Paysans et seigneurs dans la France de 1789

1Je me propose dans ce texte d’étudier deux phénomènes liés l’un à l’autre et qui jouent un rôle fondamental dans la compréhension de la Révolution française : le processus de politisation d’une communauté rurale et la transition entre l’Ancien Régime et le nouveau, telle que la vécurent les individus au plus bas de l’échelle sociale. J’ai emprunté le concept d’« arène politique locale » à des études anthropologiques sur le processus d’acculturation dans les sociétés villageoises modernes d’Afrique1. Quant à mon intérêt pour l’expérience de la transition, il a été aiguisé par le Bicentenaire de 1789, qui a favorisé le renouveau des études historiographiques2. Le sujet de cette étude est la commune d’Allan, village perché de la Drôme3. De 1786 à 1790, les habitants d’Allan durent, plus que la plupart des campagnards, faire preuve d’une grande faculté d’adaptation. Le conflit qui les opposait à leur seigneur, ou plutôt à sa femme, les rendait particulièrement sensibles à l’incongruité de la situation dans laquelle ils se trouvaient à cette époque. Les archives municipales ayant été préservées (elles sont toujours en mairie), y compris les chartes qui étaient au cœur de l’affrontement avec la châtelaine, il est possible non seulement de documenter la prise de conscience des villageois, découvrant qu’ils avaient eux aussi des droits et des prérogatives, mais aussi de percevoir leurs réactions devant un déploiement de possibilités de changement jusque-là inimaginables.

2Il est impossible de savoir avec certitude si ce que vécurent les habitants d’Allan a valeur d’exemple. Cependant, leur manière de réagir à la « rupture » de 1789 font émerger certains thèmes d’une portée assurément plus large. L’altération des relations entre le seigneur et ses vassaux dans les villages de l’Ancien Régime est l’un de ces thèmes. L’approche top down de certains historiens tend à négliger ce qui se passait au niveau paroissial, mais il existe aujourd’hui un grand nombre de preuves attestant le caractère désormais endémique du conflit avec les seigneurs dans la seconde moitié du xviii^e siècle – dans le Sud, sans doute plus que partout ailleurs4. L’antagonisme concernait moins souvent les charges (redevances, monopoles, services, etc.) que l’anéantissement perceptible du rapport de réciprocité. En Provence, et peut-être ailleurs, les habitants des campagnes commençaient probablement aussi à exprimer plus largement la critique d’un régime seigneurial enraciné dans la certitude de sa propre incompatibilité avec toute notion de liberté individuelle5.

3La portée du contrôle ou de la tutelle exercés sur les villageois par des autorités supérieures est un autre thème saillant de cette étude de cas. Les historiens ont documenté l’institutionnalisation des communautés rurales au xviii^e siècle, mais les implications de ce processus n’ont pas toujours été mises en évidence comme elles le méritent. Pierre de Saint-Jacob6 fut parmi les premiers à observer que les intendants et les sub-délégués utilisaient parfois leurs pouvoirs pour défendre et protéger les villageois. Grâce à des alliances stratégiques nouées avec des corps administratifs comme la Cour des Aides, ils s’engagèrent dans la défense du plus grand nombre contre les tentatives de manipulation des déclarations et de la collecte des impôts par les nantis et les « forains », offrant aussi des mesures de protection contre certains seigneurs rapaces – même si leurs propres motivations étaient très peu altruistes. Il serait tentant de conclure que la nouvelle confiance en soi des communautés rurales dans la seconde moitié du xviii^e siècle s’expliquait en partie par cet encouragement biaisé à remettre en cause le statu quo. Dans le cas d’Allan, la tutelle administrative et judiciaire exercée sur le village était extrêmement complexe, comme nous allons le voir. On peut cependant conserver un léger doute quant au soutien que reçurent les villageois – décidés à faire entendre leurs griefs à l’égard de la châtelaine – de la part des bureaux de l’Intendance, et quant aux conseils que leur donna le parlement de Provence.

4En général, pourtant, un villageois ordinaire ne traînait pas son seigneur devant le tribunal. Une démarche de ce genre nécessitait une délibération et une approbation communale, ne serait-ce qu’à cause des frais que cela représentait. En fait, il fallait que le conseil général des habitants donne son aval, selon le règlement policier imposé par le Parlement. Cette procédure donnait forcément un rôle aux élites villageoises et avec elles à toutes sortes de courtiers et d’intercesseurs dont l’intervention pouvait être cruciale dans le dénouement d’un recours en justice. L’exemple d’Allan éclaire utilement ce processus de mobilisation des ressources et de recrutement d’experts. Nous pouvons suivre pas à pas les personnages importants du village au fur et à mesure qu’ils négociaient le passage de l’Ancien Régime au nouveau. Les intercesseurs devinrent rapidement les « courtiers locaux de la politique7 » ; en effet, l’affrontement avec la châtelaine atteignit un seuil critique au moment même où la tension provoquée par la pré-révolution provençale était à son comble. Les conseils juridiques se transformèrent vite en incitations politiques pour les villageois qui hésitaient à la croisée des chemins sans savoir lequel prendre. Devaient-ils chercher à faire définitivement partie de la « nation » provençale ou valait-il mieux se tourner vers le Dauphiné ? Ou bien encore devaient-ils abandonner tout projet régional pour déclarer allégeance au mystérieux gouvernement en train de voir le jour à Versailles et à Paris ?

