1Présenter les manifestations d’anticléricalisme à Arles au milieu du xiii^e siècle revient à présenter des événements pour la plupart déjà connus. Trois historiens du mouvement d’émancipation urbaine arlésien les ont étudiés : Anibert, Fernand Benoît, Erika Engelmann. Ici même, à Fanjeaux, en 1984, Jacques Chiffoleau les a évoqués dans « Vie et mort de l’hérésie en Provence et dans la vallée du Rhône du xiii^e au début du xiv^e siècle ». Martin Aurell s’y est intéressé dans son livre « La vielle et l’épée ». Il y a même quelques lignes les concernant dans le tome V de l’« Histoires du christianisme1 ». Dans ces différents études, quelques aspects ont été négligés : par exemple, le fait qu’on ne s’en est pas pris seulement à l’archevêque, mais aussi à d’autres religieux. D’autre part tous ces auteurs ne se sont pas placés au même point de vue. On a donc essayé de reprendre et de compléter le dossier sur l’anticléricalisme arlésien.

2Celui-ci s’est manifesté au cours de deux périodes de crise : 1235-1238 et 1247-1251. Il ne peut se comprendre sans évoquer trois séries d’éléments : l’évolution politique d’Arles au cours du siècle précédent et le rôle joué par l’archevêque dans ces événements, l’implantation dans le territoire arlésien des vastes seigneuries des templiers et des hospitaliers, la présence éventuelle d’hérétiques à Arles.

L’archevêque et le mouvement d’émancipation urbaine

3Au xi^e siècle, encore au xii^e siècle, l’archevêque d’Arles est un personnage considérable, le véritable chef de l’épiscopat provençal. Il suffit d’évoquer Raimbaut de Reillane, archevêque de 1030 à 1069 et propagateur de la réforme grégorienne. Les choses commencent à changer au xii^e siècle. Malgré tout, la venue de Frédéric Barberousse à Arles en 1178 couronné à Saint-Trophime par l’archevêque Raymond de Bollène entouré des membres de l’épiscopat provençal consacre la suprématie du prélat arlésien.

4D’autre part entre l’an mil et 1250, les comtes ont peu à peu perdu des droits et des revenus à Arles au profit de l’archevêque. Celui-ci est une puissance temporelle. Il partage la seigneurie supérieure de la Cité avec le comte. Le Bourg Neuf, le Vieux-Bourg, Trinquetaille sont tenus par les Baux et les Porcellets de l’archevêque. Il possède un certain nombre de droits sur les juifs, les poids et mesures et les péages. Il a d’immenses domaines fonciers notamment en Camargue.

5L’enrichissement des chevaliers urbains ainsi que d’autres groupes de la population aboutit à la formation d’un consulat en 11312. Il a pu y avoir des conflits entre les consuls et l’archevêque3. Toutefois dans les années cinquante du xii^e siècle, l’archevêque Raymond de Montredon concède une charte de consulat, puis promulgue les premiers articles des statuts d’Arles4. Durant les décennies qui suivent, l’archevêque contrôle le consulat. En 1202, il décide la fusion des consulats du Bourg et de la Cité profitant de la rivalité des habitants des deux quartiers. En 1206, il désigne lui-même les consuls. Puis l’atmosphère devient de plus en plus tendue, d’une part parce que le comte a tendance à intervenir dans la ville, d’autre part parce que les groupes sociaux s’opposent à propos du gouvernement urbain : d’un côté le patriciat, essentiellement les chevaliers, de l’autre les nouveaux riches, les classes moyennes. En 1217, ces derniers demandent au chapitre (l’archevêque est absent) de désigner les consuls. Les probi homines ont gagné, mais cette situation ne peut durer, car se trouve éliminés du pouvoir des gens qui ont une position économique et sociale trop élevée pour rester sur une défaite. Pour mettre fin à ces luttes qui risquent d’être trop favorables au comte, on a recours au podestat, une institution italienne : un étranger à la ville donc placé au-dessus de la rivalité des partis, arbitre impartial, est nommé pour un an renouvelable. Auprès du podestat, un syndic représente les intérêts de la commune, peut-être ceux des couches nouvellement enrichies. Cette organisation dure jusqu’en 1234. Elle apporte des limitations au pouvoir de l’archevêque : il ne nomme plus les administrateurs de la ville, mais se contente d’approuver le choix des quatre délégués choisis par le conseil pour l’élection du podestat. Cette organisation correspond à un nouvel équilibre des forces : équilibre entre l’archevêque et le patriciat qui forme le conseil, équilibre entre le patriciat et les couches moyennes si le syndic est réellement leur représentant5. Or, dans les années 1232-1234, cet équilibre se rompt. Le groupe des hommes nouvellement enrichis obtient un certain nombre d’avantages économiques. En 1234 l’archevêque et le podestat concluent un accord qui leur est favorable6. Pour les gens les plus haut placés de la société arlésienne, pour le patriciat, l’émancipation urbaine doit prendre une nouvelle forme : une lutte d’une extrême violence contre l’archevêque.

