Se dire en disant le monde
Le récit de soi saisi par la performativité ?
p. 17-37
Texte intégral
1Dans sa réflexion sur le fait de « rendre compte de soi », si bien traduite en français par Le récit de soi, Judith Butler interroge cette scène d’interpellation « toujours déjà là » sur laquelle l’individu construit la légitimité de sa propre histoire1. Est-il possible de penser son existence sans incorporer à celle-ci normes, valeurs, attentes de la société où l’on vit ? Jusqu’où se pense-t-on alors comme un acteur du collectif ? Toute autonomie du sujet préludant à une posture critique face à ce collectif est-elle un leurre ?
2Puisque raconter son histoire, c’est aussi raconter l’histoire de ses liens au monde, le récit de soi est un objet à part entière pour une approche des faits sociaux soucieuse de considérer la voix des acteurs comme interprétation d’un ordre social dont elle n’est pas seulement le reflet. Parler de soi, c’est mobiliser des opérations de catégorisation, des définitions différenciées de soi-même comme individu dans des contextes singuliers, des appropriations personnelles de la mémoire et des valeurs collectives, des formes de jugement critique sur cet ordre lui-même, qui ne relèvent pas seulement de l’incorporation du social mais aussi, sans présumer de la liberté du sujet socialisé, d’une part d’appropriation. Même s’il ne produit aucun changement social visible, le récit de soi n’est-il alors qu’un simple exutoire, essentiel pour comprendre l’économie psychique du sujet, mais sans effet sur les faits sociaux ? Quelle est, s’ils existent, la nature de ces effets, qui imposent de définir le récit de soi non seulement par la narration mais aussi par sa performativité, engendrant dans un monde commun des actes qui dessinent une histoire2 ?
3 « Vivre et dire l’ordre social3 » dans le récit de soi, est alors un engagement. Si le récit de soi se définit moins comme une narration rétrospective que comme la cohérence de l’interprétation, sans cesse actualisée, qu’un individu fait de son existence, il renvoie alors résolument à la notion d’engagement qui dessine, pour le sociologue Howard Becker, les « lignes d’action cohérentes » qu’un individu suit au cours de sa vie4, ou bien encore, pour le philosophe Paul Ricœur, les concours de la promesse définissant l’humain capable de dire et d’être tenu par ce qu’il dit5. Le récit de soi est indissociable de l’épaisseur sociale et normative d’un monde où toute ligne de vie doit frayer son chemin au travers d’une pluralité d’engagements. Le maintien, dans ce monde, de sa propre cohérence mais aussi de la reconnaissance d’autrui, conditionne l’économie psychique du sujet. Il conduit l’individu à se construire dans un rapport permanent aux autres, à « rendre compte de soi » donc, face aux autres et face à l’irruption d’événements qui peuvent constituer autant de ruptures de sens dans la claire intelligibilité du présent. Le collectif est alors présent au cœur du processus de subjectivation : l’individu nourrit son récit personnel de l’incorporation du monde et de critères d’intelligibilité partagés ; mais il peut aussi devenir le dépositaire d’un collectif, parler au nom d’un « nous » qu’il représente, énoncer des jugements critiques. Par quels processus, avec quelle légitimité, et quels apports pour l’historien ? Cet article n’a pas la prétention d’apporter à toutes ces questions des réponses, mais plutôt, à l’orée de cet ouvrage, d’envisager quelques-unes des pistes problématiques que posent, à l’horizon de l’historiographie, les sources du récit de soi dans leur lien au récit du monde.
Du public dans les « écrits du for privé »
4À l’insondable de la vie intérieure, suppléent dans une certaine mesure les traces de l’écrit personnel. Dans les écritures « à soi » que développent les individus au quotidien, il n’est pas impossible de relever les traces de la constitution d’un soi6. Toutefois, de « l’écrit du for privé » et autres egodocuments travaillés par les historiens de l’Europe moderne7, jusqu’à la Tin Trunck Literacy étudiée par les spécialistes de l’Afrique contemporaine8, les catégories de « l’intime », du « soi », du « privé », appliquées à ces écritures personnelles, apparaissent aussi fragiles que poreuses, et historiquement constituées. Tout comme les cahiers villageois maliens étudiés par Aissatou Mbodj, les écrits du for privé relèvent souvent plus des « modèles localisés de la chronique, liés à un statut (chef de famille, chef de l’exploitation agricole, étudiant…) » que du recueil de souvenirs personnels9. Toute écriture, cependant, quand bien même elle ne serait écriture que de soi et relèverait des champs singuliers de l’intime et du privé, produit les conditions de possibilité d’un tiers lecteur, la potentialité d’une exposition de soi, et pose la question de la part de l’autre dans cette écriture.
Entre écritures domestiques et chroniques
5Les livres de famille qui se pratiquent dans les villes européennes depuis la fin du Moyen Âge, avec leurs « déclinaisons historiographiques » comme le livre de raison de l’espace français, où l’histoire familiale recule derrière la comptabilité quotidienne des biens et des hommes, témoignent d’une interférence constante entre public et privé, allant jusqu’à l’hybridité d’une source où chronique familiale et chronique municipale s’entremêlent.
6Ainsi, les travaux de Christiane Klapish-Zuber sur Florence, comme ceux de Jean-Marie Moeglin et Pierre Bonnet sur les villes germaniques, montrent que dès le xive siècle artisans, marchands et patriciens intègrent à leurs livres de famille, parfois à leurs écrits autobiographiques, des éléments nombreux du devenir de leur cité10. Par exemple, Johannes Tichtel, mort au début du xvie siècle, vient à Vienne pour étudier et y demeure comme médecin11. Son récit de soi en tant que médecin et citoyen est aussi le récit de la ville meurtrie à la fin du xve siècle.
7En France, les livres de raison sont davantage restreints à l’espace domestique. Michel Cassan a pu montrer qu’au moins 80 % d’entre eux, au début du xviie siècle, sont consacrés au rédacteur et à ses proches. Les événements de portée nationale sont présents et recouvrent 1 à 5 % des textes12. De même, dans la Provence moderne du xve siècle à la première moitié du xviiie, un quart des scripteurs masculins de livres de raison ouverts au récit familial témoignent aussi d’événements locaux (festivités, épidémies, désastres climatiques, troubles civils et guerres…), plus rarement nationaux13. Sans doute ce poids des événements augmente au cours de la période moderne. Pour François-Joseph Ruggiu, des événements comme l’attentat de Damien sont au xviiie siècle « déclencheur[s] d’une évolution de l’écriture, qui devient, à partir de cette époque, moins familiale, plus politique et plus inspirée par ses lectures14 ». Dès les débuts de l’époque moderne, les sources d’information du scripteur sont nombreuses, allant des nouvelles à la main aux gazettes, en passant par les lettres officielles communiquées aux officiers ou lues publiquement lors des assemblées générales. Au milieu du xviie siècle, le procureur aixois Esprit Martin rapporte sur la Fronde des informations très précises qui sont arrivées « par la poste » ou qu’il tient des autorités urbaines15. Les travaux de Michel Cassan ont montré combien, par exemple face à la mort d’Henri IV, le contenu des livres de raison répercutait fidèlement les informations officielles, distribuées par les officiers royaux et les corps de ville, la prédication, ou encore les occasionnels16. Le journal d’événements de Siméon Prosper Hardy, évoqué ici même par Sabine Juratic, est sans nul doute l’un des plus significatifs de cette ouverture au monde17. Enfin, les périodes d’accélération de l’histoire, telle la Révolution française et son rythme imprévisible d’événements et de changements, offrent aux individus, comme le souligne Haim Burstin, la conscience toute nouvelle de pouvoir agir sur la sphère publique, et simultanément le désir d’y participer, fût-ce simplement par une narration de soi dans l’événement18.
Un support de la construction sociale de soi
8Pourquoi, cependant, inclure des bribes de chroniques locales ou nationales dans ces écritures domestiques ?