5Avec ses quelque 800 habitants en 1789, Allan était un simple village plutôt qu’un bourg8. Mais le fait est que cette modeste localité perchée se trouvait être l’avant-poste septentrional des « terres adjacentes » de Provence. Pour des raisons d’administration courante, le village faisait partie du comté de Grignan même s’il était entouré de tous côtés par les terres du Dauphiné. Le subdélégué était basé à Grignan alors que l’intendant résidait à Aix – à environ vingt lieues au sud. Contrairement aux communes du cœur de la Provence, les villes et les villages des terres adjacentes n’étaient pas représentés aux États de Provence. Ou, pour être plus précis, ils se trouvaient en dehors de la juridiction et de la protection fiscale des institutions qui avaient remplacé les États après 1639 : l’Assemblée générale des communautés et les procureurs permanents. Au lieu de quoi, les habitants d’Allan dépendaient de la bonne volonté de l’intendant pour la répartition de leurs impôts. Cela commença seulement à poser problème à partir des années 1780 car l’intendant Charles Jean-Baptiste des Gallois de la Tour n’était pas homme à s’embarrasser inutilement de questions de liberté ou de privilège9. Ce fut le Contrôleur général Jacques Necker qui décida en 1779 de supprimer l’importante réduction d’impôt dont jouissaient depuis longtemps les terres adjacentes de Provence et que les habitants considéraient comme allant de soi.

6Le territoire d’Allan était vaste (2 871 hectares) et englobait les terres arables sur lesquelles se trouve le village actuel. Il comprenait en outre de grandes étendues à flanc de coteaux couvertes de bois et de garrigues ainsi qu’un plateau à l’est et au sud-est de l’ancien castrum. Comme la majorité des communes rurales provençales, le village était bien pourvu d’institutions collectives. Deux consuls et quatre conseillers étaient choisis chaque année par cooptation parmi les contribuables les plus aisés et les plus lettrés. Ils formaient un conseil qui se réunissait régulièrement (entre cinq et dix fois par an). Cette arène politique locale pouvait s’élargir et admettre en son sein tous les chefs de famille si la nécessité s’en faisait sentir. Cependant, le « conseil général » ne fonctionnait que lorsque devaient être prises des décisions graves susceptibles d’entraîner des dépenses importantes. Le conseil ne se réunissait pas au château mais dans un bâtiment spécial appelé « maison de ville », ce qui est très significatif ; jusqu’à la toute fin de l’Ancien Régime, cependant, la châtelaine et ses agents conservèrent le droit d’assister aux réunions et de valider ou non les décisions. Les comptes rendus des délibérations ont toujours été scrupuleusement conservés et tous les ans le trésorier sortant présentait ses comptes à l’assemblée des notables et des officiers. Le château était rarement utilisé comme logement, mais sa « grande salle » accueillait les assises seigneuriales trois à quatre fois par an.

7L’économie villageoise traversa une période de bouleversement structurel au cours du xviii^e siècle. Si la culture des céréales (principalement le seigle) demeurait l’activité agricole la plus importante, la plupart des terres vierges furent défrichées et de vastes portions de champs furent converties en vignobles ou plantées de mûriers pour le développement de la sériciculture. La châtelaine, ou plutôt ses régisseurs, prirent une part très active à ce processus de restructuration. Au milieu du xviii^e siècle, elle possédait six fermes situées pour la plupart sur les terres les plus fertiles et les mieux irriguées de la plaine, deux moulins banaux et des prairies. Deux des fermes avaient été acquises après 1607. Mises bout à bout, les terres seigneuriales atteignaient une superficie de 400 hectares, soit 14 % du territoire de la commune. Les terres rapportaient en tout 6 375 livres par an à la fin de l’Ancien Régime, en 1789, ce qui représentait 62 % du revenu total tiré de la « terre d’Allan ». Le reste provenait d’un impôt universel sur les récoltes (1/25), la « tasque », d’une taxe sur la meunerie (1/20 environ), de la production de la « réserve », de la garenne et des prairies seigneuriales, ainsi que de droits mal définis sur les garrigues et les bois de coupe. Ce fut une dispute au sujet de l’accès aux garrigues et aux bois qui exaspéra les villageois et aboutit à la remise en question de tous les privilèges seigneuriaux.

