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    Plan détaillé Texte intégral Une architecture exposée La notion de « bon marché » Nouveaux marchés, nouveaux paysages Notes de bas de page Auteur

    La mosaïque des racines

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    L’album Habitations à bon marché de Théodore Lambert (1905)

    Une imagerie de la conciliation sociale

    Laurence Américi

    p. 51-68

    Texte intégral Une architecture exposée La notion de « bon marché » Nouveaux marchés, nouveaux paysages Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    De retour de Madrid, Claude et Gérard Chastagnaret m’ont offert, en souvenir d’un dimanche matin au Rastro, un album chiné chez un marchand de vieux papiers. Ce recueil à la couverture fatiguée est ainsi devenu un précieux témoignage auquel les lignes qui suivent tentent de répondre.

    1Au cours du dernier tiers du xixe siècle, l’image d’architecture se diffuse de façon massive par la presse architecturale illustrée forte de plusieurs centaines de revues spécialisées, ainsi que par la publication d’ouvrages comportant des planches de dessins ou de photographies1. Les architectes se constituent des fonds documentaires riches de plusieurs centaines de planches, à partir desquels ils créent leurs propres réalisations2. Ces images, nombreuses, codifiées, donnent à voir le regard porté par les hommes de l’art sur le logement de leur époque. Les recueils de planches d’architecture en viennent à proposer un paysage idéal, celui d’une modernité triomphante, où les créateurs contemporains règnent en maîtres.

    2Dans les années 1890 et 1900, l’architecte Théodore Lambert produit une dizaine d’ouvrages relatifs à l’architecture privée qui s’inscrivent dans cette mouvance. Il s’agit de publications techniques destinées aux praticiens qui déclinent les différents types de constructions individuelles, en particulier dans le cadre d’une série qui parait des années 1898 à la première guerre mondiale sous le titre Nouveaux éléments d’architecture. Le premier volume est consacré aux escaliers et ascenseurs, vient ensuite un ensemble de planches intitulé « Nouvelles constructions avec bow-window loggias, tourelles, avant-corps », puis « Villas et petites constructions », « Maisons de rapport ». Ces derniers sujets font recette et les thèmes sont déclinés dans « Maisons à loyer », « Maisons de campagne et villas » ou encore « Hôtels privés ».

    3 En 1905, la septième série affiche un titre qui semble trancher sur les propositions précédentes, elle s’intitule en effet « Habitations à bon marché ». À première lecture, cette publication devrait donc donner à voir le regard porté par les promoteurs de la professionnalisation de l’architecture sur l’habitat à caractère social et à ce titre ouvrir de nombreuses interrogations.

    4En 1893, Théodore Lambert était associé à l’architecte parisien Pierre-Henri Gélis-Didot pour la publication de La construction privée à la fin du xixe siècle Hôtels et maisons de Paris, façades et détails. La démarche qui préside à cet ouvrage, telle qu’elle est présentée en introduction, vaut pour l’ensemble des publications des auteurs : il s’agit de recueil de planches qui s’adressent aux architectes. Leur objectif consiste à « donner toute son importance à cette partie technique de la construction qui intéresse tout particulièrement nos confrères3 ». Les bâtiments sont présentés à la fois par une planche de vue perspective d’ensemble et par une planche de plans, laquelle comporte un devis estimatif global. Le texte est réduit aux légendes des planches, sauf dans l’ouvrage de 1893 qui comporte donc une introduction. Dans tous les cas, la place d’honneur est réservée à l’image : dessins, photographies ou plans.

    5La publication « Habitations à bon marché » se conformant à ce modèle, le corpus d’images retenu par Théodore Lambert doit être précisé avant toute chose. À pareille époque, l’expression « habitations à bon marché » a en effet une acception légale, définie par la loi de 1894. Une abondante littérature rend compte des progrès du mouvement pour les HBM et il convient de comparer les corpus d’édifices représentés dans l’un et l’autre type de publication. Lorsque l’édition spécialisée dans la diffusion de modèles d’architecture privée s’empare du sujet des habitations à bon marché quel périmètre retient-elle ? C’est ainsi le sens même de l’expression « habitation à bon marché » dans les usages professionnels au tournant du xxe siècle qui peut être précisé. Compte tenu de l’importance des images dans cette source, c’est la question de l’existence d’un répertoire visuel communément admis en la matière qui est posée. Dix ans après la loi Siegfried l’expression « habitation à bon marché » a-t-elle le même sens pour le praticien de l’architecture et pour les promoteurs des HBM, leur culture visuelle repose-t-elle sur un socle commun ? Dans cet ouvrage Théodore Lambert a recours à la photographie pour rendre la vue d’ensemble. Depuis une vingtaine d’années, le procédé de l’héliographie permet d’imprimer les clichés photographiques sur papier avec une qualité soutenue, tout en autorisant les grands tirages4. Les modalités d’application des codes de l’image d’architecture au sujet de l’habitation populaire via la photographie doivent être précisées, afin de mieux saisir la perception proposée aux praticiens. Quand le logement à bon marché accède au rang des sujets dignes de l’intérêt des architectes comment le montrent-ils ? C’est à une tentative d’étude du regard porté par les spécialistes sur le logement à bon marché que l’ouvrage de Théodore Lambert nous invite.

