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Peuples en révolution

 | 
Cyril Belmonte
, 
Christine Peyrard

L’apprentissage de la démocratie

Actions collectives et mobilisations politiques dans les départements picards et septentrionaux en 1792

Quelles spécificités ?

Laurent Brassart et Maxime Kaci

Note de l’éditeur

À Jean-Pierre Jessenne, pour nous avoir mis en doute constamment et encouragés toujours dans l’étude de la complexité des processus de politisation.

Texte intégral

  • 1 M. Reinhard, La chute de la royauté, Paris, Gallimard, 1969.
  • 2 Parmi ces approches monographiques renouvelées, citons entre autres celles de C. Belmonte, Les Patr (...)
  • 3 M. Vovelle, « Du tout social au tout politique », Annales historiques de la Révolution française, 1 (...)
  • 4 Sur la définition de la culture politique : K.M. Baker, Au tribunal de l’opinion, Paris, Payot 1993 (...)
  • 5 M. Biard, Collot d’Herbois : légende noire et Révolution, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 199 (...)

1Marcel Reinhard a souligné, à partir de l’analyse des débats parlementaires de la journée du 10 août 1792, l’intérêt précoce et soutenu des députés pour les engagements provinciaux au cours de ce moment charnière1. Pourtant cette dimension provinciale de la dynamique révolutionnaire de 1792 n’a, à l’exception de quelques approches monographiques ou de quelques travaux centrées sur certaines catégories d’acteurs ou de structures militantes, guère suscité l’intérêt des historiens2. La raison en réside probablement dans le tournant de l’histoire politique qui s’est amorcé dans les années 1970 pour devenir dominant jusqu’à la fin du siècle3. D’une part, les tenants d’une culture politique déconnectée des enjeux sociaux se sont focalisés sur les stratégies rhétoriques caractéristiques des documents émis par les acteurs principaux et les commentateurs illustres présents dans la capitale4. De l’autre, le souci, partagé par de nombreux historiens de prendre en compte les contextes sociaux tout en critiquant les catégories préétablies, a entraîné un renouveau des approches biographiques5.

  • 6 M. Biard, « Les politiques de la Terreur », dans M. Biard, Les politiques de la Terreur, Rennes PUR (...)
  • 7 C. Tilly, From mobilization to revolution, Reading, Addison Wesley, 1978.
  • 8 Ce questionnement initié par G. Lefebvre « Les foules révolutionnaires », 1934, a été poursuivi par (...)

2Restituer les dynamiques des actions collectives dans les territoires picards et septentrionaux constitue donc un parti pris historiographique en ce qui concerne l’appréhension de la politique définie au sens large, comme l’art de gouverner, de participer aux affaires publiques et de parvenir à ses fins6. En interrogeant le lien entre action collective et mobilisation politique, c’est bel et bien la participation aux affaires publiques du plus grand nombre qui est (re) placée au cœur de la dynamique révolutionnaire. En d’autres termes, il s’agira, suivant la définition de la mobilisation proposée par Charles Tilly, d’analyser le processus qui conduit une juxtaposition d’individus passifs à participer activement à la vie publique7. Dans cette perspective, les insurrections constituent un indicateur de premier choix pour cerner la manière dont se noue le lien collectif autour de revendications et d’objectifs communs8. Mais afin de ne pas succomber à la tentation d’une approche schématique qui dissocierait une politique populaire violente et « spasmodique » d’une mobilisation encadrée, les élections, les pétitions et les serments seront envisagés comme des indicateurs complémentaires d’une participation collective évolutive et multiforme.

  • 9 M. Vovelle, La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La décou (...)

3Dans cette perspective, nous proposons une réflexion décentrée à double titre. Du point de vue géographique, il convient d’interroger l’ampleur et la fréquence des actions collectives qui se déroulent dans des territoires stratégiques en 1792. En effet, les territoires frontaliers du Nord aux Ardennes sont en première ligne des péripéties militaires alors que les territoires picards et artésiens se situent à proximité immédiate de la scène parisienne. Notre ambition ne sera donc pas, dans une perspective strictement monographique, d’isoler les actions collectives propres à ces territoires mais, dans la lignée de la géopolitique proposée par Michel Vovelle, de les relier au contexte national et international afin de souligner les convergences et les spécificités des prises de position régionales9. Du point de vue sociopolitique, l’analyse décentrée des modalités de prise de parole et de participation collective invite à discuter la notion de politisation dans une situation révolutionnaire d’incertitudes fortes et de bouleversements profonds.

Anatomie des mobilisations insurrectionnelles en 1792

4L’analyse des actions collectives invite tout d’abord à fortement nuancer l’image d’un peuple uni et patient qui accepterait, voire subirait dans la douleur les décisions en provenance du centre politique parisien. À première vue, la prise de parole perceptible dès les premiers moments de la Révolution se prolonge et se traduit par une conflictualité persistante.

Une conflictualité persistante

  • 10 M. Kaci, À la croisée des politiques. Circulation des mots d’ordre et engagements collectifs à la f (...)
  • 11 L. Brassart, Gouverner le local en Révolution. État, pouvoirs et mouvements collectifs dans l’Aisne (...)
  • 12 M. Kaci, op. cit., p. 170.
  • 13 Archives départementales de l’Aisne, L 161.
  • 14 M. Genty, « La mutinerie du Royal-Champagne à Hesdin en 1790 : l’armée royale et la lutte des parti (...)
  • 15 R. Dupuy, La garde nationale et les débuts de la Révolution en Ille-et-Vilaine, Paris, Klincksieck, (...)
  • 16 P. Caron, Les massacres de septembre, Paris, La maison du livre français, 1935, p. 374-379.