9Le désir d’être inclus, sans doute, rapproche ici le contenu de ces écrits hétérogènes. Sylvie Mouysset souligne par exemple la proximité illusoire avec les Grands que peut produire l’entrelacement de leurs événements biographiques, naissances, mariages, maladies, décès, avec ceux de la propre famille du scripteur. Un dénommé Antoine Bonal note ainsi successivement dans son livre, en 1638, la naissance du dauphin Louis, puis celle de sa fille19. De telles pratiques témoignent aussi d’une adhésion plus affective à la monarchie, dont on mentionne progressivement les événements politiques comme les rituels heureux, de même qu’on fait entrer la figure du roi dans son logis par la médiation d’un almanach ou d’une médaille20. Elles sous-tendent cependant également l’idée d’une participation à ce corps politique dont le roi est la tête, participation bien plus active encore à l’échelle de la cité. Nobles, bourgeois, artisans, à des degrés divers, participent au corps de ville et identifient la trajectoire de leurs familles aux valeurs et à la prospérité de la cité. Le récit se fond alors dans les cadres collectifs, comme l’a montré Pierre Monnet pour les autobiographies allemandes de la fin du Moyen Âge, afin d’y trouver un lieu à soi. L’espace urbain y devient le support spatialisé d’une appropriation personnelle, superposant à la ville réelle une ville idéale où le récit autobiographique des journaux et des chroniques prend tout à la fois corps et sens21. C’est le cas de Jan Slosgen, migrant installé à Cologne en 1415, qui ne note que deux dates dans son livre : celle de sa naissance et celle de son arrivée dans la cité, où il localise immédiatement sa première maison. C’est également le cas de Burkard Zink, bourgeois d’Augsbourg vivant au xvie siècle, dont le récit personnel est enchâssé dans une chronique urbaine, elle-même insérée dans une longue historiographie locale, « de sorte que le projet personnel de Zink est comme soutenu par l’appropriation d’une mémoire urbaine qui le dépasse22 ». Les temporalités individuelles et collectives se recoupent : à la date où Zinc note son arrivée à Augsbourg, son père disparaît du journal, tandis qu’il commence à rédiger l’histoire de la cité, dont sa propre réussite participe à partir de cette seconde naissance. Chronique urbaine et chronique familiale se rapprochent.
10La ville est donc également le cadre d’une valorisation sociale et politique de soi. Le scripteur met en avant ses charges et ses fonctions, en soulignant souvent l’enchevêtrement de l’histoire familiale avec celle de la ville. Pour le patricien de Nuremberg Ulman Stromer, présenter sa ville c’est ainsi faire le tour des réseaux lignagers patriciens auxquels sa famille se trouve liée23. Pour d’autres scripteurs, comme certains Florentins étudiés par Christiane Klapish-Zuber, compte d’abord l’ancêtre fondateur de la lignée, le premier à avoir habité la ville et fondé les valeurs de la famille24. D’autres scripteurs encore, comme les Ruffi père et fils étudiés par Wolfgang Kaiser au xviie siècle, profitent de leur Histoire de Marseille pour réécrire en filigrane l’histoire de leur famille, gommant tout particulièrement ce qui les relie à la Ligue25. Pierre-Daniel Huet, publiant en 1702 Les origines de la ville de Caen…, valorise, comme le souligne Clarisse Coulomb, sa propre existence au sein de la cité, depuis son rôle de savant garantissant la véracité de ses observations tirées de la bonne connaissance de la ville, jusqu’au portrait personnalisé d’une ville, essentiellement religieux et culturel, qui permet de faire valoir les apports de Huet à la cité26. De même, au xviie siècle, l’officier arlésien François Rebatu investit de sa présence son recueil manuscrit d’antiques : la description des sites archéologiques de la ville devient récit de fouilles où Rebatu transcrit ses sensations et mobilise ses souvenirs27. Il y met en exergue l’importance de son rôle dans la découverte des tombeaux et autres épitaphes comme dans la dénonciation des exactions commises par les Arlésiens eux-mêmes, tels les Minimes aux Alyscamps, n’hésitant pas, enfin, à souligner au détour de ses notes les précisions les plus valorisantes, comme son séjour de jeunesse en Toscane, ou bien encore ses liens aux notables de la ville, fréquemment cités par le texte, et auxquels il offre les prolongements imprimés de ses recherches28.
11Le scripteur se légitime alors aussi comme un passeur de la mémoire communautaire. Dans la première moitié du xviie siècle, Richard de Cambis, auditeur du tribunal de la rote à Avignon, consigne les accessions au grade de Docteur de l’Université, les promotions ou les décès de membres de la notabilité, ou des faits divers comme la pendaison d’un voleur29. À Aix-en-Provence, Esprit Martin énumère les noms de tous les Aixois morts en juin 1649, durant les combats autour de la ville, tout comme il énumère peu après les noms des premières victimes de l’épidémie de peste qui l’emporte également30.
Se dire en public : témoignage et exposition de soi
12L’entrée du public dans l’écriture de soi relève ainsi de la construction identitaire sur le mode de l’appartenance. Cela suffit-il pour autant à expliquer d’autres modalités du rapport au public, la volonté, par exemple, de s’exposer soi-même au monde ?
Autorité de l’attestation personnelle et construction de soi
13Dès l’époque moderne, la référence aux événements apparaît fréquemment valorisée par l’usage des formules d’attestation – « j’y étais », « je l’ai vu » – qui font de l’écriture de soi un témoignage31. C’est ainsi que décrivant les événements de janvier 1649 à Aix, Esprit Martin commence non par ses nombreuses sources indirectes, mais par ce qu’il a vu personnellement :
S’était à la place des Prêcheurs, où j’étais à 10 heures du matin, ce garde ce voulant jeter sur ce laquai ce laquai se mit à courir et le garde à le suivre, et ne pouvant [l’]atteindre ce garde lui tira sa carabine dont il fut blessé32…
14Cette tendance semble se renforcer au siècle suivant. François-Joseph Ruggiu, évoquant les écrits annalistiques français du xviiie siècle, souligne la fréquence des événements dont les scripteurs ont été les témoins directs ou qui leur ont été rapportés de vive voix33. Ainsi, Michel Forest, marchand épicier de Valence, note systématiquement « je le vis », pour signaler les événements dont il a été personnellement témoin. Georges Mellier, marchand épicier d’Abbeville, précise toujours quels sont ses niveaux d’engagement dans les informations qu’il donne, distinguant très clairement les événements dont il a une connaissance indirecte, par ouï-dire ou par la lecture de gazettes, et ceux dont il a été le témoin direct, voire, parfois, le protagoniste. Sabine Juratic souligne ainsi, dans le présent ouvrage, la diversité des expressions vouées à rendre compte d’un degré de fiabilité plus ou moins grand de l’information concernée, telles les formules temporelles (« ce jour », « du jour même ») ou les formes d’objectivation (« on apprend », « il se répand », « on voit »…34).
15Cette posture de l’attestation personnelle participe ici fortement de la construction du sujet écrivant. La posture du témoin est tout d’abord, pour reprendre la terminologie de Paul Ricœur, une forme d’attestation de soi. Le témoin est celui qui, en attestant de ce qu’il a vu, atteste aussi de lui-même, de son existence et de ses valeurs35. Il est également celui qu’un tiers reconnaît pour digne d’être cru. L’affirmation « j’y étais », « je l’ai vu », est donc une formule performative d’intégration dans la communauté où se joue la reconnaissance de soi. Or, cette modalité de l’attestation autobiographique est affectée d’une valeur particulièrement forte en occident depuis la fin du Moyen Âge. Renaud Dulong, dans son ouvrage sur Le témoin oculaire, souligne que l’attestation autobiographique « j’y étais, je l’ai vu », acquiert alors la plus haute posture d’autorité, au-dessus des attestations par la croyance (« croyez-moi, je vous assure »), mais aussi du serment (« je vous jure que c’est vrai »), dont l’autorité décline dans des sociétés où l’ordalie s’efface36. L’insistance du marchand d’Abbeville Georges Mellier à distinguer, dans son livre de raison, ce qu’il a vu de ses propres yeux et ce qui lui a été rapporté, devient ici significative de cette posture d’autorité. Elle l’est d’autant plus que la langue française ne dispose pas des marqueurs permettant de spécifier le degré d’engagement du locuteur dans ses affirmations, comme c’est le cas pour d’autres langues où de simples suffixes peuvent remplir cette fonction. Ainsi, la quasi-totalité des langues améridiennes et quelques autres comme le bulgare « contiennent des marqueurs spécifiant le régime de vérité des énoncés au passé, en indiquant si le récit s’appuie sur une expérience personnelle, transmet une rumeur, véhicule une légende etc…37 ». De manière très stimulante pour toute approche comparative des processus socialisés de l’individuation, Renaud Dulong rappelle donc que la force de l’attestation autobiographique relève de la « contingence culturelle », qui confère, selon les lieux et les époques, une inégale valeur à l’attestation personnelle. Si dans les formes archaïques du droit le témoin peut s’exclure du procès par un « serment d’ignorance », il en va différemment dans les sociétés soucieuses d’établir la vérité de leur passé et qui confèrent une place fondamentale au témoignage individuel38. Aussi le témoin n’est-il pas seulement attesté par la communauté dont il témoigne, ni valorisé par son appartenance à une communauté dont il partage normes et valeurs. Il est également le dépositaire d’une parole participant de la vérité d’une histoire collective.
Témoignage et vérité : de la narration intime à la fabrication d’un collectif
16Le témoignage joue une fonction médiatrice entre l’événement, le sujet singulier, les autres protagonistes de l’événement, la communauté qu’elle touche mais aussi le public le plus universel, potentiellement interpellé par le témoin dans le recouvrement du vrai. Le témoin n’est plus seulement porteur, ici, de la parole divine traditionnellement mise en jeu dans l’ordalie. Il devient porteur d’une facette de la vérité historique, et acquiert à ce titre, jusqu’à entrer dans « l’ère du témoin », une importance cruciale pour la reconnaissance d’une société dans son histoire.
