1En 46 avant J.-C., César envoie Tiberius Claudius Nero fonder une colonie de droit romain avec les vétérans de la VI^e légion, la Colonia Julia Paterna Arelate Sextanorum. Elle remplace sur un îlot rocheux, situé au milieu des marais, au bord du Rhône, à une quarantaine de kilomètres de la mer, une agglomération appelée successivement Théliné et Arelate où tour à tour l’élément grec et le substrat indigène l’ont emporté. Une première fois les Romains étaient intervenus avec l’arrivée de Marius et le creusement des Fosses Mariennes ; mais l’année 46 est l’année décisive. Désormais Arles est une cité romaine et cela a dominé toute son histoire postérieure. Durant les derniers siècles du Moyen Âge, les hommes vivent dans une ville où la présence romaine est massive. On peut se demander ce que sont devenus, au terme d’un millénaire, les monuments antiques. On peut aussi s’interroger sur le souvenir que les Arlésiens gardent de ce passé. Mais il faut auparavant dire ce qu’à été l’Arles romaine1.

2César est assassiné en 44. C’est sous Auguste (27 avant J.-C. – 14 après J.-C.) que la ville connaît un premier plan d’urbanisme. Le parcellaire garde encore très présent dans la partie basse de la ville la trame imposé par les Romains : un quadrillage aligné Est-Ouest et Nord-Sud, un Decumanus correspondant à la rue de la Calade et un Cardo à la rue de l’Hôtel de ville, des îlots d’habitation larges d’une cinquantaine de mètres, des espaces plus vastes réservés à la construction des monuments publics. Un plan de la fin du xviii^e siècle montre la conservation du quadrillage antique (fig. 1) Il révèle aussi que la partie orientale, le quartier de l’Hauture, situé au sommet de la colline rocheuse, est restée à l’écart du plan octogonal : reste d’un premier castrum césarien ou de la localité indigène ?

3Un deuxième plan d’urbanisme est mis en œuvre à la fin du i^er siècle après J.-C. À l’époque flavienne, la ville éclate et déborde les murailles élevées sous Auguste. L’agglomération se développe de l’autre côté du Rhône à Trinquetaille (habitations richement décorées et le long du fleuve des entrepôts, des quais, des établissements artisanaux) : à la fois une zone d’intense activité économique et un quartier résidentiel riche. Sur la rive gauche, les remparts sont rasés au nord-est, l’amphithéâtre est construit et un nouveau quartier aménagé dont le plan est radicalement différent de la trame originelle. Au sud-ouest est installé le cirque. Dans le centre un réaménagement a lieu. Des nécropoles se développent le long des voies d’accès à la ville : à Trinquetaille et aux Aliscamps. L’essor d’Arles se poursuit jusqu’au milieu du iii^e siècle.

4Bénéficiant de sa position de port maritime et fluvial, de carrefour routier, de point de traversée du Rhône, Arles est une grande ville de la Gaule Narbonnaise avec des activités industrielles (ateliers impériaux, taille de pierres, chantiers navals) et commerciales. Trois groupes s’y côtoient : ils prennent part à la navigation sur mer (les naviculaires marins), à la navigation sur le fleuve (les nautes fluviaux) et la navigation sur les marais (les utriculaires). Des textes célèbres évoquent le commerce d’Arles : l’Anonymi totius orbis descriptio, un poème d’Ausone, un Édit de l’empereur Honorius. Le port exporte le vin, l’huile, le grain2. Il est en relation avec Rome et avec l’Orient d’où arrivent des produits de luxe, entre autres les marbres servant à la fabrication des sarcophages. Les inscriptions montrent à côté de marins indigènes des éléments grecs et orientaux. Des textes tardifs des v^e et vi^e siècles attestent l’existence d’une communauté juive.

5Arles est aussi au centre d’un vaste territoire. Si l’on en croit Jérôme Carcopino, la Camargue est dès cette époque partagée entre un petit nombre de vastes domaines et consacrée à la culture du blé et à l’élevage des chevaux et des taureaux. On a retrouvé en Crau des traces de cadastration3. À l’est de la ville se trouvent les restes de la meunerie hydraulique de Barbegal. On peut imaginer la société locale dominée par une aristocratie d’armateurs, de négociants, de propriétaires fonciers appartenant à l’ordre équestre ou à l’ordre sénatorial et faisant parfois carrière à l’extérieur, participant à la vie politique de l’Empire. Les sarcophages qui, aujourd’hui encore, font la gloire d’Arles, étaient fabriqués pour ces gens-là.