L’extension des possessions des ordres religieux militaires

6L’archevêque n’est pas le seul ecclésiastique constituant un obstacle pour les Arlésiens. Les ordres religieux militaires, les templiers et les hospitaliers, sont pour eux des adversaires redoutables. Leurs possessions dans le territoire urbain sont en plein essor :

• entre 1170 et 1176, les templiers de Saint-Gilles commencent à s’installer en Camargue dans la région de Saliers. Avant 1200, ils construisent une maison qui est bientôt érigée en commanderie. À partir de 1228, on connaît le nom du premier administrateur de cette commanderie qui, en dehors de Saliers, possède des terres dispersées en Camargue ;
• entre 1138 et 1143 apparaît la maison d’Arles près de la porte nord de la ville. Elle lui a d’ailleurs donné son nom : « porte de la milice ». À partir de 1175, on connaît les noms des premiers commandeurs. Cette maison réalise un vaste mouvement d’extension territoriale qui atteint son apogée dans la première moitié du xiii^e siècle et concerne la Camargue, la Crau, le Trébon7.

7À partir de 1117-1118, les hospitaliers sont à Trinquetaille. À partir de 1160, il y a un précepteur à la tête de la commanderie de Saint-Thomas de Trinquetaille. Le cartulaire de cette dernière montre la formation de son temporel8.

8Cette extension inquiète les autorités. Trois textes le révèlent :

• en 1225, elles font procéder à un arpentage des coussouls de la Crau, car des particuliers et des maisons religieuses ont tendance à accaparer les précieux pâturages9 ;
• l’article 164 des statuts interdit aux maisons religieuses, à l’exception de l’archevêché et du chapitre Saint-Trophime, de faire dépaître du bétail de la Saint-Michel à la mi-carême, ce qui leur interdit de pratiquer la transhumance ;
• l’article 168 interdit aux maisons religieuses de faire des acquisitions dans le territoire communal et, si elles ont reçu des terres sous forme de donation ou de legs, elles doivent les revendre dans les deux mois10.

9Cette politique des ordres religieux militaires est dangereuse pour le patriciat arlésien et leurs possessions sont des proies tentantes pour lui.

Présence et rôle éventuel des hérétiques

10On est tenté d’attribuer un rôle à l’hérésie dans l’anticléricalisme arlésien. Deux auteurs qui ont traité de l’histoire de la « République d’Arles » ont insisté sur cet aspect dans une ville à la fois proche du Languedoc cathare et au sud de la vallée du Rhône, terre des Vaudois.

11Fernand Benoît parle de vif mouvement de lutte antireligieuse parmi les républiques provençales, l’hérésie étant liée, en Provence comme dans les républiques italiennes, aux troubles communaux qui soulèvent les villes contre le pouvoir seigneurial11.