8La crise conjoncturelle de l’économie rurale à la fin de l’Ancien Régime a été bien documentée par les historiens mais les événements survenus à Allan permettent de s’y intéresser plus en détail. Au début des années 1780, il est évident que les villageois dépendaient largement de la vente de leur vin et des cocons de vers à soie pour payer leurs impôts. En fait, la production de vin avait plus que triplé depuis le milieu du siècle (elle était passée de 800 à 2 580 barriques)10. Mais à partir du milieu de la décennie la commune connut un enchaînement de circonstances malheureuses. Les impôts directs augmentèrent de manière significative à cause de la suppression du dégrèvement accordé aux terres adjacentes. Entre 1781 et 1788, la charge totale d’impôts directs pesant sur les habitants d’Allan passa de 4 046 à 5 512 livres11. En avril 1787, le gel endommagea les plantations de mûriers et deux mois plus tard la grêle fit de gros dégâts dans les vignes. La conséquence directe fut une mauvaise récolte de cocons et l’année suivante (février 1788) les villageois se retrouvèrent au bord de la misère à cause de la chute des prix du vin. Les contribuables furent rapidement insolvables. Devant l’ampleur du déficit (entre cent et cent trente contribuables de moins sur les rôles d’imposition), les consuls notèrent, en février 1788 : « Les florins sont à trente-huit sols depuis deux ans, et malgré celles, elle est arréragée de plus de quatre à cinq mille livres12. » Tandis que le budget des ménages diminuait, le coût de la collecte de l’impôt augmentait. Au milieu des années 1770, il avait été possible de faire passer ces dépenses dans les impôts directs de la commune à un taux de sept ou huit deniers par livre. En 1789, les paysans insolvables étaient si nombreux que l’on ne trouva des collecteurs que pour un sol par livre. Il n’est donc pas surprenant que les habitants aient eu beaucoup à écrire, dans le cahier de doléances, sur la situation dans laquelle ils se trouvaient. La question fut débattue pendant plusieurs jours dans le petit bâtiment de pierre qui servait de « maison de ville ». Quand on en arriva à l’étape finale des signatures, le 24 mars 1789, le document comportait treize pages et demie in-quarto.

9Qui était le seigneur du village d’Allan à la fin de l’Ancien Régime ? Françoise-Hippolyte Lériget de La Faye – la « dame d’Allan » – a laissé nombre de traces dans les archives historiques pour des raisons plutôt inhabituelles. Orpheline et héritière fortunée, elle avait épousé en 1758 Charles-François-Henri-Lucrétius de la Tour-du-Pin Montauban. En tant que comtesse de la Tour-du-Pin Montauban, la jeune femme nourrissait des sentiments quasi obsessionnels pour Jean-Jacques Rousseau. Elle alla jusqu’à faire préparer une pièce du château d’Allan pour le cas où ce dernier accepterait d’y faire étape au cours de ses promenades « herborisantes » en Dauphiné. Mais en 1778 elle fut placée sous tutelle judiciaire, pour une raison obscure qui pourrait être l’apparition de troubles mentaux. Le couple finit par se séparer et le comte s’embarqua pour l’Angleterre en 1787 où il demeura jusqu’en 1801. Son départ nécessita la nomination d’un tuteur, la comtesse n’ayant pas retrouvé l’usage de ses facultés mentales. Grâce à cette mesure, qui devait être renouvelée à intervalles réguliers, nous pouvons reconstituer l’histoire du long combat des habitants d’Allan contre leur seigneur en titre. Le retour du comte sous le Consulat facilita l’administration des biens d’Allan mais pour peu de temps. Il mourut en effet en 1806 et sa femme invalide lui survécut huit ans. On dut à nouveau nommer des tuteurs. Lorsqu’elle décéda en 1814, neuf procès étaient encore en cours opposant ses héritiers (parmi lesquels la comtesse de Sade13) et les villageois. La « dame d’Allan » ne s’est vraisemblablement pas rendue dans la partie méridionale de ses terres durant la période qui nous intéresse ici. À partir de 1778, elle vécut au château de Condé-en-Brie, veillée nuit et jour par une équipe de domestiques dévouées.

10Il est probable que des heurts se produisirent de temps en temps, mais il serait faux de prétendre que les relations de la population avec le seigneur étaient foncièrement conflictuelles. La position de l’élite villageoise n’était pas très franche, du moins pas avant 1786. La plupart des individus titulaires d’offices, comme les consuls, les conseillers, les trésoriers de la commune, entretenaient des relations étroites avec le château. Ils géraient les fermes seigneuriales et espéraient obtenir une charge de collecteur au moment de l’encaissement de l’impôt sur les récoltes. On peut par conséquent penser que la plupart des désaccords ordinaires étaient assez facilement maîtrisés et ne faisaient pas l’objet d’une délibération municipale. Quoi qu’il en soit, il existait une pratique coutumière permettant de gérer les conflits d’intérêts flagrants. En décembre 1787, un villageois ayant été convoqué devant les assises seigneuriales pour non-paiement du cens, le greffier de la cour, Jean-Baptiste Gouteron, signala son vœu de démissionner parce qu’il était à ce moment-là « fermier des droits féodaux ». Des disputes internes au village éclataient parfois et il n’était pas inhabituel pour le seigneur d’être appelé à jouer le rôle de médiateur. Cela arriva plusieurs fois en 1780-1781 quand l’achat et l’installation d’une horloge municipale rencontrèrent l’opposition déterminée d’une partie de la population. Parmi les partisans de l’opération il y avait le « portier » qui en avait assez d’entendre les voyageurs et les taverniers se plaindre de ce que les portes du village étaient fermées avant l’heure. Ceci dit, dans cette histoire, l’amour-propre municipal pesa certainement aussi dans la balance. Deux conseillers généraux, qui avaient été désignés spécialement pour la circonstance, ayant échoué à sortir de l’impasse, le comte de la Tour-du-Pin Montauban fut invité à arbitrer le débat.

