De Marseille à Barcelone
Le redressement de la jeunesse selon l’abbé Fissiaux xixe-xxe siècles
p. 193-204
Texte intégral
1L’actualité politique récente nous rappelle combien les politiques répressives, notamment à l’égard de la jeunesse, reflètent les courants d’idées dominants ; au gré des philosophies politiques se joue ainsi, à chaque époque, le sort de l’enfance « irrégulière1 ».
2En France, l’internement de cette dernière dans des établissements spécifiques date du début du xixe siècle2. Sous l’influence de la philosophie des Lumières et dans la continuité des propositions de la Constituante, la cohabitation des générations dans les établissements pénitentiaires se voit vivement critiquée3. Parallèlement, à partir des années 1820, le surgissement de la « question sociale » porte dans l’espace public les thèmes de la criminalité et de l’enfance en danger, ce que la révolution de 1830 et l’agitation sociale qui la suit ne font qu’accentuer. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la popularité de la figure du gamin des rues, incarné par Gavroche4. L’époque n’est pourtant pas à l’action publique en matière de charité. Non seulement celle-ci est contraire à la philosophie politique des libéraux, mais elle est en outre placée au cœur du dispositif de reconquête des âmes et de la société par les catholiques. À l’origine, la répression et l’enfermement de la jeunesse, filles de leur époque, appartiennent donc essentiellement à la sphère de l’action privée et religieuse5.
3À Marseille, un homme incarne à lui seul cette ambition : Charles-Marie-Joseph Fissiaux (1806-1867). Il est le fondateur de l’une des premières institutions spécialisées dans la prise en charge des mineurs délinquants, le pénitencier Saint-Pierre, ainsi que d’une congrégation religieuse, Saint-Pierre-ès-Liens, destinée à former le personnel catholique encadrant les jeunes détenus.
4Les institutions créées par Charles Fissiaux sont relativement peu connues (le pénitencier Saint-Pierre, notamment, n’a fait l’objet d’aucune étude récente6). On connaît encore moins le destin espagnol de la congrégation Saint-Pierre-ès-Liens : lorsque les héritiers de Charles Fissiaux voient leurs institutions fermer les unes après les autres, ils décident de porter leur regard de l’autre côté des Pyrénées. En 1884, la congrégation marseillaise prend la direction de l’établissement qui devient bientôt l’Asilo Durán, charge qu’elle assume jusqu’à la fin de la dictature franquiste ; il s’agit là de l’une des maisons de redressement les plus importantes d’Espagne, l’une des plus sinistrement célèbres aussi. Aujourd’hui encore, les religieux de la congrégation San Pedro Ad Víncula se réclament de la « famille fissiaunienne ».
5Pour la France, outre les ouvrages de la main de Fissiaux ou à l’éloge de celui-ci, la dynamique production historiographique sur l’enfermement de la jeunesse est complétée par les fonds des archives départementales des Bouches-du-Rhône relatifs aux œuvres de Fissiaux7. Du côté espagnol, l’histoire officielle de la congrégation peut être croisée avec les archives – parcellaires – de la direction de l’Asilo Durán, avec la documentation administrative du Conseil supérieur de protection des mineurs (CSPM) qui organisait, en Espagne, la prise en charge de la jeunesse délinquante, ainsi qu’avec le fonds du principal journal catalan, La Vanguardia8. De Marseille à Barcelone, il s’agit d’étudier le parcours de l’abbé Fissiaux et de sa congrégation à l’aune des rapports que cette œuvre charitable entretient avec l’État ; la question de la répartition des tâches entre les secteurs public et privé dans le champ de l’enfance irrégulière est en effet au cœur des vicissitudes que connaissent les « œuvres » de Fissiaux.
Fig. 1. « Reverendísimo P. Carlos Fissiaux. Fundador de la Congregación San Pedro Ad Víncula, dedicada a la educación religiosa y profesional de la juventud abandonada »

Des « œuvres » marseillaises au miroir de leur temps9
6Issu d’une famille aisée, Charles Fissiaux fait ses études chez les Jésuites d’Aix-en-Provence puis au séminaire10. Après avoir été ordonné prêtre, il est nommé vicaire de la paroisse marseillaise de Saint-Ferréol. En 1835, l’évêque de la ville, Mgr. Mazenod, lui confie la direction d’un établissement destiné à venir en aide aux orphelins du choléra. En 1838, le préfet Lacoste le charge de créer une maison de redressement pour jeunes délinquants. L’abbé se tourne alors vers un domaine qui mobilisera l’essentiel de ses efforts jusqu’à sa mort, « la régénération de l’enfance dévoyée11 ».
