1La Révolution avignonnaise pose les problèmes fondamentaux de toute révolution et ajoute la question internationale du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La bibliographie sur « l’affaire d’Avignon » est considérable, chaque génération depuis la Révolution française a multiplié les angles d’approche en étudiant les débats à l’Assemblée nationale constituante, comme l’ont fait récemment Jean-Jacques Clère et Marc Bélissa1, ou bien en valorisant les prises de position locales, avec les travaux fondateurs de P. Charpenne, P. Vaillandet et Hyacinthe Chobaut2, puis Michel Vovelle, René Moulinas ou Martine Lapied3. Le fait est que les archives avignonnaises sont d’une très grande richesse tant en raison du dynamisme de l’imprimerie avignonnaise que de la liberté de presse en France depuis 1789.

2Au delà des grands combats du côté gauche de l’Assemblée nationale, et notamment de Robespierre4, du rôle des commissaires députés par la nation avignonnaise à Paris, des prises de position du maire d’Arles, Antonelle, ou de Dufourny de Villiers, le publiciste parisien auteur en 1789 du Cahier du Quatrième État pour les États généraux, et d’autres intellectuels français, nous porterons notre attention sur les mots – tels ceux de peuple, nation et patrie – et les actes des révolutionnaires avignonnais, à partir d’archives peu valorisées à ce jour.

3La Révolution de la cité des Papes au printemps 1790 nous invite à nous pencher sur la force du mouvement populaire, et par là même sur ce qui fait l’opinion publique, puis sur l’organisation d’un pouvoir révolutionnaire et sur la prise de conscience en actes de la souveraineté politique et, enfin, sur la construction d’une identité nationale.

La force du mouvement populaire avignonnais

4La force du mouvement populaire c’est, bien sûr, le peuple debout et en armes. Les formes et les conditions de la mobilisation collective, à savoir la rue, les journaux et les réunions politiques sont à présenter.

5Commençons par les journaux qui sont une des caractéristiques majeures de cette ville de quelque 26 000 habitants, comparable à Aix voire Toulon, qui se classe au 28^e rang des villes françaises les plus peuplées5. Par son statut de ville étrangère, Avignon était au xviii^e siècle un centre éditorial important, avec plus de trente ateliers d’imprimerie, et connue à l’étranger pour Le Courrier (d’Avignon) qui comptait de nombreux abonnés dans le Midi de la France, l’Espagne et le nord de l’Italie6. Ce périodique, moins apprécié par les intellectuels français et étrangers que La Gazette de Leyde – le plus important périodique international de langue française –, a été par exemple le premier à rendre compte de la journée des Tuiles à Grenoble7. Toutefois, l’accord entre le Saint-Siège et le royaume de France en 1785 mit fin à la liberté éditoriale, notamment celle de publier des contrefaçons de livres français qui était un des points forts de la librairie avignonnaise.

6René Moulinas a montré, tout récemment encore dans l’enquête dirigée par Gilles Feyel pour le Dictionnaire de la presse départementale française pendant la Révolution, combien 1789 fait renaître cette ancienne tradition journalistique : d’une part, le tirage du Courrier a doublé en mai 1789 et la périodicité de bihebdomadaire est devenue quasi-journalière et, d’autre part, le monopole dont jouissait le propriétaire du Courrier a volé en éclats. La liberté de publier s’impose, de fait, à Avignon pour couvrir, d’abord, la réunion des États généraux, puis les travaux de l’Assemblée nationale constituante et, enfin, la Révolution avignonnaise.

7En effet, à partir du mois de mai 1789, un imprimeur fait paraître à Avignon un bulletin sous le titre d’États généraux qui, de bihebdomadaire, paraît 4 fois par semaine en décembre sous le titre de Courrier de Villeneuve-lès-Avignon. Puis, en novembre 1789, un autre imprimeur publie trois fois par semaine des Lettres historiques sur les événements du jour. Ensuite, dès le 1^er janvier 1790 paraît six fois par semaine Le Courrier du Pont du Gard ou Journal philosophique de Paris ; en mars, c’est le lancement du Nouveliste impartial. Journal périodique de Villeneuve-lès-Avignon ; en avril, c’est le Journal patriotique sur la Révolution d’Avignon et du Comté Venaissin qui paraît deux fois par semaine ; enfin, deux autres périodiques sont lancés à l’automne de la même année.

8Carpentras, la capitale du Comtat Venaissin, n’est pas en reste puisque le 20 avril 1790 paraît le premier numéro des Annales patriotiques du Comté Venaissin et qu’au mois de juillet un concurrent publie les Nouvelles Annales du Comté Venaissin.