17Commentant la force quasiment sacrée du témoignage, Renaud Dulong emprunte d’abord à Wittgenstein cette « piété envers les faits humains » qui rend « toute expérience vécue digne de vénération39 ». Le témoignage d’une humanité commune nous touche d’une incompréhensible émotion, comme si tout partage d’un fragment d’autrui minimisait la finitude de chacun. Mais si le témoin peut ébranler un public, c’est d’abord et avant tout parce qu’il l’interpelle et lui fait entrevoir sa propre vérité dans l’intimité apparemment incommensurable de l’expérience vécue. Le témoignage instaure ainsi un trajet entre trois points de vue : celui du témoin comme acteur singulier, reconstruisant pour lui-même le sens de son expérience dans une temporalité collective et historique ; celui des autres protagonistes au nom desquels le témoin prend la parole (« pour tous les autres », comme l’écrit ici même Sarah Andrieu) ; celui du tiers externe, interpellé par l’écriture pour entendre la vérité historique du témoin, faisant ainsi œuvre de mémoire partagée mais aussi d’opinion, au sens où le témoignage peut appeler au jugement et à la réparation.
18À l’origine du témoignage spontané, la mise en ordre narrative de soi ressort de cette formule lapidaire aujourd’hui bien connue de Paul Ricœur : « Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées40. » Il existe une nécessité existentielle de se dire, de mettre en ordre par le récit ce qui arrive à l’individu, d’autant plus lorsque ce qui arrive est souffrance, amoindrissement d’un soi passif41. Ainsi le témoignage des survivants de la Shoah peut apparaître comme un « besoin [pour] surmonter des traumatismes42 », quand bien même cette mise en mots de la vérité intime représente, comme l’écrivait Primo Levi, une « eau périlleuse » pour le sujet43.
19Mais si l’on se raconte, c’est aussi pour exposer cette vérité à autrui. Qu’il s’agisse du « témoin interne » théorisé par Jean-François Chiantaretto ou d’une communauté tangible de lecteurs, le tiers auquel ce récit s’adresse est supposé par l’écriture et dessine, du point de vue du scripteur, une communauté humaine attestant de sa dignité de témoin et de sa vérité44. Ainsi, les récits nobiliaires de disgrâce étudiés au xvie siècle par Nadine Kuperty-Tsur apparaissent à la fois comme les récits singuliers d’une parole refusée par le prince, mais aussi comme des tentatives de conférer au récit une valeur universelle mettant en cause l’exercice du pouvoir. La production des mémoires renverse la situation de passivité en un recours actif à l’écriture : la disgrâce est assumée dès la préface, au lieu d’être cachée ; la temporalité de la narration permet de reconstruire les événements ; les emprunts au discours moral confèrent à la parole de l’auteur une valeur universelle, alors que ce sont d’abord des écritures de l’isolement et du mépris45. Aussi le rôle du témoignage dans l’écriture de l’histoire, pensé d’abord, nous le verrons, pour la période contemporaine, questionne aujourd’hui les sources de l’époque moderne, publiées et analysées46.
20Au lecteur revient donc également peu à peu la fonction de juger, suscitée par un scripteur soucieux de reconnaissance et de « réparation »47. Les figures de la réparation, du procès, de la scène judiciaire, peuvent envahir l’écriture des mémoires. C’est le cas, d’une ampleur inédite, des témoignages de la Shoah. Annie Dayan Rosenman souligne ainsi que le poème inaugural de Si c’est un homme…, de Primo Levi, s’appelle « Shema », qui en hébreu veut dire « Écoute ! ». La postface de l’édition scolaire du livre s’adresse encore à ses lecteurs en énonçant : « les juges, c’est vous ». Se dessine ici un triangle où, entre la victime et le bourreau, est interpellée une instance tierce. Ce tiers assigné est forcé de regarder, comme s’il s’agissait de rejouer une scène initiale d’où il fut absent, ou passif48.
21Dans cette élaboration d’une parole publique, l’intimité du récit n’est pas un obstacle à la parole collective. Bien au contraire, elle est le moyen d’entraîner ce public au cœur de l’expérience vécue. L’intimité blessée, ainsi le remarque Anny Dayan Rosenman, permet de faire partager sa souffrance au lecteur. Le désir de le blesser avec les mots fait même alors partie de l’écriture du témoignage, comme dans une poésie de Charlotte Delbo, ancienne déportée d’Auschwitz, interpellant son lecteur par les épisodes d’une cruauté barbare auxquels elle a elle-même assisté, scandant les scènes les plus inhumaines d’un défi adressé au lecteur – « essayez de regarder », « essayez pour voir » – ou conclues par un conseil qui l’exclut – « ne regarde pas »49.
Les conditions historiques de possibilité de l’exposition de soi
22L’entrée dans « l’ère du témoin » reste toutefois un phénomène récent, dont Annette Wievorka a démontré les liens avec les témoignages de la Shoah, et tout particulièrement avec le procès Eichman où 111 témoins ont énoncé le récit de leurs souffrances devant des jurés, devant des journalistes, devant des caméras du monde entier50. Shoshana Felmann y voit « un processus de déplacement des traumatismes privés sur la scène publique », et considère que le tournant majeur est l’acquisition par le témoin, auparavant dominé par la langue de l’oppresseur, d’une « autorité sémantique51 ». Il existe donc à l’exposition de soi des conditions sociales, politiques, et même techniques de possibilité.
23De nombreux auteurs ont rappelé qu’il existe des limites sociales au récit de soi. C’est le cas dans les mémoires nobiliaires de l’époque moderne étudiés par Jean-Marie Goulemot. Le souci d’y représenter les valeurs partagées d’un milieu social annihile toute individualisation des parcours52. C’est également le cas, à l’inverse, de catégories populaires pour lesquelles, comme l’ont montré Bernard Lahire ou Claude Poliak, la légitimité à parler de soi n’est pas chose évidente53.
24Des bouleversements politiques et sociaux peuvent alors favoriser l’essor de tels récits, en lien avec la capacité du scripteur à penser la dignité de son témoignage pour le public à venir. Nadine Kuperty-Tsur met l’accent, pour la Renaissance française, sur l’efflorescence des mémoires en lien avec les troubles politiques et religieux du xvie siècle, et notamment sur l’émergence d’une écriture féminine, même si elle souligne aussi l’emprise sur l’écriture des milieux dominants, nobles d’épée et magistrats54. Le scripteur peut alors aussi se penser comme le porte-parole d’un collectif. C’est le cas des récits de femmes qui deviennent le récit d’une conscience féminine. Eleni Varikas a montré par exemple comment des femmes de la petite bourgeoisie grecque, au xixe siècle, mieux alphabétisées et ouvertes à la politique mais toujours écartées de la scène publique et dévalorisées par l’essor du salariat domestique, s’emparent des genres littéraires du récit de soi – la poésie, l’autobiographie – pour faire éclater leur souffrance face à l’injustice55. Or, une telle écriture n’est pas seulement un exutoire pour elles seules. Confrontées aux autres femmes dans des réseaux de sociabilité multiples depuis l’école, mais aussi au public dont elles font elles-mêmes partie au sein des conférences organisées par les sociétés culturelles de la diaspora grecque de l’empire ottoman, ou parmi les abonnés qui soutiennent la publication d’ouvrages, ces femmes pensent leur propre trajectoire en construisant simultanément une « identité de genre » qu’elles portent dans l’espace public. Tassadit Yacine a montré, de même, comment, dans les années 1960, chez les chanteuses kabyles immigrées en France et de mieux en mieux alphabétisées, un horizon culturel nouveau, associé à la capacité de transcrire des textes avait accru l’appropriation de ces chants traditionnels. Ces femmes assument aujourd’hui leur individualité et transcrivent leurs propres histoires, construisant avec elles l’expression nouvelle d’une conscience féminine56.
25D’autres facteurs, comme l’apparition de genres ou de supports d’écriture nouveaux, conduisent par ailleurs à l’essor et à la mutation des formes d’exposition de soi. Giovanni Ciappelli souligne ainsi que dès le xvie siècle de nouveaux modèles d’écriture influent sur le rapport à soi dans des espaces intermédiaires entre privé et public. Relations de voyage, almanachs, chroniques, recueils de lettres sont diffusés plus largement par l’imprimé. Ces textes « influencent la façon de faire mémoire de soi57 ». C’est ainsi que le modèle du journal s’affirme à Florence au milieu du xviie siècle. Simultanément, l’accès accru à l’information croise cette écriture avec celle des nouvelles du monde. Ce constat rejoint l’hypothèse intéressante que Giovanni Ciappelli propose alors, décrivant un récit de soi fondé sur le primat de l’extériorité. L’individu, jusqu’au xviiie siècle, s’observerait majoritairement comme s’il était un objet dans le monde, avant que s’impose une observation intérieure, dominée par « l’auto-auscultation de la conscience individuelle58 ». On retrouve cette importance du support, aujourd’hui, dans la multiplication des pages personnelles sur internet. Pour Annabelle Klein cette pratique conduit à une co-construction de soi par l’auteur et par les visiteurs de son site, qui y déposent avis et commentaires. Le « cybersoi » est alors perçu comme le lieu de production d’une forme identitaire intégrée dans un commun, en ce sens où les homepages permettent « de se situer dans le monde et de se réhistoriciser59 ».