Redresser la jeunesse : 1839-1853
7Le contrat entre le préfet Lacoste et l’abbé Fissiaux est conclu au début de l’année 1839. Fort du soutien financier de l’État, l’abbé loue des locaux rue de la Fare et baptise l’établissement Pénitencier Saint-Pierre12. La même année, il fonde une institution similaire pour les jeunes filles : Sainte-Madeleine. Elle est une annexe de la prison pour femmes du même nom13.
8Ces nouveaux pénitenciers accueillent des enfants des deux sexes. En effet, sur simple demande de la famille, une mesure de « correction paternelle » peut être appliquée à tout mineur considéré comme impossible à élever14. Par ailleurs, les articles 66 et 67 du Code pénal définissent le principe du « discernement » du mineur au moment de l’infraction. En cas d’absence de discernement, l’enfermement est possible jusqu’à la majorité. Dans le cas contraire, l’incarcération peut être demandée15. En 1840, un an après son ouverture, le pénitencier Saint-Pierre accueille 42 jeunes ; à Sainte-Madeleine sont enfermées 69 jeunes filles16.
9Les deux institutions fonctionnent, comme beaucoup à l’époque, sur le modèle de la prison auburnienne : l’encellulement est réservé à la nuit, la journée des détenus se passant en commun, à des travaux d’industrie divers effectués dans le silence17. L’instruction morale et religieuse y tient une place importante, tandis que l’instruction scolaire se trouve en retrait par rapport à l’apprentissage professionnel. Les institutions de Fissiaux sont financées en majeure partie par l’État – sous la forme d’une allocation journalière - mais également par la charité de la bonne société marseillaise, et par le produit du travail des détenus18.
10En 1840, Charles Fissiaux, désireux de s’instruire sur la gestion des pénitenciers pour mineurs, visite Mettray, célèbre colonie agricole et pénitentiaire de l’Indre-et-Loire également fondée en 1839. Son directeur, Demetz, est un apôtre des bienfaits de la vie au grand air et du contact avec la nature19. Comme la plupart des directeurs d’établissements pour mineurs de l’époque, il conçoit la colonie agricole comme un à-côté nécessaire du pénitencier, afin d’y opérer une phase de transition avec la libération. Charles Fissiaux est enthousiasmé : disposant de vastes terrains achetés en 1840, il fait bâtir un pénitencier d’une capacité supérieure, au bout du chemin de la Madeleine (aujourd’hui boulevard de la Libération), dans un cadre encore rural, où il entreprend de faire travailler la terre aux détenus. En 1842, l’institution des filles déménagera à son tour dans un bâtiment plus spacieux du quartier Saint-Charles. Comme à Mettray, Fissiaux pallie l’absence de personnel d’encadrement en créant dès 1839 sa propre congrégation. Afin d’attirer les nouvelles recrues, il obtient en 1843 l’exemption militaire pour ses membres, en échange d’un engagement décennal dans son œuvre20.
11Rapidement, les difficultés surgissent. Possédant désormais les moyens de placer les jeunes délinquants séparément des adultes, les tribunaux condamnent en masse : dans toute la France, les pénitenciers pour mineurs se trouvent débordés. Pour Sainte-Madeleine, l’abbé Fissiaux le déplore : « Je dois remplir tout d’abord mes engagements envers l’État et recevoir toutes les jeunes filles condamnées. Cependant, faute de place, je suis obligé d’en refuser un assez grand nombre qui attendent, dans d’autres prisons, qu’il y ait des vacances21 ». Les établissements de Fissiaux connaissent en outre de graves difficultés budgétaires. À Sainte-Madeleine, la faiblesse de l’allocation journalière couvre difficilement les besoins financiers, et la charité marseillaise est en berne : au bout de 7 ans d’exercice, l’établissement, très endetté, est menacé de fermeture22. Par ailleurs, l’exiguïté des bâtiments et la dureté des conditions disciplinaires qui y sont imposées font le lit des révoltes infantiles23. Des plaintes sont déposées auprès de la préfecture. Malgré les dénégations de Fissiaux, la charge est accablante : les brimades pratiquées à Saint-Pierre seraient excessives (mise au cachot, utilisation de fers, humiliation, privation de visites24).