    Une architecture exposée

    6L’édition architecturale illustrée permet aux plans et motifs ornementaux de la construction parisienne de se diffuser à travers le monde. Ils relèvent d’une vision de l’architecture à l’œuvre dans la plupart des établissements publics et des entreprises commerciales parisiennes de cette fin de siècle. Ces modèles s’affirment dans les expositions internationales et se diffusent en Europe et outre Atlantique, inspirant notamment les opulentes constructions de la Cinquième avenue de New York ou l’Âge d’Or des villas aux États-Unis5. Pour les publications des années 1890, le procédé de production de l’image consiste à faire d’abord des relevés puis à produire un dessin très complet reproduit ensuite par l’héliogravure. C’est la forme que prend le Répertoire de l’habitation Maisons de ville et de campagne, chalets, cottages, habitations à bon marché, mairies, hôpitaux, écoles, communs, garages, etc. Plans, façades, coupes, détails que publie Théodore Lambert à la Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs. Cet éditeur se place sous le patronage de César Daly. En 1864, la publication par cet architecte des trois tomes de L’Architecture privée a lancé un genre qui se trouve repris et diffusé par la presse architecturale illustrée. De 1888 à 1939, la Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs édite L’architecture, journal hebdomadaire de la Société centrale des architectes français. Le catalogue comprend également des traités d’architecture, le Code du bâtiment, des barèmes de prix… Il s’agit donc bien de l’éditeur parisien spécialisé en matière d’architecture. Comme le souligne Marc Saboya, le terme d’architecture recouvre alors des domaines très variés « allant de la grande archéologie aux préoccupations contemporaines les plus triviales […] L’architecture c’est aussi bien le Parthénon que l’école primaire du village […] dans cette presse tout est architecture et l’architecte est un homme complet, homme de l’art, homme de science, mais aussi le premier des décorateurs6. »

    7La Société centrale des architectes, fondée au milieu du siècle, est l’organisme savant qui prend en charge les intérêts professionnels de ces « hommes complets » et accompagne la professionnalisation de leur activité. Elle œuvre pour la réforme de l’enseignement de l’architecture au sein des ateliers de l’École des beaux-arts et la reconnaissance d’un diplôme national d’architecte. C’est donc le regard d’une profession en voie d’institutionnalisation qui est accessible dans les publications de la Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs et singulièrement dans celles de Théodore Lambert.

    8Ce dernier, né à Besançon en 1857, a reçu la formation classique : il est diplômé de l’École des beaux-arts de Paris dans la promotion 1885. Son parcours professionnel est ponctué par les diverses décorations attendues pour un architecte parisien d’alors : officier d’Académie en 1895, officier de l’Instruction publique en 1900 pour son enseignement de professeur d’architecture mais aussi à la suite de sa participation à l’Exposition universelle de 1900. Sa carrière dans les bâtiments publics est pourtant réduite, seule sa ville natale de Besançon lui ayant confié la réalisation des plans de son hôtel de ville7. Son activité relève bien davantage du domaine de la construction privée et il est en outre architecte décorateur, créateur de meubles, bijoux et objets en métal8. À partir de 1894, ses intérêts se portent notamment vers la Côte de Granit Rose, pour l’aménagement de la station de Perros-Guirec9. Il y intervient d’abord comme associé de Pierre-Henri Gélis-Didot, promoteur de la Société civile immobilière des terrains de Trestrignel qui lotit la plage de Trestraou. La production architecturale de Pierre-Henri Gélis-Didot et de Théodore Lambert cherche à satisfaire une riche clientèle parisienne, en mêlant références à la petite maison bretonne traditionnelle et inspiration néo médiévale. Ils forgent ainsi les modèles des stations balnéaires et anticipent le style néo breton10.