26Se situer dans le monde pour pouvoir se dire revient à mettre en œuvre une opération critique de catégorisation, de jugement, de construction de son histoire dans les histoires « enchevêtrées » qui l’entourent. Se dire implique de dire le monde, entre incorporation et appropriation des normes et des valeurs dominantes ou alternatives qui en composent des grilles de lectures possibles. Nous devons donc nous demander ici quelle est la capacité de l’individu à dire le public, à énoncer des jugements légitimes partagés par un collectif.
Dire le public : de la capacité à énoncer un jugement collectif
27L’intérêt renouvelé aujourd’hui en SHS pour les egodocuments et autres écrits du for privé, pour les témoignages particuliers, pour les « écritures ordinaires » et les « écritures pratiques » où l’individu parle de lui-même fût-ce de manière latente ou utilitariste (listes de courses, cahiers de comptes, lettres de motivation…) rencontre un regain d’intérêt plus général pour les pratiques d’écriture elles-mêmes, associant dans des approches interdisciplinaires fécondes historiens, littéraires et anthropologues60. Cet intérêt rejoint la vitalité croissante de la notion de Literacy dont les usages en sciences sociales se sont considérablement amplifiés depuis les travaux fondateurs de Richard Hoggart ou Jack Goody61. Les travaux de Goody montraient notamment que de la mise en mots du quotidien, qu’elle soit simple liste ou aide-mémoire, naît une autonomie nouvelle du scripteur capable de gouverner sa vie et ses liens avec autrui. Outil pratique d’une rationalité quotidienne, mais aussi ressource cognitive et rituelle, l’écriture instaure à la fois une mise en ordre du monde et une réflexivité du scripteur face à lui-même62. Insérée dans des contextes toujours socialisés (famille, école, métier, institutions publiques…), les écritures de soi possèdent une forte capacité réflexive et critique, ouvrant à la possibilité de porter sur le monde des jugements légitimes à la fois singuliers et ancrés dans le sens commun63. Nous nous demanderons donc, pour conclure cet article, comment se fonde la capacité d’un individu singulier à dire le public, à énoncer sur des événements qu’il a traversés des jugements généraux qu’il peut souhaiter universels ; comment se construit, donc, non plus seulement sa capacité à se dire en public, mais à dire le public.
Réflexivité de l’écriture de soi : sens critique et production de catégories nouvelles
28Certes, ce qui transparaît des sources de l’époque moderne paraît souvent peu réflexif. La plupart d’entre elles témoignent plutôt d’un fort conservatisme et de toute absence de jugement. Christiane Klapisch-Zuber note ainsi que les Florentins tenant leurs Ricordi n’ont guère conscience de l’évolution historique des groupes sociaux. Ces registres laissent voir un « manque d’articulation, frappant jusqu’à la fin du xve siècle, entre les portraits de famille retracés par les auteurs de ricordanze ou de “chroniques domestiques” et l’histoire communale64 ». L’intégration à la cité produit la défense de positions acquises, non l’analyse de la trajectoire familiale dans un tissu social en mutation. Les autobiographies plus tardives d’artisans, analysées pour l’Espagne par James Amelang, ou les livres de raison étudiés par Sylvie Mouysset, Michel Cassan ou François-Joseph Ruggiu pour la France, sont marquées par un égal conservatisme social et religieux65. Pourtant, le sens critique n’en est pas absent. Michel Cassan relève à la mort d’Henri IV de nombreux commentaires. Qu’ils soient favorables à la monarchie n’enlève pas la prise de position qu’ils manifestent, en faveur de la paix, contre les troubles religieux66. Au xviiie siècle, François-Joseph Ruggiu relève des charges critiques de plus en plus nombreuses contre la monarchie, jusque dans l’appropriation d’un vocabulaire nouveau pour décrire les catégories sociales. Dans les années 1770, un scripteur comme Georges Mellier, marchand épicier d’Abbeville, semble ainsi devenir peu sensible aux hiérarchies d’Ancien Régime et privilégier les césures socio-économiques fortes tel le couple « ouvrier/bourgeois », tout en émettant des critiques sur le gouvernement du Triumvirat et l’accroissement de la misère67. Par ailleurs, il n’est pas aberrant de croire que les scripteurs les moins loquaces sont cependant pourvus d’opinion et de capacité d’engagement ! Encore faut-il peut-être les chercher dans une réflexivité ténue et parfois implicite, comme un simple silence à la mort de Louis XV.
29L’approche anthropologique et sociologique des écrits personnels rappelle aussi qu’incessamment, les écrits quotidiens de soi sont autant de combats qu’un individu doit mener pour s’affirmer à l’intérieur du jeu social68. D’une simple lettre administrative ou de la paperasserie ordinaire69 aux tatouages des Bat d’Af70, l’individu peut se soumettre aux injonctions de se dire autant qu’il peut construire des espaces de résistance et de petites révoltes. Transgressives et combattives, les écritures de soi sont alors formes d’action, « écritures politiques d’hostilité envers des dispositifs de contraintes », où dans le cadre de conflits sociaux en miniature peuvent se « lire des conceptions indigènes de la dignité, du travail, du mérite, de la réputation71 ». Dans l’écriture peuvent advenir des pratiques et des catégories nouvelles, qu’un sujet autonome – ou du moins le croit-il – peut légitimement produire et énoncer.
30La légitimation du « je » dans l’espace public doit donc aussi être un objet d’histoire. Dans l’Histoire de la vie privée déjà, Jean-Marie Goulemot a souligné la nouveauté de cette posture donnant, au xviie siècle, une légitimité nouvelle au « je » revendiqué dans l’espace public, au moment où s’affirme le succès du roman à la première personne72. C’est aussi la période où l’usage de la première personne tendrait à se généraliser dans les mémoires73. Une telle histoire doit prolonger les travaux conduits sur l’opinion publique, en interrogeant la médiation du je au nous, la manière dont les jugements individuels peuvent investir la sphère publique. La question est ambitieuse, et l’ambition de cet article, rappelons-le, n’est pas d’y répondre, mais de proposer des pistes d’investigation face aux sources de soi. Nous nous arrêterons donc ici au seuil de l’action elle-même, sans nous interroger sur le lien de l’écriture à l’engagement physique dans le monde ni sur sa capacité stratégique à faire agir les autres, pour nous en tenir à quelques réflexions sur la performativité de l’écriture de soi sur le sujet lui-même. Comment le sujet réflexif conquiert-il la capacité à remettre en cause l’ordre établi, quand bien même ce serait pour accepter la norme74 ? Comment des textes personnels peuvent-ils participer d’une opinion publique ?
Du scripteur à l’acteur : l’action de l’écriture sur soi
31Écrire au quotidien participe de la transformation de l’individu et de sa vision du monde qui fait du sujet un acteur de sa vie. L’écriture est alors une forme d’action sur soi-même. Ainsi, dans son travail sur les écritures domestiques du Mali contemporain, Aissatou Mbodj analyse le journal d’un agriculteur né en 1967, nommé Makan Camara75. Camara tient un journal qu’il a divisé en quatre rubriques simultanément tenues sur sa famille, sur les nouvelles nationales et internationales, sur la chronique du village et sur ses activités personnelles. Cette ouverture du journal à l’information non seulement locale mais internationale est une originalité que peut expliquer l’ouverture même de Camara au monde. En effet, le scripteur a voyagé hors de son village, au Mali mais aussi en Côte d’Ivoire. De retour au pays, tenir un journal lui permet de maintenir cette esquisse d’engagement dans le monde, conquis par les études et les voyages, aujourd’hui concrétisé, localement, par le statut d’un petit notable participant, par exemple, aux campagnes d’alphabétisation. Ailleurs, l’écriture est le déclencheur d’un tout nouveau rapport à soi. Ainsi de Clelia Marchi, paysanne de Mantoue qui dans les années 1970, devenue veuve et désemparée, retrouve le sens et la dignité de son existence dans le récit de sa vie heureuse, texte rédigé sur ces draps qui furent ceux de son couple, quand Clelia n’avait pas besoin d’écrire pour exister76.