12Bien qu’il y ait eu, dès les années 1830, une concurrence pour l’enfermement des mineurs entre les prisons d’État et les institutions privées – symbolisée par l’opposition entre la Petite Roquette et Mettray qui recouvre elle-même l’antagonisme entre principes de l’encellulement total et principe auburnien – la politique de l’administration pénitentiaire est marquée au sceau du pragmatisme jusqu’en 1850. Les institutions privées comme celles de Fissiaux ne sont pas découragées : elles permettent, à moindre coût, de gérer les fluctuations du nombre de mineurs incarcérés.
Des enfants au grand air : 1853-1867
13Le 5 août 1850 est votée la loi favorisant l’ouverture de colonies agricoles publiques ou privées, désormais conçues comme des institutions à part entière et non plus comme des annexes de prisons. Entre 1851 et 1856, plus d’une dizaine de colonies agricoles voient le jour.
14Dans l’œuvre de Fissiaux, cette date marque également un tournant25. Passionné d’agronomie, l’abbé entrevoit la possibilité de fonder les institutions agricoles poursuivant à grande échelle l’expérience du Pénitencier Saint-Pierre. En 1852 il acquiert le Château de Beaurecueil, près d’Aix-en-Provence, ainsi que les terres attenantes. C’est dans ce cadre qu’ouvre en 1853 une colonie agricole pouvant accueillir 300 enfants qui aménagent puis exploitent les 100 hectares de terres26. Des courriers échangés par l’abbé, le ministère de l’Intérieur et la préfecture émanent une impression d’enthousiasme du côté du fondateur, et de confiance de la part des représentants de l’État. Comme le prouve une inspection de Saint-Pierre en 1853, les dettes ne sont qu’un lointain souvenir, et la congrégation jouit d’une solide réputation doublée de la considération publique. En 1854, Fissiaux fonde la colonie de Notre-Dame de la Cavalerie dans le Vaucluse. L’abbé, comme beaucoup de congréganistes du Second Empire, s’intéresse également à l’éducation des jeunes bourgeoises, futures protectrices de ses jeunes orphelines et détenues, par le biais des patronages : il crée pour elles un pensionnat à Marseille en 1854, dont la gestion est confiée à la congrégation des sœurs de Saint-Joseph-de-Bourg. Porté à l’enthousiasme par ces projets, il renoue ensuite avec ses premières préoccupations et fonde des institutions en faveur de l’enfance abandonnée : en 1860 et en 1861, deux orphelinats voient le jour, l’un à Ligny dans la Meuse et l’autre à l’île Saint-Honorat, au large de Cannes. En 1864, son directeur, le père Coulomb, épaulé par cinq frères, y avait vingt-cinq enfants sous sa garde27.
15Du milieu des années 1850 au milieu des années 1860 s’écoulent donc une dizaine d’années fastes pour l’abbé Fissiaux et sa congrégation, qui bénéficient du soutien de l’administration. Après les événements de 1848, puis de 1851, l’État se montre en effet soucieux d’écarter des villes la jeunesse turbulente. Il trouve dans les colonies agricoles l’occasion d’accroître les possibilités d’incarcération. Alors que ces institutions fonctionnaient comme une variable d’ajustement de l’enfermement public sous les monarchies censitaires, elles deviennent la pierre angulaire du système d’incarcération de la jeunesse à partir de 1850 ; et, parmi elles, beaucoup sont fondées par des religieux.
Un héritage problématique : 1867-1903
16La mort de l’abbé en 1867 augure toutefois de jours moins radieux. Le père Arnaud, successeur du charismatique directeur, semble à la peine dans la gestion des diverses institutions. Cette passation de pouvoir correspond en outre à un changement de climat politique. Dans les années 1860, l’impopulaire Empereur, acculé à infléchir sa politique, manifeste son ouverture aux libéraux. Du point de vue de l’administration pénitentiaire, ce revirement se traduit par une reprise en main des institutions privées. Deux règlements nationaux sur les colonies agricoles sont publiés, l’un en 1864, l’autre en 186928. Les dysfonctionnements, qui n’étaient pas ignorés mais passés sous silence au profit d’une gestion pragmatique de l’accroissement des condamnations, sont à présent pointés du doigt.
