entière disposition de ses biens et qui en accru le volume.

19La possession que le comte garde dans son intégralité est le palais sis au cœur de la cité où réside l’administration comtale. Ce palais est la preuve tangible de la présence du comte ou du roi (les documents disent en général le roi puisque les comtes de Provence sont rois de Naples).

20Il y a à Arles la même administration que dans les autres chefs-lieux de viguerie. À sa tête se trouve le viguier : il est le représentant du roi, doit visiter la viguerie et veiller à la conservation des droits et propriétés du souverain ; il convoque et préside les assemblées générales des habitants et les réunions du conseil municipal ; il est, jusqu’en 1368, le capitaine de la ville chargé de la défense ; il est assisté d’un sous-viguier. Le juge ou les juges (selon les périodes où il y en a eu un ou deux) connaissent de toutes les causes civiles et criminelles de la circonscription. Le clavaire gère les finances royales et est responsable devant la chambre des comptes d’Aix. Quatre notaires et quelques sergents complètent l’ensemble.

21Dès 1251, la rigidité de cette organisations a été atténuée par les privilèges et par l’embryon d’un gouvernement communal (le conseil des 80 chevaliers et probes hommes) concédés par Charles 1^er. S’appuyant sur cette convention, les Arlésiens travaillent à maintenir et élargir ce qu’ils appellent leurs « privilèges et libertés ».

22Leur premier souci est d’obtenir des princes qu’ils s’engagent à ce maintien. Robert en 1306, Jeanne en 1345 et 1368, Marie de Blois et Louis II en 1385, Louis II en 1390, 1399 et 1402, Louis III en 1425 et 1426, René en 1437, Palamède de Forbin en 1481 font cette promesse19. Le sénéchal, le juge mage doivent faire de même ainsi que tous les officiers royaux nouvellement nommés à Arles20. Le « Livre de privilèges » de 1427 renferme 20 paragraphes qui donnent une idée de ce que les gens d’Arles entendent par l’expression maintes fois répétée : « privilegia, libertates, conventiones et consuetudines Arelatis ». Les domaines concernés sont divers, mais quelques préoccupations majeures apparaissent. Des officiers royaux, les Arlésiens exigent l’honnêteté, le respect des libertés, l’obligation de résidence. Ils font préciser les conditions de leur entrée en fonction, de l’exercice de leur charge, de leur départ de la ville. À partir du moment où l’on possède des procès-verbaux de délibérations, on s’aperçoit que le conseil n’accepte pas n’importe quel individu et n’hésite pas à récuser des personnages nommés par le comte21.

23Plus que tout, les Arlésiens attendent un bon fonctionnement de la justice : intégrité des juges et de tous leurs auxiliaires (notaires, sergents, gardiens de prison), respect des règles de la procédure, privilège d’être jugé à Arles même par des juges ordinaires. Ils entendent que leur territoire, leurs biens, leurs pâturages soient protégé par le roi22. Ils tiennent à conserver tous les avantages économiques acquis : exemption des péages, protection contre la concurrence des vins étrangers et du sel de Berre, concession de foires, libre exportation des grains23. Ils veulent voir préservé le statut particulier des juifs locaux.

24Mais la communauté va au-delà du simple maintien. Elle entend accroître les avantages acquis. Il s’agit d’un véritable grignotage que cyniquement elle proclame et fait accepter par Jeanne en 1359 : la reine reconnaît que les privilèges et libertés de la ville ne peuvent être interprétés que dans un sens favorable aux intérêts arlésiens24.

25Le domaine où les progrès ont été les plus nets est celui du gouvernement de la ville. Présentant l’évolution des institutions de Tarascon de la fin du xiii^e siècle à la fin du xiv^e siècle, Michel Hébert intitule un de ses développements « Vers un gouvernement urbain25 ». Le même titre conviendrait pour Arles, non point que les Arlésiens aient imité les Tarasconais, mais parce qu’au contraire le castrum de Tarascon semble avoir suivi avec un certain retard la civitas Arelatis26.

26Peu à peu, un véritable pouvoir municipal se crée : un conseil, des syndics, un trésorier, un assesseur, un grand nombre d’officiers et de commissions spécialisés. La guerre, la guerre civile, la minorité de Louis II, la personnalité de certains princes favorisent un véritable transfert de responsabilités. Les Arlésiens se chargent de la défense et du règlement des problèmes intérieurs de leur ville. Ils sont poussés dans cette voie par le souverain lui-même. En octobre 1396, Marie de Blois les autorise à passer un accord avec les gens de Raymond de Turenne retranchés aux Baux ; en septembre 1422, Yolande d’Aragon leur permet de s’armer et d’armer des barques pour combattre les pirates qui menacent l’entrée du Rhône27. À la fin du xiv^e siècle, les Arlésiens se concertent avec Tarascon, Marseille, Martigues, Aix28.

