Avant-propos
p. 7-10
Texte intégral
1L’analyse d’un épisode guerrier apparemment mineur, celui des routiers provençaux traversant la vallée de la Durance au cours de l’été 1368, met en évidencele rôle des fortifications dans la société montagnarde au bas Moyen Âge. La bibliographie consacrée à ce sujet – hormis la publication de la Correspondance de Pierre Ameilh, archevêque de Naples, puis d’Embrun (1363-1369), par Henri Bresc, en 19721 – est caractérisée par son ancienneté2. Parfois traitée comme un conflit consécutif aux licenciements des soldats après leur participation à la guerre de Cent Ans, parfois comparée aux conflits entre le Dauphiné et la Savoie, la « guerre » est rarement évoquée par les historiens3. Tout récemment, Pierrette Paravy qualifiait encore ce court épisode de « guerre des Provençaux » – avec les guillemets d’usage4. Le refus de nommer cette guerre s’explique sans doute par la difficulté de connaître exactement l’identité et le nombre de ces hommes, tantôt routiers issus des Grandes Compagnies, tantôt Provençaux5. Or, comme l’a montré G. Duby dans Le dimanche de Bouvines, si la bataille (bellum), motivée par l’honneur et la gloire, prépare la paix, la guerre (werra), elle, se nourrit de butins. Le Haut-Dauphiné est donc bien en guerre6.
2En Haut-Dauphiné, le faible nombre de châteaux conservés, leur caractère peu spectaculaire et surtout, la difficulté d’attribuer à la période considérée les traces d’aménagements défensifs pourtant attestés par les sources écrites, nécessitent d’effectuer un va-et-vient constant entre le terrain et les textes7. D’autant qu’en cas de guerre,
« (…) la violence qui détruit (généralement par le feu), s’accompagne on le sait d’une autre forme de violence : le pillage. Et donc, la guerre, si elle préserve certains témoins, risque d’en faire disparaître d’autres (...) »8.
3À ce sujet, les colloques sur Le château médiéval, forteresse habitée (xie-xvie siècle) et sur Le bois dans le château de pierre au Moyen Âge (Lons-le-Saunier, actes non publiés), ont montré comment les sources archéologiques et les sources écrites s’enrichissaient l’une l’autre dans la connaissance des châteaux et de leurs aménagements temporaires souvent en bois9. J’ai posé les bases de cette relation entre les analyses monumentales et les textes, dans un article récemment publié dans Archéologie Médiévale10.
4Mais revenons un instant sur les châteaux du Haut-Dauphiné qui ont subi d’importantes destructions, notamment lors des guerres de Religion (Bramafan, dans la châtellenie de Bardonnèche, est rasé en 1574). Paradoxalement, c’est l’archevêque d’Embrun Guillaume d’Avançon qui commandite la démolition de ses châteaux de Châteauroux (aujourd’hui Châteauroux-les-Alpes), Réallon, Vars et Crévoux pour ne pas qu’ils tombent aux mains des protestants, en 157311. Un siècle plus tard, les villes d’Embrun, de Tallard et de Gap sont assiégées par les troupes du duc de Savoie (1692) et c’est également en septembre 1692 que le château de l’archevêque d’Embrun, à Guillestre, est détruit12. Rares sont les fortifications qui ont été bien conservées ; elles ne doivent souvent leur salut qu’à un réemploi tardif. Ainsi, le Mur des Vaudois (Les Vigneaux) est-il réparé en 1587 par les Briançonnais afin d’arrêter les troupes de Lesdiguières venant d’Embrun. Puis en 1720, le conseil de Briançon décide de surveiller ce mur ainsi que le Pertuis Rostan (L’Argentière-la-Bessée) : la muraille devient une barrière sanitaire contre la grande peste de Marseille13.