17Les rapports d’inspection de 1868 et 1869 sont particulièrement défavorables aux établissements de Fissiaux. Fin 1868, la colonie de Beaurecueil est violemment critiquée : absence de tenue de registres d’écrou, de mesures disciplinaires et d’intendance, mais également hygiène et état sanitaire déplorables des détenus, insuffisance de leurs vêtements, carences de l’enseignement dispensé, ou encore fréquence des évasions29. En 1869 les autres établissements de Fissiaux reçoivent des rapports négatifs.
18Dans un premier temps, l’administration prend des mesures répressives, comme en 1869, à la suite de la découverte d’abus caractérisés :
Le sieur Seillière, en religion frère Désiré, chargé de la surveillance du dortoir, se livrait avec certains enfants à des actes obscènes. Ce coupable est déféré à la justice. Treize des jeunes détenus désignés comme ayant pris part à un projet d’insurrection ont été […] transférés dans la maison d’arrêt de Marseille30.
19De son côté, le directeur de la colonie de Beaurecueil, soucieux de l’avenir de l’établissement, se montre docile aux injonctions de l’administration. Mais les courriers laissent désormais entrevoir les rapports tendus des successeurs de Fissiaux avec une administration souhaitant normaliser ses établissements pénitentiaires tout en étant de plus en plus hostile à leur gestion privée. Dans un rapport adressé au préfet, daté de 1869, l’inspecteur Ménard doute que les méthodes répressives des frères « contribu[ent] à assurer l’avenir des jeunes détenus au moment de leur sortie ». Il ajoute : « Sur ce point je remarque un écart énorme entre la position des jeunes gens libérés de la Colonie de l’Île du Levant et de ceux qui sortent des établissements dirigés par les frères de Saint-Pierre-ès-Liens, elle n’est pas en faveur de ces derniers31. »
20Par la suite, favorisées par la chute du régime impérial, et par la publication en 1873 d’un rapport national très critique à l’égard du privé, interviennent des décisions radicales. La Cavalerie et le Pénitencier Saint-Pierre sont fermés dès 1870. La colonie Beaurecueil ne l’est qu’en 1880. Là encore, le règlement de 1869 est utilisé par une administration soucieuse de laïciser le système pénitencier. Comme l’article 12 lui en donne le droit, le ministre de l’Intérieur somme la congrégation Saint-Pierre-ès-Liens de fournir un état nominatif de ses membres et un extrait de leur casier judiciaire. Devant le refus des successeurs de Fissiaux, il prend la décision de fermer l’établissement. L’occasion est trop belle, pour le régime désormais républicain, d’effacer ainsi un symbole de l’influence ecclésiastique32. En cela, l’administration pénitentiaire ne fait d’ailleurs que suivre un courant majoritaire dans l’opinion publique, qui s’était émue d’apprendre que les congrégations employaient des repris de justice (colonie de la Grande-Trappe, Isère)33. De 1880 à 1903, des œuvres de Fissiaux, ne subsistent plus que des orphelinats.
21Jusqu’aux années 1870, la concurrence entre établissements publics et privés dans la prise en charge de la jeunesse irrégulière reste donc larvée derrière les nécessités croissantes d’enfermement et la faiblesse des moyens dont l’administration pénitentiaire dispose. Qu’elles soient considérées comme des pis-aller ou des compléments indispensables, les institutions de Fissiaux, en sont, à ce titre, tout à fait caractéristiques. Mais l’avènement de la République et, plus encore, l’entreprise de sécularisation des institutions et de la société, changent considérablement la donne et obligent la congrégation de Fissiaux à l’exil.
La postérité méconnue de Charles Fissiaux en Espagne
22En 1903, la demande d’autorisation présentée par Saint-Pierre-ès-Liens, émise en conformité avec la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, est rejetée. En 1904 toutes les congrégations religieuses se voient retirer la possibilité d’enseigner, de prêcher et de commercer ; celle de Saint-Pierre-ès-Liens quitte donc Marseille pour se réfugier en Italie et en Espagne. C’est sous ces cieux ibériques plus cléments que l’ordre fondé par l’abbé Fissiaux va pouvoir « reprendre la mission qui lui a été interdite en France, le redressement moral des jeunes détenus », jusqu’à faire de l’Espagne son terrain d’action principal34.