6Aux iv^e et v^e siècles, un autre aspect se développe : le rôle administratif et politique de la ville. Réunions de conciles en 314 et 353, célébrations de jeux magnifiques par l’empereur Constance II, au début du v^e siècle séjours de plusieurs empereurs ou usurpateurs. L’élément décisif a été l’installation à la fin du iv^e ou au début du v^e siècle de la préfecture du prétoire des Gaules. Trèves est abandonné. Arles est une capitale de repli dans un Empire en pleine crise. Elle est d’ailleurs rapidement menacée : en 425, les Wisigoths sont sous ses murs. Pour la ville les conséquences sont importantes : le préfet du prétoire y réside, le concile des sept provinces y siège, un certain nombre de fonctionnaires impériaux y sont établis.

7Arles est une capitale politique et devient en même temps une capitale religieuse. Dans cette ville où une partie de la population a célébré des cultes orientaux, dont certains habitants sont des Juifs, des Chrétiens se sont fixés de bonne heure. Au milieu du iii^e siècle, il y a un évêque. En rapport évident avec la présence du préfet du prétoire s’affirment les prétentions de l’Église d’Arles à la primatie. Pour étayer ces ambitions naît la légende de Trophime envoyé par Saint-Pierre « pour fonder l’Église d’Arles et rayonner sur la Gaule ». La personnalité de ses évêques Honorat, Hilaire. Césaire contribue au prestige de cette église. L’évêque d’Arles a sous son autorité la moitié méridionale de la Viennoise. Il est désormais un archevêque. Césaire se révèle un pasteur infatigable. Il fonde un monastère de femmes et, en 514, le pape Symmaque lui confère le titre de vicaire apostolique pour la Gaule entière.

8Lorsque s’achève l’époque romaine, au tournant des v^e et vi^e siècles, dans une large mesure, la topographie religieuse de la ville est en place et surtout Arles est riche de toute une série de monuments : deux établissements de bains dont les thermes dits de Constantin construits au iv^e siècle, un théâtre, un amphithéâtre, un forum, des cryptoportiques, un cirque, une enceinte, un aqueduc amenant l’eau des Alpilles, deux nécropoles, l’une à Trinquetaille, l’autre aux Aliscamps ; un arc de triomphe l’arc de triomphe du Rhône), des maisons ornées de mosaïques, des sarcophages, un obélisque...

9Arles possède à la fois les fonctions d’une grande ville (port, centre d’exploitation d’un immense territoire, capitale politique et religieuse) et le cadre monumental d’une importante cité romaine. À partir du vi^e siècle, les fonctions urbaines ont connu diverses péripéties. Le cadre monumental a été bouleversé.

10Certaines traces de la présence de Rome, les plus discrètes ont dû passer inaperçues aux yeux des Arlésiens du Moyen Âge. Le plan d’urbanisme romain à l’ouest de la cité toujours visible aujourd’hui ou sur un plan d’Arles de la fin du xviii^e siècle est présent dans la ville médiévale. Les hommes du xiii^e, du xiv^e ou du xv^e siècle n’ont pas dû y être sensibles. De la même manière, en Crau, ils n’ont certainement pas perçu qu’une partie du parcellaire de leur vignoble reflétait la cadastration romaine.

11En revanche, il y a une présence visible de Rome et en premier lieu dans le territoire. Des bornes milliaires et des restes de la voie aurélienne marquent les limites des territoires d’Arles et d’Aureille en Crau. En Crau aussi se dressent des restes de l’aqueduc des Alpilles et de la meunerie de Barbegal4. Lorsque le niveau du Rhône baisse, les Arlésiens peuvent voir à la Pounche, à l’extrémité nord de la Camargue, dans le Petit Rhône, les restes d’une nécropole antique, des fonds de maisons, des docks et les vestiges du pont par lequel la voie Arles-Nîmes franchissait le fleuve. Au sud-ouest, les restes du cirque avec un obélisque abattu et peut être deux colonnes et au sud, au sud-est et à l’est, les innombrables sarcophages des Aliscamps complètent cet ensemble de vestiges romains. À l’intérieur des murs, cette présence est plus massive encore. Elle l’est même plus du xii^e au xv^e siècles que de nos jours, car des bâtiments existant alors ont pu disparaître, ainsi l’« Arc du Rhône5 ».