    9L’organisation même du recueil « Habitations à bon marché » témoigne de l’influence déterminante des expositions d’architecture sur les choix opérés par Théodore Lambert. Les premières planches donnent à voir des maisons modèles, exposées sous la verrière du Grand Palais lors de l’Exposition de l’habitation de 1903. Le contexte des expositions est déterminant pour l’affirmation des styles architecturaux et le domaine des habitations à bon marché ne fait pas exception à cette règle. À pareille date, « tout le monde se rappelle cette étrange histoire de l’habitation humaine dont l’Exposition universelle de 1889 avait fait une de ses attractions11 » et qui était complétée par la rue des habitations ouvrières sur l’Esplanade des Invalides, avec sept maisons élevées en grandeur réelle. L’exposition universelle de 1867 comportait déjà des spécimens d’habitations, mais la scénarisation sous forme de rue ouvrière en 1889 met en exergue des types caractéristiques d’habitat « salubre et à bon marché ». La Société industrielle de Mulhouse fait figure de pionnier en la matière, la littérature produite sur les expositions et les congrès internationaux érigeant en modèle le « type mulhousien » définitivement consacré par Georges Picot dans son Rapport sur les Habitations ouvrières à l’Exposition universelle de Paris en 1889.

    Le type mulhousien réunit les maisons par groupe de quatre au milieu d’un jardin partagé en quatre parties égales. […] La surface d’une maison est de 40 m2 et le jardin en a 120. Au-dessus d’une cave s’élèvent un rez-de-chaussée comprenant une chambre et une cuisine, et un étage divisé en deux chambres. Le prix de revient du groupe était, en 1864 de 9 666 francs, soit 2 416,50 francs par maison. Le loyer est de 187,50 francs par an. En payant 6 francs de plus par mois (soit 72 francs de plus par an, ensemble 259,50 francs par an), le locataire devient propriétaire en quinze années12.

    10Les réalisations patronales ou philanthropiques appliquent et déclinent ce type originel au cours du siècle, alimentant les débats des promoteurs du mouvement pour l’habitation ouvrière qui analysent et comparent les avantages relatifs de chaque choix architectural non seulement en France, mais encore à l’étranger.

    11La Société française des Habitations à bon marché, fondée en décembre 1889 en vertu d’une décision du Congrès des HBM (tenu lors de l’Exposition universelle) recueille, étudie et compare les différentes expériences. La loi de 1894, issue de l’élan apporté par la Société française des HBM, établit la définition légale des comités des habitations à bon marché et donc celle des logements concernés. L’article premier stipule qu’il s’agit d’« habitations salubres et à bon marché, destinées à des personnes n’étant propriétaire d’aucune maison, notamment des ouvriers ou employés vivant principalement de leur travail ou de leur salaire ». Une condition financière est précisée à l’article 5, variable selon la taille des communes elle est relative au revenu net imposable à la contribution foncière, critère qui rend la comparaison délicate. Lors des débats préparatoires un maximum de 7 000 francs a été retenu comme seuil, coût du terrain compris13.

    12Cette réglementation est extérieure au corps des architectes et aucun d’entre eux ne figure au sein du premier bureau de la Société des HBM, le détail étant relevé avec amertume dans la presse spécialisée. L’Architecture, l’organe de presse professionnelle, reçoit dans un premier temps la loi de 1894 et les préceptes qu’elle comporte comme une remise en cause de l’expertise de l’architecte. « Il semble établi dans le grand public qu’en ce qui concerne l’hygiène, notamment, l’architecte n’est que le maître compagnon d’un entrepreneur général qui serait médecin, hygiéniste et donnerait des ordres que le confrère ne ferait qu’exécuter14 », peut-on lire par exemple en mars 1890. C’est donc dans un second temps que les architectes s’emparent de la question et font place aux habitations à bon marché dans leurs débats et publications. De 1890 à 1914, l’Architecture traite des petits logements dans près de 200 articles. La Société nationale des architectes de France forme une commission des HBM qui noue des contacts avec Jules Siegfried et Georges Picot pour leur proposer de débattre des problèmes techniques posés par l’application de leurs théories. En 1895 deux architectes, Émile Trélat, directeur de l’École spéciale d’architecture boulevard Raspail et Jean-Louis Pascal, premier grand prix de Rome, collaborateur de Garnier et membre de l’Institut, sont nommés par arrêté ministériel membres du Comité supérieur des HBM. Des architectes entrent à la Société française des HBM et Charles Lucas devient membre du bureau. En 1903, tous les journaux professionnels s’enthousiasment pour l’Exposition internationale de l’habitation, des industries du bâtiment et des travaux publics qui se tient au Grand Palais du 30 juillet au 15 novembre.