L’installation et le développement de la congrégation Saint-Pierre-ès-Liens outre-Pyrénées : 1884-1935
23Confrontée au problème des enfants vagabonds, la mairie de Barcelone décide en 1856 de créer une maison de correction (Casa de Corrección). Elle fait appel à l’initiative privée comme l’y autorise la loi du 4 janvier 1883, qui crée les premières institutions exclusivement destinées à la correction des mineurs. Elle s’adresse à la congrégation Saint-Pierre-ès-Liens (San Pedro Ad Víncula en espagnol) ; cette dernière accepte de prendre la direction de l’établissement barcelonais, baptisé École de redressement (Escuela de Reforma).
24Si l’histoire officielle de la congrégation affirme que « le zèle, la bonté et la compétence du supérieur de la congrégation, Augustin Peyrard, ont dès les origines été à la hauteur de cette difficile mission », la décision de la mairie de Barcelone de confier l’établissement aux religieux marseillais suscite des critiques, certaines acerbes35. La Vanguardia s’élève ainsi contre le fait que l’on opte pour une solution étrangère alors que l’Espagne fourmille de personnes capables d’administrer l’établissement ; le journal catalan s’explique encore moins que la mairie ait pu recourir à des religieux pour assurer une telle tâche36. Le bâtiment qui abrite l’École de redressement s’avère exigu et les religieux marseillais, souhaitant être plus indépendants vis-à-vis de l’administration municipale, font l’acquisition d’un terrain situé sur la commune limitrophe de Gracia ; la générosité d’un riche Barcelonais fait le reste. Toribio Durán y Garrigolas fait en effet don de 500 000 pesetas afin que soit construite une institution qui recueille et éduque les enfants livrés à eux-mêmes et vagabonds. Baptisé « Asilo Durán » en l’honneur de l’auguste bienfaiteur, l’établissement est inauguré le 11 décembre 1890 en présence du supérieur de la congrégation, Augustin Peyrard, venu tout exprès de Marseille37. Situé au 42 de la rue de la Granada, l’établissement peut accueillir jusqu’à 300 enfants.
Fig. 2. Dessin de l’Asilo Durán paru le 14/12/1890 dans La Vanguardia, deux jours après l’inauguration de l’établissement.

25Les pensionnaires de l’Asilo Durán sont d’une part des vagabonds qui ont été arrêtés dans la rue par la police ou qui sortent de prison, d’autre part des enfants difficiles envoyés par leur famille au titre de la « correction paternelle ». On estime qu’ils doivent être « redressés » et soumis à un régime disciplinaire plus strict que celui qui prévaut dans les autres institutions de la ville. Les religieux de la congrégation Saint-Pierre-ès-Liens appliquent, en Catalogne comme en Provence, les préceptes éducatifs du fondateur de l’ordre fondés sur l’importance de la religion et du travail. Le premier tiers du xxe siècle constitue pour les religieux une période de « prospérité matérielle et morale », selon les mots de l’un d’entre eux : en 1913, la congrégation ouvre une annexe de l’Asilo Durán à San Feliu de Llobregat, près de Barcelone38. Située sur un terrain de plus de deux hectares, la « Villa de la Salud » accueille dans les années 1930 plus d’une centaine d’enfants trop jeunes pour être internés et travailler à l’Asilo Durán.
Fig. 3. Photographie de la façade de l’Asilo Durán prise depuis le portail d’entrée (années 1950), archives du CSPM, 852.