5De nos jours, les châteaux subsistants sont peu menacés par les travaux d’aménagement du territoire et, à l’exception des sites conservés à Gap, à Briançon et à Embrun, les fouilles archéologiques s’y développent à un rythme pratiquement séculaire ! Seuls les résultats de la fouille du site de Faudon (commune d’Ancelle), au nord de Gap, ont été publiés entièrement par Georges de Manteyer, il y a une centaine d’années14. De même, c’est à la fin du xixe siècle et au cours de la première moitié du xxe siècle que Joseph Roman et Paul Guillaume signent quelques rares études archéologiques dont une partie seulement s’intéresse aux châteaux et autres fortifications villageoises. Or, ces études sont d’une valeur inestimable par les analyses de terrain qu’elles renferment. En 1971, dans sa thèse consacrée àL’architecture militaire en Dauphiné à la fin du Moyen Âge, Viviane Rey a proposé une vision d’ensemble des châteaux dont les vestiges les plus significatifs ont été analysés à la lumière des sources écrites. Enfin, la thèse soutenue en 1999 par Marie-Pierre Estienne, sur Les réseaux castraux et l’évolution de l’architecture castrale dans les Baronnies de Mévouillon et de Montauban de la fin du xe siècle à 1317, a levé certains des doutes qui planaient autour de la lecture de ces vestiges monumentaux – dès lors intégrés dans un corpus15.
6Aujourd’hui, des fouilles pluriannuelles sont menées dans le grand logis du château de Tallard, à une dizaine de kilomètres au sud de Gap16. Depuis l’acquisition de ce château par Joseph Roman en 1897, les travaux de restauration et de mise en valeur n’ont pas cessé. Les fouilles du château se sont accompagnées de plusieurs campagnes de restauration qui ont débuté dans les années 1960, principalement dans la chapelle, la salle des gardes et le grand logis. Les derniers travaux portent sur la restauration de la courtine de l’ancienne galerie, vers la Durance, et sur la consolidation du donjon primitif17. Devant le peu d’études de terrain réalisées dans les châteaux du Haut-Dauphiné, j’ai donc choisi de mettre à jour la documentation des sites castraux situés autour de Gap, d’Embrun et de Briançon. Avec les ingénieurs et les conservateurs du Service régional de l’Archéologie, j’ai pu effectuer les relevés topographiques des châteaux les plus menacés (Réallon, Réotier, Rame à Champcella, le Château et le Fort des Orres, La Bâtie-Vieille, La Tourronde à Gap et le Mur des Vaudois aux Vigneaux).
7Le repérage systématique des châteaux et le travail d’inventaire précédent, assortis d’une action de sensibilisation à la sauvegarde de ce fragile patrimoine, n’a pas empêché la destruction de certains sites, ici causée par le temps, mais là, fruit d’actes de malveillance. Parmi les exceptions, je tiens à signaler le travail effectué depuis 1997 par une association locale autour du château de Saint-Firmin, dans la vallée du Valgaudemar, et dont Nicole Michel d’Annoville a récemment dirigé un diagnostic archéologique. Au bout du compte, la présence de châteaux peu spectaculaires et le faible nombre d’études qui leur étaient consacrés ont contribué à accroître mon envie de comprendre leur histoire.
8La thèse de Philippe Bernardi sur les Métiers du bâtiment et techniques de construction à Aix-en-Provence à la fin de l’époque gothique (1400-1550), publiée en 1995, a montré comment, à partir d’une documentation écrite riche, il était possible de présenter précisément les constructions civiles et religieuses du basMoyen Âge. De plus, en soulignant les échanges économiques entre la Provence et les Alpes, cette thèse a été déterminante dans la définition de la problématique de mon sujet. Fruit de cet échange, nous avons écrit ensemble un article sur Les échandoles : applications et rayonnement d’un matériau et d’un savoir-fairemontagnard à la fin du Moyen Âge18. À l’aide de la méthode appliquée par Philippe Bernardi, j’ai systématiquement consulté les comptes des châtellenies delphinales des bailliages du Gapençais, de l’Embrunais et du Briançonnais – soit plus de 69 registres constituant plus de 330 extraits de comptes, de 1313 à 1417. « Sources précieuses et trop peu exploitées pour l’histoire économique, mais d’un maniement délicat »19, les comptes de châtellenies sont généralement établis par années20. Comme dans tous les comptes, les recettes ou redevances en nature et en argent21 sont suivies des dépenses « courantes » (frais de justice, salaire du châtelain, pensions et rentes) et des dépenses « extraordinaires ». Ces dernières regroupent les frais de garnison, d’entretien et de réparation des châteaux, les missions spéciales et les achats d’armes22. En plus des travaux réalisés dans les châteaux (« opera castri »), l’état de tous les bâtiments delphinaux est ainsi mieux connu, parfois année après année (palais, chapelle, cour d’audiences, hôpital, prison, maison du consulat, moulin, four et halle)23.