    13La mise en exergue au sein du recueil « Habitations à bon marché » de maisons exposées en 1903 s’inscrit donc dans ce contexte de forte médiatisation. C’est essentiellement la maison individuelle qui est valorisée, des habitations grandeur nature sont exposées, meublées et aménagées. Les références des concepteurs, entrepreneurs et artisans sont visiblement affichées dans une démarche publicitaire qui renseigne aussi sur les prix de revient. Il s’agit de promouvoir le secteur du bâtiment, selon la logique des salons commerciaux. Selon le programme énoncé dès 1890 dans l’hebdomadaire fondé par César Daly et Paul Planat « de simple œuvre philanthropique qu’elle était autrefois, la construction de logements à bon marché passera dorénavant au rang d’un placement de fonds doublé d’un acte de socialisme éclairé. À nos confrères d’étudier la question d’un point de vue technique15 ». La proposition de Théodore Lambert contribue à relever le défi, reste à préciser dans quel sens.

    La notion de « bon marché »

    14Dans ce contexte, Théodore Lambert retient cinq maisons exposées pour « Habitations à bon marché ». Deux d’entre elles sont appelées « maisons de famille » (planches 1 et 2), deux autres « maisons ouvrières » (planches 5 et 6) et la cinquième « maison démontable à double paroi ». La variété des dénominations recouvre cependant de fortes parentés esthétiques entre ces constructions, dont les architectes sont tous des praticiens parisiens reconnus.

    15Gustave Umbdenstock, qui signe les plans de la première maison reproduite, est un camarade de promotion de Théodore Lambert à l’École des Beaux Arts de Paris. Sa carrière cependant se déroule à un rythme et à des niveaux nettement supérieurs à ceux atteints par Théodore Lambert. Gustave Umbdenstock est professeur d’architecture à l’École Préparatoire, répétiteur à l’École Polytechnique, il concourt avec succès à de nombreuses commandes publiques et a réalisé deux pavillons pour l’Exposition Universelle de 190016. Il puise, comme Théodore Lambert le fait aussi, son inspiration dans le régionalisme et devient un chantre du style néo normand17. La « maison de famille » qu’il expose, présente une ornementation de bois avec fronton et porches sculptés et frises Art Nouveau en façade. Le plan révèle un volume de plus de 90 m2 sur deux niveaux avec, au rez-de-chaussée, une « grande salle » de 15 m2 ouverte en enfilade sur une « salle de famille » de près de 20 m2, cuisine et office ; à l’étage deux grandes chambres avec cabinet de toilette et salle de bains. Le raffinement de l’habitation se traduit dans le prix de revient qui est estimé à 15 500 francs, deux fois plus que le seuil maximum retenu dans les débats parlementaires sur les HBM.

    Fig. 1. Lambert Théodore, Habitations à bon marché, Nouveaux éléments d’architecture, 7e série, Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs, Paris, 1905, planche 5, collection particulière.

    Image

    16Sur la même première planche du recueil, figure une autre « maison de famille » exposée celle-ci par Charles Plumet. La riante petite construction de briques arbore une baie ornée de vitraux Art Nouveau, la couverture18 dessine une toiture élégante à pans coupés. Comble de modernité, la maison comporte un garage à automobile dans lequel trône une voiturette « Corre » dont la publicité précise qu’elle est produite dans les Ardennes. Le prix de revient de cette maison de 100 m2 avec trois chambres, salon, salle à manger et hall d’entrée majestueux (ouvert sur deux niveaux) est estimé à 18 000 francs. La notoriété de l’architecte décorateur est affirmée par la scénographie de l’exposition qui met en exergue les placards publicitaires au nom de Charles Plumet. Membre de la Société nationale des beaux-arts, il a fondé la Société des Cinq, réunissant des décorateurs pour faire entrer, selon le nom que prend le groupe en 1897, « l’Art dans Tout » : à la fois par le mobilier et la décoration intérieure. Il a été architecte en chef de l’Exposition universelle de 190019.