L’Asilo Durán, une pièce maîtresse du système franquiste de prise en charge de l’enfance irrégulière : 1936-1975
26Le coup d’état mené par Francisco Franco le 18 juillet 1936 entraîne une guerre qui déchire l’Espagne pendant près de trois ans. Du côté républicain le conflit est marqué par la destruction de lieux de culte et l’assassinat de nombreux religieux. Selon les archives de la congrégation San Pedro Ad Víncula, un lourd tribut aurait été payé à « la révolution menée par les hordes marxistes » puisque neuf religieux auraient été assassinés39. Cet épisode dramatique occupe une place centrale dans l’histoire et la mémoire de l’ordre, à tel point qu’un dossier de béatification de ces neuf « martyrs tombés pour le Christ » a été récemment déposé auprès du Saint-Siège40. L’histoire officielle de la congrégation relate que les 20 et 26 juillet 1936, des miliciens anarchistes prennent d’assaut l’Asilo Durán et la Villa de la Salud41. Neuf religieux sont arrêtés, emprisonnés et sommairement assassinés quelques jours plus tard. Passagers d’une « barque assaillie par les impétueuses vagues marxistes », les autres religieux se cachent ou partent en exil, rejoignant notamment la maison-mère à Marseille jusqu’à la fin de la guerre, le 1er avril 193942. Transformé pendant la guerre en hôpital militaire, l’Asilo Durán a subi d’importants dégâts. Souhaitant un bâtiment plus spacieux, la congrégation décide d’acquérir un vaste terrain sur les pentes du Tibidabo, dans le quartier résidentiel de la Bonanova. Les bâtiments, grands et nobles, sis au milieu d’un vaste jardin planté de palmiers, suscitent l’admiration des visiteurs qui les comparent à « un petit Versailles43 ».
27De 1939 à 1975, plus de 13000 jeunes garçons âgés de 10 à 17 ans sont envoyés à la maison de redressement, essentiellement par le tribunal pour mineurs de Barcelone. L’établissement a une capacité d’environ 400 places ; la rééducation s’y fait sur la base d’une discipline sévère, d’une pratique religieuse omniprésente et d’un travail effectué six heures par jour dans les ateliers situés sur place (métallurgie, charpenterie, rempaillage de chaises, travail de la bakélite…). L’établissement est représentatif de la place importante accordée par le régime franquiste aux congrégations religieuses et à l’Église catholique dans la prise en charge de l’enfance irrégulière, après l’échec républicain de réforme du système dans un sens plus laïque et scientifique. L’Asilo Durán est sans aucun doute la principale institution gérée par la congrégation San Pedro Ad Víncula, et celle qui jouit de la plus sinistre réputation : officieusement, les religieux eux-mêmes reconnaissent que l’Asilo Durán est pire que le père Fouettard pour les adolescents barcelonais ; ceux qui en franchissent les murs sont terrorisés, leurs parents leur ayant livré une description effrayante des châtiments administrés par les religieux44. L’établissement est d’ailleurs tenu pour être le plus dur d’Espagne, dans lequel toutes les institutions de redressement du pays envoient leurs pensionnaires les plus récalcitrants. Dans la presse catalane, l’image de l’institution et de ses locataires évolue : à la fin du xixe et dans le premier tiers du xxe siècle, le pensionnaire type était un orphelin, un vagabond ; dans les années 1950, l’Asilo Durán est associé à la figure de Tanguy, le héros du roman éponyme de Michel del Castillo dans lequel l’auteur peint les quatre années effroyables qu’il a passées entre les murs de la maison de redressement45. Dans les années 1960 et 1970 enfin, la presse stigmatise les voleurs de voitures échappés de l’Asilo Durán, les voyous violents et récidivistes issus des « suburbios » barcelonais.
Malgré la fin de la dictature et la fermeture de l’Asilo Durán, une mémoire qui perdure
28La mort de Franco le 20 novembre 1975 et la transition qui mène l’Espagne vers la démocratie entraînent la fermeture progressive de l’Asilo Durán. Le 23 janvier 1978, à une heure du matin, une bombe explose devant la prison Modelo, dans laquelle ont été détenus nombre d’opposants au régime franquiste ; cinq minutes plus tard, un autre explosif placé devant l’Asilo Durán éclate sans faire de victime. Le parallèle entre ces deux « institutions pénitentiaires » est ainsi clairement établi par les auteurs de l’attentat46. Cet événement ne fait qu’accélérer le repli de la congrégation San Pedro Ad Víncula sur l’institution de San Feliu de Llobegrat, qu’elle transforme en un collège encore en fonctionnement aujourd’hui. La petite congrégation pâtit du manque de vocations, en partie compensé par le dynamisme relatif des établissements fondés en Argentine et au Brésil. En 1989, les religieux vendent les 39 826 m2 de terrain sur lesquels s’élevait l’Asilo Durán ; cette institution de sombre mémoire encore présente dans le paysage mental des Barcelonais laisse place, en 1994, à une clinique huppée, le centre Teknon. L’écrivain Terenci Moix est y hospitalisé peu avant sa mort, en 2003 ; il affirme à l’un de ses amis, venu lui rendre visite : « C’est la vengeance de la tante Florencia. Elle me disait que si je ne me comportais pas bien, je finirais à l’Asilo Durán. Elle a eu raison47 ».
