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Le patronat marseillais et la deuxième industrialisation

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Xavier Daumalin

L’ébranlement des positions industrielles (1883-1895)

Mondialisation des marchés, renouvellement des technologies industrielles et protectionnisme

Texte intégral

  • 1 Le choléra, qui réapparaît en 1884-1885, pénalise ainsi gravement l’activité industrielle, comme s’ (...)
  • 2 G. Chastagnaret, « Relire la Grande Dépression », dans L’Espagne, puissance minière dans l’Europe d (...)

1Les causes d’un processus récessif aussi complexe et débattu, où les aspects nationaux et internationaux se combinent à des particularités locales suivant des dosages différents d’une branche à l’autre, ne sont pas toujours très faciles à identifier et à hiérarchiser. Relativisons, tout d’abord, les facteurs conjoncturels si souvent mis en avant par les contemporains : les épidémies et les aléas climatiques. Ils ne constituent pas à proprement parler des explications de fond mais peuvent cependant, l’espace de deux ou trois ans, aggraver une situation déjà très fragilisée par la détérioration des échanges internationaux1. Au-delà, et de manière plus structurelle, les industriels marseillais sont surtout confrontés à la mondialisation des marchés dans lesquels ils sont implantés depuis des décennies et à l’émergence de process plus complexes, coûteux, dont l’industrialisation contribue à disqualifier les produits manufacturés obtenus par les procédés issus de la première révolution industrielle. L’apparition de nouveaux producteurs de matières premières, la multiplication des pôles de transformation en Europe ou en Amérique, le renouvellement des technologies industrielles et l’émergence des premières multinationales industrielles – toutes ces « formidables mutations du côté de l’offre2 » – exacerbent la concurrence, font chuter les prix, bousculent les positions acquises et créent des tensions qui remettent en cause les traités de libre-échange en vigueur depuis le début des années 1860 au profit de politiques plus protectionnistes et d’un repli sur les marchés coloniaux. Si l’ensemble des industries marseillaises est destabilisé par la mondialisation des marchés, le renouvellement des technologies industrielles et par la mise en place de politiques douanières protectionnistes, toutes les branches ne sont cependant pas atteintes de la même manière.

Les reculs et les abandons de la métallurgie

  • 3 Entre 1872 et 1882, la production allemande augmente de 59 000 à 96 950 tonnes, alors que la consom (...)
  • 4 Id., p. 960.
  • 5 L’exportation du plomb argentifère est taxée à raison de 10 francs la tonne, tandis que celle du pl (...)
  • 6 O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, 1998, (...)

2La métallurgie est incontestablement l’activité la plus en difficulté, à commencer par l’industrie du plomb, fleuron de la branche. Depuis 1878, les industriels engagés dans cette production sont confrontés à une baisse générale des cours dont Gérard Chastagnaret a démontré qu’elle était liée à deux phénomènes concomitants : la concurrence de nouveaux producteurs comme les États-Unis et surtout l’Allemagne3 ; un tassement de la demande en Grande-Bretagne et en France, principaux débouchés du plomb. Entre 1860-1877 et 1878-1894, le cours annuel moyen de la tonne de plomb baisse ainsi de 21 à 13 livres sur le marché londonien4. Traditionnellement dépendants du minerai espagnol, les industriels marseillais sont aussi confrontés à la politique protectionniste de l’Espagne qui entend favoriser le travail du plomb sur place en taxant les exportations de minerai brut. C’est ce que dénoncent régulièrement depuis le début des années 1880 le banquier Rodrigues Ély et l’industriel Alphonse Baux : « Favorisées par cette véritable prime accordée à la fabrication espagnole, les usines d’Espagne ont développé leur outillage et leur production et leurs plombs sont venus faire concurrence aux nôtres5 ». En 1886, les arrivages de plombs et de galènes argentifères espagnols ne s’élèvent plus qu’à 5 500 tonnes, contre 40 300 tonnes en 1860 : le port de Marseille n’est plus « le centre de contrôle international du marché des plombs6.

  • 7 Société anonyme de 1,2 million de francs (AD BdR, 548 U 25).
  • 8 L’exploitation des mines était régulièrement paralysée par des inondations liées à la proximité de (...)
  • 9 Elle est reprise par H. Requier & Cie, puis par la Société des aciéries et forges de Saint-Louis (1 (...)
  • 10 Celles des Chartreux et d’Arenc ont été fermées dans les années 1860 ; l’usine de Port-de-Bouc en 1 (...)
  • 11 Société en commandite par actions de 4,2 millions de francs, contrôlée à plus de 65 % par Rodrigues (...)
  • 12 Il s’agit de l’ancienne usine Lajarije, reprise par Faure & J.-B. Gautier fils en 1866.

3Les industriels marseillais ont bien tenté de s’adapter à ce nouveau contexte en se tournant vers des gisements moins riches et plus difficilement exploitables situés en France, en Sardaigne ou en Grèce, mais leurs efforts n’ont pas été couronnés de succès : les mines du Gard et de Lozère exploitées par la Société des mines de plomb argentifères de Génolhac, fondée en 1881 par Cyprien Fabre et Albert Rostand, n’ont pas donné les résultats escomptés7 ; le vaste projet méditerranéen conçu par Hilarion Roux à la fin des années 1870 autour de quatre sociétés – Hilarion Roux & Cie, Luce fils & Gustave Rozan, la Société anonyme des mines de soufre de Riezi et la Société métallurgique de Marseille – pour traiter le minerai grec par le procédé de natro-métallurgie s’est soldé par un échec : les mines de soufre de la Société anonyme des mines de soufre de Riezi se sont révélées difficilement exploitables et la société a été dissoute en 18778 ; privée de soufre à bon marché, la Société métallurgique de Marseille a été à son tour dissoute par anticipation en 1878 ; enfin l’usine métallurgique de Saint-Louis appartenant à Luce fils & Gustave Rozan a fermé ses portes en 18829. Sur les 9 usines de plomb argentifère construites dans les années 1840-1850, il ne reste plus que celle de l’Escalette gérée par Jean-Baptiste Gautier10. L’entreprise est cependant très endettée : en 1890, la Banque de France évalue à 800 000 francs le découvert de Jean-Baptiste Gautier à l’égard de la banque Rodrigues Ély frères qui finit par reprendre l’usine en 1898 sous la raison sociale Rodrigues & Cie11. Le site est alors entièrement modernisé et devient la pièce centrale d’un ensemble industriel comprenant des mines de plomb argentifère espagnoles, une usine de plombs de chasse à Bordeaux et l’ancienne usine des Chartreux, à Marseille, spécialisée dans la fabrication des tuyaux de plomb12.