27Ils réussissent aussi à s’introduire dans l’administration royale locale. Les quatre notaires de la cour sont des citoyens d’Arles choisis par le conseil. Celui-ci désigne chaque année un Arlésien possédant des biens dans la ville : « le sous-clavaire ». Il est chargé de la juridictionem modicarum causarum. Ses compétences semblent être celles d’un tribunal de simple police : port d’armes prohibées, délits liés à l’activité pastorale et agricole29... Les habitants sont très attachés à cet office de sous-clavaire. Les notaires essaient de se le réserver30. Dans le cours du xv^e siècle, il donne lieu à des élections très serrées au sein du conseil municipal31. En définitive, la justice est partagée entre le comte et la communauté. Le partage est certes très inégal. Il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas, à partir des premières années du xiv^e siècle, un monopole comtal.

28Les comtes sont conscients des progrès de l’autonomie urbaine et ne l’acceptent pas toujours de bon gré, même si les circonstances les amènent à composer. Un excellent exemple est rapporté par le « Journal de Jean Le Fèvre ». À l’automne 1385, Marie de Blois réussit, après beaucoup de difficultés, à gagner à sa cause les Arlésiens. Le 4 décembre, elle entre dans la ville :

Le V^e jour au matin fut le conseil de Madame assamblé en l’ostel de Madame, et furent lus les chapitres que demandent ceulz d’Arles à eulz estre jurés ; et pour ce que il y en avoit qui faisoient à débatre, fu ordonné que aucuns du conseil Madame fussent avec le conseil de la ville pour en traiter avec eux [...] Le VI^e jour [...] messire Raymon Bernard fist une grande querimonie de ce que en avoit examiné les chapitres et que on avoit ordonné aucuns à les pourchacier refourmer et orgueilleusement parla et despiteusement. Madame la rapaisa, et je excusé le conseil, et me fist grand mal souffrir ses paroles orgueilleuses...[le 9 décembre], le conte Camberlan et messire Raymon Bernard traitoeint avec le sindics et le conseil d’Arle, et pour ce que les chapitres qu’ils demandent sont contre raison, telz y a, nient mains ils les veulent. Madame jura en ma main de la sienne par la foy de son corps que les derraisonnables elle point ne garderoit ; et ce je li fis faire ad cautelam futuri temporis. Les sindics au vespre bien tard li apportent le chapitre, et elle les leut et accorda32.

29Ainsi la convention de décembre 1385, l’un des grands textes de l’histoire arlésienne, a donné lieu à des négociations difficiles et renferme des articles secrètement désavoués par la reine.

30L’épisode est intéressant. Il montre que, dans l’accroissement de leurs privilèges, les Arlésiens ont atteint une limite qu’ils ne peuvent dépasser et il est des concessions que, malgré sa situation difficile, le comte ne peut accepter de faire.

Une intégration dans le comté de Provence

31Les historiens des villes provençales ont été sensibles aux autonomies urbaines du Moyen Âge finissant. « Ce qui frappe en effet tout d’abord, quand on considère les communautés provençales dans les deux derniers siècles qui suivirent la disparition du régime consulaire, c’est la liberté d’action dont elles jouissaient », écrit V.-L. Bourrily33. Michel Hébert insiste sur l’autonomie croissante des villes « qui dans tous les domaines est en mesure de faire place à l’autorité royale34 ». Cela est surtout vrai de la seconde moitié du xiv^e siècle et on comprend que M. Hébert l’ait mis en lumière dans son beau livre sur le Tarascon de cette période.

32Il ne s’agit pourtant que d’un aspect de la réalité. Le « Livre des privilèges d’Arles », les registres de délibérations communales montrent que les princes et leurs officiers ne cessent d’empiéter sur les libertés qu’ils jurent de respecter ; ils révèlent une lutte constante du conseil contre la politique du roi ou de ses représentants surtout à propos de la justice et de la liberté du commerce. En 1366, en 1371, en d’autres circonstances encore, les juges royaux prononcent des condamnations en dehors de la présence des syndics. En 1446, un juge est nommé sans que les formes soient respectées. Dans tous les cas, le conseil proteste et obtient gain de cause. Dix fois, vingt fois, le souverain impose des taxes sur la sortie des marchandises ; chaque fois, il doit y renoncer face aux réclamations arlésiennes.

