Bilan des travaux dans les châteaux delphinaux
p. 287-295
Texte intégral
1Les aménagements, qu’ils soient défensifs ou liés à la recherche de l’amélioration du confort, sont ordonnés pendant la période d’insécurité qui se développe à partir de 1360. La guerre est donc la principale raison évoquée dans les comptes de châtellenies et dans les comptes rendus de visites de châteaux établis par les maîtres d’œuvre à partir de 1390. Les autres motifs se résument à l’entretien courant (par exemple, les rénovations des structures en bois comme les coursières) et au perfectionnement (par exemple, la surélévation d’une muraille) : dans tous les cas, c’est bien l’amélioration de la défense qui prévaut1. Pourraient s’y ajouter les causes accidentelles au premier rang desquelles figurent les risques d’incendie, encore qu’ils ne soient pas tous le fait d’une volonté humaine, mais quelquefois des risques liés aux aléas climatiques. C’est le cas de la foudre qui provoque l’incendie du hourdage de la tour de Montalquier en 13822. De même, les inondations qui se multiplient au cours de la première moitié du xve siècle pourraient entraîner des destructions dans l’environnement des châteaux. Ainsi, c’est en 1441 qu’une crue de l’Avance emporte les digues situées au pied du castrum de Valserres et implique leur réparation immédiate afin d’éviter que l’eau n’atteigne les murs du château3. S’il est certain que le climat montagnard (froid et neige) favorise à long terme l’éclatement de la pierre, les inondations de la Durance et du Guil, bien que fréquentes, n’occasionnent pas de dégâts sur les châteaux mais plutôt sur les infrastructures comme les ponts4.
Bilan des réparations par châtellenies
2Les réparations ont été comptabilisées, châtellenie par châtellenie, au même titre que les dépenses de garde et de chevauchée. L’ensemble de ces travaux concerne uniquement les châteaux delphinaux à l’exception de l’un d’eux qui est commun au dauphin et à l’archevêque d’Embrun : il s’agit de la tour de Chorges où le montant total des réparations, en 1369-1370, s’élève à 66 florins et 8 gros et dont un peu moins de la moitié est à la charge du dauphin (28 florins et 4 gros)5.
3Les moyens mis en œuvre pour améliorer la défense des châteaux reposent soit sur le renforcement de la garnison, soit sur la fortification et la réparation des bâtiments. Ces moyens ne sont pas déployés au même moment dans l’ensemble des châtellenies. Ainsi, dans l’escarton du Valcluson, le plus à l’est du Dauphiné, l’accent est mis sur la garnison des châteaux de Bois-des-Ayes et de Mentoulles à partir de 1362 : dans ces châteaux, les achats d’armes confirment la forte mobilisation des gardes. Inversement, les travaux y sont insignifiants et c’est sans doute pour cette raison que, lors de sa visite du 30 juin 1390, le maître d’œuvre Stéphane Voisin dresse un état alarmant des deux châteaux : le prix-fait qu’il établit au Bois-des-Ayes (142 florins) concerne autant les aménagements défensifs que résidentiels mais toujours des structures en bois dont l’entretien a été longtemps négligé. D’ailleurs, les ultimes dépenses enregistrées par le châtelain du Valcluson se résument à des achats de planches pour réparer les meubles qui peuvent encore l’être dans les deux châteaux (Tableau 20)6 !