  • 13 Né à Naples, où son père gérait les propriétés d’aristocrates calabrais, Victor Roux est arrivé à M (...)
  • 14 Sur le marché du zinc de cette époque, cf. G. Chastagnaret, L’Espagne, puissance minière…, op. cit. (...)
  • 15 Bureaux, laboratoire d’analyse, magasins, écuries, atelier de réparation des machines, forges, usin (...)
  • 16 Les blendes de zinc contiennent 50 % de zinc et les galènes 60 % de plomb, ce qui est correspond à (...)
  • 17 R. Poulle, « Une visite aux Mines des Bormettes », Bulletin de la Société scientifique et archéolog (...)
  • 18 En 1896, Albert Roux tente d’augmenter la rentabilité de l’établissement en donnant une plus grande (...)

4Dans ce contexte, l’initiative conduite par l’industriel Victor Roux (1819- 1893) – sans lien de parenté avec Hilarion Roux – apparaît particulièrement symbolique de la perte de compétitivité du port de Marseille dans le traitement des plombs argentifères13. En 1885, alors que les cours du plomb et du zinc sont au plus bas – mais à la veille de repartir à la hausse pour le zinc14 –, Victor Roux fonde la Compagnie des mines des Bormettes, une société anonyme de 1,2 million de francs destinée à exploiter un gisement varois de plomb argentifère et de zinc réparti entre plusieurs concessions : les Bormettes (1885), La Rieille (1890) et La Londe (1891), le tout représentant un ensemble de 7 619 ha. Victor Roux fait creuser deux puits verticaux – Saint-Victor ( – 460 mètres) ; Sainte-Madeleine (- 600 mètres) – et aménager toutes les installations nécessaires au fonctionnement de ce type de site minier15. Le traitement mécanique du minerai est organisé sur six niveaux étagés en escalier depuis les puits d’extraction, sur les collines, jusqu’au rivage où sont aménagés les différents parcs de stockage des blendes et des galènes. En 1885, le site compte une cinquantaine d’ouvriers et produit 99 tonnes de galènes de plomb argentifère et 636 tonnes de blendes de zinc16 ; en 1890, on dénombre 600 ouvriers pour une production de 1 500 tonnes de galènes et 18 450 tonnes de blendes. En 1896, au sommet de son activité, la Compagnie des mines des Bormettes livre plus de 30 000 tonnes de blendes et de galènes et emploie près de 1 000 ouvriers regroupés dans les villages industriels de La Londe et de la plage de l’Argentière. La Compagnie des mines des Bormettes est alors la plus importante mine française de ce type17. Mais ce système productif localisé émergent, fondé sur le littoral varois par un entrepreneur marseillais, n’entretient cette fois aucun lien particulier avec le port de Marseille. Malgré la proximité de l’usine de l’Escalette, les vapeurs de la Compagnie des mines des Bormettes transportent l’ensemble de la production vers les fonderies de Swansea, Hambourg, Dunkerque et Anvers qui proposent des prix plus intéressants pour ce type de produits18.

  • 19 Plus résistant et plus léger, l’acier s’impose dans la production des tôles et dans la fabrication (...)
  • 20 O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle…, op. cit., p. 255-257.
  • 21 Notice sur les Hauts-Fourneaux de Saint-Louis-Marseille, Marseille, 1889, p. 6.
  • 22 O. Raveux, « Marseille et la sidérurgie : les Hauts fourneaux de Saint-Louis (1855-1905) », Provenc (...)
  • 23 Id., p. 167-168.
  • 24 Id., p. 175.

5La métallurgie des fers et des fontes n’est pas davantage épargnée par la récession. Après avoir connu un fort développement entre 1847 et 1865, les entreprises engagées dans ce type de productions ont commencé à éprouver des difficultés pour contenir la concurrence des usines étrangères ou d’autres sites industriels français – Rive-de-Gier, Saint-Chamond, Le Creusot – qui disposent d’un accès plus facile, et moins onéreux, aux matières premières et d’une certaine avance technologique dans la production de l’acier19. Les entreprises marseillaises n’ont ainsi cessé de perdre des parts de marché dans le bassin méditerranéen et se sont progressivement repliées sur le marché régional de la réparation et de la construction navales (ancres, chaînes etc.). En 1893, les sept fonderies de deuxième ou troisième fusion qui subsistent encore dans Marseille, n’emploient plus que 250 ouvriers contre près de 800 vers 186020. Au cours de la même période, Marseille voit aussi s’affaiblir sa seule entreprise de première fusion : les hauts fourneaux de Saint-Louis de la Société anonyme de l’éclairage au gaz, des hauts fourneaux et fonderies de Marseille et des mines de Portes et Sénéchas. De la même manière que les usines de plombs argentifères, les hauts fourneaux de Saint-Louis – spécialisés depuis les années 1860 dans la production de fontes manganésées – sont confrontés à la mondialisation de ses marchés industriels. Le renchérissement des matières premières – en grande partie lié à la forte demande des industriels britanniques, belges et allemands –, la réduction des commandes de la sidérurgie française à partir de 1882 et la fermeture progressive des débouchés extérieurs avec l’émergence de « productions indigènes »21 (Pays de Galles, États-Unis), enferment les hauts fourneaux de Saint-Louis dans une situation difficile qui provoque d’importantes baisses des ventes. Un haut fourneau est ainsi fermé en 1875 ; un second en 1888. À la fin des années 1880, l’essentiel de la production des hauts fourneaux de Saint-Louis est désormais vendu en France. Les autres entreprises françaises du même type résistent encore moins bien. Les hauts fourneaux de Montluçon font faillite en 1883 ; ceux de Terrenoire en 1884. Le site de Saint-Louis est désormais le seul établissement français spécialisé dans la production des ferromanganèses22. La société tente alors de redynamiser son activité en produisant de nouveaux alliages : les ferrosilicium, recherchés pour régénérer les fontes altérées ou brûlées ; et les ferrochromes, très demandés par la sidérurgie moderne pour la fabrication des projectiles et des blindages23. Le second haut fourneau est ainsi rallumé en 1890. Le lancement de ces nouveaux produits ne permet pourtant pas de retrouver la prospérité des décennies précédentes : la production annuelle moyenne des années 1890 avoisine les 15 000 tonnes, contre 27 000 tonnes pour les années 187024. La métallurgie marseillaise des fers, des fontes et du plomb est profondément déstabilisée par la récession.

La victoire annoncée de la soude belge

  • 25 P. Mioche, « Ernest Solvay, de la création d’une multinationale à la conquête du marché français », (...)
  • 26 M. Fauque, L’évolution économique de la grande industrie chimique en France…, op. cit., p. 35-47.