12Un paragraphe du livre d’Erika Engelmann est consacré au lien entre hérésie et mouvement urbain (Verbindung von Häresie und Emanzipation). Dans un développement de plusieurs pages, elle trouve que le lien est évident entre l’émancipation urbaine et l’hérésie cathare. Arles a des liens avec le Languedoc. La doctrine cathare avec son exigence de purification de l’Église enthousiasme le patriciat local et le pousse à s’emparer du gouvernement de la ville12.

13Jacques Chiffoleau a pour sa part combattu ces idées. Il parle d’« une hérésie sans doute plus imaginaire que réelle ». Il écrit encore :

Si le geste de refus, la révolte à l’égard de l’évêque sont aussitôt interprétés par les clercs comme le signe de l’hérésie, il n’est pourtant pas nécessaire d’être un dualiste forcené ou un adepte convaincu des thèses de Pierre Valdès pour rejeter le paiement de la dîme...

14« Au début du xiii^e siècle, rien n’indique que ces tensions (conflits entre les évêques et les nouvelles classes urbaines) ne conduisent en masse les Arlésiens et les Avignonnais vers les parfaits et les disciples de Valdès... » Jacques Chiffoleau pense qu’Erika Engelmann n’apporte pas de preuve suffisante du lien entre catharisme et mouvement communal. « En Provence, il ne faudrait pas faire de l’hérésie la cause principale, le “Deus ex machina” de tous les mouvements contestataires, surtout s’ils sont anticléricaux13 ».

15On a donc tendance à refuser le lien entre le mouvement communal et l’hérésie. On ne rencontre pas de mention explicite d’hérétiques présents à Arles. Le seul texte ou figure le mot « hérétique » est l’article 126 des statuts sans doute rédigé entre 1215 et 1235 : « Item, statuimus quod nullus suspectus vel infamatus de heresi possit esse in consilio vel in aliquo publico officio14 ».

Une première période de crise : 1235-1238

16En 1233 monte sur le siège d’Arles Jean Baussan qui avait été archidiacre de Marseille en 1223 et évêque de Toulon en 1224.

17En 1235 est mise en place une nouvelle organisation du gouvernement urbaine : la confratria baiulorum. Le pouvoir est aux mains de deux conseils. On connaît les noms de cinquante-huit des majores consilarii et des minores consilarii. Il s’agit de milites et de probi homines, des membres du patriciat. Le chefs de métiers n’ont pas accès au gouvernement de la ville comme à Avignon ou à Marseille. Ce pouvoir se caractérise par son caractère aristocratique : Bertrand et Raynaud Porcellet y participent.

18Cette confrérie des bailes a duré, au maximum, du mois de septembre 1235 au mois de juillet 1238 ; mais, dès le 24 juillet 1236, les membres les plus riches du patriciat capitulent. Un accord est conclu. Le conseil et l’archevêque désignent trois délégués chargés de choisir les consuls : ce sont trois confratres très actifs qui son nommés. C’est un compromis : l’archevêque conserve un contrôle sur le gouvernement urbain, le patriciat obtient la désignation de trois des siens. Le 18 décembre 1237, les milites et probi homines Arelatis donnent tout pouvoir à l’archevêque pour mettre fin à leurs discordes et le 24 décembre un accord est conclu entre trente cinq habitants d’Arles qui se pardonnent leurs injures et leurs torts mutuels15. L’année 1238 voit le conflit s’apaiser et se mener une enquête sur les événements16.

19L’un des textes de juillet 1236 et l’enquête de 1238 révèlent ce qui s’est passé. En juillet 1236, onze Arlésiens, chevaliers et probhommes, reconnaissent « nos usurpasse regimen civitatis et burgi » et affirment : « fecerant conjurationem contra Deum et Ecclesiam ». En effet, en s’emparant du pouvoir, la confrérie des bailes a aboli le pouvoir qu’avait l’archevêque de créer les consuls. L’enquête de 1238 est la source la plus précieuse : elle permet de voir la confrérie en action.