Tableau 20. Bilan des travaux dans les châteaux delphinaux (1360-1400).
4Dans l’escarton d’Oulx, les seules dépenses régulières sont les salaires des châtelains d’Oulx et de Césanne sur qui repose l’organisation de la mise en défense humaine. Dans cet escarton, les protections matérielles se reportent sur deux sites : le château d’Exilles qui fait face au château de Suse – position la plus avancée du comte de Savoie dans la vallée de la Doire Ripaire – et les châteaux de la châtellenie de Bardonnèche.
5Les réparations enregistrées au château d’Exilles, concentrées autour des accès (ponts-levis) et des communications (coursières et escaliers), soulignentl’importance de la mise en défense de ce château. À Bardonnèche enfin, la défense s’organise autour de deux sites, la tour supérieure de Bardonnèche, depuis au moins 1356, et la tour de Bramafan, construite en 1333 et dont les nombreux achats de trompes d’appel confortent la fonction de tour de guet. La fortification de cette châtellenie excentrée n’est pas une priorité pour le dauphin qui souhaite seulement y maintenir une garnison permanente, à titre préventif. D’ailleurs, c’est uniquement pour conserver l’autonomie des hommes de la garnison qu’est réparée la toiture du four du château de Bardonnèche (moins de 4 florins) et ce sont les seuls travaux enregistrés dans ce château au cours de la période. En juin 1390, seul l’état du château de Bramafan intéresse le maître d’œuvre dans son circuit de visite des châteaux delphinaux. Enfin, comme dans l’escarton du Valcluson, les seules dépenses consenties par le châtelain au plus fort de la menace des compagnies de routiers (1390-1391), se résument à la rémunération des hommes de la garnison7.
6Le château de Briançon est à l’abri du passage des routiers jusqu’en 1376 et il n’est guère étonnant qu’il ne soit pas réparé avant 1382. Fortement lié à la défense de la ville dont il prolonge les murailles, ce château n’est pourtant pas aussi bien entretenu que ces dernières. Pour preuve, les réparations enregistrées après 1390 ne touchent que des structures en bois extérieures et intérieures (coursières, mobilier et planchers) et quelques maçonneries dont la réfection relève tout autant de l’entretien que de la réelle volonté de fortifier le site.
7Enfin, comme Château-Dauphin et Château-Queyras constituent la pointe la plus méridionale tournée vers le marquisat de Saluces et les possessions du comte de Savoie en Piémont, les réparations dans les châteaux chefs-lieux de ces deux châtellenies traduisent d’abord les aléas de la conjoncture. Ainsi, quand Galéas de Saluces envahit la châtellenie de Château-Dauphin en 1362, la typologie des travaux dénote la nécessité de mettre en défense rapidement le château en construisant des défenses en bois légères et peu coûteuses (râteliers, coursière, bretèche et échiffe). Gardons-nous de croire cependant que ces défenses soient inutiles ou que leur aménagement ne requière aucun savoir-faire. C’est tout le contraire puisque, d’une part, le choix de déterminer les défenses adéquates est confié aux capitaines du Briançonnais et que, d’autre part, le soin de les construire incombe à des maîtres.
8À Château-Queyras, les procédures de visites et de contre-visites ainsi que les mises aux enchères des prix-faits retardent considérablement l’exécution des travaux. De plus, le partage du coût des matériaux et de la main-d’œuvre entre les communautés, d’une part, et les communautés et le dauphin, d’autre part, explique le montant excessif des aménagements dont la main-d’œuvre qualifiée constitue le plus fort investissement et qui est donc à la charge du dauphin : c’est le cas du creusement de la citerne du château, prévue dès 1397 mais dont l’achèvement n’intervient pas avant 1420.
9C’est finalement au palais delphinal d’Embrun que sont enregistrés les plus importants travaux au cours de la période, près de 1 000 florins qui sont principalement consacrés à des aménagements, des agrandissements, des rénovations et des constructions : nouvelle salle d’audiences (1371-1372), prison (1386-1387) et étable (1390). Les travaux défensifs sont minoritaires sauf en 1367-1368, période durant laquelle la ville d’Embrun est assiégée (91 florins / 128 florins, soit 71 %).
10Au château de Réotier, base arrière de la cité embrunaise tournée vers le bourg de Guillestre, puissante possession de l’archevêque d’Embrun, les travaux sont pourtant dérisoires au cours de la période considérée (1356-1390) et plus de la moitié de ces dépenses (53 %) est absorbée par les achats d’armes.
Dépenses de guerre et frais de fortification à Upaix
11On le sait, les dépenses de construction ne se résument pas aux seules dépenses de mise en défense : il faudrait également évaluer la part des travaux de rénovation ou d’aménagement. Malheureusement, il est pratiquement impossible d’établir cette répartition, tout simplement parce que les dépenses, y compris les achats de matériaux, ne sont pas ventilées entre ces deux grandes catégories. De même, les dépenses de guerre ne se limitent pas aux travaux de fortification ; c’est même tout le contraire dans la plupart des châtellenies (voir première partie : bilan de la défense active à Château-Dauphin et à Château-Queyras).
12Aussi, en guise de bilan, l’analyse conjointe des dépenses de guerre et des frais de fortification s’impose dans une châtellenie où ces dépenses sont fréquentes : Upaix. Le seul fait que ces réparations soient mises en œuvre au château d’Upaix, quel que soit leur coût ou leur nature, est étonnant puisque ce château n’est plus le siège du bailliage du Gapençais depuis 1298 : c’est donc qu’il conserve une importance stratégique sur la frontière de la Provence et du Dauphiné (Tableau 21)8. En effet, les dépenses de guerre – comprenant les travaux mais également les frais de chevauchée et de garnison – évoluent parallèlement aux dépenses totales au cours de la seconde moitié du xive siècle (Figure 78). L’ensemble des dépenses augmente peu en valeur absolue tout au long de cette période à l’exception de la période 1367-1369 : pendant ces deux années ponctuées par le passage des Provençaux, le budget de la châtellenie est englouti par les dépenses de guerre qui dépassent les 2 000 florins, ce qui est un record.
13L’analyse de l’évolution des seules dépenses de construction nuance cette tendance ; à savoir qu’à Upaix, ce ne sont pas des dépenses purement conjoncturelles (Figure 79). En effet, les routiers sont particulièrement cités dans la châtellenie en 1361, 1367-1368 puis entre septembre 1395 et mars 1396. Les deux premières périodes sont marquées par l’envolée des dépenses de construction : nulles en 1360, elles atteignent plus de 120 florins en 1367-1369. Cependant, ces dépenses sont toujours présentes après 1369 même si elles restent irrégulières9. Mais, alors que plusieurs compagnies de routiers convergent vers la châtellenie entre septembre 1395 et mars 1396, les dépenses de construction restent pratiquement nulles : le châtelain préfère alors consacrer le reste du budget au renforcement de la garnison (son salaire et celui des gardes de jour et de nuit). Une fois de plus, la défense repose sur l’organisation des hommes davantage que sur la fortification des châteaux.