32D’une tout autre manière, un journal récemment étudié souligne la capacité de l’écriture de soi à transformer le scripteur, malheureusement, en protagoniste du monde. Nicolas Patin a montré à partir du journal de Goebbels comment l’engagement politique a transformé l’écriture, mais aussi comment l’écriture, en retour, a contribué à construire chez Goebbels le fantasme d’un personnage qu’il a alors porté sur la scène publique77. La rédaction du journal commence comme celle de nombreux journaux intimes, avec le présent d’un cahier au scripteur par une amie. Goebbels y consigne durant 23 ans et 43 000 pages le moindre détail de sa vie : lectures, émotions personnelles, commentaires sur l’actualité, rendez-vous médicaux, liens avec Hitler ou encore avec sa femme… Mais au bout de quelques mois, en 1924, lorsqu’il s’engage dans le mouvement national socialiste, la trajectoire politique se met à primer dans le journal. L’écriture devient alors le creuset d’une réflexion sur ce qu’il pense être sa destinée politique. Véritable espace d’autocélébration, le journal finit par faire partie du personnage public : au bout de 17 années, il est dicté, ce qui en transforme le statut. Dès les années 1930, plusieurs versions sont même retravaillées pour la publication.
33Ce dernier exemple pourrait n’éclairer qu’un versant égocentré du récit de soi, créateur d’un moi glorifié dont la figure de papier prendrait peu à peu l’ascendant sur le scripteur. Mais le récit de soi, lorsqu’il inscrit la destinée individuelle à l’horizon d’une destinée humaine, à l’instar de l’ouverture au monde de Makan Camara ou de la nostalgie douloureuse universellement audible de Clelia Marchi, est d’abord un mode d’affirmation de soi qui inscrit son histoire dans le monde. Dans son analyse de récits de vie d’« exclus », à Marseille et dans la vallée du Tarn au cours des années 1990, Jean-Noël Pelen montre bien que le récit de soi correspond à « la part au fond active […], “libre”, de l’individu […] qui s’invente » en configurant son expérience. Il ne s’agit pas ici d’être dupe des reconstructions a priori de son parcours de vie, pas plus que d’ignorer le poids des déterminations sociales et des schémas intériorisés qui pèsent sur l’individu. Mais une certaine conformité aux autres est précisément ici une nécessité assumée, exprimant le désir de « solidarisation avec l’ensemble de l’humanité et du monde ». Elle répond au besoin de l’individu de se faire « enregistrer comme existant voire participant », en inscrivant son histoire dans les Grands Récits pour s’autoriser à prendre part, malgré sa différence, aux récits collectifs78. Ainsi, la réalité est fréquemment convoquée pour « référencer le récit », l’inscrire dans le sens de l’histoire, dans le jeu des générations, dans l’action quotidienne qui s’accompagne, chez ces témoins, d’« une profonde réflexion sur le sens de l’agir79 ». C’est à ce prix seulement que le témoin, faisant advenir dans le récit l’évidence de son insertion « dans le champ du vivant », peut combattre l’exclusion en niant l’assignation portée sur lui par d’autres, tout en affirmant sa différence sociale. Le récit de soi est alors bien « dépassement des déterminations » non par leur négation, mais par la mise en ordre de soi, performance consciente du discours donnant sens à sa vie. De même, l’analyse linguistique de ces entretiens, proposée par Jacques Guilhaumou, montre comment l’élaboration de « catégories interprétatives spécifiques » naît de la co-construction du récit à deux voix qu’est l’entretien au profit d’un « mouvement subjectif vers l’autonomie » du témoin80. Au fil des questions/réponses, l’enquêté construit son identité narrative et argumentative propre, que ce soit dans les moments réflexifs du questionnement autonymique, où se jouent le choix et le sens des mots, construisant un « univers lexical assumé » propre à l’individu81 ; que ce soit par des réponses indéfinies à des questions précises, qui produisent à terme, chez l’une des enquêtées en apparente difficulté, « un discours généralisant » fondant « un espace propre de créativité82 » ; ou que ce soit encore par l’élaboration d’« un rapport je-on, entre le dire et l’action », érigeant le témoin en porte-parole entre dire singulier et action collective83.
Écritures personnelles et production d’un collectif
34L’écriture de soi transforme ainsi le rapport de l’individu au monde. Publiée, cette écriture peut-elle pour autant produire un collectif, susciter l’engagement du scripteur mais aussi des lecteurs dans la construction d’une vision du monde commune, susceptible de construire une forme d’opinion publique ?
35Il convient tout d’abord ici de mettre l’accent sur la multiplicité des médiations reliant, par l’écriture, l’individu au collectif. C’est ainsi que dans la définition d’un événement historique, entendu comme une rupture de sens où sont réinterprétés les possibles84, aucune prise de position dans un texte isolé n’est un acte entièrement singulier. Comme le souligne Arlette Farge, la parole singulière des acteurs participe d’un événement dans la mesure où on soumet l’émergence de cette parole à un « collectif qu’il convient à chaque fois de définir », et dans lequel peut se créer une intelligibilité nouvelle du corps social. Cette parole fait en effet partie d’une série d’événements peut-être minuscules, mais comme événements de langage ils donnent à lire une opinion élaborée dans un contexte85. C’est à cet horizon d’un commun que les ruptures de sens deviennent intelligibles, dans une convergence qui suppose d’ajouter à la mise en récit du témoin la mise en série des récits86. Nous l’avons vu, le scripteur peut, en dépit de l’intimité du témoignage, prétendre à la représentation d’un groupe et interpeller le public. Cette volonté transparaît dans ces narrations de soi où l’auteur se réfère à son propre groupe social – comme la noblesse pour les mémorialistes d’Ancien Régime ; à une communauté – comme la communauté réformée produisant une mémoire collective de la saint Barthélemy ; ou encore à une communauté universelle dépositaire d’une plus vaste humanité, garante, peut-être, d’une opinion publique légitime, à l’instar de ces femmes marocaines interrogées par Christine Détrez, écrivant aujourd’hui leurs difficultés mais rejetant l’étiquette féministe au profit d’un véritable humanisme87.
36Des collections de récits de soi peuvent alors produire un collectif. Philippe Artières montre par exemple comment, à partir du livre blanc des États Généraux de personnes vivant avec le VIH, s’est forgée une littérature du « Nous » qui par la coalition de récits intimes peut « offr[ir] un autre mode d’intelligibilité d’un événement aussi complexe que la survenue de cette pandémie88 ». L’initiative collective légitime le droit d’un individu à raconter son expérience la plus singulière, et la capacité de ces narrations à faire à leur tour événement, à produire une intelligibilité nouvelle des bouleversements d’une époque. Mais un seul scripteur peut aspirer à la représentation d’un universel, ce « nous » de Primo Levi qui s’adresse à l’humanité tout entière.
37Au plus proche de l’acte d’écriture, enfin, se pose la question de la manière dont ces jugements, très concrètement, peuvent créer du sens commun par la diffusion et la transmission de tels récits. Entre les catégories complexes et radicales d’espace public et d’espace privé, c’est ici toute une déclinaison d’espaces critiques à l’intérieur d’un « entre-soi » comme « espace public autochtone » qu’il convient de construire89. La part de la transmission familiale dans les écrits du for privé, par exemple, constitue sans doute l’une des voies à creuser. Comme l’a récemment montré Laurence Kaufmann, c’est du côté de l’individu que se joue la création du collectif, par cette « subjectivation en Nous » qui permet de rabattre les lectures particulières du monde au bénéfice d’un monde commun recoupant divers ego dans un monde tiers. S’y joue aussi cette « descente en singularité » qui permet au collectif d’exister par la reconnaissance, externe, d’un « entre Nous90 ».
38Écrits du for privé, egodocuments, signes personnels ont longtemps été utilisés comme des sources d’informations factuelles, contenus de savoirs ou suppléments d’âme pour le travail de l’historien. Si cette époque est aujourd’hui largement révolue, le changement de regard sur les sources de soi va de pair avec la reconsidération pour l’acteur, sa lecture subjective de l’ordre social comme forme de savoir, sa capacité à revendiquer sa dignité, à remettre en cause son adhésion à l’ordre du monde. Le balancier ne peut alors pleinement rendre à ce sujet, toujours pris dans des déterminations sociales qu’il ne maîtrise pas, une liberté utopique d’être au monde. Mais le renouvellement de la sociologie de l’individu, aujourd’hui, est en quête des médiations qui permettent de contextualiser les processus d’individuation sans occulter leur part la plus subjective91. L’engagement du « je » dans un récit qui atteste de son existence pour soi-même et pour les autres mobilise ainsi la réflexivité de l’acteur à l’intérieur du jeu social mais aussi face aux valeurs qui fondent sa légitimité.