12Une première réalité s’impose : l’importance des destructions. Celles-ci ont commencé tôt. Aux alentours de 500 les quartiers situés sur la pente méridionale de la butte rocheuse sont abandonnés et une lettre de Théodoric de l’hiver 508-509 évoque la réparation des vieux murs et tours d’Arles. Dès l’époque de Césaire, on construit des églises avec des pierres provenant des édifices antiques. Les monuments romains sont utilisés comme carrières, c’est le cas du théâtre dont les pierres ont été employées pour l’église cathédrale Saint-Étienne, puis Saint-Trophime. Jusqu’au xvi^e siècle, l’église Notre Dame de la Major, la plus peuplée des paroisses d’Arles située dans l’Hauture, était ornée de huit belles colones antiques de porphyre. « Bref, il n’y a guère de rues, maisons ou églises dans notre ville qui ne soient décorées de quelques bases, chapiteaux et tronçons de colonnes antiques ça et là dispersées6 ». Cette situation décrite au xvi^e siècle par Lantelme de Romieu décrit très bien le spectacle qui s’offrait aux Arlésiens du Moyen Âge finissant.

13Jean-Pierre Poly écrit à propos des xi et xii^e siècles : « Les villes méridionales, riches en monuments romains, se sont transformées en juxtaposition de petites forteresses ». Le plan dessiné par lui et figurant dans son livre La Provence et la société féodale illustre parfaitement cette idée. La porte décumane est devenue le Castellum rotundum... in quo castro est tertia porta antiqua. Au nord, la Porta lutosa (porte boueuse à cause du sol marécageux de son emplacement) a été fortifiée : elle est devenue le Castrum de Portaldosa. La famille des Astiers tient la porte décumane ouest. Sur le forum, les restes d’un ancien temple d’Auguste sont aussi fortifiés : c’est le Capitole. À l’intérieur du théâtre, un château est tenu par la famille de Carbonières. Au xi^e ou au xii^e siècle, trois tours sont construites sur l’amphithéâtre qui devient le fortalitium Arenarum. Ces édifices transformés en forteresses sont tenus en fiefs, par exemple le Castrum de Portaldosa est tenu en fief par les Portaldose des Baux qui le tiennent eux-mêmes de l’archevêque. L’une des destinées des monuments antiques est d’être devenus des fiefs tenus par les familles de chevaliers arlésiens7 (fig. 2).

14 À propos de fortifications, il faut ajouter que l’une des arcades de la cavea du théâtre a été surmontée d’une tour par l’archevêque Rolland et une partie du mur de la cavea est devenue un fragement de l’enceinte. Quant au mur romain, à l’est, il a été sans cesse réparé, reconstruit notamment au bas Moyen Âge.

15Les princes eux-mêmes, comme les chevaliers, ont utilisé un monument romain, celui qu’on a pris l’habitude d’appeler les Thermes de Constantin et qui constitue un vaste ensemble monumental entre le Rhône et le Forum. À en croire les spécialistes ces thermes offrent « un exemple d’architecture novatrice du iv^e siècle ». « Ils sont rythmés par une alternance d’assises de briques et de petits moellons de calcaire très réguliers ». Ils sont aujourd’hui comme aux xiv^e et xv^e siècles « baptisés “Palais de la Trouille", du bas-latin “Trullus” édifice circulaire voûté ». Il était considéré comme le palais de l’empereur Constantin. Au xvi^e siècle, Lantelme de Romieu écrit :

[...] et encore se voit la derrière un vieil bastiment de briques, fort grand, et espais, soutenu par le devant d’arcs et de colonnes, qui sont ores quasi toutes abattues ou couchées par les nouveaux édifices de certains particuliers : lequel on présume avoir esté jadis le palais des roys d’Arles8.

16Lorsqu’en 1178 Frédéric Barberousse réside à Arles pour être couronné à Saint-Trophime, il passe un acte « in palatio Arelatensi9 ». Dans la deuxième moitié du xiii^e siècle, Charles I^er d’Anjou possède « domun seu palatium que vocature Trullia ubi usnt multe domus10 ».