6L’industrie de la soude Leblanc connaît aussi de sérieuses difficultés. Outre l’agressivité commerciale des puissantes usines chimiques britanniques implantées sur les rives de la Clyde, de la Mersey et de la Tyne – une concurrence qui joue pleinement depuis le traité franco-anglais de libre-échange (1860) –, les raffineurs de soude marseillais doivent faire face à l’essor de la soude à l’ammoniaque produite par le procédé Solvay25. Ce nouveau process consiste à obtenir du carbonate de soude en faisant réagir de l’acide carbonique sur une saumure saturée d’ammoniaque. Connu depuis le début du xixe siècle, mais longtemps délaissé en raison du prix trop élevé de l’ammoniaque et des difficultés à concevoir une installation où la réaction chimique puisse s’opérer correctement et de façon rentable, le procédé s’est progressivement imposé dans le courant des années 1870. La multiplication des usines à gaz a fait chuter le prix de l’ammoniaque, sous-produit de la distillation de la houille, et l’industriel belge Ernest Solvay est parvenu à mettre au point un système technique – la célèbre colonne Solvay – qui produit de la soude à l’ammoniaque à un prix de revient intéressant. Cette nouvelle technologie a aussi d’autres avantages : elle produit une soude plus pure, laisse peu de résidus et évite surtout l’emploi de l’acide sulfurique ce qui permet de réaliser de substantielles économies puisqu’il n’est désormais plus nécessaire d’investir des sommes importantes dans l’installation de fours à griller les pyrites et des batteries de chambres de plomb pour la fabrication de l’acide sulfurique. En 1874, Solvay & Cie s’attaque directement au marché français en ouvrant une soudière à Dombasle, près de Nancy. Six ans plus tard, la société contrôle 44 % du marché français de la soude26.

  • 27 En réalité, il s’agit d’un transfert d’usine. Toutes les machines proviennent de la société Bubaton (...)
  • 28 Sur les aspects techniques de ce procédé, et sa filiation avec le procédé Schlœsing des années 1850 (...)

7À l’instar de certaines de leurs rivales anglaises et françaises, les raffineries de soude Leblanc du Midi tentent de résoudre le problème posé par l’irruption du procédé Solvay en se lançant à leur tour dans la production de la soude à l’ammoniaque. Mais au lieu de signer des accords de production sous licence Solvay, et de reconnaître de facto la supériorité du procédé belge – un choix fait par l’industriel anglais Ludwig Mond et par Saint-Gobain –, elles réagissent par l’innovation en essayant de promouvoir leur propre filière industrielle. À Salin-de-Giraud, Alfred Rangod Péchiney réaménage ainsi de vieilles installations pour y développer un procédé industriel de soude à l’ammoniaque breveté par les Allemands Wegelin et Hübner, mais les résultats sont décevants. L’initiative des dirigeants de la Compagnie générale des produits chimiques du Midi est plus intéressante. Associés à un groupe d’hommes d’affaires marseillais très dynamiques que l’on retrouve dans de nombreuses autres activités – les frères Imer, Alphonse Baux, Henri Leenhardt –, ils créent à Sorgues, dans le Vaucluse, leur propre usine de soude à l’ammoniaque : la Société anonyme des soudières et produits chimiques du Griffon. Le nouvel établissement est un concurrent sérieux pour Solvay. De par sa proximité avec le marché des savonneries marseillaises, bien entendu, mais aussi parce que c’est la première fois qu’une usine française se lance avec succès dans la production industrielle de la soude à l’ammoniaque. L’usine est installée en 1877 dans les bâtiments d’une ancienne fabrique de garance appartenant au Marseillais Auguste Imer27. Son appareillage industriel a été conçu et breveté par l’ingénieur marseillais Jules Boulouvard, qui travaillera plus tard pour Alfred Rangod Péchiney à Salin-de-Giraud et à Salindres28. Les 800 000 francs du capital social de l’entreprise ont été entièrement versés par des Marseillais : Jules Boulouvard, Édouard Guisan, André Leenhardt, Alfred Julien, Alphonse Baux & Eugène Fraissinet, Georges Bubaton, Marc Fraissinet & Cie, Albin Fraissinet, Henri Leenhardt, Hilarion Roux, Léonie Baccuet (épouse de Jules Imer), Imer frères & Leenhardt et Imer frères & Fraissinet. Hilarion Roux est le banquier de la société tandis que Georges Bubaton en assure la direction. Dans les années 1880, l’usine du Griffon parvient à produire entre 3 000 et 4 000 tonnes de soude à l’ammoniaque par an, ce qui demeure toutefois insuffisant au regard des besoins des savonneries marseillaises.

L’usine du Griffon à Sorgues (fin xixe siècle), collection privée.

L’usine du Griffon à Sorgues (fin xixe siècle), collection privée.
  • 29 X ; Daumalin, O. Lambert, P. Mioche, Une aventure industrielle en Camargue. Histoire de l’établisse (...)
  • 30 Outre en Belgique (Couillet) et en France (Dombasle), elle possède des usines au Royaume-Uni, en Al (...)

8Cette résistance un peu inattendue incite Solvay à s’implanter en Provence, à Salin-de-Giraud, à quelques centaines de mètres de l’usine et des salins exploités par Péchiney29. La société belge est alors une des premières multinationales industrielles30. En s’installant en Camargue, à proximité des savonneries marseillaises, Solvay cherche à réduire ses coûts de transport et abaisser le prix de vente de ses produits pour être enfin en mesure de contrôler un marché qui lui échappe encore. Entre 1895 et 1897, près de 5 millions de francs sont investis dans la construction d’un vaste ensemble usinier (unité de production et cité ouvrière) capable de produire 30 000 à 40 000 tonnes de soude par an, ce qui correspond à peu près à la capacité de consommation annuelle des savonneries marseillaises. Au-delà des savonneries marseillaises, Solvay vise l’ensemble du marché méditerranéen et, plus particulièrement, les savonneries d’Espagne et d’Italie. Dans tous les cas, la suprématie régionale des usines marseillaises de soude Leblanc semble compromise à plus ou moins brève échéance.

L’industrie des oléagineux fragilisée

  • 31 X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 138-143 ; L. Pierrein, « Marseille et le (...)

9L’industrie des oléagineux, mélange d’activités héritées de l’époque moderne et de productions plus récentes apparues au cours du xixe siècle, n’est pas davantage épargnée par la récession. Elle est à la fois menacée par la puissance des industries nord européennes et américaines, et par l’essor des politiques protectionnistes. Elle est également fragilisée par de fortes dissensions internes entre huiliers et savonniers. Plusieurs crises illustrent ce constat. La première éclate en 1891 à propos du futur tarif douanier de la France et d’une éventuelle taxation des importations d’oléagineux étrangers. À cette date, les importations de l’huilerie marseillaise proviennent à 45 % de l’Inde – essentiellement des graines de sésame et des arachides décortiquées –, à 18 % des rivages de l’Ouest africain (arachides en coque, palmistes, huile de palme) et à 13 % des îles indonésiennes (coprahs). Très dépendants des graines oléagineuses d’Inde, les huiliers risquent donc d’être lourdement pénalisés par une taxation des oléagineux étrangers et il faut toute la mobilisation de la ville – lobbying et manifestations des députés, de la municipalité, de la Chambre de commerce, des industriels et des ouvriers – pour que l’entrée en franchise des graines oléagineuses soit finalement maintenue dans le tarif Méline31.