9Cette floraison de journaux dans les États pontificaux est un phénomène majeur qui n’a pas de comparaison en France et, dans le Midi, même Marseille n’offre pas autant de journaux qu’Avignon aux débuts de la Révolution8. L’existence d’un milieu socioprofessionnel répond immédiatement au besoin de connaître les événements français qui sont relatés à partir des comptes rendus de l’Assemblée constituante et de quelques nouvelles nationales et internationales. La seconde originalité de cette presse politique réside dans les prises de position journalistiques sur les événements avignonnais.

10Les titres des journaux sont révélateurs du poids des idées neuves, comme l’épithète de « patriotique » qui s’impose à Avignon comme à Carpentras, et des mentalités, avec le choix de la ville française de Villeneuve les Avignon pour ne pas afficher une concurrence directe avec le périodique sexagénaire, et chez tous les rédacteurs la conscience de vivre un moment historique majeur. Un des maîtres mots est, bien sûr, celui de la « régénération » qui soulève l’espoir d’un changement dans l’ordre politique et social. Au printemps 1790, qui est le moment clé de la Révolution avignonnaise, tous les patriotes attendent des réformes.

11Comme leurs voisins de Provence, du Languedoc ou du Dauphiné, le désir de changement se manifeste aussi dans la rue.

12Le peuple avignonnais, ou le « bon peuple dévoué au saint père », est en 1789 comme le peuple provençal, qu’a si bien étudié Monique Cubells9, un peuple émeutier. Ce sont les mouvements frumentaires qui en mars 1789 le mobilisent, c’est la Grande Peur qui les alarme et qui provoque la formation d’une milice citoyenne, c’est encore l’émeute contre les octrois le 3 septembre, et, surtout, c’est la Révolution de France, qui à partir du mois d’août déclenche un formidable intérêt, notamment, dans les corps de métiers.

13Au delà des nouvelles qui sont colportées et commentées oralement, il y a les revendications particulières. En avril 1790, l’assemblée des corporations en a retenu dix : en premier, l’impôt sur la consommation (avec ce commentaire : « le pauvre qui passe toute l’année sous le joug du travail paye plus que le riche qui voyage pour son plaisir ou pour ses affaires »), en second, la critique de la gestion municipale (« qui a mis le comble à la misère publique ») ; les points 3, 4, 5, 6, 7 et 8, concernent la justice (ex : « les appels portés à Rome… où le plus riche est assuré d’opprimer le faible et l’indigent »), le neuvième concerne « une maréchaussée toujours prête à exécuter des actes arbitraires » et le dernier dénonce « l’oubli, le mépris et la violation des privilèges de la cité, la dissipation des deniers publics ». Et de conclure que « le peuple n’a pas été écouté », qu’il « n’a trouvé ni défenseur, ni interprète », malgré le soutien constant des corporations (« nous avons joint nos réclamations aux siennes parce que nous avons compris que l’excès du mécontentement du peuple le presse à la révolte »).

14Dans cette requête de l’Assemblée du 20 avril 1790, signée par 70 artisans de plusieurs corps de métier de la ville, les députés des corporations se présentent ainsi :

Fermes, unis et inébranlables, nous n’avons cédé ni au découragement, ni à la séduction. Nous avons démontré la nécessité des réformes et de l’indispensabilité d’une régénération si on voulait sauver la patrie10.

15La régénération est associée à la défense de la patrie en danger pour ces députés des corporations qui, depuis le mois d’août 1789, ont mené le combat afin de répandre les idées françaises et tenter de convaincre les détenteurs de l’autorité. Ils récusent les épithètes de « sujets rebelles » et de « révoltés » pour les désigner :

Ce nom, ce saint nom de patrie n’a trouvé que des cœurs glacés par l’intérêt personnel, par d’anciens préjugés plus funestes encore que les abus. On nous a dit qu’il fallait attendre les ordres de Rome, et que le digne représentant de notre auguste souverain n’avait pas des pouvoirs absolus.

16Tout en entretenant les autorités romaines d’une autre conception du « bien public », la mobilisation s’effectue, enfin, dans les urnes.

17Avignon a vu se constituer une milice citoyenne : une garde bourgeoise au moment des émeutes frumentaires du printemps 1789, organisée en milice citoyenne lors de la Grande Peur, et structurée en Gardes avignonnaises à l’automne avec l’approbation du vice-légat. Cette force armée avait à sa tête un comité militaire et un état-major, dont les officiers étaient élus et renouvelés tous les trois mois : le principe électif faisait de ce nouveau pouvoir un rival du consulat, ou de l’administration municipale, discrédité par son recrutement oligarchique, basé sur la société d’ordres.