• En 1235, la confrérie fait faire une criée : obligation pour tous les Arlésiens d’adhérer à la confrérie, sinon ils seront considérés comme des ennemis et on leur refuserait toute justice.
• La confrérie fait faire une criée dans la Cité et le Bourg : interdiction de faire des offrandes aux églises sous peine de cent sous d’amende, interdiction de vendre quoi que ce soit et de rendre le moindre service à des prêtres, interdiction de leur faire cuire leurs aliments, de moudre leur grain, de transporter leurs biens par terre ou par eau.
• Il est interdit aux Arlésiens de payer les dettes qu’ils ont à l’égard des clercs.
• Les membres de la confrérie s’emparent du palais de l’archevêque, expulsent les chanoines, s’emparent des grangias (des mas) de l’archevêque, saisissent le bétail qui s’y trouve, y installent des gardes. Le plus virulent membre de la confrérie, Pons Gaillard, s’empare des bœufs de l’archevêque et les mène dans son mas.
• Les bailes font saisir toutes les armes de ceux qui sont du côté du podestat et de l’archevêque.
• Pons Gaillard et plusieurs autres membres de la confrérie prennent une femme des mains d’un laïc.
• Albert prêtre, chapelain de l’église Saint-Julien, raconte qu’un jour, alors qu’il baptisait un enfant et demandait une offrande au parrain, un certain Pons de Monteux a insulté le parrain et cassé un bâton sur sa tête et ses épaules.
• Le prieur de l’église Notre-Dame-de-Beaulieu rapporte qu’un certain Jean Bochan a été condamné à une amende de cent sous pour avoir apporté à son église une offrande faite par une étrangère et qu’un fournier a été condamné à la même amende pour avoir fait cuire son pain.

20Ainsi se présente le dossier. Voilà ce qu’on peut savoir sur les manifestations d’anticléricalisme au cours de cette période : des violence physiques ; l’occupation de biens ecclésiastiques ; un effort pour isoler les clercs, les exclure de la société urbaine ; enfin un geste spectaculaire, le mariage de plusieurs membres de la confrérie des mains d’un laïc.

21Mais il faut aussi retenir qu’à ces agressions s’oppose une résistance. Jean de Baussan, réfugié à Salon, réunit un synode diocésain et excommunie les membres de la confrérie. La sentence d’excommunication est lue dans les églises d’Arles. Trois cas de désobéissance à la confrérie sont connus : le fournier qui cuit le pain d’un prêtre, l’homme qui transmet une offrande à une église, le comportement du parrain roué de coups pour avoir refusé d’obtempérer à la criée de la confrérie qui clame : « au nom de Dieu et en dépit du diable il ferait l’aumône accoutumée nonobstant les proclamations contraires ».

22En 1238, l’atmosphère paraît apaisée, mais il n’y a pas retour à la situation antérieure. L’archevêque ne vient à bout de la confrérie qu’en conférant le droit de nommer les consuls à trois de ses anciens dirigeants. Les puissances extérieures conscientes des difficultés du prélat arlésien sont tentées d’intervenir.

• L’empereur Frédéric II nomme à Arles en 1237 un vicaire impérial, puis en 1238 le comte Beroard de Lorette vice-roi du royaume d’Arles résidant dans la ville.
• L’archevêque inquiet fait appel au comte de Provence Raymond-Béranger qui expulse le représentant de l’Empereur. Il cède au comte les droits de justice sur la Cité, et aux Porcellet les droits de justice sur le Bourg.
• Raymond VII comte de Toulouse poussé par l’Empereur envahit la Camargue, mais échoue devant Arles.

23Au terme de ces événements, il y a un vainqueur, le comte de Provence. Arles accueille un représentant du comte : en 1240, un sous-viguier ; en 1242, un viguier. Il y a aussi deux vaincus : l’archevêque et le parti communal.