5Pas moins de 59 mouvements insurrectionnels, impliquant plus de quatre personnes de familles différentes, ont été répertoriés pour l’année 1792 dans les trois départements du Pas-de-Calais, du Nord et des Ardennes. Ils s’inscrivent dans la continuité des 40 insurrections mises au jour dans le même espace entre novembre 1790 et janvier 179210. Tout un faisceau d’initiatives suscite des mobilisations parfois réduites à quelques citoyens d’un village ou d’un quartier. Dans l’Aisne, aux mouvements paysans divers dans leur nature et dans leur revendication succèdent les actions collectives en faveur des subsistances au cours de l’hiver et du printemps 179211. Les mobilisations insurrectionnelles concernent aussi bien les espaces ruraux qu’urbains, et transcendent de plus en plus nettement les oppositions spatiales. Ainsi entre le 6 février et le 15 mars, 16 mouvements touchent Dunkerque ainsi que les bourgs et villages de son arrière-pays en réaction aux rumeurs d’exportation de grain par bateaux à l’étranger12. À Laon, chef-lieu du département de l’Aisne, les militants de la société jacobine s’opposent à l’envoi par l’administration départementale de la force armée vers le port fluvial de Pontavert où les populations entravent le chargement de grains sur les barges. Mieux encore, les gardes nationaux laonnois requis par l’administration départementale pour réprimer les émeutes frumentaires se mutinent13. Cet exemple est également significatif de l’accentuation d’une synergie entre les civils et les soldats contre les autorités locales lors des manifestations collectives dans des espaces frontaliers militarisés. Maurice Genty l’avait notamment mise en lumière à Hesdins, lorsqu’au printemps et à l’été 1790 un affrontement avait opposé d’un côté les membres de la municipalité soutenu par les officiers militaires, de l’autre les cavaliers du Royal-Champagne unis par un pacte fédératif avec les patriotes et les gardes nationaux de la ville14. Les gardes nationaux s’illustrent par des actions qui montrent toute l’ambivalence de leur fonction, entre maintien de l’ordre et vecteur de la contestation, pour reprendre les termes de Roger Dupuy15. En 1792, la synergie entre civil et militaire s’accentue. Les gardes nationaux participent à la mobilisation insurrectionnelle dans l’arrière-pays dunkerquois en février et mars 1792. Ils jouent un rôle majeur lors des insurrections de Lille et Valenciennes qui éclatent respectivement les 28 et 29 avril. Les militaires se chargent également des mises à mort qui se succèdent le long de la frontière en septembre 1792 : le 4 septembre à Mézières, le 5 à Sedan, le 6 à Soissons et le 9 à Valenciennes16. Cette énumération de mobilisations conduisant à des mises à mort livre deux enseignements : lors des moments où s’exerce une violence physique des insurgés, ce sont les membres des forces armées qui, par leur compétence, leur armement et leur statut de défenseur de l’ordre révolutionnaire, se voient déléguer la prise en charge de la volonté punitive exprimée collectivement. Ainsi sur les 10 mobilisations insurrectionnelles ayant conduit à des mises à mort entre la fin de l’année 1790 et la fin de l’année 1792, 8 sont prises en charge par les représentants de la force armée. D’autre part, malgré une continuité flagrante dans les modalités de la mobilisation, il est évident que l’enchaînement des actions collectives en 1792 suggère le franchissement d’un seuil tant dans l’ampleur que dans l’intensité des violences.

Un seuil de mobilisation insurrectionnelle inégalé

  • 17 Archives nationales : F7 3683 5.
  • 18 Archives départementales du Nord : L 1360.
  • 19 Archives départementales de l’Aisne : L 1824.
  • 20 A. Ado, Paysans en Révolution. Terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, Paris, SER, 1996, p. 280- 28 (...)
  • 21 J. Markoff, The Abolition of Feudalism, Pennsylvania State University, 1996, p. 275.

6Les mouvements insurrectionnels de l’année 1792 dans les territoires septentrionaux et picards se distinguent tout d’abord par leur ampleur. Lors des émeutes de subsistances de l’arrière-pays dunkerquois, le 6 février 1792, les administrateurs du district de Bergues avancent le chiffre de 2 000 personnes assemblées à proximité de Watten17. Au même endroit, les insurgés n’étaient pas plus de 300 à se rassembler pour lutter contre les exportations de grains, un an plus tôt18. Lorsqu’une rumeur d’attaque imminente des uhlans se répand en mai 1792, plus de 300 citoyens s’arment de piques et de faux dans le district de Vervins dans l’Aisne, district frontalier avec les Pays-Bas autrichiens19. Les indications chiffrées livrées par les autorités sont confirmées par l’extension géographique des mouvements de contestation. Si, dans l’Aisne, des émeutes de subsistances éclatent bien avant 1792, aucun mouvement collectif n’était parvenu à se répandre sur l’ensemble du département, pas même la Grande Peur de l’été 1789 qui avait épargné les districts septentrionaux de Vervins et Saint-Quentin. En revanche, en 1792, lorsque les premières émeutes contre l’enlèvement des grains du laonnois éclatent sur le port fluvial de Pontavert, au centre-est du département en décembre 1791, elles se répandent par ondes successives à la totalité du département au cours de l’hiver et du printemps 1792. Cette révolte frumentaire mobilise les ruraux et surtout -là est la grande nouveauté- transcende les attentes parfois divergentes des sociétés paysannes axonaises, et fusionnent avec celles des urbains. Cette contestation prend une telle ampleur qu’elle se répand dans les départements voisins de l’Oise et de la Seine-et-Marne pour s’intégrer in fine dans cette grande jacquerie taxatrice du bassin parisien du printemps 1792 bien mise en évidence par Anatoli Ado, Guy-Robert Ikni et avant eux par Michel Vovelle20. Ces mouvements frumentaires de l’hiver 1792 dans l’arrière-pays dunkerquois comme dans l’Aisne suggèrent un emboîtement des dynamiques de mobilisation. Les actions locales s’inscrivent dans de vastes mouvements régionaux qui entrent en synergie avec un mécontentement national. Ainsi les mouvements septentrionaux et axonais s’intègrent à une dynamique nationale soulignée par John Markoff qui, dans son analyse chiffrée de quelques 4 700 émeutes rurales en France entre l’été 1789 et l’été 1793, distingue un pic des émeutes frumentaires en mars 179221.

  • 22 Idem, p. 285.
  • 23 Archives municipales de Lille : don Gentil, 15 366 (7837).

7En 1792, la déclaration de guerre entraîne un contexte nouveau et une spécificité accrue des mobilisations insurrectionnelles frontalières. À l’exception de quelques mobilisations défensives, à Lille ou encore à Monthermé, les craintes provoquées par la fuite du Roi n’ont entraîné aucune violence contre des personnes dans les espaces septentrionaux et picards. Avec l’entrée en guerre, un palier est franchi : la radicalisation des oppositions locales dans le cadre d’une situation de péril militaire provoque des recours répétés à la violence punitive. Les références à ce péril dans les mobilisations du 28 et 29 avril à Lille et à Valenciennes sont avérées. La résurgence de ces références lors des mises à mort de septembre à Charleville, Sedan, Soissons et Valenciennes constitue en quelque sorte un paroxysme de la violence induite par la situation militaire. La chronologie de ces mobilisations insurrectionnelles est intimement liée à l’évolution des combats. Leurs rythmes diffèrent alors sensiblement de la répartition chronologique des révoltes rurales esquissée par John Markoff qui enregistre, seulement, une importance légèrement accrue des « insurrections paniques » provoquées par un péril réel ou fantasmé au cours de l’été 179222. Les chiffres fournis par John Markoff et le constat évident que les principales violences sont commises dans des villes de garnison, pourraient laisser penser qu’une dichotomie entre les mobilisations urbaines et rurales s’opère alors. En fait, une étude de détail révèle le rôle non négligeable tenu par les citoyens ruraux au cours de ces mobilisations. Ils ont notamment pu contribuer à la diffusion des nouvelles sur l’avancée des troupes ennemies et donc corroborer l’idée d’un péril imminent. Par ailleurs, si de nombreuses études se sont intéressées au massacre de Dillon à Lille, rappelons que l’arrestation du général en fuite après la débandade de son armée a lieu dans le hameau de Quennaumont. Deux laboureurs de cette localité, informés par « des patriotes » de la trahison se chargent d’arrêter le général « au nom de la Nation et du Roi23 ». Le contexte militaire confirme la synergie ville/campagne dans les territoires septentrionaux et picards. L’enchaînement des actions ponctuelles étroitement liées à la situation matérielle ou militaire remet en cause l’idée d’une entrée linéaire et continue en Révolution.