17Au xiv^e et xv^e siècles, le palais de la Trouille cesse d’être une résidence princière. Charles de Luxembourg en 1364, les princes de la deuxième maison d’Anjou résident chez l’archevêque lorsqu’ils viennent à Arles. Les forteresses des chevaliers ont disparu. Du Castrum de Portaldosa il ne reste qu’un arc, du Capitole, que les deux colonnes de l’actuelle place du Forum. Il est possible d’entrevoir ce que sont devenus trois grands monuments de la cité antique :

• le Palais de la Trouille est occupé par de nombreuses maisons. Dans l’enquête de Charles d’Anjou il est question de « multe domus », des « nouveaux édifices de certains particuliers ». Entre ces deux témoignages, les cadastres du xv^e siècle montrent que de nombreux Arlésiens y possèdent des cours, des entrepôts, des celliers, des étables, des maisons. Ce bâtiment n’a toutefois pas perdu complètement sa fonction publique : une partie sert de fourrière où sont enfermés les animaux divaguants : un bel exemple de déchéance ;
• le théâtre est détruit en grande partie. Il ne reste de visible que deux colonnes du frons scaenae (mur du fond de la scène). Il a été entièrement recouvert par les maisons et les rues de la paroisse Saint-Georges. On a totalement oublié son existence : aucun texte, aucun récit de voyageur de la fin de la période médiévale ne le mentionne.

18 L’amphithéâtre est pour sa part visible. Dans un acte de 1397 on trouve encore l’expression « fortalitium Arenarum », mais en fait l’amphithéâtre n’est plus réellement une forteresse, il n’est plus qu’un fragment de l’agglomération urbaine. Des dizaines de particuliers ont construit à l’intérieur des Arènes ou contre leur paroi extérieure des maisons. À partir du xiii^e siècle, on rencontre, dans les reconnaissances passées en faveur de Saint-Césaire, des mentions de ce type : « quamdam domun [...] qua domus est in Arena » (1244), « quoddam stare nostrum [...] quod est in Arenis » (1269). À partir du milieu du xiii^e siècle au plus tard, l’amphithéâtre est envahi par les habitations. Il est encore occupé à la fin du xviii^e siècle comme l’atteste le plan d’Arles de cette époque, et en 1807 au moment de la confection du cadastre napoléonien. Il ne serra dégagé que sous la Restauration. François I^er en visite à Arles s’était indigné de cette situation aux dires de Lantelme de Romieu :

Cet amphithéâtre est assis et situé au plus éminent lieu de la ville ; l’entrée duquel se monstre plus antique et plus superbe que celle de Nismes, jacoit que l’édifice semble avoir esté anciennement ruiné, et resbaty de tous costés par plusieurs particuliers, qui se sont là accomodés et accasés par une trop facile licence, qui est grandement préjudiciable à telle mémorable antiquité : de quoi s’avisait le feu roy François Premier, grand amateur de belles choses, lorsqu’il fut voir nostreville, s’en montra fasché, jusqu’à reprendre ceux qui avaient permis telle faute et n’avaient pas respecté ce lieu là.

19Des gravures du xvii^e siècle donnent une image concrète de l’amphithéâtre avec des maisons, des rues, une chapelle et même une église paroissiale. Aux xiv^e et xv^e siècles, l’amphithéâtre est partagé entre deux paroisses : la plus grande partie dépend de la Major et une part moins importante dans la petite paroisse Saint-Michel de Scala installée dans une voûte du premier étage. Il s’agit de la paroisse la moins peuplée : 52 feux en 1319, 20 en 1438, 36 en 1460. On accédait à cette église par une échelle ou un escalier qui lui a donné son nom et sa situation soulevait un problème particulier pour la sépulture des paroissiens : il leur était impossible d’être inhumé dans leur paroisse ce qui était de plus en plus le souhait exprimé dans leurs testaments par les Arlésiens des autres paroisses. Les cadastres du xv^e siècle révèlent la présence « denfra Arenas » d’hostals, d’étables, de cours, de vergers (trois vergers en 1424), de nombreuses crotas. Ces dernières sont des pièces voûtées correspondant aux arcades des deux étages des Arènes. Parfois la maison est bâtie devant une arcade et comprend à la fois le bâtiment et la pièce voûtée située en arrière (cf. la gravure du xvii^e siècle) ; ainsi, en 1397, un Arlésien tient de Saint-Césaire « quoddam hospitium cum sua crota contigua ». Lorsqu’on parle d’arènes à l’époque médiévale, on songe à Nîmes où les Arènes ont été habitées par un groupe de membres de l’aristocratie, les « Chevaliers des Arènes ». Il n’en est rien à Arles et sur ce point on a un double témoignage : celui des cadastres et celui d’un voyageur allemand. Les cadastres du xv^e siècle, appelés « livres terriers », révèlent les professions des individus possessionnés dans l’amphithéâtre et la nature et le montant de leurs fortunes immobilières. Il s’agit de brassiers, d’artisans, de bergers dont les manifestes (liste et estimation des biens dans le livre terrier) sont ceux de propriétaires très modestes. En 1495, le médecin et humaniste Jérôme Münzer visite la ville. Il écrit