  • 32 X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 177-182.
  • 33 Entre 1860 et 1890, le nombre des huileries américaines travaillant les déchets du coton est passé (...)

10La seconde crise se produit en 1895-1898 et concerne, cette fois, les rapports entre la savonnerie et l’huilerie. Tout commence par la chute brutale des importations d’oléagineux en provenance d’Inde (graphique 4). À plusieurs reprises, par le passé, le marché indien s’était déjà effondré à la suite d’un excès ou d’un déficit pluviométrique de la mousson. Mais ces difficultés ne duraient en général qu’une ou deux saisons et les huiliers parvenaient à y faire face en puisant dans leurs stocks ou en s’approvisionnant sur d’autres marchés, comme la côte occidentale d’Afrique. La situation est cette fois d’une toute autre gravité. Le cumul des problèmes climatiques avec l’épidémie de peste provoque une baisse plus forte et plus longue que d’habitude puisque la reprise des importations n’intervient vraiment qu’en 1900. Pour compenser la raréfaction des arrivages d’Inde, les huiliers se retournent vers le marché ouest africain sans parvenir, toutefois, à combler le déficit en oléagineux et à limiter la hausse du prix de l’huile d’arachide qui passe de 42 à 63,5 francs les 100 litres entre 1894 et 190032. Cette hausse du prix de l’huile d’arachide conduit les savonniers marseillais à reporter leurs achats sur des matières grasses restées abordables comme les huiles de coton d’Amérique, en pleine expansion depuis les années 186033. Les arrivages passent ainsi de 11 159 tonnes à 61 732 tonnes entre 1894 et 1898 et permettent aux savonniers de maintenir – ou d’augmenter légèrement – leur production. C’est la démonstration que les savonniers marseillais peuvent désormais se passer de l’huilerie locale. Les huiliers sont ainsi victimes de leur double dépendance amont – à l’égard du marché indien – et aval – vis-à-vis de la savonnerie –, ce qui donne lieu à de très vifs débats internes sur lesquels sous reviendrons. Cet épisode est aussi révélateur de la montée en puissance des huileries nord-américaines, une menace qui demande à être prise en compte dans la future stratégie des huiliers marseillais.

Graphique 4 : la crise de l’huilerie marseillaise (1895-1899)

Graphique 4 : la crise de l’huilerie marseillaise (1895-1899)

X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 178.

11Pour autant, la situation de la savonnerie marseillaise est loin d’être satisfaisante. Si la profession a su traverser sans encombre la crise de l’huilerie grâce aux achats d’huiles de coton américaines, le niveau technique et l’organisation des savonneries n’en demeurent pas moins problématiques lorsqu’on les compare aux sociétés étrangères concurrentes. Les usines marseillaises sont insuffisamment mécanisées, dispersées dans le tissu urbain et divisées puisque deux syndicats représentent la profession. Elles manquent de liquidités et semblent davantage se préoccuper des jeux spéculatifs sur les matières premières que des questions d’innovation. Cette situation est d’autant plus préjudiciable que la concurrence anglaise et allemande est particulièrement agressive. Contrairement aux savonneries de Marseille, les usines anglaises disposent souvent d’une large assise financière, d’un outillage moderne et d’une organisation très concentrée qui en font de redoutables compétitrices. Les exemples les plus spectaculaires sont ceux des groupes Jurgens, Van der Bergh et Lever. Dès 1895, la firme de Port-Sunlight exploite des plantations, des comptoirs, des compagnies de navigation, des huileries, des usines de soude et des savonneries implantées en Europe et en Australie. Face à des entreprises aussi intégrées qui se positionnent d’ores et déjà à l’échelle planétaire, les savonneries marseillaises donnent le sentiment d’être moins bien organisées et susceptibles d’être rachetées par des industriels étrangers désireux de s’emparer du marché local.

La résistance des industries agroalimentaires et de la construction navale

12Les industries agroalimentaires semblent mieux résister. Ce sont, pour certaines d’entre elles, des activités déjà largement mondialisées. Par ailleurs, les évolutions technologiques sont sans doute aussi moins décisives dans ces années-là que dans les branches déjà évoquées. Malgré la récession et les mesures protectionnistes qui leurs sont progressivement imposées, les industries agroalimentaires réagissent différemment d’une branche à l’autre. Si les minoteries, les semouleries et les fabriques de pâtes alimentaires s’adaptent difficilement aux droits successifs qui frappent les importations de blés étrangers – 3 francs pour 100 kilos en 1885 ; puis 5 francs à partir de 1887 – et semblent menacées par l’arrivée à Marseille de la société lyonnaise Rivoire & Carret dans le courant des années 1890, les raffineurs de sucre parviennent à anticiper et à atténuer l’impact de ces évolutions douanières en jouant à la fois la carte de l’innovation et celle de la recomposition des espaces de fonctionnement.

Innovation et repositionnement commercial

  • 34 L. Pierrein, Industries traditionnelles du port de Marseille…, op. cit., p. 79.

13L’exemple de la stratégie suivie par la société Saint-Louis est, de ce point de vue, assez révélateur des capacités d’adaptation et des réponses apportées par le capitalisme industriel local. Au début des années 1880, les raffineries de sucre portuaires de Nantes, Bordeaux et Marseille vivent principalement du raffinage des sucres bruts étrangers – Cuba, Java – ou coloniaux – Antilles, océan Indien – importés en franchise de droits grâce au système de l’admission temporaire. Elles sont toutefois régulièrement inquiétées par les betteraviers du Nord de la France, associés aux partisans du protectionnisme, qui souhaiteraient approvisionner l’ensemble des raffineries françaises : « L’alerte va durer treize ans, jusqu’en 1897, de façon à peu près continue, avec des pointes en 1884, 1886, 1888, 1890, 1891, 1894 et enfin 189734 ». En 1884, le camp des betteraviers obtient une première satisfaction avec la taxation des sucres de provenance européenne. Parallèlement, les raffineries sont confrontées à la fermeture progressive de certains marchés méditerranéens – Grèce (1876), Italie (1879), mer Noire (1884), Égypte (1885), Espagne (1887), Roumanie (1892) – qui leur impose de réorganiser leur réseau d’exportation.

  • 35 AD BdR, 548 U 36 et 39.