18La pratique électorale avait ainsi familiarisé les Avignonnais à la conquête d’une majorité dans les urnes : suite à la répression de l’émeute populaire qui avait détruit les bureaux d’octroi en septembre, beaucoup d’artisans et d’ouvriers s’étaient inscrits dans la garde et aux élections du 3 février 1790 les patriotes sortent vainqueurs. Ainsi l’octroi pontifical d’un quatrième consul, pour représenter les ménagers, les artisans et tous les petits propriétaires qui n’avaient pas voix au chapitre dans la gestion municipale, a été rejeté le 20 février 1790 par l’assemblée des corporations qui refuse les distinctions d’ordres, ne reconnaît que les principes de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et les règlements municipaux adoptés par l’Assemblée nationale de France, en donnant en exemple le modèle démocratique de l’organisation des Gardes.

19Le 22 février, c’est la démission des consuls, le 23 c’est l’acceptation par le vice-légat d’un pouvoir municipal transitoire, composé du Comité militaire associé à 15 députés des corporations, et d’une convocation de tous les citoyens de la ville. Ainsi s’opère en mars la révolution municipale avec la réunion des assemblées de districts (ou assemblées primaires par paroisses), le mot d’ordre donné par celle qui se réunissait aux Carmes (là où siégeait l’assemblée des corporations) d’adopter la constitution française, sans tenir d’inutiles États généraux, et de promouvoir l’élection « à la française » d’une municipalité patriote.

20La prise de conscience en actes de la souveraineté politique conduit à examiner comment le peuple debout devient la nation avignonnaise.

Le rôle de l’assemblée des corporations

21L’originalité du mouvement révolutionnaire réside dans le rôle joué par les réunions politiques, avant la naissance du club.

22Au delà d’une élite francophile présente dans le milieu de la judicature et du négoce, les événements français d’août 1789, aussi bien la nuit du 4 que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, conduisent à une mobilisation populaire d’une forme nouvelle : l’assemblée des corporations.

23Si les professions de la ville n’étaient pas toutes organisées en corporations, néanmoins la trentaine de corps de métiers comprenait les deux tiers au moins de la population d’Avignon. L’étude d’André Segond sur la garde avignonnaise a montré que le monde de la fabrication représente alors plus de 45 % de ses effectifs (11 % pour le monde de la terre, 26 % pour le commerce, 6 % de bourgeois, etc.)11. Les corporations numériquement les plus importantes sont, dans l’industrie textile, celle des taffetassiers et dans le bâtiment, la corporation des maçons.

24Réunie dès le 7 août 1789, au cœur du quartier populaire d’Avignon, l’assemblée des corporations revendique alors l’autorisation de présenter des doléances et la diminution des droits d’octroi. Comme le vice-légat ordonne la destruction des cahiers de doléances jugés séditieux et ne prend aucune autre décision, elle devient de fait un pouvoir révolutionnaire jusqu’à l’abolition du consulat, le 22 février 1790, et l’élection d’une municipalité sur le modèle français, le 25 mars.

25Les quelques papiers qui ont échappé au vandalisme contre révolutionnaire donnent une idée de son organisation : d’abord, il s’agit d’une assemblée assez nombreuse puisque chaque délibération est signée par environ 70 députés, à la signature parfois déliée, parfois plus malhabile ; ensuite, elle élit un président et un secrétaire ; enfin, elle siège très régulièrement, si ce n’est en permanence, d’août 1789 au printemps 1790. La révolution municipale effectuée, elle considère que :

Les assemblées des corporations n’ont plus besoin d’être si fréquentes. La patrie a actuellement des pères qui les protégeront, des administrateurs qui veilleront à ses intérêts et des officiers qui la représenteront. Nous ne saurions mieux exprimer notre respect et notre confiance pour ces nouveaux administrateurs qu’en les laissant travailler librement au grand œuvre du bien public. Rentrons donc paisiblement dans nos foyers et formons des vœux journaliers pour la régénération et pour un meilleur ordre des choses12.

26Toutefois, dès le 25 avril, elle note :

Plusieurs membres de la dite assemblée s’étaient aperçus qu’il était absolument nécessaire que les corporations ne se séparent jamais et qu’elles restent toujours unies malgré la disposition de la précédente délibération, que nos assemblées ne doivent pas être si fréquentes, et de les fixer seulement aux jours des fêtes ou des dimanches, ou toutes les fois que le besoin le requerra.