39Le récit de soi a ici peut-être moins à voir avec la narration qu’avec la disposition à l’action, dans l’écriture d’une existence. Il reste alors à définir le statut cognitif de ce récit qui est aussi un savoir disposant à l’action : s’agit-il du « sens pratique » envisagé par Pierre Bourdieu, soit une compétence souvent peu réflexive, et finalement un non-récit de soi ? S’agit-il des procédures de réassignation développées par Judith Butler, pour qui la narration permet au sujet de se réapproprier des assignations auxquelles il demeure subordonné ? S’agit-il au contraire d’une véritable réflexivité pratique, fondée sur une continuité entre savoirs pratiques et savoirs théoriques sur la société, susceptible d’induire des analyses critiques, de générer des résistances, de produire des jugements de sens commun ? Les conditions d’émergence d’un récit réflexif et de la mobilisation de ce récit dans l’action conduisent à interroger, ici par des études de cas, les « capacités qui constituent la réflexivité des acteurs92 ». S’y dessine la possibilité de monter en généralité de l’expérience individuelle vers un savoir de sens commun. S’y affirme l’importance du temps court de l’événement, lorsque l’individu doit se redéfinir face à la perte temporaire d’une intelligibilité commune. S’y joue la configuration, entre le « je » singulier et l’horizon d’une opinion abstraite, des espaces intermédiaires et contextualisés du « nous », familles, sociabilités savantes, associations… », susceptibles de générer des identités collectives93.
40En considérant ainsi le récit de soi comme une action située dans un contexte, l’historien peut ouvrir une collaboration et un débat avec les sciences humaines et sociales. La question posée est notamment celle du degré d’autonomie morale et de liberté de l’acteur par rapport à son expérience sociale, à la fois en termes d’engagement et de compréhension.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
10.3917/arco.artie.2011.01 :Artières Philippe, Laé Jean-François, Archives personnelles. Histoire, anthropologie et sociologie, Paris, Armand Colin, 2011.
10.3917/seve.033.0067 :Artières Philippe, « Archives d’une prise de parole. Les écritures du sida », Les Tribunes de la santé, no 33, 2011/4, p. 67-71.
10.4000/terrain.1888 :Bensa Alban, Fassin Éric, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, no 38, 2002, p. 5-20.
10.4000/books.editionsehess.11745 :Bohman James, « Réflexivité, agentivité et contrainte », in Michel de Fornel et Albert Ogien, Bourdieu. Théoricien de la pratique, Raisons pratiques, éd. de l’EHESS, 2011, p. 21-47, p. 23.
Burstin Haim, L’homme révolutionnaire : essai d’anthropologie historique, Paris, Vendémiaire, 2013.
Barber Karin, dir., Africa’s hidden histories : Everyday literacy and making the self, Bloomington, Indiana University Press, 2006.
Becker Howard, « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, 2006/2 (no 11), p. 177- 192
Butler Judith., Le récit de soi, Paris, PUF, 2007 [2005].
Cassan Michel, « La mort d’Henri IV au prisme des écrits du for privé », in Jean-Pierre Bardet, Élisabeth Arnoul, François-Joseph Ruggiu, dir., Les écrits du for privé en Europe, (Moyen Âge, époque moderne, époque contemporaine), Enquêtes, Analyses, Publications, Colloque international de Paris (6-7-8 décembre 2006), Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2010, p. 519-533.
Chiantaretto Jean-François, Le témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Paris, Aubier, 2005.
10.4000/books.pumi.39261 :Ciappelli Giovanni, « Mémoire familiale et mémoire individuelle à Florence d’après journaux et livres de famille de l’époque moderne », in Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet, François-Joseph Ruggiu, dir., Écritures de soi, individus et liens sociaux, Colloque international (Conques, 25-27 sept. 2008), Toulouse, Framespa, Éditions Méridiennes, 2011, p. 23-38.
Cosandey Fanny, dir., Vivre et dire l’ordre social, Paris, EHESS, 2005.
Coulomb Clarisse, « Des villes de papier : écrire l’histoire de la ville dans l’Europe moderne », Histoire urbaine, 2010/2 (no 28), p. 5-16.
Dayan Rosenman Anny, Les Alphabets de la Shoah, Survivre, témoigner, écrire, Paris, CNRS Éditions, 2013.
10.1007/978-1-349-62377-8 :Dekker Rudolf, éd., Egodocuments and History : Autobiographical Writing in its Social Context since the Middle Ages, Hilverum, Verloren, 2002.
Détrez Christine, Femmes du Maghreb, une écriture à soi, Paris, La Dispute, 2012.
Dulong Renaud, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998.
Fabre Daniel, dir., Écritures ordinaires, Paris, Centre Georges Pompidou-P.O.L., 1993.
10.4000/books.editionsmsh.3949 :Fabre Daniel, dir., Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Paris, Éd. de la MSH, 1997.
Fargearlette, « Penser et définir l’événement en histoire », Terrain, no 38, 2002, p. 67-78.
Foisil Madeleine, « L’écriture du for privé », in Philippe Ariès, Georges Duby, dir., Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, vol. III, 1986, p. 331-369.
Guilhaumou Jacques, « Un récit construit ensemble. Analyse du discours », in Béatrice Mésini, Jean-Noël Pelen, Jacques Guilhaumou, Résistances à l’exclusion. Récits de soi et du monde, PUP, Aix-en-Provence, 2004, p. 269-301.
Iuso Anna, « “Ma vie est un ouvrage à l’aiguille”. Écrire, coudre et broder au xixe siècle », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 35, 2012, p. 89-106.
Kaiser Wolfgang, « Le passé refaçonné. Mémoire et oubli dans les Histoires de Marseille, de Robert Ruffi à Louis-Antoine de Ruffi », Provence historique, Mémoire et commémoration en Provence, fasc. CXCIII, t. XLVIII, 1998, p. 279-292.
Kaufmann Laurence, « Faire “être collectif” : de la constitution à la maintenance », Raisons pratiques, no 20, 2010, p. 331-372.
Klapisch-Zuberchristiane, « L’invention du passé familial à Florence (xive-xve siècle) », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 1982, vol. XIII, p. 95/118.
Klein Annabelle, « Les homepages, nouvelles écritures de soi, nouvelles lectures de l’autre », SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation, no 28, 2001, p. 67-82.
Kuperty-Tsur Nadine, Se dire à la Renaissance : les mémoires au xvie siècle, Paris, J. Vrin, 1997.
Lahire Bernard, La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, PUL, 1993.
Lesne Emmanuelle, La poétique des mémoires (1650-1685), Paris, H. Champion, 1996.
10.4000/books.pumi.39261 :Luciani Isabelle, « "Car les ungs et les aultres m’accablent de peyne… " Des épreuves de la vie à l’expérience de soi dans quelques livres de raison provençaux (xvie-xviie siècle) », in Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet, François-Joseph Ruggiu, dir., Écritures de soi, individus et liens sociaux, Colloque international (Conques, 25-27 sept. 2008), Toulouse, Framespa, Éditions Méridiennes, 2011, p. 37-49.
10.3406/anami.2010.7317 :Luciani Isabelle, « Écrire pour laisser trace : les recueils manuscrits de François Rebatu (1588-1662) », Annales du Midi- Plumes singulières, écrits de soi (xvie-xviiie siècle), t. CXXII, no 270, avril-juin 2010, p. 177-196.
Luciani Isabelle, « De l’espace domestique au récit de soi ? Écrits féminins du for privé (Provence, xvie-xviiie siècle) », Clio, no 35/2012, « Écrire au quotidien », p. 21-44.
Luciani Isabelle, Piétri Valérie, dir., Écriture, récit, trouble(s) de soi. Perspectives historiques. France, xvie-xxie siècle, Aix-en-Provence, PUP, 2012.
Luciani Isabelle, « Llevar un “libro de cuenta y razón” en la Provenza moderna (siglos xvi-xviii) : escritura doméstica y relato de uno mismo », in Manuscrits : revista d’història moderna, UAB, 2013, p. 163-203..
Luciani Isabelle, « Ordre des mots, ordre de soi. Tenir son livre de raison à l’époque moderne (Provence, xvie-xviiie siècles) », French Historical Studies, à paraître automne 2014.
Mbodj Aissatou, Des cahiers au village. Socialisations à l’écrit et pratiques d’écriture dans la région cotonnière du sud du Mali, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie de l’Université Lumière-Lyon 2 soutenue le 16 mars 2007.
Mbodj Aissatou, « Une forme d’écriture du privé dans la région cotonnière du Mali : des cahiers “à soi”, entre domestique et personnel », in François-Joseph Ruggiu, dir., « Les usages des écrits du for privé. Afrique, Amérique, Asie, Europe », Bruxelles, P. I.E. Peter Lang, 2013, p. 169-190.
10.1017/S0395264900000640 :Monnet Pierre, « Ville réelle et ville idéale à la fin du Moyen Âge : une géographie au prisme des témoignages autobiographiques allemands », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 56e année, no 3, 2001. p. 591-621.
10.3406/shmes.1996.1708 :Moeglin Jean-Marie, « Les élites urbaines et l’histoire de leur ville en Allemagne (xive-xve siècles) », in Les élites urbaines au Moyen Âge, Rome-Paris, École française de Rome-Publications de la Sorbonne, 1997, p. 351-384.