Des mobilisations aux rythmes syncopés

  • 24 S. Wahnich, La longue patience du peuple. 1792, naissance de la République, Paris, Payot.

8Si un palier est franchi en 1792, tant du point de vue de l’ampleur que de la violence des actions collectives, gardons-nous des effets d’illusions finalistes et épiques qui consistent à faire de l’année 1792 celle de la levée, comme un colosse sisyphien, d’un peuple impatient, prêt à briser ses chaînes et à renverser l’ordre ancien. Le panorama esquissé des mouvements insurrectionnels suggère une discontinuité, ou plus exactement une alternance entre synchronies mobilisatrices et reflux temporaire des actions collectives. Les émeutes frumentaires de l’hiver 1792, comme les mobilisations face au péril militaire suggèrent des convergences chronologiques et spatiales. Mais une vue d’ensemble révèle que la dyssynchronie mobilisatrice reste le phénomène majeur de 1792. Selon le schéma classique réactivé par Sophie Wahnich, trois grandes scansions mobilisatrices cristallisées sur trois enjeux différents semblent rythmer l’année 1792 : la question frumentaire au cours de l’hiver ; la question de la défense et du patriotisme avec l’entrée en guerre et les premières défaites fin avril ; enfin la question politique autour de la monarchie constitutionnelle de juin à septembre24.

  • 25 L. Brassart, op. cit., chapitre 3 ; J.-P. Jessenne, Pouvoir au village et Révolution. Artois, 1760- (...)
  • 26 Archives départementales de l’Aisne : L 642-643.

9Deux nuances tout de même méritent d’être apportées à ce schéma national. En premier lieu, la discontinuité est incontestable mais ne saurait s’expliquer uniquement par un enchaînement clair des préoccupations. En septembre 1792, les questions militaires reviennent sur le devant de la scène : les mobilisations procèdent davantage de dynamiques enchevêtrées que d’une succession des thématiques mobilisatrices. La seconde nuance est fondamentale, elle concerne le lien entre mobilisation collective et évolutions politiques. Certes, les territoires septentrionaux et picards, au mois d’août, adhèrent aux décisions adoptées à Paris telles que la suspension du pouvoir exécutif. Pourtant la discordance est flagrante entre les mobilisations d’août et les participations électorales. En effet, après la suspension du pouvoir exécutif, les citoyens sont appelés à se réunir en assemblées primaires pour désigner les électeurs de leur canton qui les représenteront aux assemblées de département, chargées quant à elles d’élire les futurs conventionnels au début du mois de septembre. On aurait pu croire que ces élections en assemblée primaire auraient, sur la lancée de la prise des Tuileries, de la déclaration de la Patrie en danger, de la levée des volontaires, suscité une intense mobilisation citoyenne. Il n’en fût rien : dans l’Aisne, seulement 17-18 % des citoyens actifs, selon les listes de 1791, se sont déplacés aux urnes ; guère mieux que dans le Pas-de-Calais où Jean-Pierre Jessenne observe un taux de participation avoisinant les 16 %25. Certes, on peut invoquer la concurrence de la moisson, pour expliquer la désaffection pour des assemblées électorales qui se tiennent une journée durant au chef-lieu de canton. Mais cette hypothèse, valable dans les campagnes, ne peut être opératoire pour comprendre certaines abstentions urbaines importantes : ainsi dans l’Aisne à Soissons la participation n’aurait été que de 28 % et à Saint-Quentin de 36 %26.

  • 27 E.P. Thompson, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du xviiie siècle », dans E.P Thomp (...)

10Les rythmes syncopés des mobilisations insurrectionnelles et la discordance entre les adhésions spontanées et les participations électorales d’août remettent en cause l’idée d’une entrée en politique claire et inéluctable, mais ce double constat implique-t-il un retour à une « histoire spasmodique » des mouvements collectifs dénoncée, il a plusieurs décennies déjà, par Edward Palmer Thompson27 ? En d’autres termes, les mobilisations insurrectionnelles seraient-elles cantonnées au domaine de l’affect et à la simple expression de mécontentements successifs n’ayant que de lointains rapports avec les débats politiques nationaux ?

Les expressions du politique

11L’analyse des discours à partir des divers supports d’expression permet de replacer la parole des acteurs de l’insurrection dans une dynamique perceptible bien avant 1792.

« Nationalisation » des conflits du quotidien

12À partir de 1789, une « nationalisation » des conflits de la vie quotidienne est perceptible. Les situations de conflit préexistantes à la Révolution se caractérisent par des discours renouvelés autour des thèmes et des figures rhétoriques en vogue à l’échelle nationale. La question frumentaire est significative. Les émeutes frumentaires ne constituent pas une nouveauté de la période révolutionnaire. Toutefois le discours des insurgés au cours de ces émeutes suggère, à la ville comme à la campagne, une intériorisation des enjeux du débat politique national. La grille de lecture des conflits nationaux est en quelque sorte projetée sur les situations locales conflictuelles. Ainsi dès le 30 janvier 1791, dans le village frontalier d’Houplines, les officiers municipaux dénoncent l’arrestation par les habitants de trois bélandres chargés de blé et rapportent les propos des émeutiers :

  • 28 Archives départementales du Nord : L 1387.

Il [le peuple] soutint que ces grains allaient passer en Angleterre et que nous étions aristocrates, que nous étions intéressés à faire sortir le grain pour le rendre cher car nous étions fermiers28.

  • 29 Archives départementales du Nord : L 862.
  • 30 H. Burstin, Une Révolution à l’œuvre : le faubourg Saint-Marcel, Paris, Champ Vallon, 2005, p. 466- (...)