11Pour autant que nous puissions en juger, la résolution du problème de l’horloge (mise en route en 1784) à la suite de l’intervention de la « dame d’Allan » ou plutôt de son mari, est l’exemple le plus fameux d’une collaboration entre les villageois et leur seigneur. Lorsque des difficultés d’ordre manifestement plus féodal surgirent deux ans plus tard, on pensa d’abord qu’une solution serait à nouveau trouvée, dans un esprit de compromis. Mais les circonstances n’étaient déjà plus les mêmes. La situation économique n’était plus aussi favorable et les villageois étaient censés mettre la main à la poche pour répondre aux pressions de Paris et de Versailles concernant les dégrèvements d’impôts et les rabais injustifiés. Quant à la comtesse, ses propriétés étaient sur le point d’être mises sous tutelle puisque son époux avait annoncé sa volonté de partir pour l’étranger. En avril 1785, les consuls d’Allan furent informés de la décision seigneuriale d’un « cantonnement » ou d’une démarcation de toutes les terres boisées appartenant en commun à la communauté et aux seigneurs. De telles opérations étaient fréquentes en Provence. En fait, le Parlement d’Aix avait mis en place des procédures judiciaires spécifiques pour de telles éventualités. Tout le monde était donc certain que, pour savoir qui possédait quoi dans les zones forestières, l’arbitrage suivrait le schéma consacré par l’usage et aboutirait à une transaction plutôt qu’à un procès. C’était ce qui s’était passé jusque-là.

12 Bien que rien ne puisse le prouver, il est probable que le nouveau tuteur de la « dame d’Allan » (Pierre de Villacroze, de Condé-en-Brie) ne fut pas étranger au durcissement du conflit et par conséquent à la prise de conscience des villageois qui s’ensuivit. Les consuls ont dû sentir que la donne avait changé car dès le début de la controverse ils demandèrent si Jean-Baptiste Biscarrat, le représentant du seigneur, avait le droit d’assister aux réunions étant donné la position de la communauté dans la négociation. Ils obtinrent en même temps des juristes d’Aix un avis juridique sur le bien-fondé de leur affaire – une décision de poids car la dépense totale, y compris le travail de traduction des documents, se montait à 635 livres. Au début, il semblait que la commune parviendrait à faire reconnaître certains sinon tous les droits d’usage sur les bois en question au moyen d’un arbitrage juridique obligatoire – autrement dit un compromis qui permettrait aux deux parties d’éviter les charges et aussi les risques d’un procès. Mais à la fin de l’année cette perspective avait reculé. Jugeant que la « dame d’Allan » avait l’avantage, Villacroze mit la commune au défi de faire valoir devant des juges les droits d’usage qu’elle prétendait posséder.

13Comment un village aussi petit qu’Allan décida-t-il et réussit-il à intenter un procès à un seigneur puissant et bénéficiant d’un réseau de relations ? Apparemment pour plusieurs raisons. Premièrement, l’élite villageoise en avait les moyens : tous les cas de ce genre étaient jugés « sur pièce » et les originaux des deux chartes clés (datant de 1443 et de 1550) étaient conservés dans les archives. D’autre part, l’indépendance judiciaire du Parlement était réputée et les plaideurs semblent avoir accepté que les magistrats donnent un verdict fondé sur les preuves écrites sans tenir compte du statut des parties en présence. Il existe, cependant, un troisième facteur, plus important encore : la liberté d’approcher les avocats et les intercesseurs. En décembre 1785, il était évident que la dispute finirait devant le tribunal, mais bien avant cette date les consuls s’étaient mis au travail pour rassembler des documents et des estimations. Leur principal intercesseur dans la ville d’Aix-en-Provence était Pierre-Henry Legrand, commis à la Recette générale des Finances14. Legrand avait certes de la famille à Allan, mais à part cela, il est difficile de comprendre les motivations qui firent de lui le protecteur puis l’« accoucheur » d’une communauté dont l’irritation contre l’autorité du seigneur ne cessait de grandir et allait bientôt précipiter la fin de l’Ancien Régime et l’entrée dans le nouveau. Legrand avait l’oreille de l’Intendant et était au courant de la situation anormale des terres adjacentes – on serait donc tenté de voir dans son intervention la mise en œuvre de la politique normative du gouvernement central visant à protéger et conserver la base d’imposition appliquée aux communes rurales.