14Note a10
Tableau 21. Bilan des réparations à Upaix.

Figure 78. Évolution des dépenses de guerre dans la châtellenie d’Upaix (1357-1398).

Figure 79. Évolution des dépenses de construction dans la châtellenie d’Upaix (1357-1398).
Bilan des réparations par type
15Dans les tableaux qui suivent, on a rassemblé les occurences de réparations par type au cours de chaque période. Par exemple, on compte uniquement deux mentions d’aménagements de râteliers à Château-Dauphin (Italie), en 1362 puis en 1368 – mais il y a davantage de râteliers installés dans ce château au cours de ces deux années. De plus, ces tableaux récapitulatifs ne comptabilisent que les réparations mentionnées dans les comptes de châtellenies et les visites des maîtres d’œuvre du Dauphiné, après 1360 et avant 1400. Ils ne tiennent pas compte des travaux urbains qui touchent Briançon (sauf le château), Embrun (sauf le palais delphinal), Gap et Tallard.
16L’analyse typologique des réparations ne se réduit pas à la volonté de « classer » les travaux les uns après les autres, étant entendu que bien des aménagements pris isolément pourraient apparaître comme secondaires, alors qu’ils participent à la défense et à la préservation de l’autonomie du château en cas de siège. Passée cette mise en garde, le découpage chronologique qui correspondait aux deux grandes vagues de passage des routiers (1360-1379 puis 1380-1400), traduit également une évolution sensible des dépenses de construction. En effet, après 1380, le nombre de travaux défensifs se maintient tandis que celui des aménagements annexes et des installations de confort (intérieur) s’amplifie fortement. Beaucoup de ces rénovations sont même inexistantes avant 1380 – comme les installations liées à l’hygiène et au chauffage – sauf à Château-Dauphin, à Embrun et à Upaix, principaux palais résidentiels du Haut-Dauphiné. On s’étonne à ce sujet que le château de Briançon soit si peu entretenu, même après 1380.

Tableau 22. Bilan des travaux défensifs.