13Les acteurs de l’insurrection insistent donc sur leurs intérêts matériels opposés à ceux des administrateurs. Ils adaptent la terminologie nationale aux réalités locales : le terme d’aristocrate sert à la dénonciation d’un groupe d’élus qui feraient passer leurs intérêts particuliers devant ceux de leurs commettants. Ce cas n’est pas unique. Quelques mois plus tard, lors de l’émeute douaisienne dite des Goulottes, la mise à mort d’un capitaine de la garde national s’effectue aux cris de « vive la Nation29 ». La victime dont le cadavre est pendu au corps de garde, a failli à son devoir en ne respectant pas les vœux d’une Nation qui sont assimilés, par les émeutiers, aux vœux de la population douaisienne. Les territoires frontaliers connaissent donc une dynamique de nationalisation des conflits semblable à celle décrite par Haïm Burstin à Paris30.

  • 31 E.P. Thompson, op. cit. ; D. Margairaz et P. Minard, « Ce que taxer veut dire », Annales Historique (...)

14En 1792, la dynamique se prolonge et indique qu’au-delà de la simple expression d’une économie morale de la foule, telle que l’a définie Edward Palmer Thompson et reprécisée Philippe Minard ou Dominique Margairaz, il ne saurait être seulement question pour les émeutiers de restaurer un ordre intérieur ou de défendre des intérêts communautaires31. Au cours des insurrections frumentaires de l’hiver 1792, les insurgés, par leurs discours comme par leurs actions symboliques, se présentent comme les défenseurs du nouvel ordre patriotique. À la tribune de la société des amis de la Constitution de Bourbourg, un dénommé Vercoustre relie explicitement la question de l’augmentation du prix des denrées aux manœuvres des ennemis politiques :

  • 32 Discours reproduit dans G. Lefebvre, « La société populaire de Bourbourg » dans Revue du Nord, no 1 (...)

Je vous ferai enfin voir sans m’écarter jamais de l’esprit des décrets qui ordonnent la libre circulation des grains dans l’intérieur du royaume, que la plus grande partie de ces immenses grains qu’on nous disait et qu’on nous dit encore destinés à nourrir nos frères, n’ont été et ne sont peut-être extraits de nos riches et fertiles contrées que pour nous priver avec eux de l’abondance et nous réduire tous à l’affreuse nécessité. […] Nos ennemis eux-mêmes ont senti ce que pouvait la bravoure, née de la liberté et du patriotisme et appuyée par le véritable patriotisme. Aussi ont-ils renoncé au projet insensé et vain de nous réduire par les armes à un esclavage nouveau. Des intrigues sourdement menées offrent à ces hommes de sang et de boue, des moyens plus sûrs et plus puissants pour parvenir à leur détestable but32.

  • 33 Archives Départementales de l’Aisne. L 161.
  • 34 M. Kaci, op. cit., p. 181.
  • 35 Archives nationales : F7 3683 5

15Vercoustre adopte une position légaliste par sa référence au décret du 29 août 1789 qui sanctionne à la fois la liberté de circulation des grains au nom de la fraternité et l’interdiction des exportations à l’étranger. Les émeutes frumentaires qui, dans l’arrière-pays dunkerquois, correspondent à des entraves à la circulation des grains par bateaux, constitueraient ainsi des actions patriotiques qui visent non seulement à satisfaire les besoins des populations locales et à faire strictement appliquer la loi face aux manœuvres des ennemies. Ce discours n’est pas isolé, il entre en résonance avec les pratiques de nombreux révoltés qui entendent concilier émeute frumentaire, action patriotique et lutte contre les ennemis de la Révolution. Dans l’Aisne, les émeutiers qui convergent des villages environnants vers le bourg d’Anisy-le-Château exigent de fixer un juste prix, de crainte que les blés ne soient achetés exclusivement par les aristocrates qui s’emploieraient à le détruire, ou à l’exporter pour mieux affamer les patriotes33. Dans l’arrière-pays dunkerquois, en février et mars 1792, pas moins de 5 plantations ou d’actions collectives à proximité des arbres de la liberté sont mentionnées34. Le 11 février, les administrateurs du district flamand d’Hazebrouck rapportent le pillage de 11 chariots sur la route entre Lille et le port de Dunkerque le 11 février. Ils précisent : « le peuple a planté un poteau qui paraissait d’abord servir de potence et qui ensuite est devenu un arbre coiffé d’un bonnet de la liberté. » Ils mentionnent, par ailleurs, les mouvements des « patriotes » du village frontalier de Steenvoorde qui se seraient rendus dans le village voisin de Winnezeele pour se venger « des paysans aristocrates ». Après avoir blessé un citoyen, ces patriotes auraient obligé le secrétaire greffier de la commune à baiser l’arbre de la liberté tout en nettoyant leurs souliers sur son corps35. Émeute frumentaire, symbolique patriotique et lutte contre les ennemis politiques sont étroitement liées. À ce titre, les émeutes de l’arrière-pays dunkerquois, au cours de l’hiver 1792, pourraient être considérées comme la manifestation d’un patriotisme social : la défense collective de la Révolution et des lois se fonderait sur la conviction que l’ordre nouveau doit satisfaire aux besoins matériels de chacun. On pourrait également arguer que les références patriotiques ne relèvent finalement que d’une stratégie de légitimation de la sédition. La compétence d’adaptation des symboles nationaux aux actions locales n’en demeurerait pas moins remarquable. Par ailleurs, l’articulation entre les événements nationaux et les mobilisations septentrionales et picardes confirme une adhésion collective large à la dynamique révolutionnaire en cours.

L’articulation des mobilisations collectives et des événements nationaux

  • 36 Archives nationales : C 358, 1899, no 21.
  • 37 L. Duchet, éd., Deux volontaires de 1791, les frères Favier de Montluçon, journal et lettres, Montl (...)
  • 38 J. Noël, éd., Au temps des volontaires de 1792, lettres d’un volontaire, Paris, Plon, 1912, p. 233.
  • 39 Archives nationales : D§1-16, no 14.
  • 40 Archives départementales de l’Aisne : L 622.