14Dans les lettres (une dizaine au moins) qu’il leur adressa durant le printemps et l’été 1785, Legrand donnait des conseils aux consuls d’Allan sur les moyens de résister aux prétentions seigneuriales, ou plutôt à celles du tuteur. Ils n’étaient pas obligés d’accepter la présence d’un représentant du seigneur lors de leurs réunions et le tribunal pouvait proposer, si on le lui demandait, une solution de substitution pour que leurs délibérations soient validées. Mais ils devaient veiller à appliquer la loi à la lettre : « Suivez les usages établis chez vous pour vos assemblées ; il ne faut pas donner occasion à vos adversaires de l’attaquer en convoquant pour d’autres jours que les fêtes et dimanches15. » En même temps, ils devaient dépêcher à Aix quelqu’un de fiable, muni des actes communaux, afin d’obtenir un avis juridique avant que le Parlement ne parte en vacance. Joseph Laurans fut choisi pour cette importante mission. Il avait été consul en 1774 et conseiller en 1775. Lui et Legrand furent les principaux artisans de la politisation de la communauté.

15Pierre-Henry Legrand était favorable à un arbitrage. Il souligna le prix très élevé que coûterait à court terme une action en justice, même en cas de victoire. L’intendant n’autoriserait pas la vente de biens pour couvrir les dépenses et il faudrait établir un rôle d’impôt supplémentaire pour pouvoir dégager la somme requise. Comme s’il voulait aider les esprits à se concentrer, il souligna que l’époque des réductions d’impôts était révolue. En réalité, ce fut le représentant du seigneur qui refusa le compromis avec pour résultat que l’affaire fut portée devant le Parlement en 1786. Au début de l’hiver, Laurans, après en avoir fait faire des copies pour les avocats, retourna à Allan munis des précieuses chartes. Les quatre années qui suivirent, il voyagea régulièrement entre Allan et Aix afin de rendre compte de l’avancée de l’affaire et se fit aussi l’écho, entre autres, de la campagne visant à restaurer les États de Provence.

16Cette campagne aurait difficilement pu passer inaperçue à Allan, en particulier quand ceux-là mêmes qui avaient donné un avis juridique sur la validité des chartes communales resurgirent au sein du mouvement réformateur provincial16. La proposition faite en juillet 1787 d’abolir les privilèges fiscaux attachés aux terres nobles prenait tout son sens pour une commune qui était aux prises avec des difficultés économiques croissantes et dans laquelle 400 hectares au moins de bonnes terres agricoles échappaient aux contrôles. Legrand et Laurans espéraient tous deux que l’affaire passe en jugement au début de l’année 1787, mais plusieurs événements s’interposèrent : d’abord la convocation des États de Provence après une interruption de presque un siècle et demi ; ensuite le début d’un duel prolongé entre le gouvernement central et le Parlement de Paris. L’affaire prit encore du retard quand l’un des avocats œuvrant pour la dame d’Allan fut inclus dans la députation envoyée par la ville d’Aix pour obtenir du roi des changements dans l’ancienne constitution provençale17. Au printemps de cette même année la tension monta dans les villes comme dans les villages de Provence. Laurans retourna à Aix, espérant que le verdict était sur le point d’être prononcé, mais il découvrit que les décrets préparés par Lamoignon durant l’hiver de 1787-1788 avaient été promulgués et que le Parlement avait été sommé de suspendre ses séances. Legrand pensait que la crise serait vite résolue et conseilla à Laurans de rester. Mais au lieu de cela, toute activité judiciaire fut bloquée pendant près de six mois.

17Les habitants d’Allan étaient acculés à une situation économique désespérée. Ils attendaient avec une vive inquiétude le résultat de leur procès, secoués par les tourbillons du vent réformiste qui soufflait depuis le cœur de la Provence au sud et depuis le Dauphiné au nord en passant par la ville de Montélimar. La présence de Pierre de Villacroze à Aix ne risquait pas d’apaiser leurs craintes et le rapport de Legrand expliquant que le parti du seigneur essayait de gagner du temps n’était pas plus rassurant. Après un nouveau retard inadmissible, la décision fut publiée le 28 juillet 1789. Mais Aix marchait alors au son des tambours de la Révolution. Ce jour-là les affaires judiciaires furent interrompues par l’arrivée de 4 000 Marseillais réclamant que l’on relâche les personnes arrêtées lors des émeutes du printemps. Laurans, très affecté par le soulèvement patriotique qui accompagnait la descente des Marseillais en oublia sur le coup de rédiger un rapport sur l’affaire. Il ajouta simplement un post-scriptum à la lettre adressée par Legrand aux consuls, donnant cette information cruciale : « Lundi [3 août] c’est le jour qu’on doit juger notre procès, tous nos concitoyens doivent demander à Dieu qu’il donne l’équité à nos juges et on ne doit pas oublier les peines réitérées de notre protecteur18. » On peut au moins être sûr d’une chose : le verdict de la cour fut donné le lundi suivant. L’interprétation que faisait la commune de ses droits d’usage sur les bois en question était confirmée ; le projet seigneurial de « cantonnement » devenait lettre morte. « Ne vous en glorifiez pas et surtout que cela ne porte aucun de vous d’insulter le Sr Villacroze », leur conseillait vivement leur intercesseur à Aix, inconscient qu’il était de la nouvelle tournure qu’avaient pris les événements19.