14L’adaptation des raffineries marseillaises – et notamment des usines exploitées par Saint-Louis – est cependant relativement efficace. Pressentant une extension des taxations à l’ensemble des sucres bruts étrangers, Henry Bergasse (1821-1901), président de Saint-Louis, anticipe la menace en engageant son entreprise dans la production de sucre de betterave. En 1889, il fonde – avec l’appui de la Société marseillaise de crédit et des banquiers Eugène et Henry Bonnasse – la Société de la sucrerie de Laudun, l’Ardoise dont il assume la présidence. Le capital social est d’abord fixé à un million de francs, puis porté à 1,5 million en 189135. Il ne s’agit pas encore de produire à grande échelle, mais simplement de se familiariser avec la culture de la betterave et d’expérimenter son traitement dans une petite usine. Après plusieurs mois d’efforts et 2,5 millions de francs dépensés dans différents essais, Henry Bergasse franchit une nouvelle étape en engageant en 1893 la construction d’une sucrerie à Orange :

  • 36 AD BdR, 548 U 219.

Sans entrer dans l’exposé des recherches auxquelles il a fallu se livrer sur la nature des sols, sur la qualité de la betterave produite dans les départements explorés, aussi bien que les avantages que pouvait représenter le choix de telle ou telle ville pour la fondation d’une usine, nous nous bornons à constater que c’est à Orange que nous avons réuni toutes les conditions favorables à une bonne exploitation36.

  • 37 En 1907, la Société de la sucrerie de Laudun l’Ardoise est intégrée à Saint-Louis. Le capital de ce (...)

15Pour financer l’opération, le fonds social de la Société de la sucrerie de Laudun, l’Ardoise est porté à 3 millions de francs avec l’appui de nouveaux investisseurs : Albert Armand, Michel Rodocanachi et la maison de banque grecque Zafiropulo & Zarifi37.

  • 38 Société anonyme de 2 millions de francs (AD BdR, 548 U 49).

16Les craintes d’Henry Bergasse étaient justifiées : en 1897, les importations de sucres exotiques étrangers sont frappées d’une taxe de 9 francs par quintal ; seuls les sucres coloniaux et les sucres indigènes – de betterave – restent encore facilement accessibles aux raffineurs marseillais. La production de la sucrerie d’Orange n’étant cependant pas encore en mesure de satisfaire les besoins des deux usines marseillaises gérées par Saint-Louis, Henry Bergasse multiplie les achats de sucre brut de betterave autour de Calais, Dunkerque, et les fait venir à Marseille par cabotage via le détroit de Gibraltar. Le transport est assuré par une compagnie maritime spécialement créée à cet effet : la Compagnie des vapeurs de charge français38. Fondée en 1899 avec l’aide de la Société marseillaise de crédit et de plusieurs entrepreneurs locaux – Henri Estier, Albert Armand, Félix Fournier, Michel Rodocanachi, Zafiropulo & Zarifi –, la compagnie assure son service avec deux navires à vapeur. Dans le même temps, Saint-Louis augmente ses achats de sucres bruts de canne dans les colonies françaises, en particulier aux Antilles. La fermeture progressive des marchés méditerranéens conduit également les raffineurs de sucre à privilégier les ventes en direction des marchés coloniaux les plus proches : entre 1867-1869 et 1896-1898, les exportations marseillaises de sucre raffiné vers les colonies passent ainsi de 6 000 tonnes (soit 13 % du total exporté) à 11 000 tonnes (30 %). L’adaptation de Saint-Louis à la montée des protectionnismes s’est faite grâce à la stratégie d’innovation impulsée par Henry Bergasse et au prix d’un resserrement des liens de l’entreprise avec les marchés coloniaux, que ce soit pour ses approvisionnements en matières premières ou pour ses ventes.

À l’abri du protectionnisme

  • 39 D’origine savoyarde, Antoine Francou s’est installé à Marseille au début des années 1850 où il s’es (...)
  • 40 On y retrouve également Albert Armand, Henry Bergasse, la maison Bazille & Leenhardt, Nicolas Paque (...)

17La politique protectionniste suivie par la France n’a pourtant pas que des inconvénients pour l’industrie agroalimentaire marseillaise. Elle contribue même parfois à l’étoffer en favorisant l’émergence d’un nouveau cycle industriel. Dans les années 1890, de nombreux entrepreneurs marseillais investissent ainsi dans la rizerie, une branche fondée dans les années 1860 par la famille Francou et jusque-là relativement modeste39. Ils y sont encouragés par deux nouvelles dispositions douanières : l’instauration – contre l’avis de la Chambre de commerce de Marseille et du député Jules Charles-Roux hostiles, par principe, à toute taxation des importations de matières premières – d’un droit d’entrée de 8 francs par quintal sur les importations de riz déjà travaillés et de 3 francs seulement sur les importations de riz bruts (1890) ; l’admission en franchise de droits du riz indochinois dans le cadre des tarifs protecteurs votés sous l’impulsion de Jules Méline (1892). En l’espace de quelques mois, l’Indochine détrône l’Italie et devient pour plusieurs décennies le principal fournisseur des rizeries françaises. À Marseille, les importations de riz indochinois passent de 2 000 tonnes en 1889 (6 % du total), à 32 400 tonnes en 1893 (63 %). Ce contexte particulier favorise les initiatives industrielles : dès 1891, Hippolyte Bergasse et Auguste Francou constituent les Rizeries de la Méditerranée, une société en commandite simple de 520 000 francs spécialisée dans le décorticage et le glaçage du riz40. Les perspectives semblent si prometteuses, qu’Hippolyte Bergasse demande à la Chambre de commerce de cesser ses critiques et son opposition systématique aux nouveaux droits de douane :

  • 41 Lettre du 12 mai 1891, citée dans Guy Durand, « La rizerie à Marseille…, op. cit., p. 212.

La promulgation de la loi douanière actuelle a provoqué immédiatement en France l’agrandissement des rizeries déjà existantes et la création de nouvelles usines d’un coût fort élevé […]. Nous avons engagé dans cette industrie des capitaux considérables, et vous savez […] que l’amortissement des mises-dehors industrielles ne se fait pas en une heure. Nous demandons qu’on laisse subsister l’écart de 5 francs par 100 kg entre la taxe du riz brut et celle du riz ouvré, écart que les Chambres (Parlement) avaient jugé nécessaire à l’existence de notre industrie41.

  • 42 AD BdR, 548 U 40.
  • 43 AD BdR, 548 U 44.

18L’année suivante les industriels Henri de Farconnet et Marcel Roubaud fondent à leur tour les Rizeries du Midi, une société anonyme de 300 000 francs42 ; enfin en 1896, Lucien Estrine, Gustave Racine, Paul Daher, Édouard Gouin, la famille Négrel et d’autres investisseurs locaux reprennent l’ex-Rizerie G.G. Fratelli Cattaneo sous la raison sociale Négrel & Cie (250 000 francs)43.

  • 44 X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 269 ; H. Bonin, C. Hoder, J.-F. Klein, L’ (...)