9Remarquons enfin que l’étude du Haut-Dauphiné ne pouvait s’arrêter aux frontières actuelles de la France et de l’Italie mais devait s’étendre aux sites piémontais constituant la frontière orientale du Dauphiné. La compréhension de l’épisode provençal de 1368 devait en effet s’enrichir de l’analyse des autres événements guerriers connus jusqu’en 1400 et également d’un conflit confiné à la châtellenie de Château-Dauphin (Italie), la guerre de Galéas de Saluces, en 1362. Or, j’ai décidé de limiter les prospections pédestres aux sites présentés dans mon mémoire de DEA, ce qui exclut les châteaux piémontais dont le repérage sur le terrain aurait considérablement accru le travail d’inventaire. D’autant que certains de ces châteaux ont été fortement remaniés lors de l’apparition de l’artillerie, ce qui les a peu à peu conduits vers la fortification bastionnée moderne24. Le fort d’Exilles en est le meilleur exemple avec la recherche d’emplacements favorables pour les batteries d’artillerie qui sont impossibles à installer dans les tours de l’ancien château médiéval25. En conclusion, les études monographiques des sites repérés autour de l’axe de la Durance – près de 150 kilomètres du sud-ouest au nord-est – ont toutes été bâties sur un même modèle dans mon mémoire de DEA : description des vestiges, hypothèses de datation et repères chronologiques, présentation de la bibliographie et des principales sources manuscrites et imprimées. Avec Marie-Pierre Estienne, j’ai publié en 1999 les principaux résultats de ces travaux dans Châteaux médiévaux des Hautes-Alpes26 – ouvrage auquel je ferai souvent appel.
Notes de bas de page
1 Bresc, 1972. À propos de l’archevêque Pierre Ameilh, voir Paravy, 1993, p. 106-108.
2 À partir de la publication faite par l’abbé Chevalier de la montre passée à Grenoble le 6 novembre 1368, A. Lacroix complète d’abord la liste des hommes participant aux chevauchées depuis le 8 juillet, tandis que le comte de Charpin-Feugerolles classe les combattants, chevaliers, écuyers, archers, porte-trompette, fantassins et autres « gens d’armes » de la chevauchée (Chevalier, 1874, p. 163-177 ; Lacroix, 1879 et Charpin-Feugerolles, 1881). D’autres études précisent ensuite l’action du gouverneur du Dauphiné, Raoul de Louppy, dans sa lutte contre les routiers (Maignien, 1881 et Chevalier, Maignien, 1886). En 1888, J. Roman réalise la première synthèse de « l’expédition des Provençaux en Dauphiné » et des montres des capitaines dauphinois (Roman, 1888a et 1889).
3 Charpin-Feugerolles, 1881.
4 Paravy, 1993, p. 34.
5 Alors qu’en 1930, P. Thomé de Maisonneuve signe une notice sur le siège d’Embrun par les Grandes Compagnies, il revient sur l’identité des agresseurs qu’il désigne comme étant des Provençaux, en 1938-1939 (Thomé de Maisonneuve, 1930 ; 1938-1939).
6 « Georges Duby a parfaitement dégagé le coup de main d’occasion, la werra, du combat rangé, le bellum » (Fossier, 1999, p. 255 et 2000b, p. 256 ; DUBY, 2001, p. 190). Voir aussi Ph. Contamine, Guerre, état et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France (1337-1494), 1972. La bibliographie de l’auteur est publiée dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge, Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, sous la direction de J. Paviot et de J. verger, 2000, p. 9-29.