18Le Dauphiné était déjà agité par des troubles lorsque les premiers récits de la prise de la Bastille arrivèrent. Mais la caution des événements de Paris donna à ces mobilisations un nouvel élan et un sens plus clair de la direction à suivre. Valence prit des mesures pour établir une milice bourgeoise le 22 juillet et, tandis que l’écho des événements de Paris se propageait par la vallée du Rhône, ainsi que des rumeurs évoquant l’approche de brigands savoyards, Montélimar suivit son exemple. Les nouvelles furent sans doute colportées presque immédiatement de Montélimar à Allan car nous savons par les rapports consulaires que le trésorier remboursa plus tard les taverniers pour les rafraîchissements offerts aux habitants et aux hommes de Montélimar venus aider à défendre le village le 28 juillet. À partir de ce jour les attaques de châteaux se multiplièrent dans le Dauphiné et l’épisode d’Allan était quasiment inévitable. Quelqu’un ayant cru apercevoir Villacroze posté à une fenêtre, les villageois forcèrent les portes du château le 30 juillet et le mirent à sac. Ce jour-là, ils ne pouvaient pas encore avoir été informés du résultat de leur procès. Mais ils avaient pu entendre parler de la marche des Marseillais sur Aix, et peut-être aussi de la fuite de l’intendant de Provence vers le nord – ce dernier avait aussitôt été intercepté par une milice armée aux portes de Loriol.

19 L’attente du verdict concernant leur affaire avait été, pour les villageois d’Allan, un rude apprentissage. Au début ils avaient associé leurs griefs envers le seigneur avec la campagne pour la restauration des États de Provence : association compréhensible pour une petite commune qui n’avait apparemment jamais douté de son caractère provençal en dépit de l’éloignement du cocon institutionnel de la « nation » provençale. Mais ils avaient commencé à avoir quelques doutes quand les nobles propriétaires de fiefs avaient entrepris de bloquer toute tentative de modernisation des États nouvellement reconstitués. Au printemps de 1788, alors même que le sentiment régionaliste allait crescendo, un autre modèle de réforme politique surgit – celui de l’Assemblée de Vizille. Non seulement son esprit avait envahi le Dauphiné mais il allait entraîner le soulèvement de presque tout le royaume.

20Tiré à hue et à dia, l’attachement à la Provence commença à perdre de son attirance dès l’automne suivant. La ville et la viguerie de Salon proposèrent que les terres adjacentes aient une représentation séparée aux États généraux, ce à quoi les consuls d’Allan adhérèrent avec prudence20. Ils profitèrent de l’occasion, cependant, pour souligner le fait qu’ils ne recevaient plus aucune circulaire administrative de Grignan ou d’ailleurs. Si c’était vrai, cela ne pouvait s’appliquer au gouvernement central car ils apprirent bientôt que, selon le règlement royal pour la convocation des États généraux, ils devaient envoyer des délégués au rassemblement du tiers état de la sénéchaussée d’Arles – située à la même distance d’Allan qu’Aix21. Le résultat de leur procès étant toujours en suspens, les villageois jouèrent la prudence et protégèrent leurs arrières. Ils choisirent pour les représenter Jean-Baptiste Biscarrat, fonctionnaire seigneurial, et Joseph Laurans, habitué à jouer les intermédiaires.

21La transition était donc fort probablement déjà entamée dans les esprits lorsque la nouvelle de la victoire au tribunal leur parvint. Malgré cela, les événements dramatiques et violents de juillet et août 1789 déclenchèrent une véritable prise de conscience. Des récriminations encore jamais exprimées, du moins par écrit, contre un régime seigneurial qui n’avait été remis en question par personne jusqu’en 1785 s’épanchèrent brusquement. Joseph Laurans revint, probablement accueilli en héros – le 6 août. Il rapportait encore une fois les précieuses chartes de la commune mais aussi une lourde note de frais de la part de Legrand qui, dans un courrier complémentaire, pressait les consuls de déposer le document en lieu sûr22. Avant de quitter Aix, Laurans avait obtenu un avis juridique sur la validité de la taxe sur les récoltes (la tasque) collectée tous les ans par le fermier du seigneur23. Ce faisant, il dévoilait la stratégie que les anciens du village, enhardis par les événements récents, allaient adopter, ainsi que la voie que devait suivre le processus de politisation. À court terme, cependant, les consuls se contentèrent de préparer une déclaration sur le fait qu’ils assumeraient désormais les fonctions policières de la seigneurie et ne toléreraient plus aucun regard sur leurs délibérations.

22La collecte des taxes sur les récoltes (et aussi de la dîme) était imminente et représentait un enjeu considérable. De nombreux villageois avaient des dettes et la récolte de céréales de 1789 n’avait pas été à la hauteur de leurs espoirs. Les consuls approuvèrent donc une décision de non-coopération jusqu’à ce que la légitimité des paiements en nature soit déterminée. Dans la mêlée provoquée par le projet de « cantonnement », la preuve avait été exhumée que la commune avait accepté en 1443 de payer une tasque sur les récoltes de céréales, dans le seul but de couvrir les dépenses de réparation du mur d’enceinte. Le monopole sur le moulin et le four à pain seigneurial étaient aussi des sujets brûlants – les individus qui en détenaient les baux furent les plus déçus. Mais le chapitre essentiel était celui des fermes du seigneur et de ses prairies. Si l’on pouvait établir que les agents de la seigneurie avaient, depuis des décennies, fait passer ces terres pour des « biens nobles », les exemptant par conséquent de la « taille réelle », en vigueur dans le Dauphiné et en Provence, la dette de la commune pouvait être épongée d’un seul coup.