33On pourrait fournir des dizaines d’exemples de cette guerre de harcèlement. Entre 1426 et 1450, 40 % du nombre total des séances du conseil sont consacrées en partie à la défense des privilèges. En 1439, on voit apparaître une commission de 6 membres : les defensores libertatum.

34Le roi intervient de façon plus manifeste dans la vie intérieure de la cité. En 1425, un conflit oppose les habitants à propos de la fiscalité et de la rédaction d’un livre terrier, ancêtre du cadastre ; il impose son arbitrage35. À plusieurs reprises il modifie l’organisation du gouvernement municipal et, en 1429, 1434, 1436, le roi ou son lieutenant désignent eux-mêmes les syndics36. Les relations extérieures d’Arles sont le plus souvent contrôlées par lui-même ou par son représentant. Il est loin le temps où la « république » d’Arles signait des traités avec Gênes. En 1438, les Arlésiens qui ont à se plaindre des Gênois s’adressent au conseil royal et lui demandent d’intervenir auprès de la grande cité ligure. Marie de Blois, en 1385, intervient dans l’interminable conflit entre Arles et Marseille. Cinq ans et demi plus tard, c’est la viguier royal d’Arles qui arbitre le long et difficile débat37.

35La cause profonde de ces interventions royales réside dans les transformations de l’État provençal, dans ses besoins croissants d’argent, dans la nouvelle fiscalité qui est en train de naître. Les choses changent dans les années 1390. À partir de ce moment, les demandes du prince et les dons gratuits qui lui sont faits deviennent si nombreux qu’ils perdent leur caractère exceptionnel. « Quod illud donum non trahatur ad consequentiam pro futuro tempori38. » Cette formule qui revient chaque fois n’est plus qu’une clause de style. Pour payer ces emprunts forcés et non remboursés, Arles doit lever des impositions indirectes et ne peut le faire qu’avec l’autorisation du comte. Ainsi le cercle est bouclé : le roi est le maître des finances urbaines et de plus en plus le véritable maître de la ville. Aucun document arlésien ne porte la mention de « bonne ville ». Mais si le mot n’y est pas, la réalité existe. Géographiquement, on est loin des villes de l’ouest étudiées par Robert Favreau et Jean Glenisson, on est loin de Tours, décrite par Bernard Chevalier, pourtant les ressemblances sont frappantes entres Arles et ces cités39. Le renforcement de la fiscalité comtale aboutit à l’intégration d’Arles dans le comté, même si la ville continue à proclamer bien haut ses privilèges, même si en janvier 1482 au moment du rattachement de la Provence au royaume de France, le nouveau souverain – Louis XI – décide que les syndics s’appelleront « consuls40 ». Cruelle ironie ou suprême hypocrisie de la part du roi que ce vocable riche de souvenirs historiques, évocateur d’antiques libertés, soit remis en honneur au moment où ces libertés disparaissent.

36À l’égard de ce comte envahissant, les sentiments des Arlésiens sont doubles : d’un côté un attachement indéfectible, de l’autre, une méfiance certaine.

37L’attachement des Arlésiens à leur roi et au comté de Provence ne fait aucun doute. Il se manifeste de diverses manières et à plusieurs reprises.

38Ils obtiennent de Jeanne, en 1352 et en 1368, de Marie de Blois en 1385, la promesse de ne pas transférer leur ville dans les mains d’un autre souverain41. Ils se sentent en effet plus menacés que d’autres sujets du comte dans la deuxième moitié du xiv^e siècle42. Ils sont Provençaux et entendent le rester.

39Ils sont fidèles aux princes de la première et de la deuxième maison d’Anjou : Marie et Louis, en 1385, leur promettent de ne jamais faire la paix avec Charles de Duras et de venger la reine Jeanne43.

40La mort de leurs rois est l’occasion d’organiser des cérémonies à Saint-Trophime. Les comptes trésoraires font connaître les cantars célébrés pour le salut de leur âme44. Bertand Boysset a décrit celui de la reine Jeanne avec force détails : le catafalque recouvert d’un drap noir aux armes de la reine et surmonté de sa bannière, 150 torches et 400 cierges, une messe d’absoute et un beau sermon, toutes les cloches de la ville sonnant le glas la nuit, la foule des habitants vêtus de noir discutant pendant le cantar la question de savoir si Jeanne était ou non encore en vie (car los uns volien, que hom montegues, que madama era viva, et d’autres non45). Bertrand Guenée écrit : « Les funérailles des rois devinrent [...] de grandioses spectacles46. » Il en est ainsi à Arles de ces simulacres de funérailles.