Une deuxième période de troubles : 1247-1251

24L’excès même de la défaite va provoquer une réaction. L’occasion est fournie par le changement de dynastie à la tête du comté de Provence. En 1246, Charles d’Anjou, frère de Saint-Louis, épouse Béatrice héritière du comté. Les débuts de son règne sont difficiles. De 1248 à 1250, il participe à la croisade avec Saint-Louis. Il rentre à la fin de 1250 et va remettre de l’ordre en Provence et notamment à Arles où il entre avec son armée en avril 1251.

25Les années 1247-1251 sont le temps d’une nouvelle phase de troubles à Arles. Le mouvement communal prend une ampleur géographique et sociale jusqu’alors inconnue :

• à l’annonce de l’accession de Charles d’Anjou à la tête du comté, Avignon, Marseille et Arles se soulèvent, s’unissent et confient la charge de podestat à Barral de Baux ;
• à Arles même, l’assise du mouvement communal s’élargit. À l’automne 1247, un accord est conclu entre l’archevêque et trente-trois chefs de métiers. Désormais ceux-ci ont accès au conseil. On peut considérer que devant l’ampleur des dangers, le patriciat fait taire son égoïsme et accepte un élargissement du gouvernement urbain. Comme à Avignon et à Marseille, les représentants des métiers y participent17. Ainsi toute la société arlésienne est concernée. À propos de cette convention deux remarques s’imposent :
• les six recteurs de la confrérie président à cet accord et parmi eux se trouve Pons Gaillard le plus violent adversaire de l’archevêque des années 1235-1238, celui qui s’est emparé du bétail de l’archevêque et qui a pris une femme des mains d’un laïc.
• les chefs de métiers promettent de défendre l’archevêque et l’église d’Arles. En réalité il s’agit d’un accord imposé au prélat. Ils promettent d’aider la « societas » conclue avec Avignon, Marseille et Barral de Baux. Il est prévu qu’ils pourront se réunir en armes dans le palais de l’archevêque, si cela leur paraît utile.

26En 1249-1250, on assiste à une répétition des violences anticléricales de 1235-1238 ; mais la violence est plus grande encore.

27On s’en prend aux biens ecclésiastiques et à la personne des clercs. Un texte de 1250 énumère tous les biens et tous les droits de l’archevêque usurpés18. Les trois grands domaines de la Tour de Valat, de Furane, de Boiscomtal sont occupés. Tous les revenus de ces domaines sont saisis : le grain, le foin, les bois, les revenus des vignes, ceux de la chasse. Sont saisis aussi les pâturages de Crau, les dîmes, les droits sur la circulation des marchandises et le commerce (poids et mesures, péage), les droits sur le sel. Cette fois l’action ne se limite pas aux possessions et droits de l’archevêque. Du bois appartenant à l’abbaye de Saint-Césaire est saisi. On s’en prend à l’abbaye de Montmajour. On détruit des maisons du temple. On se rend à Trinquetaille à la commanderie Saint-Thomas des hospitaliers ; on fait sortir plusieurs chevaliers, on les tue et on les déchiquète19. Outre les hospitaliers, un chevalier Ymbert Dardier est tué par Étienne Gaillard. D’autres individus sont tués ou torturés.

28Les textes permettent surtout de voir l’attitude à l’égard de l’archevêque. Le 29 août 1249 le conseil général de la commune et les chefs de métiers réunis adoptent un texte que le chanoine Albanes a appelé « interdit lancé par le conseil contre l’archevêque ». Il est dit que personne ne doit entrer en contact ou parler avec le prélat, lui rendre un service, lui vendre ou lui donner quoi que ce soit20. Cette décision doit faire l’objet d’une criée à travers la ville. Le podestat d’Arles, Albert de Lavania, désapprouve cette politique. Le conseil passe outre et fait faire la criée.

29La politique d’isolement de l’archevêque est mise en place par la force ainsi que l’attestent plusieurs documents21.