16L’annonce de la suspension du pouvoir exécutif suite à la journée parisienne du 10 août agit en révélateur des liens qui unissent une grande partie des populations septentrionales et picardes à la capitale. Ces territoires sont stratégiques en raison de la présence et de l’influence du général Lafayette qui s’installe à Sedan avec ses troupes à partir du 17 juillet 1792. Le général, qui a vigoureusement dénoncé la journée du 20 juin, semble bénéficier dans la région de soutiens civils et militaires importants. Dans le cadre du vaste mouvement de dénonciation de l’invasion des Tuileries qui, selon M. Reinhard, touche l’ensemble du pays, les territoires frontaliers du Pas-de-Calais, du Nord, de l’Aisne et des Ardennes se distinguent par l’envoi de 27 pétitions et adresses de dénonciation. Ces adresses sont émises par des officiers, de simples soldats mais aussi des civils. Les quatre directoires des départements précédemment mentionnés rédigent tous une adresse de dénonciation de cet « attentat » commis sur la personne royale. Dans ce contexte, à l’annonce de la suspension du pouvoir exécutif, Lafayette et ses soutiens tentent d’organiser la résistance frontalière aux décisions prises à Paris. Les mobilisations des soldats et des civils constituent à la fois un refus de suivre les autorités locales et une adhésion aux décisions parisiennes. Ainsi, le 15 août, la municipalité de Sedan, en accord avec le général Lafayette, après avoir fait incarcérer les commissaires envoyés par le Corps législatif, organise une cérémonie publique au cours de laquelle les soldats doivent jurer fidélité à la Nation à la Loi mais aussi au Roi36. Le refus de prêter le serment d’un premier volontaire du bataillon Maine-et-Loire entraîne des murmures dans la foule. Puis le propos de deux volontaires du bataillon de l’Allier qui s’écrient « vive l’assemblée et point du Roi Louis XVI », suscite des applaudissements37. La situation devient alors chaotique, le général décide de rompre les rangs et émigre finalement le 19 août. À Maubeuge, la rumeur selon laquelle le général Arthur Dillon accompagné de Lameth souhaitait faire prêter le serment de fidélité au Roi entraîne une grande fermentation38. À Condé, un canonnier affirme s’être armé pour la défense de la patrie et non pour celle d’un séditieux et d’un monstre39. Dans l’Aisne, Louis Étienne Beffroy, jeune officier de cavalerie laonnois, élu substitut du procureur syndic du département, mène la lutte contre Lafayette dont il dénonce la perfidie et la scélératesse. Finalement, le 19 août, il réussit à arracher un arrêté du département visant à rallier les citoyens aux décisions du Corps législatif40.

17Les diverses initiatives individuelles et collectives remettent en cause l’idée d’un discours patriotique qui relèverait uniquement d’une attitude conformiste ou passive. Il y a, à travers ces exemples, des engagements clairs qui se traduisent par une opposition explicite aux autorités civiles et militaires. Toutefois les références patriotiques ont des significations très diverses qui remettent en cause l’idée d’une adhésion prévisible de la Province aux décisions parisiennes.

Les références plurielles au complot et au patriotisme

  • 41 S.L. Kaplan, Le complot de famine, histoire d’une rumeur au xviiie siècle, Paris, A. Colin, 1982 ; (...)
  • 42 M. Bélissa, Fraternité Universelle et Intérêt National (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit de (...)
  • 43 M. Vovelle, « Les taxations populaires de février-mars et de novembre-décembre 1792 dans la Beauce (...)

18Quels que soient les objets sur lesquels les citoyens des départements septentrionaux se sont mobilisés, qu’il s’agisse d’enjeux frumentaires, de défense du territoire ou de la légitimité du régime monarchique, deux thématiques, deux mots d’ordre référents ont constamment été invoqués en 1792 : le patriotisme et le complot. En ce sens, les mouvements mobilisateurs de l’année 1792 ont transcendé les clivages catégoriels des années précédentes pour se présenter en grands mouvements à la fois fédérateurs et politiques, réalisant une symbiose de préoccupations matérielles, sécuritaires et politiques. L’idée du complot ne relève pas spécifiquement de la culture politique révolutionnaire : elle est un héritage de l’Ancien Régime, Steven Kaplan comme Georges Lefebvre l’ont bien montré41. Pendant la Révolution, la théorie du complot est invoquée dans les régions septentrionales pour donner un sens explicatif à un certain nombre de phénomènes qui paraissent peu compréhensibles aux populations. Effectivement, peu compréhensibles sont les départs de grains vers le port de Dunkerque, pour soi-disant ravitailler les départs du Midi, alors que l’Angleterre et les Provinces-Unies sont si proches. Peu compréhensibles est la succession de défaites militaires du printemps 1792 ; encore moins compréhensible est l’étrange permutation que La Fayette, alors à la tête de l’armée de l’Est entreprend avec Lückner au mois de juillet 1792. Invoquer la théorie du complot revient donc à donner une intelligence politique à un événement qui paraît pour le moins étrange. En ce sens, se dresser contre le complot est un puissant levier de mobilisation en 1792. Le patriotisme est l’autre grand mot d’ordre des mobilisations citoyennes, tel qu’il se révèle dans les cris ou les adresses et proclamations. Le patriotisme mis en avant par les populations septentrionales semble s’inscrire, pour l’essentiel, dans le cadre des usages lexicaux politiques classiques du xviiie, mis en évidence par Marc Bélissa : le patriotisme exprime davantage une attitude de refus du despotisme que l’attachement à un territoire et à son intégrité42. Aussi ne le retrouve-t-on pas exclusivement dans les mobilisations provoquées par les défaites militaires ou même la crise politique de l’été 1792. De manière plus surprenante, et quasiment pour la première fois depuis la Révolution, le mot d’ordre de « patriotisme » est-il largement invoqué autant dans les émeutes frumentaires de la Flandre française de l’hiver 1792 que dans celle de la Picardie ou de la Beauce étudiée par Michel Vovelle43. Toutefois il convient de souligner la diversité des significations de ce terme.

  • 44 Archives départementales du Pas-de-Calais : 1L212.
  • 45 Archives nationales : F1 cIII Aisne 15.

19Les références au complot et au patriotisme ne sont pas l’apanage d’un groupe ou d’une sensibilité politique spécifique, elles sont l’objet d’emplois très divers et même parfois opposés. Si les références patriotiques au cours des émeutes de subsistances ou à la suite des événements du 10 août, sont utilisées dans le cadre de mobilisations qui visent à la contestation de l’ordre local, ces termes ont aussi pu être invoqués pour dénoncer la subversion. À ce titre, les 27 adresses répertoriées qui dénoncent la journée du 20 juin sont significatives. Dans plusieurs d’entre elles, notamment celles émises par les juges et commissaires du département du Pas-de-Calais, le patriotisme est assimilé au strict respect de la loi44. Dans un contexte de défaite militaire, la promotion du patriotisme vise à l’unité derrière la Constitution et au respect des lois, conditions sine qua non pour vaincre les ennemis. Si le patriotisme lors des émeutes de subsistance, lors des mobilisations d’autodéfense visait à mettre au ban les contre-révolutionnaires associés aux prêtres réfractaires, aux nobles, aux émigrés, aux royalistes et accapareurs, sous l’impulsion des autorités constituées fayettistes, le sens en a été détourné. Être patriote, c’est refuser le désordre intérieur pour vaincre l’ennemi extérieur. Être patriote c’est défendre le roi constitutionnel pour mieux abattre le despote autrichien et prussien. C’est pourquoi au mois de juillet 1792, les autorités constituées des départements frontaliers exploitent la peur des populations face aux premières attaques autrichiennes pour instiller leurs discours patriotiques. Pour encadrer et orienter les mobilisations populaires d’autodéfense, de grandes fêtes sont organisées pour exalter la garde nationale et confondre, dans un essai d’amalgame politique, bellicisme et défense des institutions. Dans cette optique, la journée du 20 juin est à son tour présentée comme un complot des anarchistes contre les honnêtes gens, complot visant à affaiblir le pays au moment de l’offensive étrangère. L’administration départementale de l’Aisne évoque même « une conspiration contre le Roi et la Patrie » à cette occasion45. Une véritable plasticité entoure donc les notions de « patriotisme » et de « complot », ce qui explique, en partie, leur succès dans différents contextes et ce qui, en retour, facilite leurs usages à des fins contradictoires.

