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Le patronat marseillais et la deuxième industrialisation

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Xavier Daumalin

Conclusion générale

Texte intégral

  • 1 J.-P. Daviet, « Un dynamisme français : les brasseries du xixe siècle », dans D. Barjot, M. Merger (...)
  • 2 B. Anfleraud, C. Pellissier, Les dynasties lyonnaises. Des Morin-Pons aux Mérieux du xixe siècle à (...)

1Aux représentations d’un milieu industriel globalement défaillant qui se serait détourné de son activité pour les délices de la spéculation commerciale et immobilière ou qui n’aurait pas été en mesure – de part l’obsolescence de sa formation, de son mode de gouvernance et de ses référentiels culturels – de s’adapter aux enjeux de la deuxième industrialisation, cette recherche tend plutôt à substituer l’image moins stéréotypée – plus complexe aussi – d’un milieu patronal pluriel. Certes, il existe à Marseille – comme dans la plupart des grands centres industriels européens de l’époque – des entrepreneurs peu compétitifs qui ne parviennent pas à adapter leur entreprise aux évolutions économiques et sociales de leur temps, qui tardent à renouveler leur outillage industriel et se contentent de spéculer sur les matières premières dans le cadre d’un rayonnement commercial modeste. Mais, à leurs côtés, on trouve aussi des chefs d’entreprise toujours très engagés dans l’industrie, sachant mobiliser différentes sources de financement ou s’intégrer dans des réseaux économiques plus puissants tout en conservant une réelle influence, réussissant à innover, à concevoir des sites industriels organisés de façon rationnelle et rentable, capables aussi de faire évoluer leurs espaces de fonctionnement et leurs pratiques sociales pour renouveler de vieilles activités ou promouvoir de nouvelles industries. À la veille de la crise de 1929, le bilan de ces initiatives apparaît toutefois contrasté. Après avoir fait preuve d’un réel dynamisme et donné du travail à des milliers de personnes pendant plusieurs décennies, certaines productions qui faisaient la force de l’industrie marseillaise dans les années 1880, ont peu à peu disparu ou ont été marginalisées et reprises par des entreprises exogènes venues s’installer à Marseille. D’une manière générale, le patronat industriel marseillais des années 1880-1930 s’est progressivement recentré sur les productions héritées de l’époque moderne où il a su constituer des entreprises capables d’affronter la concurrence nationale et internationale. Il a aussi favorisé l’implantation et l’essor de deux nouvelles activités – production et distribution d’électricité et surtout raffinage du pétrole – qui porteront la croissance industrielle du port de Marseille au cours des Trente glorieuses. Ce travail ne prétend pas épuiser le sujet. Il reste encore de nombreuses zones d’ombre et les recherches doivent se poursuivre. Sur les entreprises, par exemple, qui n’ont pas toutes conservé leurs archives et sur lesquelles nous ne sommes pas encore parvenu à réunir toute la documentation nécessaire ; sur des branches aussi, qui ont été encore peu étudiées et dont certaines – comme les verreries ou les brasseries1 – semblent avoir joué un rôle pionnier dans la mécanisation quasi-totale des différentes étapes de la production ou dans l’essor de l’emploi féminin et/ou immigré ; sur certaines périodes de notre étude également, et notamment sur la Première Guerre mondiale qui mériterait une recherche à part entière ne serait-ce que pour mieux déterminer l’impact de l’économie de guerre sur le tissu industriel local ou pour essayer de mieux comprendre les mécanismes d’attribution des commandes de guerre et le jeu des réseaux d’influence ; ou encore sur la formation des entrepreneurs et des équipes dirigeantes, sur leurs relations avec le pouvoir central, sur leur présence effective dans certains marchés coloniaux comme l’Indochine et le Maroc, sur la main-d’œuvre coloniale employée dans l’entre-deux-guerres ou dans la comparaison plus poussée de ce patronat industriel avec celui des autres grandes villes françaises et méditerranéennes. Par bien des aspects, ce travail doit donc être considéré comme une sorte de cadre explicatif général destiné à être complété ou amendé par des recherches à venir. Mais, globalement, et malgré les lacunes évoquées, les connaissances et les analyses rassemblées dans cet ouvrage montrent un patronat industriel marseillais nettement plus en phase avec les exigences de la deuxième industrialisation qu’on ne le représentait habituellement, avec un milieu entrepreneurial qui réussit à régénérer une partie de son tissu industriel et à promouvoir certaines adaptations structurelles décisives dans un contexte simultanément marqué par une profonde transformation des paramètres économiques et sociaux nationaux et une exacerbation de la concurrence nationale et internationale2.