• L’archevêque désirait se rendre à la cour où plusieurs personnes étaient détenues, trois membres de la confrérie l’en empêchent. L’un d’eux Étienne Gaillard le menace d’un couteau : « posuit manum ad cultellum ».
• Un certain Hugues de Pennafort voulait acheter des poules pour le compte de l’archevêque ; il est molesté.
• L’archevêque est malade. On saisit ses clefs. On empêche les serviteurs, le soigneur, le barbier de se rendre auprès de lui. On menace un médecin de dix livres d’amende, au cas où il soignerait l’archevêque.
• L’archevêque demande à se rendre à Marseille. Il en est empêché.
• Il est interdit aux gens de l’archevêque de parler avec des Français et des ennemis d’Arles.
• On prévient l’archevêque que le mieux serait qu’il s’en aille. S’il décidait de rester, il ne pourrait le faire qu’entouré de deux personnes choisies par le pouvoir communal.
• Toutes ces mesures s’accompagnent, comme dans la période précédente, d’une interdiction des offrandes aux églises.

30Pour finir, en septembre 1249, on lui offre le choix : rester avec trois serviteurs ou partir. Il choisit le départ. On lui donne un sauf-conduit jusqu’à Fourques. Bernard, archidiacre du chapitre, sera responsable des dettes de l’archevêque. Jean Baussan se réfugie à Saint-Pierre de Camp Public près de Beaucaire. Pour la Noël 1249, il demande à rentrer à Arles pour célébrer la fête dans son église22. Il se heurte à un refus. Alors de janvier à mai 1250, il excommunie Barral de Baux et les Arlésiens ayant participé à la révolte contre l’autorité de l’Église23. Le 7 novembre 1250, il abandonne ses droits à Arles dans les mains de Charles d’Anjou et le comte lui promet, une fois en possession de la ville, de défendre les droits de l’Église24. En avril 1251, Charles d’Anjou entre à Arles avec son armée. Le mouvement communal est brisé, mais l’archevêque a perdu dans l’aventure à peu près tous ses droits.

Jean Baussan vu par le troubadour Bertrand de Lamanon

31Dans l’histoire de l’Église d’Arles, l’épiscopat de Jean Baussan a été catastrophique. Il n’a pas été seulement troublé par ses démêlés avec le mouvement communal. Un long conflit l’oppose au chapitre Saint-Trophime en 1245-1246 et en mars 1246 le pape Innocent IV le convoque à Lyon pour parler des affaires de son église25. La personnalité du prélat doit être contestée et des bruits, peut-être calomnieux, doivent courir sur son passé, si bien que le 14 octobre 1246 son successeur à la tête du diocèse de Toulon. Rostan atteste que tous les revenus de l’évêché de Toulon ont été utilisés par Jean de Baussan in necessitabus et utilitatibus mense episcopalis Tholonensis et ipsius episcopatus26. Cette déclaration est faite à la demande de Jean Baussan.

32Sur la personnalité de cet archevêque et sur l’« anticléricalisme » arlésien, on possède une autre source que les documents d’archives : on a un sirventes du troubadour Bertrand de Lamanon.

33Bertrand de Lamanon est né vers 1210. Son père Pons Bruguers est installé de fraîche date en Provence. Il est l’un des nombreux chevaliers catalans venus pour travailler à la mise en place des nouvelles structures administratives sous le règne d’Alphone I^er. Sous le règne de ce souverain, sa carrière se déroule dans l’administration locale de la Provence rhodanienne. Sous Alphonse II, il intègre la cour d’Aix. Il a épousé une fille du patriciat arlésien. Il a reçu du comte le castrum de Lamanon et réussi à se constituer une seigneurie de moyenne importance entre Arles et Aix. À sa mort, son fils aîné a reçu l’essentiel de l’héritage et pour préserver son rang social, son second fils Bertrand s’engage au service du comte.

34Il apparaît dans l’entourage du comte en 1229 et est resté avec lui jusqu’à la mort de ce prince. En 1245, le comte lui accorde, ainsi qu’à ses héritiers, 2000 sous à percevoir sur le péage de la Trouille à Arles. À la mort de Raymond Bérenger V, il quitte la cour princière où le personnel politique est remplacé par des Français. Il se retire à Arles en 1245 et y reste jusqu’à la conquête de la ville par Charles I^er en 1251. À partir d’août 1251, il est auprès du nouveau comte et jusqu’à sa mort en 1270 il est à son service y compris en Italie : il a été justicier du principat de Naples27.