19L’émergence du cycle du riz permet de mettre en évidence plusieurs éléments. Il révèle, tout d’abord, qu’en dépit de leur credo libéral les entrepreneurs marseillais savent parfaitement profiter des opportunités offertes par un contexte protectionniste ; il montre aussi que l’essor de cette nouvelle activité industrielle se fait au prix d’un resserrement des échanges avec les colonies. On peut même évoquer, à ce sujet, la formation d’un véritable système industriel impérial puisque le riz brut importé d’Indochine pour être décortiqué et glacé dans les usines marseillaises est ensuite réexpédié au Sénégal, en Guinée – et bientôt à l’ensemble des colonies de l’AOF –, où il est vendu aux paysans qui ont abandonné les cultures vivrières pour la production des oléagineux nécessaires aux huileries, aux savonneries et aux stéarineries marseillaises44. L’industrie marseillaise contribue à la mise en réseau économique des nouvelles possessions coloniales asiatiques et africaines de la France.

  • 45 O. Raveux, Marseille, ville des métaux…, op. cit., p. 340-341.
  • 46 Dans le même temps, le port de Marseille se dote de nouvelles infrastructures : mise en service des (...)
  • 47 Le parcours d’Augustin Terrin (1853-1930) est assez symbolique des opportunités offertes par l’époq (...)
  • 48 Historique de la Compagnie Fraissinet, Marseille, 1974, p. 46.
  • 49 Id., p. 49.
  • 50 Id., p. 55.

20Une autre industrie, très importante à Marseille et fortement ébranlée par la concurrence étrangère45, bénéficie également des mesures protectionnistes adoptées par l’État : la réparation et la construction navales, avec la loi de 1881 reconduite en 1893. La loi de 1881 instaure une prime de 60 francs par tonne de jauge brute pour la construction de coques en fer ou en acier, et de 12 francs par quintal de métaux pour les appareils moteurs. Ces subventions provoquent le renouvellement et l’augmentation du tonnage des flottes marchandes – celui de la flotte marseillaise est ainsi multiplié par 2,5 entre 1880 et 191446 – et, par ricochet, la croissance des chantiers navals. À Marseille, cette politique protectionniste – combinée à l’augmentation des marchés proposés par l’État – favorise l’essor de chantiers relativement récents – les Chantiers navals du Pharo, J.-B. Prudhon, Paoli & Cie, Durbec & Cie, les Établissements Groignard, la Société des ateliers Terrin47 – et surtout la croissance du chantier naval de la Compagnie marseillaise de navigation à vapeur, Fraissinet & Cie (CMNV), à la Madrague, qui emploie plus de 2 000 ouvriers en 189048. En 1886, Alfred Fraissinet (1855-1927), petit-fils du fondateur de l’entreprise Marc-Constantin Fraissinet, reconnaît que si la CMNV « traverse la crise moins péniblement que d’autres » c’est grâce aux résultats du chantier de la Madrague qui a obtenu de nombreuses commandes de l’Arsenal de Toulon49. Le rôle du chantier naval devient encore plus important avec la mise au point d’un prototype à triple expansion conçu par l’ingénieur en chef Jules d’Allest, qui obtient une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889. Cette nouvelle machine marine permettant une économie de charbon de l’ordre de 20 % par rapport aux machines Compound, la Marine nationale, qui a suivi de près sa mise au point, confie à nouveau plusieurs marchés au chantier de la Madrague : « la transformation de huit torpilleurs de 35 m, des transports Bien-Hoa et Shamrock » et « la construction de l’appareil évaporatoire du croiseur de première classe Tourville » en 1890 ; le cuirassé Charles Martel et le transport Wing-Long l’année suivante ; « les appareils évaporatoires du transport pour torpilleurs La Foudre et du croiseur D’Estaing » en 1892. La même année, le chantier est intéressé « pour un 1/3 dans les droits de brevet des cuirassés de premier rang Jaureguiberry, Lazare Carnot, Masséna, du croiseur Chasseloup-Laubat et de l’aviso-torpilleur d’Iberville » ; en 1893, il obtient encore « la construction des chaudières de cinq vedettes, l’installation d’une artillerie à tir rapide sur le croiseur Sfax, huit corps de chaudières brevetées pour l’aviso Casabianca et l’emboutissage des tôles du cuirassé Du Chaila » ; en 1895, dix-huit chalands et quatre pontons pour l’expédition de Madagascar etc. La multiplication des marchés passés avec la Marine nationale et sa capacité à mettre au point des machines marines plus performantes, permettent ainsi au chantier naval de la famille Fraissinet de se hisser « au premier rang des établissements français similaires50 ».

21Au cours des années 1883-1895, de nombreuses branches marseillaises vacillent et plusieurs d’entre-elles – la métallurgie et la chimie notamment – sont en passe d’être emportées par la mondialisation des marchés et le renouvellement des technologies industrielles. Même des activités implantées depuis des siècles comme la fabrication du savon semblent menacées à plus ou moins brève échéance. Les difficultés sont perceptibles à plusieurs niveaux : dans l’accès aux matières premières, les techniques de transformation et la maîtrise des débouchés. Les réponses apportées par les industriels sont variables. Certains restent dans une stratégie d’attente et mettent leurs usines « à la cape » en espérant des jours meilleurs. Ils adaptent leur production et leurs effectifs aux possibilités du moment. D’autres entrepreneurs ont une action plus volontariste et actionnent simultanément plusieurs leviers : l’innovation (les ferrosiliciums et les ferrochromes des Hauts fourneaux de Saint-Louis ; la filière marseillaise de la soude à l’ammoniaque ; la machine à vapeur à triple expansion mise au point au chantier Fraissinet) ; une meilleure organisation des installations industrielles (Rodrigues Ély frères dans le plomb et Saint-Louis dans le sucre) ; l’adaptation des positions commerciales en s’impliquant davantage qu’autrefois dans les colonies françaises, que ce soit pour leurs approvisionnements en matières premières ou leurs débouchés. Mais les résultats sont très fragiles et ne permettent pas encore d’entrevoir un véritable renouveau. Seules certaines industries dans l’agroalimentaire et la construction navale résistent mieux en profitant des opportunités offertes par la mise en place de mesures protectionnistes et par la formation du nouvel empire colonial français. Prospères ou en difficulté, toutes ces industries doivent cependant affronter un autre problème, directement lié à la récession : l’aggravation des tensions sociales et la remise en cause des avantages économiques liés à l’emploi de la main-d’œuvre immigrée.

Notes

1 Le choléra, qui réapparaît en 1884-1885, pénalise ainsi gravement l’activité industrielle, comme s’en inquiète la Banque de France : « les quarantaines imposées partout aux provenances de Marseille, aussi bien en France qu’à l’étranger, sur terre et sur mer, ont à la fois pour effet de faire renchérir le prix des matières premières nécessaires à l’industrie et d’empêcher l’écoulement des produits fabriqués […]. Ce sont des conditions déplorables pour lutter contre la concurrence étrangère. D’autant qu’à prix égal, la marchandise marseillaise sera tenue longtemps en suspicion par suite de cet affolement sans précédent qui fait croire dans presque toute l’Europe que des produits tels que les savons, les huiles etc. etc. pouvaient servir de véhicule au choléra et devaient être repoussés comme suspects » (Arch. Banque de France, Rapport concernant la vérification du service de la succursale de Marseille, 1884). C’est encore le cas de la peste qui sévit en Inde en 1895-1897. Conjuguée à une série de mauvaises récoltes liées aux irrégularités de la mousson, elle réduit considérablement les arrivages d’oléagineux et provoque la fermeture de 17 huileries sur 29 (L. Pierrein, Industries traditionnelles du port de Marseille…, p. 190).