27Et elle en profite pour formuler une requête auprès de la municipalité :

Il y a un tribunal dans cette ville qui ne doit son existence qu’aux malheurs des temps enfantés par le fanatisme. Ce tribunal est celui de l’Inquisition. Il ne peut plus avoir d’existence dans cette ville depuis que le Corps législatif a adopté la Constitution française. Un des principaux articles consiste dans la liberté individuelle de chaque citoyen et, surtout, dans le droit précieux de n’être pas inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public.

28Conséquemment, l’assemblée demande :

de vouloir bien déclarer illégal et inconstitutionnel le tribunal de l’Inquisition, défendre à l’inquisiteur d’exercer désormais aucune fonction, de prendre la qualité d’inquisiteur, de veiller à ce que les membres de tribunal ne tiennent aucune assemblée […], de faire poursuivre les contrevenants par la voie criminelle [et] de faire mettre à bas les poulies posées contre les murs des prisons de la place St Pierre servant à donner l’estrapade.

29Elle s’occupe aussi de renforcer les gardes des portes de la ville, d’activer la formation d’un directoire de district et de soutenir les activités du Comité de recherches sur les affaires financières de la ville.

30Enfin, l’assemblée des corporations conclut sa requête du 25 avril 1790 en priant :

la municipalité de bien vouloir députer auprès de l’auguste assemblée nationale de France pour lui demander protection et assistance et la supplier de nous accorder les décrets qu’elle a déjà rendus, et ceux qu’elle rendra à l’avenir.

31Faisant sienne l’article 3 de la Déclaration de 1789 (« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »), l’assemblée des députés des corporations considère non seulement que son rôle politique s’achève, même si elle a encore des conseils à donner à une jeune administration, mais encore que la Révolution a fait de la nation une notion juridique nouvelle. Source de tous les pouvoirs, la nation qui s’est constituée à Avignon par le vote libre, égal et démocratique de ses citoyens doit être reconnue comme telle par l’Assemblée constituante. Le corps intermédiaire, ou le pouvoir révolutionnaire de l’assemblée des corporations, ne peut pas plus constituer un obstacle que les réunions des partisans de l’Ancien régime ou les prétentions du vice-légat. Le vote des assemblées de district du 14 mars pour l’adoption de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et de la constitution française, confirmé le 5 avril lors de la dernière réunion des collèges électoraux, aboutit à considérer que l’assemblée municipale, en attendant l’élection de l’assemblée des districts, puis celle à venir d’un département, est seule dépositaire de la volonté du peuple avignonnais. Le peuple constitué en corps politique doit voir sa volonté mise en œuvre par le corps législatif qu’il a élu.

32Cette maîtrise du vocabulaire politique nouveau ne se rencontre pas sous la plume du maître taffetassier Joseph Coulet qui rédige son journal, sans doute à partir de 1792, quand il quitte son métier et sa femme pour se faire « écrivain public »13. Ce quadragénaire marié et père de famille, est favorable aux « révoltes » de 1789. Ainsi il commence l’an 1789 par : « Le vingtième jour du mois de février la ville d’Avignon s’est révoltée. On a enfoncé les greniers à blé » et il continue par « une grande révolte des paysans » qui s’étaient emparés des principales portes de la ville pour chasser les commis le 28 août. Son laconique propos sur la révolution municipale : « Les Consuls et la ville étaient mal gouvernés et nous voulions un maire », explique peut-être qu’il n’a pas été député par sa corporation à ladite assemblée que préside alors le maître maçon Jean-François Rochetin. En tout cas, il a bien retenu le mot de « nation » qu’il emploie à cinq reprises et qui, manifestement, est le mot d’ordre de la rue :

Le Vice-légat […] veut écrire à la cour de Rome pour voir ce que le Pape décidera et, de plus, le même jour, la Nation a tenu sa première assemblée de district […] et on força le Vice-légat à signer ce qu’on avait délibéré. La Nation s’empara du palais et de l’hôtel de ville et a fait mettre les scellés aux archives, a mis dehors l’intendant et le secrétaire ; les soldats du pape se sont ralliés à la milice bourgeoise. Je ne sais si notre Saint Père le Pape a accordé à la Nation tout ce qu’elle demandait. Il y aurait eu plus tard des nouvelles de Rome si Monsieur le dataire qui était fugitif n’avait arrêté le courrier. Si la Nation avait pu le trouver, on l’aurait pendu à la lanterne ; de même que Monsieur le fiscal qui par un accord avec la noblesse et le clergé voulait faire pendre trente personnes de la Nation.

33Un peu plus loin, il écrit :

Pour se prêter main-forte en cas de quelque révolution et même s’il y a la guerre en France, la Nation et toutes les milices bourgeoises sont obligées et s’obligent à garder les clefs de la France, c’est-à-dire les forts et autres durant que les troupes du roi combattront contre l’ennemi.