À Arles, il y a aussi un théâtre (il s’agit en fait de l’amphithéâtre) construit autrefois par les Romains de façon remarquable. Autour d’un espace central, 62 arcades, édifiées en très grand appareil et plein cintre, entourant l’ensemble : constructions semblables à cettes de Vérone ou du Colisée à Rome. Inestimables, sans doute, sont de telles œuvres. Aujourd’hui, de pauvres gens habitent ce théâtre, ayant leurs cahutes dans les cintres et sur l’arène. (fig. 3)11.

20Le destin des monuments romains d’Arles au Moyen Âge peut se résumer en deux mots : destruction, occupation. Il est très difficile sinon impossible de savoir comment les Arlésiens et les visiteurs étrangers les ont considérés.

21Les documents d’archives sont presque muets. Le mot romain (romanus) est absent des textes. Le mot antique (antiquus) est très rarement présent. Dans une enquête menée en 1430 en Crau sur les limites des territoures d’Arles et d’Aureille est signalée « quamdam viam antiquam apparatam ». Les témoins interrogés au cours d’enquêtes aux xiii^e et xiv^e siècles n’ignorent pas l’existence de voies antiques12. En 1336, deux habitants se disputent les deux colonnes du temple dit Capitole. Les carreyrii (magistrats municipaux chargés de la voierie et l’urbanisme) donnent une columna antiqua à chacun13. En 1398, un bourgeois, Johan Boyc, demande à être enseveli au cimetière de Saint-Honorat des Aliscamps « in tumulo sive sepulcro antiquo ». L’adjectif antiquus n’est jamais utilisé pour qualifier les thermes de Constantin, le théâtre ou les Arènes. On vit au milieu des ruines des monuments antiques et on n’en parle presque pas.

22Indirectement on peut imaginer deux types de sentiments.

23Le premier est l’admiration. Il y a un prestige de ces ruines auprès des Arlésiens ; sinon pourquoi, dans la première moitié du xiv^e siècle, deux d’entre eux ont-ils revendiqué la possession des deux colonnes de la place du Forum ? Comment expliquer autrement le prix que l’on attache aux sarcophages des Aliscamps ? Comment comprendre que ce qui restait du Castrum de Portaldosa, un arc romain, ait été appelé l’Arc admirable, nom donné à l’un des hôpitaux situé à proximité : l’Hôpital Saint-Esprit de la cité ou de l’Arc admirable.

24Le deuxième est l’ignorance et l’inquiétude devant ces restes mystérieux. Les inscriptions figurant sur les bornes milliaires sont mystérieuses pour les bergers de la Crau. L’auteur du Guide de Saint-Jacques de Compostelle écrit à propos des tombes des Aliscamps qu’« elles portent d’antiques inscriptions sculptées en lettres latines, mais dans une langue inintelligible ». L’inquiétude, la peur s’attachent à ces ruines. Gervais de Tilbury décrit au sud-ouest sur l’emplacement du cirque « un autel posé sur deux colonnes d’une très grande hauteur » sur lequel chaque année les Arlésiens auraient immolé des victimes humaines14.

25Il est certain que, durant les derniers siècles du Moyen Âge, des découvertes archéologiques ont dû être faites dans une ville où il suffit de donner quelques coups de pioche pour trouver des restes de bâtiments antiques. Les sources écrites n’en disent rien, sauf peut-être à propos de l’obélisque. Aujourd’hui se dresse sur la place de la République un obélisque qui décorait la spina du cirque ; il est là depuis 1675. Auparavant, on en connaissait l’existence sur l’emplacement du cirque et on l’exhumait à l’occasion des visites royales ou princières. Si l’on en croit les auteurs, cet obélisque aurait été découvert en 1329 ou en 1389. Jusqu’à ce jour aucune source écrite ne permet de préciser. Les autres témoignages sont ceux d’étrangers visitant Arles.