    17Léon Bénouville, architecte de la « maison démontable à double paroi » exposée également en 1903 et reproduite aux planches 13 et 14 s’est lui aussi illustré lors de l’Exposition universelle de 1900, dont il fut membre du jury. Ancien élève de l’École centrale des arts et manufactures il est architecte des Monuments historiques et des édifices diocésains. La maison qu’il présente s’inscrit dans le style néo normand, avec son alternance de briques et de pans de bois, sa toiture à quatre pentes couronnée de chiens assis, son perron majestueusement surmonté d’une élégante marquise prolongeant une avancée en bow-window. Le prix de revient estimé est de 10 000 francs, pour trois chambres, une grande salle de réception et salle à manger, un hall de vastes dimensions et un cabinet de toilette. Léon Bénouville complète lui aussi son activité d’architecte par la création de mobilier20 et cet architecte de renom est régulièrement mis à l’honneur dans les publications d’architecture, celle qui nous occupe ne faisant pas exception.

    Fig. 2. Lambert Théodore, Habitations à bon marché, Nouveaux éléments d’architecture, 7e série, Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs, Paris, 1905, planche 11, collection particulière.

    Image

    18Les planches 13 et 14, sur lesquelles la maison exposée par Léon Bénouville est représentée, permettent de vérifier que la recherche esthétique et les constructions de vastes dimensions dans l’album intitulé « Habitations à bon marché » ne se limitent pas aux maisons modèles de l’Exposition de 1903. Outre la maison signée Bénouville, figure également une « maison d’habitation » de la plage de Mesnil-Val, due à l’architecte Léon Mériot. Cet adepte du style néo normand voit lui aussi plusieurs de ces créations publiées dans les albums de Théodore Lambert, notamment dans « Maisons de campagne et villas ». Les planches 7 et 8 et 13 et 14 y représentent par exemple des villas à Fontenay-aux-Roses ou à Clamart. Il s’agit alors de constructions cossues, aux toitures à longs pans, à pignon couvert en meulière rocaille21. Le prix de revient estimé de ces villas dépasse les 20 000 francs en 1889. Par comparaison, la réalisation plus modeste de la plage de Mesnil-Val, figurant dans le recueil « Habitations à bon marché » peut être considérée comme « bon marché », alors qu’elle est estimée pour sa part à 8 500 francs plus 3 000 francs de clôture et terrasse, ce qui la situe une fois de plus nettement au-dessus du seuil maximal des HBM.

    19Le lotissement de la plage de Mesnil permet à l’architecte Léon Mériot d’être représenté dans l’album « Habitations à bon marché » par quatre autres maisons, déclinaisons de plus en plus modestes du style néo normand, en brique et bois qui cette fois répondraient aux cadres financiers des HBM. Pour des villas balnéaires en briques de trois chambres (avec balcons et porches de bois ouvragés) l’architecte propose un prix de revient de 6 800 francs. Deux maisons accolées de deux niveaux plus des combles aménagés offrent deux logements de 70 m2 et trois chambres chacun pour moins de 5 000 francs par logement. Une maisonnette de rez-de-chaussée est même proposée à 2 800 francs, mais elle ne comporte qu’une seule chambre à coucher, alors qu’elle présente un porche stylisé et un salon éclairé par une vaste baie vitrée

    20Ces exemples ne sont pas les seuls petits logements de l’album, certains étant représentés dans la sélection issue de l’Exposition de l’habitation de 1903. Dans ce cas encore la renommée de l’architecte et ses liens avec l’auteur sont déterminants. C’est Jules Lavirotte qui réalise les plans des deux « maisons ouvrières » présentées comme telles à l’exposition. Cet ancien élève de l’École des beaux-arts est une figure montante de l’Art Nouveau. Il a réalisé l’hôtel de ville d’Aix-les-Bains mais se consacre surtout à la construction de villas particulières, la plus fastueuse de ses réalisations étant l’hôtel particulier du square Rapp dans le 7e arrondissement de Paris, dans lequel il installe sa propre agence. En 1901, ses prouesses décoratives lui valent d’être lauréat du concours de façades de la ville de Paris22. Les petits logements présentés par Jules Lavirotte en 1903 sont de coquettes maisonnettes à pans coupés, aux toitures sophistiquées néo normandes, présentant de larges baies soulignées par un décor de brique en arc de cercle.