41Les événements heureux leur permettent de montrer leur joie. En 1437, ils apprennent la libération du roi René ; ils décident aussitôt une sonnerie de toutes les cloches ; la célébration de messes, une procession générale à travers la ville, la criée de la bonne nouvelle dans tous les quartiers de la cité, l’engagement de mimes et de trompettes47.

42Plus que toute autre cérémonie, les entrées royales réchauffent le loyalisme des Arlésiens. Bertrand Guenée a montré qu’elles sont devenues un « spectacle où les conseillers du roi s’entendent à développer tous les thèmes de la propagande monarchique48 ». Noël Coulet parle à leur propos de « temps fort de la religion royale » et de « liturgie de l’avent du roi »49. L’exemple arlésien, bien connu grâce à un dossier documentaire relativement riche (chronique de Boysset, journal de Jean Le Fèvre, comptes, délibérations), confirme en tous points les affirmations de ces deux historiens. Le Rhône est le cadre du premier contact entre les habitants et leur prestigieux visiteur : une flotte de navires va au devant du roi qui, à peu près toujours, arrive par voie d’eau. Il entre ensuite par la porte de la Cavalerie, au nord de l’agglomération, et se rend à Saint-Trophime et à l’archevêché en suivant un itinéraire consacré : la place du Bourg-Neuf, la Grande Boucherie, la place Saint-Trophime. Le dais porté au-dessus du prince, la décoration des rues et des places, les acclamations de la population sont les éléments essentiels de cet accueil qui ne se reproduit que de loin en loin car Arles n’occupe pas, dans les déplacements des souverains, la place d’Aix, de Marseille ou de Tarascon.

43En effet, l’attachement des Arlésiens à leur prince n’empêche pas leur ville d’être négligée par les rois de la fin du Moyen Âge, surtout par les deux grandes figures de cette période : la reine Jeanne et le roi René. La première n’y vient jamais. Le second n’y séjourne guère plus d’une soixantaine de jours en quarante-six ans de règne50. Seul Louis II, sa mère Marie et son épouse Yolande viennent à Arles à plusieurs reprises. Peut-être gardent-ils le souvenir de sa fidélité au temps de la Guerre de l’Union d’Aix. Le mariage de Louis II et de Yolande d’Aragon est célébré à Saint-Trophime, le 2 décembre 1400. L’un de leurs enfants naît dans le palais de l’archevêché, douze ans plus tard, le 12 août 1412. Le 15 janvier 1415, le prince y préside la réunion des États de Provence, la seule de l’histoire provençale médiévale qui se tienne à Arles.

44L’attitude constante des Arlésiens tend à leur donner une place à part en Provence. Elle traduit leur méfiance.

45Ils redoutent, en définitive, la présence prolongée du roi. La convention de 1385 interdit au souverain la construction d’un château ou d’une maison qui puisse être fortifiée à l’intérieur de la ville. On comprend que Tarascon avec son château reconstruit au cours du xv^e siècle soit préférée par les comtes de Provence et qu’elle soit l’un des séjours favoris de René d’Anjou51. Arles perd ainsi définitivement tout espoir d’être une résidence royale.

46Ils craignent aussi le développement d’une administration comtale trop importante dans leurs murs. En 1390, ils obtiennent qu’il n’y ait pas plus de dix sergents de la cour royale52. Ils contribuent ainsi à accélérer une évolution : la perte par Arles de ses fonctions administratives. La gabelle du sel arlésienne disparaît au xiv^e siècle : tout est désormais concentré pour le sel du bas Rhône dans le grenier de Tarascon. La frappe des monnaies par l’archevêque n’est plus qu’un souvenir et la promesse de Marie en 1385 d’en faire battre dans la cité n’est pas tenue. Dans ce domaine tout se passe à Saint-Rémy et une fois encore à Tarascon.

