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La mosaïque des racines

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Laurence Américi
, 
Xavier Daumalin
, 
Olivier Raveux
, 
et al.

Corps sains, corps souffrants, corps déviants

Introduction

Isabelle Renaudet

Texte intégral

Corps sains, corps souffrants, corps déviants

1À l’exception des corps sains des excursionnistes marseillais abordés dans l’article de Marie-Françoise Attard, les contributions réunies dans cette partie donnent à voir des corps souffrants et meurtris par les mécanismes sociaux. Ces corps qui souffrent sont d’abord ceux d’hommes au travail. Centrée sur le risque professionnel, l’étude de Gilbert Buti analyse une maladie fort ancienne liée au plomb, le saturnisme, en l’envisageant sous l’angle de l’hygiène navale. La présence de plomb à bord des navires fait en effet des « coliques métalliques » un mal qui affecte de nombreux navigateurs. Portant sur le sort des invalides en Espagne, l’article d’Isabelle Renaudet met en lumière la dangerosité liée à la mécanisation du travail, produit des révolutions industrielles de l’époque contemporaine. Les réponses apportées à ces corps infirmes ou rongés par les fièvres saturnines reflètent les progrès de la science médicale. Jusqu’à ce que les travaux du médecin de la marine, Amédée Lefevre, aboutissent au xixe siècle à l’éradication du saturnisme naval, de nombreux travailleurs de la mer continuent de périr des coliques métalliques. En revanche, les objectifs que se fixent les professionnels de santé de l’Instituto de Reeducación Profesional de Inválidos del Trabajo (IRPIT) durant les années 1920 et 1930 permettent de mesurer les avancées de la médecine, rythmées par la révolution chirurgicale du xixe siècle reposant sur le triptyque anesthésie, asepsie, hémostasie et par les progrès de la chirurgie de guerre sommée de réparer les corps des mutilés du Premier Conflit mondial. Ce faisant, par l’attention portée aux invalides du monde du travail, par les missions qu’elle s’assigne de favoriser non seulement leur réhabilitation physique, mais aussi professionnelle, cette médecine aura montré sa capacité à devenir sociale.

2Qu’ils soient souffrants ou déviants, les corps dont il est question dans cette partie de l’ouvrage sont en effet de plus en plus pris en charge par les pouvoirs publics. L’adoption de la loi sur les accidents du travail en janvier 1900 permet ainsi à l’Espagne de sortir des pratiques de charité dont le sort des invalides dépendait jusqu’alors et d’instituer de nouveaux principes caractéristiques du modèle assurantiel qui s’imposera au xxe siècle, reposant sur la notion de solidarité. L’étude consacrée par Céline Regnard et Amélie Nuq à l’action de l’abbé Charles Fissiaux en faveur du redressement moral de la jeunesse déviante interroge de la même façon « la question de la répartition des tâches entre les secteurs public et privé ». Cet article éclaire l’œuvre réalisée par l’abbé et ses disciples, à Marseille (à travers la création en 1839 d’un établissement spécialisé dans l’assistance à l’enfance irrégulière, le pénitencier Saint-Pierre) et à Barcelone (où la gestion d’un des principaux centres de ce type, l’Asilo Durán, est confiée à la congrégation Saint-Pierre-ès-Liens, fondée par Fissiaux). Si dès la IIIe République, l’État en France dispute aux institutions charitables le monopole de la rééducation des mineurs délinquants, l’action publique tarde au contraire à s’affirmer en Espagne. L’Église se charge de ce côté des Pyrénées de remettre ces âmes perdues dans le droit chemin. Quel que fût son destin de part et d’autre de la frontière, la congrégation de l’abbé Fissiaux mit en œuvre les mêmes procédés de régulation vis-à-vis des jeunes délinquants français et espagnols : le régime disciplinaire imposé dans ces établissements de redressement est strict, misant sur la répression et l’enfermement ; la rééducation des pensionnaires est fondée davantage sur le travail que sur l’étude.

3À ces individus meurtris et à ces âmes déviantes s’opposent de façon évidente les corps sains des excursionnistes sur lesquels Marie-Françoise Attard a travaillé. La création de la Société des excursionnistes marseillais (SEM) en 1897 témoigne de l’influence du discours hygiéniste auprès de classes moyennes érudites qui font de la vie au grand air un élément essentiel de leur hygiène de vie. Les objectifs des itinéraires de marche empruntés par ses membres sont ainsi multiples : il s’agit tout à la fois de s’aérer, de fuir le milieu urbain réputé malsain, de favoriser l’épanouissement corporel à l’échelle de l’individu. La démarche des excursionnistes se situe en ce sens dans le sillage des associations sportives qui se développent à la fin du xixe siècle ; pratiquée en groupe, l’activité n’exclut pas l’esprit de compétition. La recherche de l’entraînement physique ne constitue cependant qu’un des buts de la SEM. La dimension culturelle des sorties dominicales organisées s’inscrit de façon évidente dans ses horizons d’attente à travers l’exploration de sites naturels ou archéologiques, la découverte du patrimoine régional. À la croisée de pratiques culturelles et sportives nouvelles, l’excursionnisme reflète donc les mutations à l’œuvre dans la société française au tournant des xixe et xxe siècles : recherche du contact avec la nature par certaines catégories de citadins, en quête d’une authenticité qu’elles jugent appartenir au passé ; avènement d’une société des loisirs rendant possible ce besoin d’un Ailleurs.

  • 1 L’expression reprend le titre de la contribution d’Alain Corbin dans l’ouvrage paru sous la directi (...)

4Si l’étude de Marie-Françoise Attard nous éloigne des « douleurs, souffrances et misères1 » du corps, elle se distingue également par la nature associative des sources utilisées. La voix des acteurs s’y donne ainsi beaucoup plus à entendre que dans les autres articles dont le corpus est majoritairement issu de sources institutionnelles ou administratives. La parole des invalides du travail ou de l’enfance déviante est ainsi à peine audible, noyée qu’elle est dans la documentation émanant de la congrégation créée par Fissiaux ou des ouvrages médicaux qui parlent en leur nom. Le témoignage de Michel del Castillo dans Tanguy sur l’Asilo Durán de Barcelone constitue en ce domaine une heureuse exception.

5Malgré ces différences, des liens a priori peu visibles relient ces quatre contributions. L’article de Céline Regnard et Amélie Nuq comme celui de Marie-Françoise Attard témoignent de la place dévolue à la nature tant dans l’idéal de vie promu par l’excursionnisme marseillais que dans le programme de redressement moral de la jeunesse déviante à travers la fondation de la colonie agricole de Beaurecueil créée en 1852. De façon plus générale, c’est bien une forme de renaissance qui s’ouvre à certains de ces corps souffrants, déviants ou sains au terme des trajectoires diverses qu’ils ont suivies ou des processus de régulation qu’ils ont subis : renaissance à travers la santé retrouvée des navigateurs, une fois le saturnisme naval jugulé ; renaissance encore pour les invalides rendus à la vie et à la dignité sociales par la chirurgie orthopédique ; renaissance morale pour une partie de la jeunesse irrégulière arrachée à sa vie de misère ; renaissance, ou du moins rajeunissement par l’excursion, pour ces promeneurs du dimanche partis se ressourcer au contact de la nature méditerranéenne.

Notes

1 L’expression reprend le titre de la contribution d’Alain Corbin dans l’ouvrage paru sous la direction d’A. Corbin, G. Vigarello, J.-J. Courtine, Histoire du Corps, vol. 2, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2005, p 215-273.

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