Présentation
p. 123-124
Texte intégral
1Le récit de soi, qu’il soit latent – l’individu se projette dans un rôle, une « performance » qu’il doit conduire sur la scène publique – ou explicite – la plus explicite étant sans doute le registre de l’autobiographie – peut apparaître comme une forme d’action en ce qu’il traduit dans une configuration narrative cohérente la capacité d’action du sujet, son aptitude à se penser comme acteur de ses actes articulés à une volonté et à des valeurs propres, et la possibilité d’agir sur le monde qu’il traverse avec son histoire.
2Comme l’écrit Haim Burstin, le protagoniste se prenant lui-même pour objet de son histoire se découvre aussi comme un « soi historique ». Il rappelle combien, simultanément, la conscience narrative de soi est prise en main de sa propre vie mais aussi légitimation dans un monde commun. L’article d’Haim Burstin montre bien comment le lien entre construction de soi et transformation du monde relève donc d’une dialectique par laquelle une pulsion singulière peut devenir un moteur essentiel de l’action. On trouve là ce récit de soi latent, non nécessairement verbalisé, par lequel l’individu se projette dans une histoire où son histoire personnelle s’enchevêtre dans une histoire collective. Aussi cet article interroge doublement la notion de récits de soi dans son lien à l’engagement collectif : tout d’abord, en l’envisageant, sous ses formes latentes ou partielles – par exemple comme partie prenante du curriculum révolutionnaire – comme un moteur à part entière des comportements et du changement politiques ; ensuite, en interrogeant les récits de soi rétrospectifs, autobiographiques, comme autant de textes permettant d’interroger à distance, par la construction d’un « protagonisme rétrospectif », les mécanismes de ces récits de soi imbriqués dans l’action, en questionnant « l’impact du traumatisme révolutionnaire sur la mémoire des individus et les réflexes auto-analytiques qu’il déclenche1 ».
3Les articles de Cécile Leguy et Sarah Andrieu se focalisent également sur le processus d’individuation auquel participe la projection de soi dans une histoire. Ils mettent en évidence la performativité du récit de soi comme manière de maîtriser son existence, quand bien même ce récit n’est pas verbalisé, mais tient, comme chez les jeunes filles maliennes interrogées par Cécile Leguy, de l’engagement dans un projet personnel de vie. Simultanément, toutefois ces articles permettent de préciser les spécificités d’une « individualisation à l’africaine », au travers, notamment, de la médiation d’un « nous » qui, comme le rappelle Cécile Leguy, reconstruit l’expérience personnelle au prisme d’une montée en généralité, mais pèse sur l’expression personnelle de soi. Aussi les deux articles soulignent l’importance des formes de légitimation de soi qui autorisent, en amont, à penser son histoire comme digne d’être racontée. C’est le cas, chez les danseuses interrogées par Sarah Andrieu, du voyage qui permet à la jeune Salimata de se concevoir comme témoin du monde (« moi, j’ai vu tout ça ») ; c’est encore le cas de l’apprentissage d’un langage, celui de la danse contemporaine, qui encourage à la création individuelle et s’appuie sur des collectifs professionnels ou sociables, donnant légitimité à l’intime pour questionner des questions sociale et mettre à distance les normes imposées, notamment familiales. Arrive cependant un moment où, le souligne Sarah Andrieu, certains récits de soi ne sont peut-être plus audibles, comme semble l’indiquer le parcours d’Aminata, mariée à un français et poursuivant en France sa carrière de danseuse : « la radicalité de ces récits, peut-elle engendrer du sens commun2 ? ». La lucidité de Souad, dans l’entretien qu’elle livre à Kamel Chachoua en dernière partie de cet ouvrage, questionne ces limites de la capacité réflexive, entre action, renoncement et conscience.
Notes de bas de page
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR Telemme 7303
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