Tableau 23. Bilan des rénovations et des aménagements résidentiels.
17Quant aux constructions de fortifications ex nihilo, au cours de la seconde moitié du xive siècle, bien qu’étant rarissimes, elles sont très coûteuses et modifient durablement le réseau fortifié de la vallée de la Durance, en aval de Briançon (Pertuis Rostan), et de la vallée du Drac, entre Saint-Firmin et Corps. La position de la châtellenie de Château-Dauphin (Italie) est également renforcée avec la construction d’une tour à La Bâtie-du-Pont. Toutes postérieures à 1368, ces constructions sont d’origine et de fonction diverses (Figure 80) : château muni d’une enceinte-refuge, muraille isolée ou enceinte villageoise. Dans cet ensemble, deux châteaux présentent pourtant des similitudes : il s’agit du château de Saint-Firmin et du château de Réallon. Le premier est construit avec certitude après 1376 et le second, d’après ses modes de construction et son plan, est sans doute aménagé au cours de cette période. L’addition de ces quelques constructions et des travaux dans les châteaux delphinaux, qu’ils soient de caractère défensif ou résidentiel, ne font que confirmer le rôle essentiel de ces fortifications du Dauphiné même si elles n’ont laissé que des vestiges peu spectaculaires.

Figure 80. Bilan des fortifications construites pendant la seconde moitié du xive siècle. © N. Nicolas.
Notes de bas de page
1 À titre de comparaison, les travaux du château de La Corbière (Ain), constamment en chantier à partir de 1337, sous l’impulsion du comte Amédée III de Genève, sont faiblement dûs à la guerre (4 %), mais plutôt à la vétusté des lieux (38,5 %), au climat (27 %), au perfectionnement des fortifications (19 %) et enfin à l’entretien courant (11,5 %), d’après Corbière, 1997, p. 42, note n° 12, 1337-1355.
2 ADI, 8 B 654, f 25 v°, compte de la châtellenie de Montalquier (24 juin 1382-24 juin 1383). Le donjon du château de Peyrins (Drôme, cant. Romans-sur-Isère) est aussi foudroyé en 1368 mais cela n’empêche pas qu’il soit ensuite recouvert d’essandoles de chêne et de châtaignier ! ADI, 8 B 380, ff 80-87, compte de la châtellenie de Peyrins (12 juin 1368-5 mai 1369). Voir également le cas du donjon carré du château de Mévouillon (Drôme, cant. Séderon), foudroyé en 1394 (Estienne, 1999, tome 3, p. 526, d’après ADI, 8 B 666, f 238 v°).
3 Manteyer, 1946, p. 163-169, d’après ADHA, 7 E Jarjayes 11.
4 ADI, B 3729, pièce : état des pertes causées aux habitants de Château-Queyras par les inondations en 1411-1412 et en 1419, et liste des personnes (une cinquantaine) qui ont quitté Château-Queyras. Le document recense les frais de reconstruction, à trois reprises, de deux ponts sur le Guil (200 florins). Au sujet des risques naturels en Haut-Dauphiné et de leurs conséquences sur la démographie au xve siècle, voir Sclafert, 1926, p. 164-190 ; Montpied, 1980 et Montpied, 1983.
5 ADI, 8 B 647, f 91 r°/v°, compte du bailliage de l’Embrunais (8 août 1369-24 juin 1370).
6 ADI, 8 B 666, ff 357 v°-358 r°, 30 juin 1390, Bois-des-Ayes et 8 B 671, ff 30 r°-32 v°, compte de la châtellenie du Valcluson (24 juin 1397-24 juin 1398).
7 Outre le pourcentage alloué aux dépenses de guerre, il faut observer les variations des dépenses générales au cours du xive siècle et dans la châtellenie de Bardonnèche, par exemple, ce budget est au même niveau en 1355 et en 1391.
8 Les vestiges de ce château sont aujourd’hui réduits à une tour circulaire d’un diamètre de 5,55 mètres, d’après Estienne, 1999, tome 4, p. 728.
9 À ce sujet, il faut ajouter les prix-faits passés en 1390-1391 (255 florins) mais dont les paiements ne sont pas enregistrés par la Chambre des comptes.
10 Aucun compte de cette châtellenie n’est conservé entre 1371 et 1379.
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