De la chronique familiale à l’histoire..
p. 41-42
Texte intégral
1Une écriture de soi est-elle possible qui ne serait pas aussi, simultanément, une écriture du monde et pour le monde – car, comme le rappelle Jack Goody, toute écriture, même pour soi, expose au risque de la « publicité du savoir » ? L’écriture du monde, inversement, peut-elle effacer le « je » du scripteur, jusque dans les textes scientifiques à l’objectivité la plus affirmée ?
2L’article de Michel Cassan nous rappelle combien l’individu, dans la gestion de soi au quotidien, se construit sur une scène sociale où les appartenances communautaires sont toujours essentielles. La frontière est ainsi souvent floue, dans les écrits du for privé de la période moderne, entre journal personnel, chronique familiale et chronique urbaine ou monarchique. Certains de ces écrits sont connus de leurs contemporains et consultables, parfois, par des corps de villes dont les archives peuvent être mises à contribution par le scripteur au même titre que ses archives familiales. Tenir un journal, rédiger une chronique, c’est ordonner en temps réel les événements qui ponctuent son existence pour les mettre en mémoire et leur donner du sens. Dans les écrits domestiques de l’époque moderne, livres de comptes, de raison ou de familles, chroniques, journaux, le temps de la famille comme celui de la cité, et plus rarement du royaume, sont partie prenante d’une écriture ordinaire où le sujet se définit par son appartenance à un enchevêtrement de groupes humains. C’est alors dans l’écriture quasiment immédiate de l’événement que Michel Cassan, au creux des écrits modernes du for privé, traque les rares surgissements d’un soi confronté à une rupture d’intelligibilité dans l’interprétation de sa place dans le monde. C’est dans la cassure, notamment articulée à la crainte – pour les protestants, par exemple, après la mort de Henri IV – que surgissent émotions et sentiments d’un individu perdant, au moins provisoirement, la maîtrise rassurante de sa compréhension du monde.
3Chez Siméon Prosper Hardy, peut-être la rupture d’intelligibilité du monde signifie-t-elle, avec le basculement de la Révolution française, l’arrêt du journal lui-même, comme Sabine Juratic en émet l’hypothèse : « le journal s’est-il réellement achevé à cette date, témoignant alors de l’incapacité pour le diariste de comprendre désormais ce qui se passait atour de lui1 ? ». Il est vrai que chez Hardy la mise en mémoire des événements, parfois rétrospective malgré la forme affirmée du journal, fait le lien entre chronique du monde – Hardy est « ami de la vérité » – et engagement de soi – dans une vérité, notamment janséniste, qui est aussi celle du scripteur, faisant de l’écriture de témoignage une écriture d’action.
4Inversement, les articles de Clarisse Coulomb et Isabelle Lacoue-Labarthe montrent bien comment, à des degrés divers, le portrait du monde participe d’un autoportrait, qu’il mette en œuvre une approche empiriste de la science où, comme pour Pierre-Daniel Huet, historien de Caen au xviiie siècle, le savant est aussi l’individu sensible garant de ce qu’il voit ; ou qu’il mette en œuvre une réflexivité conduisant le savant, comme certaines historiennes du xxe siècle, à s’interroger sur les causes, dans leurs propres trajectoires, de leurs engagements tout à la fois personnels et scientifiques. Chez Pierre-Daniel Huet, le travail objectif de l’antiquaire n’enlève pas aux Origines de la ville de Caen, publiées en 1705, cette dimension d’autoportrait que dessine, dans l’écriture quotidienne, la vision sélective et engagée de Siméon Prosper Hardy. Les espaces et les individus y sont sélectionnés, sanctionnés ou loués dans un portrait de ville où se superpose l’image de l’historien comme enfant, et des plus éminents, de la cité qu’il reconstruit. L’article d’Isabelle Lacoue-Labarthe soulève la question de la légitimité du récit de soi chez l’historien professionnel. Si les revendications d’objectivité, mais aussi de service du public, expliquent la réticence des historiens à parler d’un intime qui ne concerne qu’eux, il semble qu’au prisme du genre les implications sociales de la vie privée apparaissent plus clairement aux femmes qui ont du se battre pour devenir historiennes, pratiquer leur métier en étant tiraillées par leur vie d’épouse et de mère, conquérir, enfin une légitimité. Cette légitimité conquise, elles s’autorisent donc à revenir sur leurs parcours, pour tenter de comprendre l’exception qu’elles ont constituée en leurs temps et partager cette expérience : l’intime est alors articulé à une identité de genre, qui investit la représentation d’un univers professionnel et prolonge parfois des engagements dans la société tout entière.
Notes de bas de page
1 S. Juratic, « Les incursions de l’écriture de soi dans un journal d’événements », dans ce volume.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR Telemme 7303
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008