34Au-delà de ce témoignage précieux sur la peur et l’espérance qui mobilisent les foules révolutionnaires à Avignon, le premier acte politique attendu des représentants de la nation avignonnaise par les députés des corporations concerne la religion catholique et romaine, en exigeant : d’abord, la démolition de l’instrument de torture du représentant du pape (le supplice de l’estrapade consistait à lier les mains du condamné avec une corde qui servait à le hisser au sommet d’une potence et à le laisser retomber brutalement) qui a été réalisée le 27 avril ; ensuite, la suppression du tribunal de l’Inquisition – effectuée plus difficilement par la municipalité car le Saint Office refusa de reconnaître son autorité ; et, enfin, au mois de mai, d’une part, l’interdiction d’entrée et de séjour du chargé de mission du pape Pie VI, porteur d’un bref du 21 avril déclarant nuls et non avenus tous les changements intervenus depuis la révolution municipale et, d’autre part, conformément à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »), les Juifs sont affranchis du port du chapeau jaune et les portiers qui les enfermaient le soir dans la « carrière », ou le ghetto avignonnais, sont supprimés.

35L’idée d’envoyer une députation auprès de l’Assemblée nationale française, émise le 25 avril, pour obtenir protection et secours, reflète la vivacité des luttes politiques quotidiennes. Elle s’inscrit politiquement dans la fraternisation à Orange, lors de la fédération des gardes nationales de la région, où la garde avignonnaise présente a prêté le même serment. Mais on mesure bien, aussi, l’inquiétude des patriotes, après la force tranquille qui s’exprimait seulement cinq jours auparavant. Dans leur requête du 20 avril, rédigé dans un style très maîtrisé, l’État pontifical n’était mis en cause que dans ses rouages de fonctionnement : il était question

de fidèles sujets malheureux sans doute que l’éloignement du trône les prive de la présence d’un souverain que nous adorons pour ses éminentes vertus et pour sa bienfaisance, mais le saint père n’a pas été informé dans le mois d’août de la situation des esprits ; sa justice, sa bonté aurait franchi l’intervalle qui nous sépare de lui, et le calme aurait été bientôt rétabli dans la ville, nous devons penser que sa sainteté ne veut régner que par la justice et pour la justice.

36La maîtrise de la rhétorique y atteignait des sommets :

L’adoption que nous faisons des lois acceptées et sanctionnées par le roi des Français, fils aîné de l’Église, est donc un hommage que nous rendons en même temps à notre souverain, qui est le chef visible de l’Église. Quand les chefs suprêmes de deux vastes familles vivent dans la plus parfaite union, pourrait-on faire un crime à leurs enfants de s’embrasser fraternellement, de se réunir sous le même régime, sous les mêmes lois ?

37ou encore, in fine :

L’Assemblée charge encore les commissaires de se rendre auprès de son Excellence M. le vice-légat pour lui renouveler l’hommage de la profonde vénération de l’assemblée lui témoignant combien elle est pénétrée de ses vertus patriotiques et qu’elle regarderait comme un signe de la prospérité publique si, cédant aux vœux des citoyens, la cour de Rome le nommait légat en cette ville.

38Mais très clairement aussi, les députés des corporations se présentaient comme « enclavés au milieu de la France, témoins de la Révolution qui s’y opère » et désireux « d’adapter en notre localité une partie des sublimes décrets émanés du sénat français ». Leurs revendications au printemps 1790 sont clairement affirmées :

Liés étroitement avec les Français par des relations de commerce, par le même langage, par les mêmes goûts et par les mêmes besoins et, en dernier lieu, par un traité d’amitié, de fraternité et de fédération citoyenne au camp d’Orange, ce serait nous rendre étrangers à une nation voisine et amie que de ne pas adopter ses lois ; ce serait méconnaître nos véritables intérêts que de ne pas voir régner dans cette ville les mêmes lois qui seront établies en France.

39Au nom de la patrie avignonnaise, l’assemblée des corporations a lancé toutes les idées forces de la Révolution avignonnaise : celle d’un peuple qui a conquis sa liberté, qui a conscience de former une nation souveraine et qui ajoute la volonté de fraternité civique avec les Français – ce qu’Ernest Renan nommera « le désir de vivre ensemble » et « la volonté de continuer à faire valoir l’héritage reçu », un siècle plus tard, pour constituer un élément majeur dans la définition d’une nation.

De la nation avignonnaise à la nation française : la question de l’identité nationale

40Si cette question a suscité des controverses politiques en France récemment, il n’est peut-être inutile de rappeler aujourd’hui « l’affaire d’Avignon ».

41Quelle identité nationale pour les Avignonnais ?