26Le « Guide de pèlerin de Saint-Jacques » de la fin du xii^e siècle s’intéresse aux saints, aux reliques, « aux corps des saints martyrs et confesseurs ». Des restes de l’Antiquité romaine, il ne retient que deux choses : une colonne, des sarcophages. Jusqu’en 1806, il y avait dans le quartier de Trinquetaille une colonne romaine à côté d’une chapelle dont le bâtiment existe toujours. À la fin de la période médiévale cette chapelle était appelée Saint-Geniès de la colonne. Le guide fait de cet endroit le lieu du martyre de Geniès :

Il y a un faubourg près d’Arles, entre les deux bras du Rhône, appelé Trinquetaille où se trouve une colonne de marbre magnifique, très élevée qui se dresse sur la terre derrière l’église du saint ; c’est là que la méchante populace attacha, dit-on, le bienheureux Geniès avant de la décapiter et aujourd’hui encore on y voit les traces pourpes de son sang vermeil.

27La deuxième réalité qui frappe l’auteur du guide est constitué par les sarcophages des Aliscamps. Il relève à leur propos trois caractéristiques : leur nombre (« par ailleurs, on ne pourrait trouver en aucun cimetière tant de tombes de marbre, ni de si grandes alignées sur terre »), leur diversité (« elles sont d’un travail varié ») et l’aspect mystérieux de leurs inscriptions déjà signalé15.

28Un pélerin allemand, Hans von Waltheym, originaire de Halle, visite Arles en 1474. Il rapporte, dans son récit de voyage, un certain nombre de curiosités : les cailloux de la Crau, les moulins à vent du Moulayres, l’eau et le sel en Camargue. L’essentiel de son récit est consacré au cardinal Louis Aleman ancien archevêque d’Arles. Il l’avait aperçu à Bâle lors du concile. Ce saint personnage est enseveli à Arles. Il fait des miracles. Un pèlerinage se développe sur sa tombe. Il est l’un des pèlerins dont les dons ont permis la construction du chevet gothique de Saint-Trophime. Le passé romain n’est évoqué que très indirectement à travers les Aliscamps. « Devant la ville d’Arles, le grand prince de la Chrétienté, le seigneur Roland a combattu les païens ainsi qu’on peut le voir aux ossements16. »

29Le médecin de Nuremberg, Jérôme Münzer, vient à Arles, une vingtaine d’années plus tard, en 1495. Il voit les cailloux de la Crau, les marais du Pont de Crau, le Rhône, les salines. Il s’intéresse aussi aux saints et aux reliques (saint Étienne, saint Trophime, saint Antoine, Louis Aleman). Mais Münzer est un humaniste qui se fait appeler Monetarius. Il utilise le mot « Romains ». Il qualifie Arles de « plus vieille ville de la Provence ». Il écrit encore : « il apparaît de ces ruines, qu’Arles est très ancienne, si souvent célébrée dans l’Antiquité ». Il décrit les Aliscamps :

[...] d’innombrables sépultures. Ce sont des sarcophages sculptés, de telle sorte que dix ou quatorze corps peuvent être ensevelis dans chacune de ces urnes, fermée par des dalles de pierre. Elles sont innombrables et rien, à travers le temps, ne peut les entamer.

30Il décrit aussi – on l’a vu – l’amphithéâtre qu’il compare à celui de Vérone et au Colisée. Cet admirateur de l’Antiquité est si impressionné qu’il écrit : « Dans la cité que je pense plus grande que Marseille [...] ». C’est le signe d’un changement. À partir du xvi^e siècle, les visiteurs étrangers s’intéressent plus aux monuments romains qu’aux saints et aux reliques.

31Dans les récits des visiteurs étrangers ce sont avant tout les nécropoles et les sarcophages qui sont évoqués. La nécropole de Trinquetaille en Camargue a peu à peu été abandonnée au Moyen Âge. En revanche celle située au sud et à l’est de la ville a continué à être utilisée jusqu’à l’extrême fin de la période médiévale. Elle correspond à trois cimetières : à l’est, le cimetière Saint-Pierre des Aliscamps, le plus petit, où sont ensevelis les pauvres, le cimetière Saint-Honorat, le plus vaste au sud-est, le cimetière Saint-Césaire à l’ouest. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres villes où avec le christianisme les morts sont entrés dans la ville, Arles est longtemps restée fidèle à la tradition antique qui mettait les sépultures hors de l’espace des vivants donc hors de la cité. Au xii^e siècle, la plupart des Arlésiens choisissent les cimetières des Aliscamps et, entre 1376 et 1400, plus de la moitié d’entre eux font encore ce choix. Ensuite le déclin des Aliscamps s’amorce et s’accélère : 1376-1400 : 56,9 % ; 1401-1425 : 40,7 % ; 1426-1450 : 34,6 % ; 1450-1475 : 22,9 %17.