35Il est particulièrement intéressant pour l’historien qu’il ait séjourné cinq années à Arles entre 1245 et 1251 au moment où se sont déroulés les événements évoqués plus haut, événements qui ont été pour lui l’occasion de composer deux chansons.

36Dans l’une, il critique l’agitation des villes du bas Rhône confédérées pour lutter contre Charles I^er et il blâme celui-ci pour son indifférence à l’égard des affaires provençales. Parlant de l’alliance conclue en avril 1247 par Arles avec Avignon, Marseille et Barral de Baux, il dit : « Elles se sont coalisées et pourtant leurs alliances ne sont pas à craindre car un pacte qui repose sur l’injustice ne peut durer, puisque le droit le dissout. » Bertrand de Lamanon est toujours légaliste, toujours du côté du prince contre les villes et les Arlésiens révoltés. Son témoignage sur Jean de Baussan dans le second sirventes n’en a que plus de valeur. Il condamne les Arlésiens révoltés contre le comte, mais ces Arlésiens sont aussi révoltés contre l’archevêque qu’il déteste.

37Son sirventes est un réquisitoire implacable contre Jean Baussan.

38Il fait une constatation : « Ceux d’Arles étaient tranquilles, sans trouble, jusqu’à ce qu’ils eurent le faux pasteur ». La chronologie le confirme : Jean Baussan devient archevêque en 1233 ; le premier épisode de la confrérie de bailes commence en 1235.

39Il énumère les défauts du prélat : il est fou (la folie revient à trois reprises dans le poème) et il est faux (le terme est répété cinq fois).

40Il est très hostile à la domination temporelle de l’archevêque qui au lieu de faire régner la paix est instigateur de troubles. « Il mène toute l’année la guerre ; il abaisse les siens par terre ; il les prend souvent dans sa folie, les emprisonne et les enferme » et encore : « Il tua Jonquières dans sa maison obscure pour de l’argent car jamais personne ne put trouver chez lui d’autres délits. » La famille Jonquières évoquée dans la chanson est une famille connue depuis la fin du xii^e siècle. Originaires de Saint-Gilles, ses membres font partie du patriciat arlésien et occupent des fonctions importantes. De 1206 à 1228, un certain Pons de Jonquières est dans l’entourage des archevêques Michel de Mourèse et Uc Beroard. En 1228 Guilhem de Jonquières est membre du conseil et en 1234 prend à ferme la gabelle d’Arles. Jean l’aîné est l’un des meneurs de la révolté contre Jean Baussan en 1235. Après l’échec des premiers épisodes, l’archevêque « n’aurait-il pas succombé à la tentation de poursuivre ses opposants ? » C’est la question qu’avec Martin Aurell on peut se poser. Y aurait-il eu de sa part répression et même crime ? On doit noter toutefois que Pons Gaillard le principal meneur est toujours là de 1247 à 1249. Il est impossible de trancher sur ce point.

41Le sirventes énumère aussi les défauts de Jean Baussan dans le domaine religieux. La simonie : « Il met en interdit, absout et enterre pour de l’argent. » Les sept péchés capitaux : « Il a les sept péchés mortels par lesquels l’on emprunte la mauvaise voie » ; sont cités l’orgueil et l’avarice. Le nicolaïsme : « Je ne dirai pas le septième, car il est si laid que la courtoisie m’en empêche. » Enfin : « Il n’a pas la foi inébranlable qui repose sur la sainte Écriture. »

42Plusieurs formules du poème sont une condamnation sans appel de l’archevêque. « Un archevêque convaincu de tant de crimes, semblerait un homme excommunié. »« Jamais ils n’auront le repos, tant qu’ils ne le mettront pas tout vif sous la pierre. »« Ce sera bien malheureux si le légat, quand il viendra, ne le condamne pas au feu ou à la prison perpétuelle. » Les trois derniers vers sont tout à fait explicites : « Et son interdit ne compterait pas, car un homme interdit ne saurait m’interdire. »

43Martin Aurell a commenté, discuté le contenu de ce sirventes. On peut penser que certains des thèmes développés ont un rapport avec les idées des Vaudois diffusées par leurs prédicateurs ou par le bouche à oreille de leurs sympathisants.