42La question a été posée, d’abord, à l’Assemblée nationale en novembre 1789 avec la motion Bouche dont Henri Chobaut s’est fait l’historien14.

43Charles-François Bouche, oratorien, puis avocat, avait été élu député aux États généraux par la sénéchaussée d’Aix. Le vœu de plusieurs cahiers de doléances qui avaient réclamé la réunion d’Avignon et du Comtat, propriété du roi et enclave gênante pour les relations commerciales, passa dans le cahier du tiers état de la sénéchaussée d’Aix. En fidèle commettant, le Constituant porta à la délibération de l’Assemblée nationale le Mémoire sur la Réunion du Comtat Venaissin à la Provence que les commissaires des communes de Provence, élus par le Tiers pour étudier les réformes à introduire dans l’administration locale en lien avec les députés, lui avait adressé le 12 octobre.

44Ce mémoire établissait, d’abord, que les droits du roi sur Avignon et le Comtat, en sa qualité de comte de Provence, n’avaient jamais été prescrits et que le pape n’était qu’un « usurpateur » ; ensuite, que les relations commerciales entre Marseille et Lyon étaient entravées par cette enclave étrangère ; et, enfin, que « les habitants du Comtat Venaissin n’ont jamais été assez libres ni assez puissants pour manifester leur vœu ; et le long silence qu’ils ont été contraints de garder ne légitimait pas l’usurpation du pape ».

45Comme le 2 novembre, la Constituante avait voté la mise des biens du clergé à la disposition de la nation, Bouche préféra proposer sa motion le 9, car l’ordre du jour concernait la nouvelle division de la France en départements, mais il ne réussit qu’à prononcer quelques mots et demanda le 21 à faire imprimer son discours, distribué le 12 décembre. Si cette motion ne suscita guère d’intérêt à Paris, en revanche dès le 25 novembre les États du Venaissin déclarèrent solennellement la motion « attentatoire au droit des gens » et protestèrent de leur inébranlable fidélité au Saint-Siège. Cette Déclaration et Protestation fut distribuée à toutes les municipalités comtadines qui repoussèrent la motion Bouche, ainsi que le consulat d’Avignon le 10 décembre. Seuls quelques citoyens de Châteauneuf du Pape se distinguèrent par un mémoire pro-français.

46La droite de l’Assemblée combattit la motion Bouche que la gauche ne soutint pas car c’est le droit traditionnel du Roi, comte de Provence, qui était invoqué avant celui des peuples. Toutefois, cette initiative des commissaires des communes provençales, porte-parole des doléances et des gardiens de la vieille doctrine des légistes français, était le premier épisode de « l’affaire d’Avignon ».

47Si l’argument du sol, ou d’un territoire qui a été historiquement français, va continuer de nourrir la prose de nombreux publicistes, notamment locaux, conjointement avec les raisons économiques et linguistiques, d’autres arguments vont être présentés et portés à l’Assemblée nationale par les Avignonnais lors de la Révolution du 12 juin 1790.

48Pourquoi ne pas se contenter d’une souveraineté politique dans le cadre de la nation avignonnaise, comme le signalait tel publiciste parisien ? Il est clair que ce sont les mouvements contre-révolutionnaires qui ont contraint les Avignonnais de demander, en urgence le 11 juin, l’aide des gardes nationales voisines, puis le lendemain l’aide de la France, non du roi des Français, mais de l’Assemblée nationale, après avoir chassé le vice-légat. La contre-révolution, redoutée par les patriotes, notamment les journalistes, eut bien lieu les 10 et 11 juin et les événements ont été présentés dans les journaux de la ville. Par exemple, l’auteur du Journal patriotique sur la Révolution d’Avignon et du Comté-Venaissin qui publia son premier numéro le 18 avril se présentait comme « l’ami du peuple et de la paix » pour rendre compte des événements locaux, en ajoutant qu’

il préviendra en même temps le public des entreprises que les mécontents pourraient former pour s’opposer à une nouvelle constitution qui, en conservant les droits d’un souverain juste et bienfaisant, tendra à réformer les abus de tous les genres contraires aux droits de l’homme15.

49Dans son numéro daté du 30 mai, il rapporte que

les antipatriotes de toutes les couleurs […]mettent tout en usage pour opérer une contre révolution. La nuit dernière, ils ont pendu un mannequin de haute taille, habillé de noir, ayant une écharpe à trois couleurs, représentant le maire. Cette troupe d’enragés s’érigeant en tribunal de sang a fait placarder dans la même nuit une espèce de sentence dans laquelle ils condamnent le maire et les officiers municipaux à avoir la langue arrachée, les poings coupés, à être ensuite pendus et leurs corps jetés à la voirie.