  • 3 M. Lescure, PME et croissance économique…, op. cit., p. 5-23.
  • 4 « La disparition des fleurons de l’industrie marseillaise », dans L. Américi, X. Daumalin, Les dyna (...)
  • 5 R. Salais, M. Storper, Les mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France, Pa (...)

2Ce constat nous conduit nécessairement à nous interroger sur les fondements de la sous-estimation systématique du patronat industriel de la deuxième industrialisation que l’on retrouve dans nombre de publications. Comment l’expliquer ? Par un certain nombre d’a priori à l’égard des entrepreneurs, des entreprises et de leur histoire, notamment vis-à-vis des PME et des grandes entreprises régionales de l’espace méditerranéen3 ? Par les difficultés d’accès aux archives des industriels, de leurs organisations représentatives et de leurs sociétés ? Par le recours peut-être un peu trop systématique aux grands agrégats statistiques nationaux qui ne permettent pas toujours de bien distinguer de façon nuancée la spécificité du fait industriel régional ? Par la confusion, parfois, des images et des concepts comme pouvoir sur l’entreprise et propriété de l’entreprise ? Par la reprise, sans une mise à distance suffisante, de représentations véhiculées par des acteurs économiques vieillissants, déçus d’avoir vu disparaître leur activité familiale lors de la récession de la fin du xxe siècle, ou soucieux de mieux légitimer leur désengagement de la scène industrielle ? Sans doute un peu tout cela à la fois. On constate aussi que la sous-évaluation du patronat industriel marseillais s’est forgée dans le courant des années 1960-1990, à un moment où l’économie locale, comme celle de toutes les autres régions de cette époque d’ailleurs, voyait disparaître quelques-uns des ses plus beaux fleurons, que ce soit dans la réparation et la construction navales – les Chantiers & ateliers de Provence (1966), la Société provençale des ateliers Terrin (1978) –, l’industrie chimique – Schlœsing (1969), les Blanc de zinc de la Méditerranée (1980), les Raffineries de soufre réunies (1988) –, la construction mécanique – Coder (1974) –, l’agroalimentaire – les Brasseries Zénith (1974) –, les tuileries – les Tuileries de Marseille et de la Méditerranée (1987) – et les oléagineux – le démantèlement d’UNIPOL en 1978, etc.4 – pour évoluer vers un nouveau « monde de production » davantage tourné vers les services5. On peut alors avancer une hypothèse : marqués par la brutalité des évolutions économiques et sociales en cours, par l’attitude aussi de certaines équipes dirigeantes pressées de se désengager de l’industrie pour sauvegarder leur patrimoine, les géographes, les historiens et les sociologues de ces mêmes décennies ont systématiquement recherché dans la deuxième industrialisation les éléments explicatifs de ce déclin, au risque de focaliser leur attention sur les seuls dysfonctionnements de cette période, d’en écarter un peu trop rapidement les ferments de renouveau et de minorer la brutalité des dérèglements – parfois définitifs – induits par la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale. Mais avec le recul du temps, l’apaisement des conflits et des ressentis liés à la sévère désindustrialisation des années 1960-1990, l’ouverture de nombreux fonds privés, le renouvellement des approches au sein de l’histoire économique régionale et l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un nouveau régime d’historicité, les interrogations et les angles de vue se sont diversifiés, nuancés, permettant ainsi au champ des possibles de la deuxième industrialisation marseillaise d’apparaître aussi riche, sinon davantage, que celui de la première révolution industrielle.

Notes

1 J.-P. Daviet, « Un dynamisme français : les brasseries du xixe siècle », dans D. Barjot, M. Merger (dir.), Les entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs xixe-xxe siècles, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 775-784.

2 B. Anfleraud, C. Pellissier, Les dynasties lyonnaises. Des Morin-Pons aux Mérieux du xixe siècle à nos jours, Paris, Éditions Perrin, 2003, p. 97-256 ; P. Cayez, Crises et croissance de l’industrie lyonnaise, 1850-1900, Paris, Éditions du CNRS, 1980, 357 p.

3 M. Lescure, PME et croissance économique…, op. cit., p. 5-23.

4 « La disparition des fleurons de l’industrie marseillaise », dans L. Américi, X. Daumalin, Les dynasties marseillaises…, op. cit., p. 285-318 ; P. Lamard, N. Stoskopf (dir.), 1974-1984. Une décennie de désindustrialisation ?, Paris, Éditions Picard, 2009, 269 p.

5 R. Salais, M. Storper, Les mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.

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