44Dire qu’il n’a pas la foi inébranlable qui repose sur l’Écriture peut être interprété comme une trace de l’évangélisme des Vaudois qui place l’Écriture au-dessus de l’Église romaine.

45Le reproche de simonie et d’amour des richesses peut correspondre au mépris affiché par les Pauvres de Lyon pour les autorités ecclésiastiques vivant dans le luxe.

46L’accusation concernant les sept péchés capitaux peut avoir été empruntée à la prédication vaudoise dont c’était un thème favori.

47La négation de la valeur d’une excommunication émanant d’un prélat corrompu correspond à l’idée de la nullité du ministère et des sacrements du clerc indigne. On pourrait y voir une influence du valdéisme d’autant plus qu’en 1236 certains Arlésiens dont Pons Gaillard avaient été mariés par des laïcs, ce qui mettait en cause le monopole sacerdotal dans l’administration des sacrements, violait le droit canonique qui veut que toute union soit bénie par un prêtre. D’ailleurs ce Pons Gaillard est suspect d’hérésie : en 1250, il est dit : Pontius de heretica pravitate suspectus.

48Cela pose le problème de la présence et du rôle de l’hérésie dans le mouvement arlésien. On ne possède aucun document précis sur ce sujet en dehors de ceux déjà présentés. On peut néanmoins reprendre les arguments ci-dessus énumérés ainsi que l’a fait Martin Aurell.

• L’idée d’une foi fondée sur l’Écriture ne vient pas nécessairement des Vaudois, mais de l’évangélisme qui est en train de changer la religiosité des chrétiens du xiii^e siècle.
• La critique de la richesse des clercs est au moins d’origine grégorienne et très répandue dans les milieux spirituels.
• La prédiction des sept péchés capitaux est très répandue dans les sermons du Haut Moyen Âge.
• Quand Bertand de Lamanon dit qu’un prélat excommunié ne saurait jeter l’interdit sur la ville d’Arles, il ne fait que se référer aux principes canoniques.

49À propos du lien entre l’hérésie et le mouvement anticlérical d’Arles, on peut écarter l’influence du catharisme. À propos du rôle du valdéisme dans la pensée de Bertrand de Lamanon, on peut plutôt retenir que « ce qui conditionne la pensée de ce troubadour [c’est l’]atmosphère anticléricale, issue des combats du mouvement communal contre la seigneurie épiscopale, dans laquelle toute assertion visant à dénigrer la hiérarchie est savamment utilisée dans un but politique » (Martin Aurell).

50La véritable cause des événements arlésiens réside dans les relations économiques et politiques, dans les relations de pouvoirs entre clercs et laïcs. En Provence et à Arles en particulier on serait plus proche d’un mouvement de type patarin mêlé de réactions gibelines (on est en terre d’Empire) que d’une mise en cause radicale et hérétique des fonctions sacerdotales et des sacrements. Cette sensibilité gibeline, c’est-à-dire un refus de la domination temporelle des clercs et de leur richesse, est à l’origine du mouvement arlésien. Martin Aurell appelle les révoltés arlésiens « les patarins d’Arles ».

51Il reste un point qui suscite des interrogations : les Arlésiens qui prennent une femme des mains d’un laïc n’ont-ils pas un comportement hérétique ? L’un d’eux Pons Gaillard n’est-il pas en 1250 aux yeux de l’archevêque « suspect d’hérésie ? »

521^re édition : paru dans Cahiers de Fanjeaux, 38 p.