    21La carte postale photographique joue un rôle de premier plan dans la diffusion des modèles exposés au Grand Palais. Hector Guimard en fait éditer qui représentent le pavillon qu’il a signé en indiquant en légende « style Guimard », Jules Lavirotte fait de même avec les « constructions Lavirotte ». Notons bien que la terminologie « maison ouvrière » ne figure pas sur les cartes postales et semble interne à l’album de Théodore Lambert. De fait, ces maisonnettes ont un coût estimé de 7 500 francs, elles comportent cuisine et salle à manger et sont bien davantage destinées à une clientèle bourgeoise qu’à un public ouvrier. La villa Dupont à Franconville a été édifiée vers 1907, suivant un des modèles exposés en 1903. Son commanditaire en a fait un pavillon de chasse et cet exemple confirme s’il en était besoin le caractère non populaire des destinataires de ces logements.

    22Dans les exemples précédemment présentés, seules les plus petites maisons de la plage de Mesnil-Val pourraient, aux yeux de la loi, être retenues comme HBM compte tenu de leur coût de revient. Cependant, pour les théoriciens des HBM des critères qualitatifs complètent la typologie des logements. En la matière, l’ouvrage publié par George Picot en 1885 Un devoir social et les logements d’ouvriers fixe un constat qui fait école. Il dénonce sans appel la « malsaine chambre unique » et prône « la maison à trois chambres » affirmant en effet que « la moralité, l’esprit de famille se développe selon les conditions du logement ». Loi de 1894, Congrès internationaux des HBM de 1889 et 1900 : toutes les occasions permettent de réitérer la dénonciation de la « malsaine chambre unique ». La petite maison à 2 500 francs proposée par Léon Mériot sur la plage du Mesnil et qui ne comporte qu’une seule chambre ne peut donc relever que de l’architecture balnéaire à laquelle elle appartient et il est abusif de la présenter comme une proposition d’habitation à bon marché. Dans ce cas, l’expression « habitation à bon marché » est donc à lire au pied de la lettre, au sens de prix de revient compétitif compte tenu des qualités offertes.

    23C’est cette acception qui permet également de justifier la présence dans le recueil d’un véritable petit château, intitulé « deux maisons jumelles à Enghien » (planches 25 et 26). Sur trois niveaux d’habitation et un sous-sol se déploie une architecture éclectique, caractéristique des rives du lac d’Enghien-les-Bains au plus fort moment du développement de l’activité thermale et du casino. L’immeuble est en pierres de taille rehaussé de décors de briques qui soulignent de multiples décrochés. Les façades sont ordonnancées de manière complexe, les ouvertures soulignées d’arcatures en plein cintre surmontées de pignon sculpté, toit en loggia, cheminées néo renaissance et couverture de tuiles vernissées. Chacun des deux logements représentés dispose de six chambres, deux cabinets de toilette, grand salon, salle à manger et escalier d’apparat. Une double circulation avec escalier de service est même prévue dans un cas. Le prix de revient des deux maisons est estimé à 30 000 francs. Les économies d’échelle rendues possibles par le jumelage des deux hôtels particuliers en un seul justifient probablement la notion de bon marché. Mais surtout, la planche 25 permet, comme pour la plage de Mesnil-Val, de présenter une gamme de logements proposés par un même cabinet d’architecte. Dans ce cas, Charles Théon et fils proposent deux autres réalisations beaucoup moins fastueuses, l’une à Eaubonne et l’autre à Soisy, donc dans des communes limitrophes d’Enghien et plus éloignées de la capitale. Le plus modeste des deux pavillons reprend néanmoins l’ornementation néo normande des toitures. Deux grandes baies s’ouvrent dans la façade et sont soulignées d’un arc de briques ornementales en plein cintre, déclinant les décors caractéristiques de l’édifice d’Enghien. La modestie des matériaux est de mise : la brique remplace la meulière ou la pierre de taille. Deux chambres avec cabinet de toilette et WC, cuisine et salle de séjour sont réparties entre les deux niveaux. L’architecte Charles Théon affiche un coût de 7 500 francs, qui correspond à une demande de la part d’une moyenne bourgeoisie prête à accompagner la croissance apportée par le chemin de fer à la banlieue nord de Paris.