2 G. Chastagnaret, « Relire la Grande Dépression », dans L’Espagne, puissance minière dans l’Europe du xixe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2000, p. 872.

3 Entre 1872 et 1882, la production allemande augmente de 59 000 à 96 950 tonnes, alors que la consommation du pays est limitée à 55 000 tonnes (G. Chastagnaret, L’Espagne, puissance minière dans l’Europe du xixe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2000, p. 400-408).

4 Id., p. 960.

5 L’exportation du plomb argentifère est taxée à raison de 10 francs la tonne, tandis que celle du plomb désargenté reste libre (Arch. de la Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, procès verbal du bureau, 6 mai 1881).

6 O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 297 et 353.

7 Société anonyme de 1,2 million de francs (AD BdR, 548 U 25).

8 L’exploitation des mines était régulièrement paralysée par des inondations liées à la proximité de fleuve Salso. La question des infiltrations d’eau occasionnant trop de frais, Léonce Rozan décide d’abandonner l’exploitation et de dissoudre la société.

9 Elle est reprise par H. Requier & Cie, puis par la Société des aciéries et forges de Saint-Louis (1912) qui la réoriente vers la production d’acier (AD BdR, 548 U 79 et 256).

10 Celles des Chartreux et d’Arenc ont été fermées dans les années 1860 ; l’usine de Port-de-Bouc en 1871 ; celle des Goudes en 1877 ; l’établissement du Rouet n’a plus « qu’une importance très médiocre » (O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 300 ; Id., « L’usine à plomb de l’Escalette : le dernier grand vertige de la métallurgie marseillaise du plomb », Industries en Provence. Dynamiques d’hier et d’aujourd’hui, 2002, no 10, p. 7-9).

11 Société en commandite par actions de 4,2 millions de francs, contrôlée à plus de 65 % par Rodrigues Ély frères (Arch. Banque de France, Rapport concernant la vérification du service de la succursale de Marseille, 1890 et 1907).

12 Il s’agit de l’ancienne usine Lajarije, reprise par Faure & J.-B. Gautier fils en 1866.

13 Né à Naples, où son père gérait les propriétés d’aristocrates calabrais, Victor Roux est arrivé à Marseille en 1836 où il a exercé différents métiers – agent pour une entreprise de navires à vapeur, courtier maritime, négociant en vin, directeur commercial de la Compagnie des mines de la Grand’Combe etc. – avant de devenir un homme d’affaires reconnu et de se lancer dans l’industrie minière. En 1870, il a fondé avec plusieurs entrepreneurs réputés – Pastré, Grandval, Rabaud, Luce, Imer, Hilarion Roux etc. – la Société du Djeb, une société anonyme de 300 000 francs destinée à exploiter les ressources minières de la côte orientale d’Afrique. C’est la vente à l’État, en 1874, des parts qu’il possédait dans la fabrique d’allumettes Roche & Caussemille, qui lui a permis d’acheter l’ancien domaine du peintre Horace Vernet aux Bormettes (AD BdR, 548 U 32, 230 et 281 ; Caty R., Richard É., Échinard P., op. cit., p. 274-277).

14 Sur le marché du zinc de cette époque, cf. G. Chastagnaret, L’Espagne, puissance minière…, op. cit., p. 408-413 ; Id., « Une réussite dans l’exploitation des minerais non ferreux espagnols au xixe siècle : la Compagnie royale asturienne des Mines », dans J.-P. Amalric (dir.), Aux origines du retard économique de l’Espagne (xvie-xixe siècles), Toulouse, Éditions du CNRS, 1983, p. 81-113 et p. 103-108.

15 Bureaux, laboratoire d’analyse, magasins, écuries, atelier de réparation des machines, forges, usine de traitement mécanique du minerai équipée d’une machine à vapeur horizontale de 130 ch. et éclairée la nuit par 150 lampes à incandescence alimentées par une dynamo, réservoirs, laveries, voie Decauville d’une douzaine de kilomètres reliant les différents points du complexe industriel, embarcadère d’une centaine de mètres doté d’une grue pouvant charger 500 à 600 tonnes de minerai par 24 heures etc.

16 Les blendes de zinc contiennent 50 % de zinc et les galènes 60 % de plomb, ce qui est correspond à une forte teneur et justifie le transport du minerai.

17 R. Poulle, « Une visite aux Mines des Bormettes », Bulletin de la Société scientifique et archéologique de Draguignan, 1893, 7 p.

18 En 1896, Albert Roux tente d’augmenter la rentabilité de l’établissement en donnant une plus grande valeur marchande à sa production. Il porte le fonds social de l’entreprise à 3 millions de francs et engage – à contrecourant du grand mouvement de concentration des fonderies européennes – la construction sa propre fonderie. L’établissement est monumental. Suivant une technique déjà éprouvée en Provence dans l’industrie chimique littorale, l’usine est équipée d’une cheminée rampante qui remonte sur près d’un kilomètre jusqu’au sommet de la colline voisine pour pouvoir rejeter le plus loin possible les fumées toxiques dégagées au moment de la fonte. Plusieurs opérations sont réalisées dans la fonderie : « Un grillage du minerai permettait de fragmenter le quartz et d’évacuer le soufre contenu dans la galène et de récupérer la grenaille de galène pour les cribles filtrants de la laverie. La galène marchande y était également réduite pour obtenir du plomb métal. Il semble aussi qu’on y ait séparé le plomb de l’argent, ainsi que le cuivre de la pyrite pour rendre ces minerais plus marchands ». L’expérience est cependant un échec : les fours fonctionnent mal, consomment trop de combustibles et la fonderie est finalement abandonnée en 1906 (M.-P. Lanza-Berthet, « La Londe les Maures. Une épopée minière en littoral varois », site web Culture 2000, p. 7 ; G. Chastagnaret, L’Espagne, puissance minière du xixe siècle…, op. cit., p. 408-413).

19 Plus résistant et plus léger, l’acier s’impose dans la production des tôles et dans la fabrication des pièces des machines. Pour Olivier Raveux, la meilleure compétitivité des industries métallurgiques des autres régions françaises s’explique aussi par les fraudes organisées sur le système des acquits-à-caution qui, depuis 1870, autorise les entrepreneurs à entrer immédiatement en possessions de marchandises importées sans avoir à donner la destination et à avancer le montant des droits de douane. Ces fraudes, dénoncées par les industriels marseillais, permettent aux fondeurs du Nord et de l’Est de la France de livrer des fontes ouvrées à des prix moins élevés que ceux affichés par les fondeurs marseillais (O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 309-310).