La dynamique de la médiation et de l’adaptation à l’œuvre

20Le succès des références au complot et au patriotisme s’explique par des activités de médiation efficaces qui se concrétisent par une adaptation des thématiques du débat national aux préoccupations collectives.

Un ancrage local

  • 46 A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Le Seuil, 1992 ; J. Guilhau (...)

21Nous l’avons montré, de nombreuses mobilisations collectives s’ancrent dans un contexte local sans l’intervention d’élites sociales et politiques. En ce sens, comme Arlette Farge l’a initié, et après elle Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier, l’espace public ne saurait se caractériser par sa seule dimension bourgeoise : il existe bien un espace public populaire et démocratique dans lequel la grande masse de la population s’empare avec son dispositif intellectuel et sensible des grandes questions politiques46. Or, en 1792, la culture politique révolutionnaire est déjà un acquis. Une mémoire collective fonctionne : la trahison du roi et d’une partie de sa noblesse en juin 1791 n’a pas été oubliée malgré la normalisation en apparence réussie de nombre d’autorités après les mobilisations contestataires de l’été 1791. Et si organiser des fêtes autour de la promulgation de la Constitution, célébrer l’unité comme l’ont fait les autorités constituées tout au long de l’automne 1791 peut bien s’apparenter à un processus de refoulement de la mémoire, l’entreprise s’avère au final bien vaine face aux réalités vécues par les populations : cherté des grains, spectacle quotidien de l’émigration, défaites militaires constituent de réels motifs d’inquiétude et de débats, révélant leur propre propension à faire resurgir cette mémoire politique refoulée. En somme le vécu façonne un contexte de réception spécifique des discours en circulation à l’échelle nationale.

Une synergie Paris/Province

  • 47 Archives départementales du Nord : L 794.
  • 48 Archives nationales : W 379.

22Le deuxième aspect significatif relève de l’intensité des circulations entre Paris et les provinces frontalières en 1792 et plus précisément lors des moments de crise et d’incertitude. La guerre d’information que se livrent partisans et opposants à Lafayette entre le 20 juin et le 10 août constitue le meilleur exemple d’une synergie Paris/Province qui n’est pas marquée du sceau de relations unilatérales. Ainsi les réseaux épistolaires fonctionnent, en particulier ceux des députés feuillants à destination des administrations de leurs départements. Dans le Nord, Emmery, de Dunkerque, qui s’est illustré à l’Assemblée, le 4 juin, en défendant Lafayette contre Chabot, invite les administrateurs du département du Nord à se garder des « ennemis de la Constitution qui excitent des troubles47 ». Le député Daverhoult en fera de même auprès l’administration départementale ardennaise48. Ces relations épistolaires orientent les prises de position des administrateurs départementaux qui rédigent ensuite leurs adresses de dénonciation. Une première chaîne de communication depuis l’Assemblée jusqu’aux populations des territoires septentrionaux et picards peut ainsi être mise au jour. Mais les opposants à Lafayette ne sont pas en reste. À Sedan, ville de résidence de Lafayette, un jeune professeur de rhétorique prénommé Vassant devient en 1791 la principale figure de l’opposition aux négociants et manufacturiers qui dirigent la municipalité et dominent la société politique locale. Lorsque ces derniers accueillent avec les honneurs le héros des deux mondes, Vassant utilise habilement ses réseaux épistolaires et journalistiques. Il affirme ainsi en l’an II :

  • 49 J.B. Vassant, Vassant, maire de Sedan, patriote persécuté par les intrigans, les royalistes, les co (...)

dénonçant Lafayette mais ne pouvant encore tout dire parce que j’aurais été assommé sur le champ, je m’étais mis en relation avec Milscent, auteur du Créole patriote, et je lui écrivais des lettres que je datais de Stenay, dans lesquelles je déchirais Lafayette à belles dents. Ces lettres éclairaient les Jacobins et Milscent les insérait dans sa feuille. D’autres journaux les copiaient souvent et par ce moyen, elles revenaient à Sedan où elles faisaient frissonner de rage les aristocrates49.

  • 50 M.L. Kennedy, « L’oracle des Jacobins des départements : JL Carra et ses Annales patriotiques », da (...)
  • 51 H. Burstin, « Le protagonisme comme facteur d’amplification de l’événement », dans L’événement, Aix (...)

23Deux lettres dénonçant la situation sedanaise sont intégrées dans les numéros du Créole patriote en date des 24 et 29 juillet 1792. Comme le souligne Vassant, les journaux parisiens opposés à Lafayette circulent bel et bien dans les territoires frontaliers. Les correspondances des soldats évoquent régulièrement la lecture des Annales patriotiques et littéraires de Jean-Louis Carra, et à degré moindre le Journal de Gorsas. La popularité de ces journaux est illustrée par de nombreux courriers informatifs à la rédaction en provenance du nord-est, et plus particulièrement des soldats ou des sociétés politiques50. Ce réseau de circulation concurrent du réseau fayettiste permet de mieux comprendre les logiques d’une défiance des soldats et des populations à l’égard des autorités civiles et militaires après la suspension du pouvoir exécutif. Vassant représente un bel exemple de protagonisme en Province, puisqu’il apparaît dans la vie politique sedanaise au moment de la fuite du roi, il saisit parfaitement les opportunités du moment pour s’affirmer durablement comme le principal opposant aux élites manufacturières de la ville51.

  • 52 Sur cette catégorisation d’intermédiaires politiques : J. Guilhaumou, L’avènement des porte-parole (...)
  • 53 Archives départementales de l’Aisne : L 644.