32Le nombre et la beauté des tombeaux antiques est à l’origine de nombreux récits légendaires. Saint-Trophime, premier évêque, après avoir converti sa ville, avait consacré le cimetière avec l’assistance de ses compagnons, les évêques de la Gaule méridionale (Maximin d’Aix, Eutrope d’Orange, Paul de Narbonne, Front de Périgueux, Martial de Limoges...). Le Christ lui était apparu. Il avait béni le cimetière et avait, en bénissant, imprimé la marque de son genou sur une pierre : à cet emplacement a été édifiée la chapelle de la Genouillarde. Il n’est pas étonnant que le Guide du pélerin de Saint-Jacques fasse d’Arles et plus particulièrement des Aliscamps une station sur la voie qui mène à Saint-Jacques et même le point de départ d’un des itinéraires. Il évoque les noms de grands personnages réels ou légendaires de l’Arles chrétienne : Trophime, Geniès, Honorat, Césaire.

33Une lettre circulaire, adressée en 1205 par l’archevêque d’Arles, Michel de Moures, pour la restauration de l’église fondée par saint Honorat, énumère les noms des évêques qui reposent aux Aliscamps : Concord (374), Honorat (428-436), Hilaire (430-449), Eone (494-502), Césaire (502-542), Aurélien (546-551), Virgile (588-601), Rotland (852-869). Elle rappelle que Trophime, envoyé par Pierre et Paul et entouré d’évêques, a béni et consacré le cimetière18. Au cimetière romain, aux sarcophages antiques se rattachent une série de légendes chrétiennes.

34Fernand Benoît, dans sa magistrale étude « Les cimetières suburbains d’Arles dans l’Antiquité et au Moyen Âge », fait remarquer qu’aux Aliscamps à la légende chrétienne, se sont jointes des légendes épiques appartenant à la geste de Charlemagne et à celle de Guillaume d’Orange. C’est aux environs d’Arles qu’on a localisé une grande bataille que Charlemagne aurait livrée aux Sarrasins. Le lieu-dit Archamp où Vivien, neveu de Guillaume d’Orange, combattit les infidèles passe pour être les Aliscamps. On racontait que la multitude des tombes était sortie miraculeusement de terre pour recevoir les dépouilles des héros tués dans le combat. Charlemagne assiège des Sarrasins dans Arles et, pour les vaincre, détourne un canal souterrain qui les ravitaille. Charlemagne et Turpin portent de Bordeaux à Arles les cadavres de leurs compagnons. Aux Aliscamps, il y a parfois confusion entre le neveu de Charlemagne Roland et l’archevêque du ix^e siècle, Rotland : le sarcophage de l’archevêque passe parfois pour être celui du neveu de l’empereur. On honore la tombe de Vivien ou Vezian, le neveu de Guillaume d’Orange et petit fils d’Aymeric de Narbonne qui n’est autre qu’un beau sarcophage antique figurant les Centaures et les griffons. À proximité se trouve un lieu dit le Cros de Vezian planté de vignes dans les cadastres du xv^e siècle.

35Joseph Bédier a montré qu’il y a peu de différences entre les diverses versions de la Chanson de Roland sauf pour les honneurs posthumes rendus aux héros de Roncevaux : les uns sont ensevelis sur le chemin de Blaye à Roncevaux, les autres sur le chemin de Rome à Arles. Le Pseudo Turpin, écrit de progagande en faveur du pélérinage de Saint-Jacques, partage les corps entre les deux nécropoles. C’est pour les pèlerins que sont nées une série de légendes qui avaient pour but de rendre la route plus attrayante et cela contribuera à créer autour des Aliscamps « une atmosphère de piété et d’héroïque grandeur ».