29« Les enfants de l’Asilo Durán se baignaient dans les eaux de la même Méditerranée » : de Marseille à Barcelone, les pensionnaires du pénitencier Saint-Pierre et ceux de l’Asilo Durán ont en effet partagé un destin commun48. Il s’est agi ici de retracer une histoire, à notre connaissance inédite, qui s’est écrite entre la France et l’Espagne pendant près d’un siècle et demi. L’ordre fondé en 1839 par Charles Fissiaux, aujourd’hui largement en retrait, loue encore la figure de l’auguste fondateur et révère à travers lui la grandeur passée de ses « œuvres » charitables.
30Les heurts de l’histoire de la congrégation et de ses établissements de redressement, que ces derniers soient français ou espagnols, sont calqués sur les politiques menées par les pouvoirs publics vis-à-vis de l’enfance irrégulière : l’appel au privé – principalement aux congrégations religieuses – varie selon le contexte politique et national, les priorités budgétaires et idéologiques. Chassée de France lorsque la République opportuniste adopte une attitude plus laïque et offensive, la congrégation marseillaise trouve refuge en Espagne où elle s’installe durablement. Une fois passé le traumatique épisode républicain et la guerre civile espagnole, elle profite de la proximité idéologique entre le régime franquiste et l’Église catholique, jusqu’à la transition démocratique.
31Ces 140 ans d’histoire montrent, de manière générale, le désintérêt et le manque d’investissement des autorités publiques dans un secteur dans lequel l’Église a, elle, vu un moyen d’agir sur la jeunesse, à défaut de pouvoir exercer un monopole dans le secteur de l’éducation.
Notes de bas de page
1 Car il ne s’agit pas uniquement de l’enfance criminelle. Pour une réflexion sur les mesures françaises récentes on consultera : Laurent Mucchielli, Les « centres éducatifs fermés » : rupture ou continuité dans le traitement des mineurs délinquants ? », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], no 7 | 2005, URL : http://rhei.revues.org/index1038.html
2 Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, E. Pierre, dir., Enfance et justice au xixe siècle, Paris, PUF, 2001.
3 Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures, la prison pénale en France 1780-1880, Paris, Fayard, 1990.
4 Jean-Jacques Yvorel, « L’« invention » de la délinquance juvénile ou la naissance d’un nouveau problème social » in Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka, dir., Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France xixe-xxe siècle, Paris, PUF, 2009, p. 83-94.
5 Christian Carlier, La prison aux champs. Les colonies d’enfants délinquants du nord de la France au xixe siècle, Paris, L’Atelier, 1994.
6 Éliane Richard signale que des biographies et des notices ont été consacrées à Charles Fissiaux et que son action est mentionnée dans des publications sur les prisons et les institutions charitables locales ; mais ces occurrences sont le plus souvent anciennes et relèvent du strict cadre local. Éliane Richard, « Protection et utilisation des enfants dans les orphelinats et pénitenciers de l’abbé Fissiaux, en Provence au xixe siècle », in Roland Caty, Enfants au travail : attitude des élites en Europe occidentale et méditerranéenne aux xixe et xxe siècles, Aix-en-Provence, PUP, 2002, p. 123-135, p. 123. Quelques travaux mentionnent l’action de Charles Fissiaux : Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, E. Pierre, Enfants et justice…, op. cit., p. 152 et suivantes ; Céline Regnard-Drouot, « Une criminelle révolte : le refus de « l’habit d’ignominie » à la maison de correction Saint-Pierre à Marseille en 1859 », Provence Historique, fasc. 216, avril-mai 2004, p. 155-173.
7 Pour un relevé historiographique complet, on consultera la base de données bibliographique du site criminocorpus : www.criminocorpus.cnrs.fr. Archives départementales des Bouches-du-Rhône (dorénavant AD 13), 1 Y 86 à 92.
8 La totalité de ce fonds a été digitalisée et est consultable sur internet, de la naissance du journal en 1881 à nos jours : http://www.lavanguardia.es/hemeroteca/
9 « Importancia benéfico-social del Asilo Durán », 1951 ; archives du Consejo Superior de Protección de Menores (CSPM), 852.