24Dans d’autres cas, la mobilisation résulte d’une greffe d’allochtones sur des noyaux militants autochtones. Le cas est particulièrement sensible dans le département de l’Aisne où convergent des milliers de volontaires en juillet 1792 au camp de Soissons. Trop nombreux pour les capacités du camp, plusieurs détachements ont été dispersés dans plusieurs bourgs du département. Il s’est alors opéré, là où ils existaient, un rapprochement entre les noyaux de militants locaux des sociétés populaires avec ces soldats déjà fortement politisés, véritables « missionnaires-patriotes52 ». Se produit alors cette coalescence entre noyaux militants au sein d’une population plus ou moins passive. Aussi la présence de ces fédérés, militants républicains ou du moins violemment anti-royalistes, sert-elle, après le 10 août, à contrebalancer la tentative de l’administration départementale de l’Aisne d’aider la Fayette à marcher sur Paris. Surtout elle permet aux militants jacobins d’exercer une forte influence sur l’assemblée électorale du département fixée en cette même ville de Soissons. Les députations successives de fédérés, qui chaque jour, se rendent à l’assemblée, ainsi que les massacres, échos de ceux qui se commettent à Paris au même moment, effraient les plus modérés qui abandonnent leur charge élective pour s’en retourner chez eux, ou ne prennent pas le risque de s’opposer53. La diversité des situations locales et le rôle fondamental des circulations d’hommes et de discours invitent à remettre en cause toute approche essentialiste de la politisation. Toutefois la circulation n’implique pas nécessairement le succès. C’est finalement l’effort d’adaptation des thèmes nationaux aux préoccupations locales qui constitue le principal ressort des mobilisations collectives.

Adaptation ou détournement ?

  • 54 J. Boutier, « Les courtiers locaux du politique », dans Annales Historiques de la Révolution frança (...)
  • 55 Archives départementales de l’Aisne : L 644 et P. Caron, op. cit., p. 379.

25L’efficacité des discours en circulation tient aux efforts d’adaptation voire de traduction effectués par les « courtiers locaux du politique » pour reprendre les termes de Jean Boutier54. Ces courtiers se chargent, en effet, de mettre en syntonie, c’est-à-dire de proposer une interprétation évolutive des mots d’ordre nationaux en fonction des contextes et des lieux. En ce sens, les propos et les actions de Vassant et des volontaires soissonnais sont significatifs. Au cours d’une période de combat politique et de menace militaire ils englobent dans une même dénonciation ceux qui agissent contre la Patrie et qui rendent vulnérables les populations locales. Dans sa lettre datée depuis Stenay et imprimée le 29 juillet dans le Créole patriote, Vassant dénonce « les machinations secrètes des feuillants sedanais » et la situation d’une ville « parfaitement disposée à se laisser prendre ». À Soissons, le 6 septembre, les fédérés accusent un boulanger d’« embouchage » : la conviction d’une menace pour la Patrie et pour la sûreté locale entraîne un attroupement et finalement son lynchage55. L’adaptation des mots d’ordre n’est pas uniquement sensible dans le domaine de la sûreté militaire. Les propos précédemment cités de Vercoustre à la tribune de la société politique de Bourbourg font également le trait d’union entre inquiétudes locales concernant le départ des blés et lutte contre ceux qui ne respectent pas la loi. Préoccupations locales et enjeux patriotiques sont indissociablement liés dans ces discours. En même temps, la plasticité des thèmes de ralliement ne met à aucun moment fin aux usages concurrents et à l’incertitude. Les mobilisations collectives ne présument pas d’une adhésion définitive mais expriment une fusion temporaire des intérêts locaux et nationaux.

26Comment et pourquoi se mobilise-t-on en 1792 dans les départements septentrionaux de la France ? L’analyse des actions collectives souligne l’imbrication des enjeux : l’utilisation de mots d’ordre nationaux est l’expression d’un sentiment d’appartenance partagé par divers acteurs locaux. L’émotionnel est présent sans pour autant être déterminant dans ces logiques mobilisatrices. En fait, c’est surtout le processus d’identification, compris comme la capacité des citoyens à se reconnaître dans des thèmes et des mots d’ordre nationaux qui joue le rôle de catalyseur. Ainsi, davantage qu’une « voix du peuple » ou qu’une « politique du Peuple » préexistante et immuable, il y aurait plutôt une logique constante et évolutive d’interactions et d’appropriations toujours à double sens entre Paris et la Province, le national et le local, la haute et la basse politique, ou encore entre les élites et les milieux populaires. Fondamentaux pour ces interactions sont les espaces de contacts et de médiations, ceux investis prioritairement par les porte-paroles, les courtiers du politique ou les protagonistes.

  • 56 M. Biard, « Types de conflits, formes de politisation et historiographie de la Révolution française (...)
  • 57 A. Collovald et B. Gaiti, « Question sur la radicalisation politique », dans La démocratie aux extr (...)

27Enfin, l’identification ne s’impose pas comme un processus linéaire dans les départements septentrionaux. Au contraire, l’identification, ou plus exactement l’appropriation, qui témoigne à la fois d’une intériorisation et d’une adaptation des mots d’ordre, se manifeste souvent de manière ponctuelle lors des moments de crise et d’affrontement. La radicalisation politique conduit donc à une multiplication des prises de parole. Toutefois cette radicalisation est un processus complexe, toujours intimement lié aux contextes. Elle n’est pas continue56 : bien des espaces mobilisés sur la question frumentaire à l’hiver 1792 ne le sont plus lors de l’entrée en guerre quelques semaines plus tard. Le rythme des mobilisations est donc bien syncopé. Si un palier d’intensité et d’ampleur mobilisatrice est indéniablement franchi en 1792, gardons-nous pour autant de le décrire comme une puissante vague révolutionnaire unanime et exclusivement populaire. La diversité et la discontinuité des mobilisations collectives en 1792 nous invitent à analyser la radicalisation politique « au pas à pas », « comme une série de transformations objectives et subjectives progressant par étapes successives et dont la dernière n’était pas forcément contenue et annoncée par la première57 ».

Notes

1 M. Reinhard, La chute de la royauté, Paris, Gallimard, 1969.

2 Parmi ces approches monographiques renouvelées, citons entre autres celles de C. Belmonte, Les Patriotes et les autres. L’arrière-pays marseillais en Révolution, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence ; P. Bourdin, Des lieux, des mots, les révolutionnaires. Le Puy-de-Dôme entre 1789 et 1799, Clermont-Ferrand, Institut d’études du Massif Central, 1995 ; M. Lapied, Le Comtat et la Révolution française. Naissance des options collectives, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 1996 ; C. Peyrard, Les Jacobins de l’Ouest. Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996 ; P. M. Jones, Politics and Rural Society : the Southern Massif Central, 1760-1820, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

3 M. Vovelle, « Du tout social au tout politique », Annales historiques de la Révolution française, 1997, no 310, p. 545-554.

4 Sur la définition de la culture politique : K.M. Baker, Au tribunal de l’opinion, Paris, Payot 1993, p. 14 ; F. Furet, Penser la Révolution, 1978, rééd. Paris, Gallimard, 1983, p. 14.