36Fernand Benoit remarque que « la puissance de la légende fut telle aux Aliscamps qu’il y eut un très curieux échange de « patrons » entre la chanson de geste et le cimetière chrétien ». Saint Genès devient soit le frère soit le fils de Roland. Au xiii^e siècle, les moines de Lérins, dans leur vie de saint Honorat, deviennent des contemporains de Charlemagne. Honorat est annexé par la geste de Guillaume d’Orange ; il devient le compagnon d’armes de Vivien, le fils d’un roi païen et d’une Sarrasine ; il aurait libéré Pépin et Charlemagne en Espagne ; puis de retour, il aurait entretenu la tombe de son ami Vivien. Fernand Benoit observe à ce propos : « Étrange inversion des rôles qui fait du héros légendaire le premier patron du cimetière ».

37Aux xiii^e, xiv^e siècles, ces souvenirs sont toujours vivants. La lettre de l’archevêque Michel de Moures de 1205, après avoir énuméré les noms des saints évêques ensevelis aux Aliscamps, renferme cette phrase :

Habet hec ecclesia cimiterium spaciosum, in cujus sinu corpora infinita eorum requiescunt, qui sub beato Karolo et beato Willelmo et Viziano nepote ejus, triumphali agone peracto, proprio sunt sanguine laureati19.

38Hans Von Waltheym en 1474, à propos des Aliscamps, parle de Roland qui a combattu les Sarrasins. Au xv^e siècle, dans leurs testaments, plusieurs Arlésiens et Arlésiennes, demandent à être ensevelis près de la tombe de l’archevêque Turpin, située au nord-ouest de l’église Saint-Honorat : « ante tumban archiepiscopi Turpini », « infra duo portalia ubi est sepultus dominus episcopus Tropinus », « prope vase episcopi Tropini ».

39Les coutumes funéraires ajoutaient à l’étrangeté et au prestige du cimetière. Gervais de Tilbury dans ses Otia Imperialia rapporte qu’on abandonnait les morts sur le Rhône une obole entre les dents pour payer leur sépulture et que le fleuvre les conduisait jusqu’aux abords des Aliscamps. Or deux documents d’archives de 1116 et 1221 confirment cette pratique. Dans la sentence arbitrale de 1221 entre Saint-Césaire et Saint-Honorat à propos du partage des droits de sépulture il est dit :

antiqua consuetudine omnia corpora defunctorum que veniebant vel aportabantur per Rodanum sepelienda in Alisiis Campis, consueverunt sepeliri usque in hodiernum diem in cimiterio Sancti Honorati20.

40À l’intérieur des murs de l’Arles médiévale, Rome est omniprésente, mais les monuments antiques ont été détruits et occupés, et le souvenir de l’Urbs est quasiment absent des textes. Au-delà du rempart aux Aliscamps, des légendes chrétiennes et épiques sont attachées à la nécropole antique. Le souvenir direct de Rome est faible dans l’Arles de la fin du Moyen Âge. Un lien indirect très fort existe entre le fameux cimetière et l’Antiquité, Rome est surtout présente à Arles par les sarcophages des Aliscamps.

41Il est enfin un témoignage indirect de la présence de Rome. Au xii^e siècle, les monuments et les sarcophages sont des modèles pour les maîtres d’œuvres et les sculpteurs travaillant à la construction des églises romanes.

421^re édition : paru dans Souvenir et commémoration au Moyen Âge, PUP, Aix-en-Provence, 1999, p. 299- 310.

Fig. 1 - Fernand Benoit, « Essai de quadrillage d’un plan d’Arles », dans Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1841, p. 92-100

Fig. 2 - Jean-Pierre Poly, « Arles au xii^e siècle », La Provence et la Société féodale 897-1166, éd. Larousse-Bordas, Paris, 1976, p. 294.

Fig. 3 - Vue de l’amphithéâtre d’Arles au xvii^e siècle (BMA) Cliché de l’auteur.

Le Fortalitium arenarum, une des trois tours édifiées aux xi^e et xii^e siècles sur l’amphithéâtre. Cliché de l’auteur.

Fig. 4 - Les deux colonnes de la place du Setier que se disputent deux Arlésiens au xiv^e siècle. Cliché de l’auteur

Tour édifiée au ix^e siècle par l’archevêque Rolland sur une voûte de la Cacea du théâtre. Cliché de l’auteur.

Fig. 5 - Louis Stouff, « Plan d’Arles de 1796 », dans Arles à la fin du Moyen Âge