23Au premier regard, l’examen minutieux des chartes ainsi que du cadastre semble révéler la preuve de différents abus. Le statut de toutes les propriétés foncières sur le territoire d’Allan était enregistré sur un cadastre établi en 1606-1607, mais deux des fermes seigneuriales (Grangeneuve et Beauvoir), sans parler d’autres parcelles de terre, avaient été achetées après cette date. Ces propriétés avaient apparemment été considérées comme des « biens nobles ». Autrement dit, entre un cinquième et un quart du « domaine utile » n’étaient pas inscrits dans les rôles d’imposition de la commune comme ils auraient dû l’être. Grâce à Legrand, probablement, les consuls étaient tout à fait au courant de la jurisprudence du Parlement d’Aix qui autorisait les plaintes, avec effet rétroactif sur trente ans, concernant les arriérés de taille. Si bien que lorsque l’Assemblée nationale décréta que toutes les propriétés foncières appartenant jusque-là aux classes privilégiées seraient soumises désormais au paiement d’un impôt, les villageois n’eurent aucun mal à ouvrir un nouveau front offensif contre la seigneurie. L’arpentage des terres fut décidé en février 1790 et une rhétorique utilement tendancieuse fut déployée pour étayer cette démarche. À en croire ce rapport, la commune protestait depuis longtemps contre le tour de passe-passe fiscal opéré par les agents du seigneur. Cela est peut-être vrai, mais il n’en subsiste aucune trace dans les délibérations consulaires entre 1768 et 1789.

24On aura compris que certains personnages parmi les plus en vue du village se trouvèrent confrontés à des choix difficiles avec le déclin de l’Ancien Régime. La plupart d’entre eux se faisaient passer pour des paysans aisés (des « ménagers ») qui travaillaient la terre et vendaient des produits agricoles. Quelques-uns peu nombreux exerçaient une profession libérale. Ces « ménagers » étaient liés au seigneur par des intérêts communs et même de l’amitié, ce qui leur posait des problèmes de loyauté et les empêchait d’avoir à son égard une attitude hostile – du moins jusqu’en 1786. Jean-Baptiste Biscarrat semble avoir été le seul individu à se situer un cran plus haut grâce au poste qu’il occupait. Il portait le titre emphatique de « lieutenant de juge et châtelain », acheté par son père – lequel était qualifié de « bourgeois » sur la liste du « vingtième » en 1752. Cette fonction était sans avenir, les événements de l’été le prouvaient amplement. En septembre 1789, il changea donc adroitement de bord, abandonnant son office pour prendre les commandes de la garde nationale d’Allan, encore en gestation. Rien ne put dès lors freiner son ascension au sein du camp des patriotes, et son zèle en faveur de la Révolution ne connut aucun fléchissement. Ayant entamé sa carrière dans la fonction publique avec la charge de « procureur » de la première municipalité, il fut ensuite élu au district de Montélimar en 1792 et resta à ce poste durant les années les plus difficiles de la Révolution. Après une période d’inactivité au moment de la stabilisation napoléonienne, il fut amené à reprendre les rênes du pouvoir (comme maire d’Allan) lors des Cent jours.

25La phase finale de la transition vers le nouveau régime commença avec la reconnaissance par l’Assemblée nationale du besoin de rebâtir le royaume de fond en comble. Les habitants d’Allan vécurent avant tout ce bouleversement comme un processus de désengagement vis-à-vis de la Provence et de rapprochement avec le Dauphiné. L’Assemblée générale des communautés avait brûlé ses dernières cartouches le 15 juillet 1789 avec l’envoi à Versailles d’une pétition complètement anachronique réclamant la reconnaissance de la Provence comme « Nation distincte et indépendante24. » À la lumière de l’insurrection parisienne, le texte fut rapidement retiré et remplacé par une proposition de « fusion » des provinces. Pendant ce temps, à Allan, l’offensive contre la seigneurie était lancée, mais le canevas définissant la politique à suivre était tout sauf clair. Le conseil se contenta donc de faire une déclaration anodine : « L’union sera entre tous les voisins tant de Provence que de Dauphiné25. » Ils ne commencèrent à recevoir des conseils concrets qu’à la fin de cette année-là, par la bouche de Durand de Maillane, l’un des députés envoyés par l’assemblée de la sénéchaussée d’Arles pour représenter le Tiers aux États généraux. Ce dernier traça une ligne de conduite pour les consuls des communes des terres adjacentes. Il s’agissait d’une exhortation à maintenir l’ordre public, à assurer le paiement des impôts et à faire preuve de patience car l’Assemblée nationale se lançait dans la reconstruction du pays – le tout enrobé dans le tout nouveau langage de la fraternité26.