5 M. Biard, Collot d’Herbois : légende noire et Révolution, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995 ; H. Leuwers, Merlin de Douai : un juriste en politique, Arras, Presse d’Artois, 1996 ; P. Serna, Antonelle : aristocrate et révolutionnaire, Paris, éd. Du Félin, 1997.

6 M. Biard, « Les politiques de la Terreur », dans M. Biard, Les politiques de la Terreur, Rennes PUR, p. 12.

7 C. Tilly, From mobilization to revolution, Reading, Addison Wesley, 1978.

8 Ce questionnement initié par G. Lefebvre « Les foules révolutionnaires », 1934, a été poursuivi par C. Lucas « The Crowd and Politics », et repris récemment par le sociologue D. Cefai, Pourquoi se mobilise-t-on ?, Paris, La découverte.

9 M. Vovelle, La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La découverte, 1993.

10 M. Kaci, À la croisée des politiques. Circulation des mots d’ordre et engagements collectifs à la frontière septentrionale (1791-1793), thèse, Lille 3, [sous la dir. de] J.-P. Jessenne, p. 320

11 L. Brassart, Gouverner le local en Révolution. État, pouvoirs et mouvements collectifs dans l’Aisne (1790-1795), Paris, SER.

12 M. Kaci, op. cit., p. 170.

13 Archives départementales de l’Aisne, L 161.

14 M. Genty, « La mutinerie du Royal-Champagne à Hesdin en 1790 : l’armée royale et la lutte des partis au début de la Révolution », Revue du Nord, tome LXXI, no 282-283, 1989, p. 757-785.

15 R. Dupuy, La garde nationale et les débuts de la Révolution en Ille-et-Vilaine, Paris, Klincksieck, 1972.

16 P. Caron, Les massacres de septembre, Paris, La maison du livre français, 1935, p. 374-379.

17 Archives nationales : F7 3683 5.

18 Archives départementales du Nord : L 1360.

19 Archives départementales de l’Aisne : L 1824.

20 A. Ado, Paysans en Révolution. Terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, Paris, SER, 1996, p. 280- 281 ; G.-R. Ikni, « L’arrêt de bateaux sur l’Oise et l’Aisne en février 1792 », dans Annales historiques compiégnoises, no 5, janvier 1979, p. 11-36 ; M. Vovelle, « Les taxations populaires de février-mars et de novembre-décembre 1792 dans la Beauce et sur ses confins » dans Structures sociales et problématiques économiques, Actes du 82e Congrès national des sociétés savantes, Paris, Imprimerie Nationale, 1958, p. 108-159.

21 J. Markoff, The Abolition of Feudalism, Pennsylvania State University, 1996, p. 275.

22 Idem, p. 285.

23 Archives municipales de Lille : don Gentil, 15 366 (7837).

24 S. Wahnich, La longue patience du peuple. 1792, naissance de la République, Paris, Payot.

25 L. Brassart, op. cit., chapitre 3 ; J.-P. Jessenne, Pouvoir au village et Révolution. Artois, 1760-1848, Lille, PUL, 1987, p. 86-87.

26 Archives départementales de l’Aisne : L 642-643.

27 E.P. Thompson, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du xviiie siècle », dans E.P Thompson et al., La guerre du blé au xviiie siècle, Montreuil, éd. de la Passion, 1988, p. 31-92.

28 Archives départementales du Nord : L 1387.

29 Archives départementales du Nord : L 862.

30 H. Burstin, Une Révolution à l’œuvre : le faubourg Saint-Marcel, Paris, Champ Vallon, 2005, p. 466-468.

31 E.P. Thompson, op. cit. ; D. Margairaz et P. Minard, « Ce que taxer veut dire », Annales Historiques de la Révolution française, no 352, p. 53-99.

32 Discours reproduit dans G. Lefebvre, « La société populaire de Bourbourg » dans Revue du Nord, no 15, 1913, p. 201-208.

33 Archives Départementales de l’Aisne. L 161.

34 M. Kaci, op. cit., p. 181.

35 Archives nationales : F7 3683 5

36 Archives nationales : C 358, 1899, no 21.

37 L. Duchet, éd., Deux volontaires de 1791, les frères Favier de Montluçon, journal et lettres, Montluçon, A. Herbin, 1909, p. 261.

38 J. Noël, éd., Au temps des volontaires de 1792, lettres d’un volontaire, Paris, Plon, 1912, p. 233.

39 Archives nationales : D§1-16, no 14.

40 Archives départementales de l’Aisne : L 622.

41 S.L. Kaplan, Le complot de famine, histoire d’une rumeur au xviiie siècle, Paris, A. Colin, 1982 ; G. Lefebvre, La Grande Peur de 1789, 1932, rééd. Paris, Armand Colin, 1988.

42 M. Bélissa, Fraternité Universelle et Intérêt National (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998.

43 M. Vovelle, « Les taxations populaires de février-mars et de novembre-décembre 1792 dans la Beauce et sur ses confins », op. cit.

44 Archives départementales du Pas-de-Calais : 1L212.

45 Archives nationales : F1 cIII Aisne 15.

46 A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Le Seuil, 1992 ; J. Guilhaumou, « Espace public et Révolution française. Autour d’Habermas », dans Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public. Raisons pratiques, vol. 3, Paris, Ed de l’EHESS, 1992 ; R. Monnier, L’espace public démocratique. Essai sur l’opinion à Paris, de la Révolution au Directoire, Paris, Kimé, 1994.

47 Archives départementales du Nord : L 794.

48 Archives nationales : W 379.

49 J.B. Vassant, Vassant, maire de Sedan, patriote persécuté par les intrigans, les royalistes, les contre-révolutionnaires et les fédéralistes, Sedan, Carré et Cercelet, an II p. 5.

50 M.L. Kennedy, « L’oracle des Jacobins des départements : JL Carra et ses Annales patriotiques », dans A. Soboul, dir., Girondins et Montagnards, Paris, société des études robespierristes, 1980, p. 247-268.

51 H. Burstin, « Le protagonisme comme facteur d’amplification de l’événement », dans L’événement, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1986, p. 65-77.

52 Sur cette catégorisation d’intermédiaires politiques : J. Guilhaumou, L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792), Lille, Septentrion, 1998, p. 191-206.

53 Archives départementales de l’Aisne : L 644.

54 J. Boutier, « Les courtiers locaux du politique », dans Annales Historiques de la Révolution française, 1994, no 3, p. 401-411.

55 Archives départementales de l’Aisne : L 644 et P. Caron, op. cit., p. 379.

56 M. Biard, « Types de conflits, formes de politisation et historiographie de la Révolution française », dans L. Bourquin et P. Hamon, La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, Rennes, PUR, p. 53-64.

57 A. Collovald et B. Gaiti, « Question sur la radicalisation politique », dans La démocratie aux extrêmes, Paris, La dispute/SNEDIT, p. 22.

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