7 Un constat identique a été fait dans l’étude du château d’Anse (Rhône), d’après Feuillet, Guilhot, La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné 1985, p. 33. De même, la thèse consacrée aux aménagements défensifs des châteaux de Bourgogne du sud par E. Jacquier, repose principalement sur l’étude des textes, en l’absence de vestiges (Jacquier, 1994, p. 1-3 et p. 286).
8 Pesez, Piponnier, 1988, p. 15. Des témoins archéologiques de sièges ont été analysés à Brucato (Sicile) et des traces d’occupations militaires temporaires ont été mises en évidence à Calathamet (Sicile).
9 Le château médiéval, forteresse habitée (xie-xvie siècle). Actes du colloque de Lyon (1988), dir. J.-M. Poisson, Paris, Maison des sciences de l’homme, Documents d’archéologie française, n° 32, 1992 et Le bois dans le château de pierre au Moyen Âge. Actes du colloque de Lons-le-Saunier (23-25 octobre 1997) : à paraître. Voir également Bernardi, 1997.
10 Nicolas, 2000-2001.
11 Meizel, 1927, p. 145 ; Fornier, 1890-1892, tome 2, p. 555 et Chabrand, 1886, p. 144.
12 Le bourg de Guillestre, assiégé du 26 au 28 juillet, est défendu par 800 hommes mais ses fossés sont remblayés, des maisons sont adossées au rempart et les portes sont détruites. Sept tours de flanquement sont alors minées (d’après Rochas, 1874, p. 9-111 ; Guillaume, 1899, p. 64 et Guérin-Long, 1928, p. 33-42).
13 Chabrand, 1886, p. 114 et p. 150.
14 Manteyer, 1908.
15 Estienne, 1999.
16 N. Michel d’Annoville, « Chroniques des fouilles médiévales en France : château de Tallard », Archéologie Médiévale, tome XXVII, Paris, CNRS, 1998, p. 247. Notons que le château de Tallard (chapelle classée en 1958, château en 1969) et la Tour Brune d’Embrun sont les rares monuments à bénéficier de la protection des Monuments Historiques. La Tour d’Eygliers (Guillestre, 1977), le Mur des Vaudois (1987) et le château de Picomtal (Crots, 1989) sont également inscrits à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques.
17 Lotte, 1962 ; Rochette, 1966 et 1969 ; Ronsseray, 1977 ; Tillier, 1988 et Botton, 1995-1996.
18 Bernardi, Nicolas, 2003.
19 Rey, 1949, p. 50.
20 Le respect du cycle de la saint Jean (24 juin au 23 juin suivant) et l’indication des mesures locales sont deux des obligations fixées par le règlement de la Chambre des comptes du 11 janvier 1384, d’après Soulingeas, 1997, p. 47.
21 Les recettes principales sont : 1. les redevances domaniales, en nature : grain, foin, cire, vin, légumes, volailles, fromages. La vente d’une partie de ces productions s’effectuait sur place et constituait une réserve d’argent supplémentaire. Au sujet de la vente de ces produits agricoles, voir l’étude de P. Lardin en Normandie (Lardin, 2000, p. 56) ; 2. les redevances en argent : tailles, cens, services, leyde, péages, droits d’usage, droits de mutations, droits de succession, amendes, droits de ferme, droits particuliers (exemple : sauvegarde) et recettes extraordinaires (subsides).
22 Au sujet des comptes de châtellenies, voir Rey, 1949, p. 48-51 et Mariotte, 1978, p. 221. À propos de l’étude de la guerre à partir des chroniques et des comptes de châtellenies en Savoie, voir Guilleré, Gaulin, 1992, p. 76.
23 À propos des comptes de châtellenies employés dans l’archéologie castrale, voir Constant, 1972. L’utilisation statistique des informations délivrées par ces textes doit tenir compte des pratiques frauduleuses de certains châtelains, notamment quand ils comptabilisent le mobilier et les matériaux (voir Corbière, 1997, p. 39).
24 À propos de ces châteaux du Piémont, voir Conti, Tabarelli, 1975-1980 ; Patria, 1983 et Amoretti, 1995.
25 Au sujet du fort d’Exilles, voir Patria, 1983, p. 50 ; Bornecque, 1995 et Patria, 1996.
26 Estienne, Nicolas, 1999.
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