50Dans celui du 3 juin, il signale de grands mouvements dans la ville et la mobilisation des gardes avignonnaises sous les armes. Par ailleurs, il donne son opinion sur la résolution de l’assemblée de Carpentras, qui tient ses États généraux sous le nom d’Assemblée représentative et vient de déclarer que la religion catholique sera la seule dont le culte soit permis, en la dénonçant comme contraire aux droits de l’homme. Son numéro du 10 juin signale, que depuis deux jours, la ville est livrée aux plus vives alarmes et son dernier numéro du 17 juin révèle que « les obstacles qui ont interrompu cette feuille viennent d’être levés par la victoire que les patriotes ont remporté sur les aristocrates. » Se disant personnellement menacé, il n’offre que le bilan des journées révolutionnaires et renvoie ses abonnés au Courrier du Pont du Gard dont il est également l’auteur.

51En revanche, les Lettres historiques sur les événements du jour, etc. rédigées par une société de citoyens impartiaux et amis de la chose publique consacrent quatre pages sans son numéro du 14 juin pour relater les événements en commençant par :

Notre malheureuse cité vient d’être livrée un instant à toutes les horreurs de la guerre civile. Mais que nos lecteurs se rassurent, le patriotisme l’a emporté et les complots criminels des ennemis du bien public ont été déjoués.

52Après la mobilisation générale, l’appel aux gardes nationales voisines et le calme rétabli, la municipalité convoqua pour le 12 juin les assemblées de districts :

et tous les citoyens d’Avignon assemblés, délibérèrent unanimement de se déclarer libres et indépendants, de se donner à la nation française et d’envoyer de suite quatre députés à l’Assemblée nationale de France pour la supplier de vouloir bien se rendre aux désirs des habitants d’Avignon et de les déclarer Français.

53Dans Le Courrier du Pont du Gard ou journal philosophique de Paris du 24 juin, qui relate l’allégresse des Parisiens à recevoir « nos députés » et qui considère que « tout Paris regarde aujourd’hui les Avignonnais comme Français », le rédacteur pose deux questions majeures : « la première, si les Avignonnais ont le droit, en se déclarant indépendant, de s’unir à la France ; la seconde, si la France peut, sans injustice, admettre les Avignonnais dans sa constitution » et apporte les réponses suivantes :

Première question. Par le droit naturel, chaque homme est son unique souverain ; par le droit politique, la souveraineté est dans la volonté générale. Ainsi, dès que tous les habitants du pays d’Avignon qui obéissaient au pape ont délibéré à la majorité des voix qu’ils ne lui obéiraient plus, le pape a perdu ses droits, et la souveraineté dont il n’avait que l’exercice est retournée au peuple. D’ailleurs, ni les terres, ni les hommes du Comtat, n’ont jamais appartenu au pape ; les terres appartiennent aux propriétaires qui les ont acquises ; quant aux hommes, ils n’ont jamais fait la propriété d’aucun souverain ; il n’y a de propriété en hommes que chez les peuples barbares, et non chez les peuples éclairés et libres.
La seconde question ne peut souffrir de la moindre difficulté ; elle est une suite de la première. Les Avignonnais n’ayant d’autre souverain qu’eux-mêmes peuvent s’unir à telle nation qu’ils voudront ; et la France qui les admettra dans sa souveraineté n’enlèvera rien au pape, qui n’a plus aucun droit sur eux.

54Le compte rendu donné par Le Courrier de Villeneuve les Avignon dans le numéro du 15 juin est tellement succinct que le directeur de la feuille est obligé de répondre aux observations de ses lecteurs en donnant le prétexte d’une santé chancelante.

55Quant aux Annales patriotiques du Conté Venaissin, lancées de 10 avril pour couvrir l’assemblée des représentants du Comtat, jamais réunis depuis le xvi^e siècle, qui se tiennent, en dépit du refus pontifical, à partir de mai 1790, on cherche en vain une couverture des événements avignonnais. Le rédacteur qui est le premier consul de la ville et le président de cette assemblée dite représentative (dont Antonelle ne reconnaît pas la représentativité en tonnant contre los ricos hombres de Carpentras) reconnaît alors une interruption de publication, mais il s’attache, dans son numéro du 20 juin, à réfuter la prise de position des Avignonnais et à maintenir son allégeance à Rome.