20 O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle…, op. cit., p. 255-257.

21 Notice sur les Hauts-Fourneaux de Saint-Louis-Marseille, Marseille, 1889, p. 6.

22 O. Raveux, « Marseille et la sidérurgie : les Hauts fourneaux de Saint-Louis (1855-1905) », Provence historique, 2001, fasc. 204, p. 170-171.

23 Id., p. 167-168.

24 Id., p. 175.

25 P. Mioche, « Ernest Solvay, de la création d’une multinationale à la conquête du marché français », dans J. Marseille, Créateurs et créations d’entreprises de la révolution industrielle à nos jours, Paris, ADHE, 2000, p. 649-676.

26 M. Fauque, L’évolution économique de la grande industrie chimique en France…, op. cit., p. 35-47.

27 En réalité, il s’agit d’un transfert d’usine. Toutes les machines proviennent de la société Bubaton & Cie, créée en 1873 à la Capelette avec le concours de Leenhardt et de l’ingénieur Jules Boulouvard (AD Vaucluse, 5M 128).

28 Sur les aspects techniques de ce procédé, et sa filiation avec le procédé Schlœsing des années 1850, cf. T. Schloesing, E. Rolland, « Mémoire sur la fabrication du carbonate de soude », Annales de chimie et de physique, 1868, tome XIV, p. 11-12 ; A. Julien, « La fabrication de la soude à l’ammoniaque », Bulletin de la Société scientifique industrielle de Marseille, 1880, p. 80-81.

29 X ; Daumalin, O. Lambert, P. Mioche, Une aventure industrielle en Camargue. Histoire de l’établissement Solvay de Salin-de-Giraud (1895 à nos jours), Aix-en-Provence, Ref.2C.éditions, 2012, 191 p.

30 Outre en Belgique (Couillet) et en France (Dombasle), elle possède des usines au Royaume-Uni, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Russie et aux États-Unis.

31 X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 138-143 ; L. Pierrein, « Marseille et le protectionnisme. La bataille antiprotectionniste en 1891 », Annales de la faculté de lettres d’Aix-en-Provence, 1953, tome XXVII, p. 43-63.

32 X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 177-182.

33 Entre 1860 et 1890, le nombre des huileries américaines travaillant les déchets du coton est passé d’une petite dizaine à 119. En 1895, leur production s’élève à 196 000 tonnes, dont 66 000 sont exportées (P. Masson, op. cit., p. 425).

34 L. Pierrein, Industries traditionnelles du port de Marseille…, op. cit., p. 79.

35 AD BdR, 548 U 36 et 39.

36 AD BdR, 548 U 219.

37 En 1907, la Société de la sucrerie de Laudun l’Ardoise est intégrée à Saint-Louis. Le capital de cette dernière est alors augmenté de 4,5 à 6,5 millions de francs (AD BdR, 548 U 229).

38 Société anonyme de 2 millions de francs (AD BdR, 548 U 49).

39 D’origine savoyarde, Antoine Francou s’est installé à Marseille au début des années 1850 où il s’est livré au commerce des blés. Dans le même temps, son frère Auguste, demeuré en Italie, continuait à travailler dans l’industrie du riz à Vercelli, centre réputé pour ce genre de production. Auguste a rejoint ensuite Marseille, s’est associé au commerce de son frère (1859), puis a fondé avec lui une minoterie dans le quartier de la Capelette (1864). En réalité, dès cette époque la minoterie travaillait aussi le riz. Celui-ci était importé de la plaine du Pô, des rizières de la région de Valence et, dans une moindre mesure, d’Égypte (G. Durand, « La rizerie à Marseille (1860-1970) », Les céréales en Méditerranée, Paris, CNRS Éditions/Éditions La Porte, 1993, p. 207-240).

40 On y retrouve également Albert Armand, Henry Bergasse, la maison Bazille & Leenhardt, Nicolas Paquet, Théodore Rodocanachi, Cyprien Fabre, Alfred et Léon Fraissinet, Victor Roux, Lucien Estrine et l’homme d’affaires lyonnais Ulysse Pila (AD BdR, 548 U 39).

41 Lettre du 12 mai 1891, citée dans Guy Durand, « La rizerie à Marseille…, op. cit., p. 212.

42 AD BdR, 548 U 40.

43 AD BdR, 548 U 44.

44 X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 269 ; H. Bonin, C. Hoder, J.-F. Klein, L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l’empire, Paris, Publications de la SFHOM, 2008, 848 p.

45 O. Raveux, Marseille, ville des métaux…, op. cit., p. 340-341.

46 Dans le même temps, le port de Marseille se dote de nouvelles infrastructures : mise en service des formes 5 et 6, en 1900 ; puis de la forme 7, en 1913, qui sera utilisée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale pour la réparation des plus grosses unités.

47 Le parcours d’Augustin Terrin (1853-1930) est assez symbolique des opportunités offertes par l’époque. Né à Bandol, dans le Var, dans un milieu très modeste, il a occupé différentes fonctions – soutier sur le Gange, ouvrier aux ateliers de La Ciotat, graisseur sur le Sindh, 2e mécanicien à Port-Saïd dans une agence hollandaise, ajusteur au dépôt du PLM de Pertuis, 3e mécanicien à bord du Moïse et contremaître aux ateliers de la Transat à Marseille – avant d’être embauché dans l’atelier de réparation navale Corso & Véran. En 1891, Augustin Terrin quitte la société – les industriels Vincent Véran et Alexandre Corso refusent de l’associer plus étroitement à leurs affaires – et ouvre son propre atelier de réparation navale, à l’angle du boulevard Maritime. Les débuts sont difficiles, mais Augustin Terrin parvient à s’imposer en se spécialisant dans la délicate opération du remplacement des tôles sur lesquelles reposent les chaudières des navires, et en réussissant à fidéliser une clientèle de d’armateurs locaux – Daher, Busk, Le Borgne – ou d’armateurs italiens, grecs et scandinaves (AD BdR, 548 U 562 ; L. Américi, X. Daumalin, Les dynasties marseillaises…, p. 277-281).

48 Historique de la Compagnie Fraissinet, Marseille, 1974, p. 46.

49 Id., p. 49.

50 Id., p. 55.

Table des illustrations

Titre L’usine du Griffon à Sorgues (fin xixe siècle), collection privée.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/15843/img-1.jpg
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Titre Graphique 4 : la crise de l’huilerie marseillaise (1895-1899)
Crédits X. Daumalin, Marseille et l’Ouest africain…, op. cit., p. 178.
URL http://books.openedition.org/pup/docannexe/image/15843/img-2.jpg
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