Mouysset Sylvie, Papiers de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, xve-xixe siècle), Rennes, PUR, 2007.
Patin Nicolas, « Le journal de Joseph Goebbels. Un parcours critique », Vingtième siècle 2009/4, no 104, p. 81-93.
Pelen Jean-Noël, « Ethnographie du récit », in Béatrice Mésini, Jean-Noël Pelen, Jacques Guilhaumou, op. cit., p. 207-268.
10.3406/arss.1986.2314 :Pollak Michael, Heinich Nathalie, « Le témoignage », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. LXII-LXIII-63, juin 1986. L’illusion biographique. p. 3-29.
10.3917/gen.047.0004 :Poliak Claude F. , « Manières profanes de “parler de soi” », Genèse, no 47, juin 2002, p. 4-20.
Ricœur Paul, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction. t. II, Paris, éd. du Seuil, 1985.
Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
Ricœur Paul, « Devenir capable, être reconnu », Esprit, no 7, juillet 2005, p. 125-129.
10.4000/books.pumi.39261 :Ruggiu François-Joseph, « Les discours annalistiques comme discours de soi », in Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu, dir., Écritures de soi, individus et liens sociaux, Colloque international (Conques, 25-27 sept. 2008), Toulouse, Framespa, Éditions Méridiennes, 2011, p. 261-277.
10.4000/clio.6132 :Salle Muriel, « Corps rebelles », Clio. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 26, 2007.
Singlyfrançois de, « Opérationnaliser l’individu “individualisé” », in Philippe Corcuff, Christian Le Bart, François de Singly, dir., L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, PUR, 2010, 349-358.
10.3406/genes.1991.1091 :Varikas Eleni, « Subjectivité et identité de genre. L’univers de l’éducation féminine dans la Grèce du xixe siècle », Genèses, no 6, décembre 1991, p. 29-51.
Wievorka Annette, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998.
Yacine-Titouh Tassadit, « Femmes et écriture. Taos Amrouche, précureure du féminisme nord-africain », Tumultes, éd. Kimé, 2011/2, no 37, p. 147-164.
Notes de bas de page
1 Judith Butler, Le récit de soi, Paris, PUF, 2007 [2005].
2 On peut naturellement se demander, avec Bruno Ambroise, quelle est la pertinence d’un usage « dilué » de la performativité en sciences humaines et sociales. Si la performativité est la vertu d’un énoncé parvenant à « réaliser ce dont il parle » non seulement « en fonction de ce qu’il dit », mais « en fonction des conventions particulières qui viennent fixer le type de reconnaissance qu’elle (la performativité) demande » (Bruno Ambroise, « Performativité et actes de parole », intervention dans la journée d’études consacrée à la performativité, coordonnée par J. Arquembourg à l’IFP (CARISM) de l’Université Paris 2 - Panthéon Assas, en ligne, http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/43/00/74/PDF/Performativite_et_actes_de_parole.pdf), est-il possible d’en étendre l’usage à l’efficacité sociale d’un processus de jugement menant à une capacité d’action ? Il faut bien reconnaître qu’il y a là une extension du sens de la notion, dans un emploi provisoire, en quête d’une catégorie heuristique pour définir la performativité sociale d’une narration de soi produisant, dans le récit d’un « je », une nouvelle réalité sociale reconnue par le consensus d’un « nous ».
3 Fanny Cosandey, dir., Vivre et dire l’ordre social, Paris, EHESS, 2005.
4 Howard Becker, « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, 2006/2 (no 11), p. 177-192.
5 Paul Ricœur, « Devenir capable, être reconnu », Esprit, no 7, juillet 2005, p. 125-129.
6 Isabelle Luciani, « “Car les ungs et les aultres m’accablent de peyne…” Des épreuves de la vie à l’expérience de soi dans quelques livres de raison provençaux (xvie-xviie siècle) », in Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet, François-Joseph Ruggiu, dir., Écritures de soi, individus et liens sociaux, Colloque international (Conques, 25-27 sept. 2008), Toulouse, Framespa, Éditions Méridiennes, 2011, p. 37-49.
7 Madeleine Foisil, « L’écriture du for privé », in P. Ariès, G. Duby, dir., Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, vol. III, 1986, p. 331-369 ; Rudolf Dekker, éd., Egodocuments and History : Autobiographical Writing in its Social Context since the Middle Ages. Hilverum, Verloren, 2002.
8 Karin Barber, dir., Africa’s hidden histories : Everyday literacy and making the self, Bloomington, Indiana University Press, 2006.
9 Aissatou Mbodj, « Une forme d’écriture du privé dans la région cotonnière du Mali : des cahiers “à soi”, entre domestique et personnel », in François-Joseph Ruggiu, dir., « Les usages des écrits du for privé. Afrique, Amérique, Asie, Europe », Bruxelles, P. I.E. Peter Lang, 2013, p. 169-190.
10 Christiane Klapisch-Zuber, « L’invention du passé familial à Florence (xive-xve siècle) », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 1982, vol. XIII, p. 95/118 ; Pierre Monnet, « Ville réelle et ville idéale à la fin du Moyen Âge : une géographie au prisme des témoignages autobiographiques allemands », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 56e année, no 3, 2001. p. 591-621 ; Jean-Marie Moeglin, « Les élites urbaines et l’histoire de leur ville en Allemagne (xive-xve siècles) », in Les élites urbaines au Moyen Âge, Rome-Paris, École française de Rome-Publications de la Sorbonne, 1997, p. 351-384. Pour un panorama de cette problématique, cf. Clarisse Coulomb, « Des villes de papier : écrire l’histoire de la ville dans l’Europe moderne », Histoire urbaine, 2010/2 (no 28), p. 5-16.
11 P. Monnet, art. cit., p. 610.
12 Michel Cassan, « La mort d’Henri IV au prisme des écrits du for privé », in J.-P. Bardet, E. Arnoul, F.-J. Ruggiu, dir., Les écrits du for privé en Europe, (Moyen Âge, époque moderne, époque contemporaine), Enquêtes, Analyses, Publications, Colloque international de Paris (6-7- 8 décembre 2006), Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2010, p. 519-533.
13 Isabelle Luciani, « Ordre des mots, ordre de soi. Tenir son livre de raison à l’époque moderne (Provence, xvie-xviiie siècles) », French Historical Studies, à paraître automne 2014.
14 François-Joseph Ruggiu, « Les discours annalistiques comme discours de soi », in S. Mouysset, J.-P. Bardet et F.-J. Ruggiu, dir., Écritures de soi, individus et liens sociaux, Colloque international (Conques, 25-27 sept. 2008), Toulouse, Framespa, Éditions Méridiennes, 2011, p. 261-277, citation p. 267.
15 I. Luciani, « Llevar un “libro de cuenta y razón” en la Provenza moderna (siglos xvi-xviii) : escritura doméstica y relato de uno mismo », in Manuscrits : revista d’història moderna, UAB, 2013, p. 163-203.
16 M. Cassan, art. cit., p. 525.
17 Voir notamment, dans le présent ouvrage, « Les incursions de l’écriture de soi dans un journal d’événements : “Mes loisirs” de Siméon Prosper Hardy » p. 61-76
18 Voir notamment, dans le présent ouvrage, « Raconter et se raconter dans le cadre insurrectionnel du Paris révolutionnaire », et l’ouvrage d’Haim Burstin, Révolutionnaires : pour une anthropologie politiqe de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.
19 Sylvie Mouysset, Papiers de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, xve-xixe siècle), Rennes, PUR, 2007, p. 260.
20 Hélène Duccini, Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis XIII, Paris, Champ Vallon, 2003, p. 29-33.
21 P. Monnet, art. cit. Les deux exemples cités ensuite sont développés p. 596 et 600.
22 Ibid., p. 596.
23 P. Monnet, art. cit., p. 597.
24 Chr. Klapisch-Zuber, art. cit., p. 109.
25 Wolfgang Kaiser, « Le passé refaçonné. Mémoire et oubli dans les Histoires de Marseille, de Robert Ruffi à Louis-Antoine de Ruffi », Provence historique, Mémoire et commémoration en Provence, 193, t. XLVIII, 1998, p. 279-292.
26 Cf., dans cet ouvrage, Clarisse Coulomb, « Histoire de ville, histoire de vie. Pierre-Daniel Huet, historien de Caen et autobiographe (1630-1721) » p. 77-98.
27 François Rebatu, Recueil de quelques monuments et pièces de l’antiquité, constitue le manuscrit le plus récent, « commencé le 1er avril 1655 », Arles, Médiathèque Van Gogh, ms. 903.
28 I. Luciani, « Écrire pour laisser trace : les recueils manuscrits de François Rebatu (1588- 1662) », Annales du Midi - Plumes singulières, écrits de soi (xvie-xviiie siècle), t. CXXII, no 270, avril-juin 2010, p. 177-196.