56Le 20 juin, c’est surtout l’arrivée à Paris des commissaires avignonnais (le procureur syndic Tissot et le secrétaire greffier Lescuyer sont adjoints par la municipalité aux commissaires Peyre et Duprat), chargés d’obtenir l’acceptation de la réunion d’Avignon à la France. Ils sont reçus au club des Jacobins dès le 23, et le 26 juin à l’Assemblée nationale qui avait été saisie officiellement le 17 juin avec la lecture à la tribune de la lettre écrite le 12 juin par la municipalité aux Constituants Bouche et Camus.

57Après un vif débat, les commissaires sont traités comme des députés d’un État souverain, au même titre que des ambassadeurs de Cours étrangères. Ils s’empressent de le relater dans leur correspondance :

Nous avons été reçus comme ambassadeurs et non comme députés. L’Assemblée nationale avait reconnu, avant notre entrée dans la salle, la souveraineté du peuple avignonnais et avait déterminé que les députés d’une nation libre et souveraine devaient être admis comme des ambassadeurs des rois, ce qui avait été la cause d’un grand débat. On nous flatte beaucoup et nous sommes presque assurés que notre réunion sera acceptée16.

58Ce point de vue optimiste contraste avec le décret du 14 juin par lequel la Constituante s’est interdit toute conquête.

59Le discours de Tissot, un des députés, intitulé « Grande Ambassade du peuple libre d’Avignon, à l’Assemblée nationale, pour se réunir à la France », prononcé le 26 juin 1790, rappelle :

À peine eûtes-vous déclaré que tous les hommes étaient égaux et libres que nous voulûmes le devenir. Nous adoptions votre constitution : déjà notre municipalité organisée aux termes de vos décrets, travaillait avec succès à la régénération de la patrie, lorsque des brefs incendiaires et tyranniques émanés du Vatican, vinrent frapper d’anathèmes la constitution française et toutes ses opérations.

60Il souligne :

[qu’] en se réunissant à la nation française, le peuple avignonnais a prouvé à l’univers de la manière la plus éclatante son admiration, son respect et sa profonde vénération pour une constitution dont les annales du monde entier ne fournissent aucun exemple. Oui, Messieurs, nous osons le prédire, tous les peuples de la terre vont s’empresser de l’adopter. Peut-être même le temps n’est pas éloigné où l’empire français aussi révéré par la sagesse de vos décrets, que célèbre par sa loyauté, donnera des lois à toutes les nations qui, rendues par vos principes à leur dignité primitive, s’empresseront d’entrer dans cette grande famille d’égaux et de frères, dont vous avez assuré d’avance la liberté et le bonheur [… ]17.

61Pour conclure, retenons d’abord qu’il a fallu quinze mois de débats à l’Assemblée nationale pour admettre le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et pour reconnaître le vote des Avignonnais (et celui des Comtadins qui avaient fini par se rallier à leur opinion).

62Notons, ensuite, que les députés d’Avignon devant la même Assemblée en septembre 1791 portaient la parole au nom de « l’assemblée électorale des États-Unis d’Avignon » et que les électeurs de « l’État d’Avignon et Venaissin réunis » se présentaient comme « formant le département de Vaucluse, séant à Avignon ». Au-delà de la référence à la Révolution américaine, le choix avignonnais d’adhésion à la Révolution française ne se basait pas seulement sur le rejet du « gouvernement des prêtres », du « joug avilissant du despotisme sacerdotal » ou encore du « despotisme des prêtres ultramontains », mais aussi sur la volonté d’égalité et de fraternité avec les autres Français, non d’indépendance, par l’intégration départementale : « Aujourd’hui, Messieurs, nous vous présentons un peuple entier, un nouveau département dans le sein de la France ». Il faudra attendre juin 1793 pour que ce « peuple vauclusien », autoproclamé dès 1791, soit reconnu par la Convention nationale au prix d’une autre guerre civile et in fine du combat victorieux contre l’insurrection girondine.

63Enfin, l’exemple du printemps avignonnais dès 1790, analysé d’en bas, montre que l’identification nationale est un processus historique, non une assignation préalable. La Révolution d’Avignon conduit à l’expérimentation d’une définition nouvelle de la nation : ni le sol, ni l’histoire, ni même la langue, ne peuvent définir l’appartenance à une nation ; seule, la volonté des citoyens, exprimée dans la rue, dans la presse et les discours et, surtout, dans les urnes peut témoigner d’une ère nouvelle dans l’histoire des relations internationales. N’oublions pas non plus la fierté des révolutionnaires avignonnais d’être le premier peuple en Europe à se réunir au pays qui avait reconnu les droits naturels de l’Homme et du Citoyen, ni la lettre de remerciements de la municipalité à Robespierre18, le député du Pas-de-Calais, qui avait brillamment soutenu sa cause à la tribune de l’Assemblée nationale constituante et qui n’avait pas, sous la Convention, la mémoire courte.