47Ils affirment bien haut leur statut original face aux princes et aux États. Ce n’est pas un hasard si ceux-ci ne tiennent qu’une session à Arles. Comme Marseille, comme les terres des Baux dans les Alpilles, Arles est « terre adjacente » parce que rattachée au comté dans des conditions particulières. À Arles, le viguier est introduit à la suite d’un coup de force exécuté en juillet-août 1239 par l’archevêque, Jean Baussan, et les partisans du comte. Il est rétabli ensuite, en 1251, lorsque Charles I^er s’empare de la ville. Le représentant du roi est substitué aux magistrats municipaux supprimés, les consuls53. Les députés d’Arles aux États, comme ceux de Marseille, ne participent pas à ces assemblées au titre commun, mais en tant qu’ambassadeurs de leur communauté. Ils assistent aux délibérations en qualité de témoins sans voix délibérative. Ils rappellent que leur présence ne peut porter préjudice aux privilèges de leur cité. Cette dernière se déclare toujours exempte des contributions votées par les États. Les Arlésiens sont très susceptibles dans ce domaine. En octobre 1440, ils demandent à la reine d’annuler la convocation qui leur a été adressée pour le « conseil général » qui doit se tenir à Aix le mois suivant, parce qu’elle a été rédigée dans une forme contraire aux franchises d’Arles ; ils ajoutent que le clavaire royal doit, conformément à celles-ci, payer les frais de déplacement de leurs deux ambassadeurs. Lorsque ceux-ci sont désignés, il est bien précisé qu’ils n’iront à Aix qu’avec le mandat d’écouter et de rapporter (cum potestate audiendi et refferendi54). On a pu écrire – Michel Hébert en l’occurrence – « les réunions des États de Provence, qui marquent le point de rencontre entre la ville et son souverain, sont bien une limite des pouvoirs et de l’autonomie des magistrats municipaux55 ». Les États ne jouent pas ce rôle pour Arles. Tout se joue directement entre elle et le comte. Dans le domaine financier par exemple, il n’y a pas pour les Arlésiens de contribution votée par le consilium generale trium statuum ; le comte n’exige que des dons gratuits. Ils ne veulent voir en lui que leur seigneur ; ils refusent de le considérer comme le souverain d’un État dont Arles ne serait qu’une partie quelconque.

48Il y a toutefois un écart entre la réalité telle que la voient les Arlésiens et la réalité telle qu’elle est. Entre le milieu de xiii^e siècle et la fin du xv^e siècle, les rapports d’Arles et du comte se sont modifiés de deux manières. À qui s’efforce de les étudier, deux mouvements apparaissent qui peuvent sembler contradictoires. Il y a eu indiscutablement un progrès d’Arles aux dépens de son seigneur. Mais il y a eu aussi un inexorable mouvement de soumission à ce seigneur, c’est-à-dire d’intégration à l’état territorial de la Provence.

49De ces deux mouvements on peut dire à la fois qu’ils se succèdent et sont contemporains. L’émancipation d’Arles se fait surtout au xiv^e siècle, même si son indépendance est toujours un souci de ses citoyens au xv^e siècle. Quant à l’intégration, elle se manifeste surtout au xv^e siècle. Mais en réalité ces deux évolutions sont parallèles et contemporaines, dès la fin du xiii^e siècle les Arlésiens sont, sans en avoir clairement conscience, soumis à la pression du pouvoir central du comté de Provence.

50Si l’on veut recourir à des expressions familières aux historiens de l’économie, il y a d’une part un mouvement de longue durée : l’intégration de la ville dans une principauté territoriale comme ailleurs en Occident, et c’est cela l’essentiel. Il y a d’autre part un mouvement plus bref lié à la conjoncture du xiv^e siècle et en particulier de la deuxième moitié du xiv^e siècle (guerre, guerre civile, personnalité de la reine Jeanne), une sorte d’« accident » dans l’évolution de longue durée. Mais cet épisode a été suffisamment long pour que les historiens aient pu lui attacher plus l’importance qu’à un simple accident et surtout pour faire croire aux Arlésiens qu’ils avaient conquis une autonomie qu’ils entendaient conserver et élargir et qu’ils entretenaient avec leur seigneur des rapports particuliers. En 1481-1482, la Provence est unie au royaume de France. Les Arlésiens prêtent un serment de fidélité à leur nouveau seigneur le roi de France et celui-ci, par l’intermédiaire de Palamède de Forbin, promet de respecter les privilèges de la ville. Peu après, Louis XI décide de donner aux syndics le titre de « consuls » qui flatte les citoyens d’Arles et leur rappelle la glorieuse époque du consulat. Mais cette expression ne correspondait plus à aucune réalité. Peu à peu, les « libertés et privilèges » d’Arles s’étaient vidés de leur contenu. Les Arlésiens n’avaient plus un seigneur mais, comme les autres Provençaux, un souverain. En 1458, le roi René se plaît à le leur rappeler :

Vous estes nos subgez et en cas telz com vous escrivons ne pouvez prendre excusations, a nous appartient de comander et a vous dobeir sans difficulté ni dissimulation et aussi avons entention que le doyez faire56.

511^re édition : paru dans Vie privée et ordre pubic à la fin du Moyen Âge, PUP, Aix-en-Provence, 1987, p. 159-176.