29 I. Luciani, « Tenir son “livre de raison” dans la Provence moderne… », art. cit.
30 Ibid.
31 Cf., dans le présent ouvrage, M. Cassan, « Écriture de l’événement, récit de soi dans les écrits du for privé ».
32 I. Luciani, « Ordre des mots, ordre de soi… », art. cit.
33 F.-J. Ruggiu, art. cit. Les exemples suivants sont développés p. 267.
34 S. Juratic, « Les incursions de l’écriture de soi dans un journal d’événements… », art. cit.
35 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 35.
36 Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998, p. 47-52.
37 Ibid., p. 52.
38 Ibid., p. 50.
39 Ibid., p. 177-179.
40 Paul Ricœur, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction. t. II, Paris, éd. du Seuil, 1985, p. 115.
41 Cf. Isabelle Luciani, Valérie Piétri, dir., Écriture, récit, trouble(s) de soi. Perspectives historiques. France, xvie-xxie siècle, Aix-en-Provence, PUP, 2012.
42 Michael Pollak, Nathalie Heinich, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, juin 1986. L’illusion biographique. p. 3-29, citation p. 14.
43 Anny Dayan Rosenman, Les Alphabets de la Shoah, Survivre, témoigner, écrire, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 20.
44 Jean-François Chiantaretto, Le témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Paris, Aubier, 2005.
45 Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance : les mémoires au xvie siècle, Paris, J. Vrin, 1997.
46 Cf. Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, Littérature, Témoignage, Paris, Gallimard, 2009. Nous renvoyons aussi aux journées d’études de l’Université de Tel Aviv organisée en 2009 sur « Témoignage et écriture de l’histoire » à l’époque moderne.
47 P. Ricœur, Temps et récit…, op. cit., p. 115.
48 Annette Wievorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998. Anny Dayan Ronseman, op. cit., p. 137-138.
49 Ibid., p. 195-197.
50 Ibid., p. 135-136.
51 Shoshana Felmann, « Théâtre de justice. Eichman à Jérusalem », Les Temps modernes, septembre-octobre-novembre 2001, no 615-616, cité par Anny Dayan Rosenman, op. cit., p. 136.
52 Jean-Marie Goulemot, introduction aux Mémoires de Valentin Jamerey Duval, Paris, Le Sycomore, 1981.
53 Bernard Lahire, La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, PUL, 1993 ; Claude F. Poliak, « Manières profanes de “parler de soi” », Genèse, no 47, juin 2002, p. 4-20.
54 N. Kuperty-Tsur, op. cit.
55 Eleni Varikas, « Subjectivité et identité de genre. L’univers de l’éducation féminine dans la Grèce du xixe siècle », Genèses, no 6, décembre 1991, p. 29-51.
56 Tassadit Yacine-Titouh, « Femmes et écriture. Taos Amrouche, précureure du féminisme nord-africain », Tumultes, éd., Kimé, 2011/2, no 37, p. 147-164.
57 Giovanni Ciappelli, « Mémoire familiale et mémoire individuelle à Florence d’après journaux et livres de famille de l’époque moderne », in Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet, François-Joseph Ruggiu, dir., Écritures de soi, individus et liens sociaux, Colloque international (Conques, 25-27 sept. 2008), Toulouse, Framespa, Éditions Méridiennes, 2011, p. 23-38, p. 30.
58 Ibid., p. 37.
59 Annabelle Klein, « Les homepages, nouvelles écritures de soi, nouvelles lectures de l’autre », SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation, no 28, 2001, p. 67-82, p. 78.
60 Daniel Fabre, dir., Écritures ordinaires, Paris, Centre Georges Pompidou-P.O.L., 1993 ; Bernard Lahire, op. cit. ; Roger Chartier, Alfred Messerli, dir., Scripta volant, verba manent. Schriftkulturen in Europa zwischen 1500 und 1900/Les cultures de l’écrit en Europe entre 1500 et 1900, Zurich, Schwabe, 2008.
61 Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, [1957] 1970 ; Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de Minuit, 1979 [1977]. Pour une approche synthétique, voir Fraenkel, Mbodj, 2010.
62 Natacha Coquery, François Menant, Florence Weber, Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2006.
63 Philippe Artières, Jean-François Laé, Archives personnelles. Histoire, anthropologie et sociologie, Paris, Armand Colin, 2011.
64 Chr. Klapisch-Zuber, art. cit., p. 110.
65 James S. Amelang, The Flight of Icarus : Artisan Autobiography in Early Moderne Europe, Stanford, Stanford University Press, 1998. Les autres références se trouvent dans la bibliographie de cet article.
66 M. Cassan, art. cit., p. 530-532.
67 F.-J. Ruggiu, art. cit., p. 724.
68 P. Artières, J.-F. Laé, op. cit.
69 Daniel Fabre, dir., Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Paris, Éd. de la MSH, 1997.
70 Muriel Salle, « Corps rebelles », Clio. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 26, 2007.
71 P. Artières, J.-F. Laé, op. cit., p. 138.
72 J.-M. Goulemot, « Les pratiques littéraires ou la publicité du privé », in Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1986, t. II, p 371-404.
73 Emmanuelle Lesne, La poétique des mémoires (1650-1685), Paris, H. Champion, 1996, p. 335.
74 Christine Détrez, reprenant les catégorisations de Judith Butler dans La vie psychique du pouvoir (Paris, Éd. Leo Scheer, 2002, [1997]), rappelle fort bien au sujet de l’écriture des femmes en Méditerranée que l’agency de l’écriture n’est pas nécessairement dans la résistance à l’ordre du monde, mais dans la conscience de son rapport d’adhésion ou de refus à cet ordre, qui n’est plus un ordre simplement « présupposé » mais « réinstallé » (op. cit., p. 231).
75 Aissatou Mbodj, Des cahiers au village. Socialisations à l’écrit et pratiques d’écriture dans la région cotonnière du sud du Mali, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie de l’Université Lumière-Lyon 2 soutenue le 16 mars 2007, p. 607.
76 Anna Iuso, « “Ma vie est un ouvrage à l’aiguille”. Écrire, coudre et broder au xixe siècle », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 35, 2012, p. 89-106, ici p. 104 sq. Sur la construction d’un sujet réflexif par l’engagement quotidien de soi dans l’écriture, nous renvoyons également à notre article « De l’espace domestique au récit de soi ? Écrits féminins du for privé (Provence, xvie-xviiie siècle) » Clio, no 35/2012, « Écrire au quotidien », Isabelle Lacoue-Labarthe, Sylvie Mouysset, dir., p. 21-44.
77 Nicolas Patin, « Le journal de Joseph Goebbels. Un parcours critique », Vingtième siècle, 2009/4, no 104, p. 81-93.
78 Jean-Noël Pelen, « Ethnographie du récit », in Béatrice Mésini, Jean-Noël Pelen, Jacques Guilhaumou, Résistances à l’exclusion. Récits de soi et du monde, PUP, Aix-en-Provence, 2004, p. 207-268, plus particulièrement ici p. 257 et 264.
79 Ibid., p. 262-263.
80 Jacques Guilhaumou, « Un récit construit ensemble. Analyse du discours », in Béatrice Mésini, Jean-Noël Pelen, Jacques Guilhaumou, op. cit., p. 269-301, ici plus particulièrement p. 270.
81 Ibid., p. 275.
82 Ibid., p. 282.
83 Ibid., p. 285-290.
84 Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, no 38, 2002, p. 5-20.
85 Arlette Farge, « Penser et définir l’événement en histoire », Terrain, no 38, 2002, p. 67-78.
86 Alban Bensa, Éric Fassin, art. cit.
87 Christine Détrez, Femmes du Maghreb, une écriture à soi, Paris, La Dispute, 2012, p. 207-208.
88 P. Artières, « Archives d’une prise de parole. Les écritures du sida », Les Tribunes de la santé, no 33, 2011/4, p. 67-71, p. 67.
89 D. Fabre, dir., Par écrit…, op. cit., p. 9-10.
90 Laurence Kaufmann, « Faire “être collectif” : de la constitution à la maintenance », in Raisons pratiques, no 20, 2010, p. 331-372.
91 Pour un bilan sur le renouvellement de ces approches, voir notamment Vincent Caradec, Danilo Martuccelli, éd., Matériaux pour une sociologie de l’individu. Perspectives et débats, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005. Sur la définition heuristique du « récit de soi » comme acte de conscience disposant au jugement et à l’action, et non d’abord comme un « récit de vie » narrant des événements, cf. François de Singly, « Opérationnaliser l’individu “individualisé” », in Corcuff P., Le Bart C., de Singly F. de, dir., L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, PUR, 2010, 349-358.
92 James Bohman, « Réflexivité, agentivité et contrainte », in Michel de Fornel et Albert Ogien, Bourdieu. Théoricien de la pratique, Raisons pratiques, éd. de l’EHESS, 2011, p. 21-47, p. 23.
93 Laurence Kaufmann, « Faire “être collectif” : de la constitution à la maintenance », art. cit.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR Telemme 7303
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008