26Mais les événements poussèrent les villageois dans les bras fraternels des citoyens de Montélimar. L’aide matérielle (armes et hommes) reçue durant la Grande Peur n’était pas oubliée et le 12 décembre il fut décidé que la Garde nationale d’Allan sous le commandement de Biscarrat rejoindrait une fédération de milices à Montélimar. Durand de Maillane avait déjà évoqué les difficultés inhérentes au maintien d’un lien avec la Provence, car Allan était très éloigné aussi bien d’Arles que d’Aix. Le village était d’autre part séparé matériellement du Comté de Grignan par le territoire des papes. Au tournant de la nouvelle année, il semblait que la seule option possible fût de faire partie du nouveau département qui se dessinait autour de la ville d’Orange ou bien de celui du sud du Dauphiné autour de Montélimar. Tout en reconnaissant la proximité de Montélimar, les consuls hésitaient et ne se hâtèrent pas de prendre une décision. En fait, ils laissèrent cette responsabilité à la nouvelle municipalité. Le 21 mars 1790, le maire nouvellement élu, Jean-Baptiste Gouteron, énuméra à nouveau les décisions à prendre dans son discours aux conseillers. Si l’on en croit les minutes du conseil, il se contenta de faire une présentation approximative de la situation réelle. L’Assemblée nationale, les informa-t-il, avait offert « la faculté de se réunir au Dauphiné ou à la Provence ; […] il est facile de se convaincre que sous tous les rapports l’avantage et l’intérêt de tous les habitants de cette communauté est de se réunir au département du Bas-Dauphiné, connu sous le nom de département de la Drôme27. »

27Il s’agissait moins d’une manifestation retentissante de confiance dans le nouveau régime en train de prendre forme qu’une démonstration de son art de la persuasion. Non seulement Montélimar était la ville la plus proche et la principale place de marché, mais elle serait aussi le siège de la cour de justice la plus accessible, une fois qu’elle serait désignée comme chef-lieu de département ou chef-lieu de district. Pour une commune qui venait de passer trois années à suivre les étapes d’un procès qui se déroulait dans une capitale de province très lointaine, cet argument avait du poids. D’un autre côté, le risque était bien réel d’une nouvelle augmentation des impôts directs étant donné qu’aucun mécanisme d’harmonisation fiscale n’était mis en route entre les nouveaux départements. La décision fut donc reportée à plus tard pour se donner le temps de la réflexion. Le 28 mars, le conseil du village, ayant réquisitionné pour cette réunion municipale la plus belle salle du château, adopta enfin officiellement la proposition du maire, à savoir la décision de tourner le dos au passé provincial et d’envisager l’avenir en tant qu’humble composant d’une nation indifférenciée.

28L’arène politique élaborée par les habitants d’Allan entre 1786 et 1790 avait pu émerger pour plusieurs raisons. La vitalité extraordinaire des institutions collectives dans les toutes petites communes de Provence est l’une d’entre elles. Les historiens l’ont maintes fois observé : les structures locales ont fourni les bases d’une activité communautaire dans un très petit nombre de régions de l’Ancien Régime. Il est vrai que le fait de contester l’autorité du seigneur n’était pas une pratique propre aux Provençaux ; en revanche, on ne peut guère douter de la formidable efficacité d’une oligarchie bien installée, agissant dans le cadre de lois écrites. L’exemple d’Allan montre comment un tel corps constitué put devenir le véhicule de la politisation des masses, et même de leur mobilisation lorsqu’il s’avéra que la vigilance était une force de dissuasion insuffisante et que l’action directe était désormais nécessaire. Les villageois qui se décidèrent enfin à participer aux changements de 1789-1790 étaient très différents dans leur attitude de ceux qui avaient pris le chemin de la résistance contre le seigneur en 1785-1786.

29La politisation des masses ne fut pourtant pas un processus isolé, autonome. Les consuls et les conseillers d’Allan reçurent de l’aide de la part de divers personnages – que les historiens considèrent habituellement comme favorables au statu quo. J’ai souligné dans ce papier le rôle institutionnel de la monarchie dans la conservation, voire la protection, des groupes de contribuables que représentaient les communes rurales. De même que le rôle d’intercesseurs puissants. Ces individus avaient sans doute leurs propres priorités mais ils ont pu jouer un rôle décisif en canalisant la lutte anti-seigneuriale ; une lutte qui alerta les communes rurales sur la possibilité de réformes radicales et les incita à rechercher le remplacement de l’Ancien Régime par un nouvel ordre politique. La politisation via la lutte contre le seigneur fut-elle donc irréversible ? Pas forcément. Dans de nombreux cas, les mobilisations de 1788-1789 n’eurent pas de conséquences à long terme : les alliances ainsi forgées s’avérèrent versatiles, éphémères, et les habitants des campagnes retournèrent à un état de vigilance tranquille. Mais à Allan l’arène politique élaborée durant ces années devint partie intégrante de la psyché des habitants. Le principal résultat de leur long combat contre la « dame d’Allan » fut un attachement fidèle à la Révolution, fidélité qui se manifesta par la suite à maintes reprises – en 1815 et en 1830 ; en 1848 et en 1851.