10 Les éléments biographiques qui suivent sont empruntés à Ernest Roux, Un prêtre marseillais au service de l’enfance malheureuse : Charles Fissiaux, 1806-1867, Marseille, Œuvre de l’enfance délaissée, Impr. De Aubin, 1949 ; Padre Ernest Roux, Biografía del canónigo Carlos Fissiaux, fundador de la Congregación San Pedro Ad Víncula, traducida por un hermano de la congregación, Barcelone, 1958 et à E. Richard, op. cit.
11 Padre Ernest Roux, op. cit., p. 7.
12 AD 13 1 Y 86.
13 Idem.
14 Bernard Schnapper, « La correction paternelle et le mouvement des idées au dix-neuvième siècle (1789-1935) », Revue historique, avril-juin 1980, p. 319-349.
15 Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, op. cit., p. 25.
16 AD 13 1 Y 86.
17 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Plon, 1975.
18 La loi de finance de 1840 transfère à l’État les frais d’entretien des jeunes détenus, favorisant les fondations d’institutions à cette période. Cf. Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, op. cit., p. 192. Sur le financement des institutions de Fissiaux, voir Éliane Richard, op. cit., p. 130 et suivantes.
19 Luc Forlivesi, Georges-François Pottier, Sophie Chassat, dir., Éduquer et punir. La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (1839-1937), Rennes, PUR, 2005.
20 AD 13 1 Y 90. La congrégation adopte la règle de saint Augustin et des constitutions propres, reconnues par décret pontifical le 27 septembre 1853.
21 Idem. Lettre de l’abbé Fissiaux au préfet, 10 juillet 1846.
22 Ibid.
23 Céline Regnard-Drouot, op. cit.
24 AD 13 1 Y 92.
25 Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, op. cit., p. 207 et suivantes.
26 AD 13 1 Y 87.
27 Mireille Labrousse, Eliana Magnani, Yann Codou, Jean-Marie Le Gall, Régis Bertrand, Dom Vladimir Gaudrat, dir., Histoire de l’abbaye de Lérins, Bégrolles-en-Mauges, ARCCIS, p. 479.
28 Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, op. cit., p. 221.
29 AD 13 1 Y 88, l’inspecteur des prisons au ministre de l’Intérieur, rapport d’inspection de la colonie de Beaurecueil 1868.
30 AD 13 1 Y 90.
31 Ibid., Rapport de l’inspecteur Ménard, 5 août 1869. La colonie agricole de l’Île du Levant a été fondée par le comte de Pourtales en 1860. Il s’agit d’un établissement privé destiné aux enfants de l’assistance publique qui a connu trois ans plus tôt une terrible révolte et sera fermé en 1878. Le rapport de l’inspecteur Ménard est vraisemblablement sous-tendu par un parti pris idéologique, car les conditions de vie n’étaient pas meilleures sur l’Île du Levant que dans les institutions de Fissiaux. Mireille Labrousse, Eliana Magnani, Yann Codou, Jean-Marie La Gall, Régis Bertrand, Dom Vladimir Gaudrat, dir., Histoire de l’abbaye de Lérins, op. cit., p. 477.
32 AD 13 1 Y 88, le ministre de l’Intérieur au préfet, 12 juin 1880.
33 Idem., Le Petit Marseillais, 14 juin 1880.
34 Archives de la direction de l’Asilo Durán.
35 Idem.
36 La Vanguardia, 28/05/1884.
37 Ibid., 12 et 14/12/1890.
38 Ibid.
39 Archives du CSPM, 852.
40 Mariano Bustillo, Signados por el martirio, Barcelona, Claret, 2008, p. 5.
41 Padre Ernest Roux, op. cit., p 238.
42 Archives du CSPM, 852.
43 Archives de la direction de l’Asilo Durán.
44 Ibid.
45 Michel del Castillo, Tanguy, Paris, Le Seuil, 1957.
46 La Vanguardia, 24/01/1978.
47 « Es la venganza de la tía Florencia. Me decía que si no me portaba bien acabaría en el Asilo Durán. Y así ha sido »., cité par J. Sagarra, « Una estrella fija », El País, 03/04/2003.
48 Citation extraite du DVD Carlos Fissiaux. Fundador de la Congregación San Pedro Ad Víncula, Barcelone, Claret.
Auteurs
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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