Introduction
p. 281-282
Texte intégral
1La connivence entre la littérature et la justice est beaucoup plus importante que l’on ne pourrait le penser. Les réflexions sur la mise en scène de soi et des autres en justice ont en partie montré que la manipulation des discours et la production des récits étaient pour une large part tributaire d’une relation particulière entre la plume des greffiers et celle des auteurs de fictions romanesques. Les factums judiciaires sont représentatifs de cette rencontre des muses, affranchis en partie des contraintes normatives des actes officiels produits pas les tribunaux et, par conséquent, libres de recourir à une série de subterfuges et d’effets rhétoriques variés. Les factums, ou « mémoires judiciaires », proposent de reconstruire une vérité des événements en faisant des emprunts à la littérature, afin de donner au récit plus de force et de conviction, mais peut-être et surtout plus de saveur. Rédigés la plupart du temps par les avocats ou les procureurs des parties, les mémoires judiciaires n’excluent que rarement la simple contribution des plaignants qui deviennent en quelque sorte, l’espace d’un instant, la muse des hommes de lois chargés d’assurer la défense de leurs clients. Si la littérature est largement convoquée dans la rédaction des mémoires qui lui empruntent intrigues et exemples, les factums permettent surtout de faire sortir hors des murs des tribunaux les causes entendues par les juges, de populariser une procédure pour confier au tribunal de l’opinion le soin de déclarer innocence et culpabilité. Pièces le plus souvent imprimées, les mémoires judiciaires, comme le montrent les contributions proposées, permettent directement et indirectement d’infléchir l’arbitraire des juges qui ne se contentent pas de voir dans ces documents d’archives de simples pièces à conviction, mais des éléments susceptibles de faire progresser l’instruction des procédures. La rencontre du récit judiciaire et du récit littéraire permet d’effectuer un passionnant travail sur l’intertextualité des œuvres convoquées pour soutenir la démonstration de la vertu ou du vice des justiciables. Ainsi, évoquer les mémoires judiciaires revient à évoquer un enchevêtrement complexe de récits qui, par une savante alchimie, proposent à l’arbitraire de la justice un autre récit, mi-littéraire, mi-judiciaire, mâtiné de philosophie et d’érudition rhétorique, propre à passionner aussi bien l’historien de la justice que le littéraire. Dans un même élan, Thémis, Polymnie, Calliope et Melpomène inspirent l’écriture judiciaire au travers de ses acteurs, à la fois des hommes de lois et des hommes de lettres.
2 Les récits publiés entre 1618 et 1632 par le procureur bourguignon Étienne Bouchin, en fonction dans la ville de Beaune, trouvent leur inspiration dans des affaires qu’il avait jadis plaidées et conclues au nom du roi, trois textes en particulier permettant de saisir le travail effectué et les commentaires qu’il avait livrés au cours de sa carrière (Jean Bart).
3Dépourvus officiellement de valeur juridique, mais destinés à influencer le juge chargé de l’affaire, les factums figurent comme des pièces d’écriture riches en mesure de livrer des informations multiples sur les causes débattues, ainsi que sur la publicité, la diffusion et l’instrumentalisation dont ils ont pu faire l’objet dès le milieu du xvie siècle (Marie Houllemare1). Document à vocations multiples, qui fait émerger de nombreuses voix – celles des acteurs du procès, d’une cause célèbre, des juges et avocats –, le factum contribue à façonner une identité aux individus impliqués. Fiction intermédiaire qui se situe entre la fiction juridique et celle littéraire, ce type d’écriture permet de confondre le réel (l’effet de vérité) à la propagande politique (instrumentalisation d’une cause, expression de stéréotypes), aux représentations symboliques et littéraires qui font émerger une nouvelle notion de l’individu.
4Toutes les formes d’écriture soulignent la volonté de la personne qui estime avoir été lésée de communiquer ses difficultés et de réclamer, en retour, une juste réparation, à la fois auprès de la scène sociale, perçue comme un espace théâtral où la cause peut être finalement exposée et résolue, et auprès de l’une des instances de la parole, détenue en l’occurrence par le tribunal qui peut trancher officiellement une question épineuse (Gabriele Vickermann-Ribémont, Laura Talamante). Ainsi est rendue publique et discutée à Paris, en 1737-1739, l’affaire de rapt de séduction concernant Anne-Marie de Moras, riche héritière d’origine bourgeoise ; et, en 1770, éclatèrent une guerre des pamphlets, ainsi qu’une série de procès, qui opposèrent Rose-Michel Reynoir, issue d’une famille de négociants fortunés de Marseille, à Jean-Maximin Lejourdan, procureur et conseiller juridique de son époux, Dominique-Barthélemi Cornet, consul de la République de Venise dans la cité phocéenne. Cette affaire devint une cause célèbre diffusée par les imprimés et les tribunaux pendant la Révolution française. Face au mélodrame et aux romans sentimentaux, qui connaissent à l’époque un franc succès, les justiciables utilisent les mémoires judiciaires, afin de faire sortir des salles des tribunaux les procès qui les impliquent et de les soumettre au tribunal émergeant de l’opinion publique des Lumières. Ces mémoires ont permis à des femmes d’établir des liens entre leur histoire et la littérature. Ces textes précieux s’avèrent, au xviiie siècle, favorables aux questions de droit, quoiqu’ils constituent un genre judiciaire spécifique, reposant sur la procédure, et soient liés au travail de « littérature ».
Notes de bas de page
1 Marie Houllemare, « Écrire la justice hors le greffe : la mémoire judiciaire dans la ville à Paris au xvie siècle », dans Olivier Poncet et Isabelle Storez-Brancourt, dir., Une Histoire de la mémoire judiciaire de l’Antiquité à nos jours, Paris, École nationale des Chartes, 2009, p. 319-333 ; Ead., Politiques de la parole. Le parlement de Paris au xvie siècle, Genève, Droz, 2011, p. 325-344.
Auteurs
Aix Marseille Université, UMR 7303 TELEMME
Aix Marseille Université, UMR 7303 TELEMME
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008