    24Ainsi, la logique de la composition du corpus d’image se comprend-elle mieux : loin de dresser un état des lieux de la construction de HBM, l’ouvrage de Théodore Lambert met en exergue la capacité de praticiens à mettre leurs compétences au service de clients moins fortunés que la grande bourgeoisie parisienne qui fit la fortune de leurs prédécesseurs dans un contexte antérieur à la professionnalisation du métier d’architecte. Les réalisations les plus prestigieuses figurent dans le recueil à titre d’argument publicitaire, permettant de souligner visuellement la parenté entre les pavillons de banlieue ou les petites villas balnéaires et leurs modèles conçus pour la grande bourgeoisie. Le recueil « Habitations à bon marché » doit donc être compris avant tout comme une version économique des propositions architecturales de la construction privée de la Belle Époque, telles qu’elles sont mises en valeur dans « Maisons de campagne et villas » ou « Villas et petites constructions ». Il s’agit de susciter un nouveau marché et d’accompagner l’élargissement de la clientèle des architectes, par la diffusion de modèles qui répondent à une demande des classes moyennes en voie d’affirmation.

    Nouveaux marchés, nouveaux paysages

    25C’est ainsi un paysage renouvelé de la banlieue résidentielle que le recueil donne à voir, ce « nouveau suburbain » décrit par Alain Faure pour les années 1890, qui accède dans la conscience des habitants au statut de lieu d’élection, de « cadre préservé et sain dans lequel on ne pouvait que désirer venir vivre23 ». Vallée de la Seine et plages du littoral bas normand, stations de bord de lac ou de rivières : la banlieue des parties de campagnes dominicales est proposée comme lieu de vie moderne et confortable aux futurs clients des architectes. Les planches d’architecture viennent compléter les guides imprimés qui se sont multipliés avec le développement des chemins de fer, puis avec l’usage de la bicyclette, pour donner corps à une imagerie renouvelée de la banlieue, elle-même présentée comme un espace de renouvellement, de régénération. Depuis 1885 et jusqu’en 1908, le grand mouvement d’extension du réseau ferré vers le Nord-Ouest et le Sud-Est parisien se poursuit, plus particulièrement vers l’Est, à la confluence de la Marne et de la Seine, et tout au long de la vallée de la Seine24. La spéculation immobilière s’exerce sur des terrains vierges, les lotissements de bois fleurissent à la sauvette, inspirant aux architectes parisiens des propositions économiques propres à leur assurer une clientèle nouvelle. Aussi, le recueil « Habitations à bon marché » prend-il les airs d’un catalogue de pavillons de meulière flambant neufs dans un environnement généralement marqué par les traces de chantiers récents. Des gravats figurent au premier plan de bon nombre des photographies, la voirie n’est pas aménagée et la boue est souvent présente. Afin de se donner le recul nécessaire à la présentation de l’ensemble de la façade, l’objectif du photographe saisit un environnement qui n’est pas sans annoncer la crise des lotissements défectueux qui caractérise l’histoire de la banlieue parisienne dans l’entre-deux-guerres, mettant à mal le rêve républicain d’une France de petits propriétaires illustré par un album comme celui-ci25…

    26Cependant, l’habitat collectif n’est pas absent du recueil, qui ne peut être réduit à une déclinaison à bas prix de l’offre architecturale en habitat individuel, le logement patronal y tient en effet la seconde place. Les rares exemples de réalisations effectivement destinées à l’habitat ouvrier dans l’album relèvent de l’encadrement patronal, les sociétés de HBM étant absentes de ce paysage. Les cités PLM de Laroche dans l’Yonne ou de Veynes dans les Hautes Alpes (planche 19), les maisons ouvrières de Bogny-Braux dans les Ardennes (planche 9), les maisons ouvrières de Choisy-le-Roi (planche 23) donnent à voir de petits immeubles à l’architecture beaucoup plus sobre que celle des pavillons. Prenons pour exemple le « groupe de maisons ouvrières à Choisy-le-Roi » représenté planches 23 et 24 et attribué à l’architecte Georges Jacotin. La photographie présente une vue d’ensemble de deux groupes de maisons sur deux niveaux, entourées de jardinets plantés de jeunes arbres et clôturés par une palissade de piquets. Les logements sont de 50 m2 avec au rez-de-chaussée une cuisine (7 m2) et une salle à manger (12 m2) puis deux chambres à l’étage. Si la forme générale du bâtiment est sobre, appliquant en grande parie les préceptes issus du modèle mulhousien, des variantes sont néanmoins apportées. L’aménagement intérieur privilégie la dualité cuisine et salle à manger aux dépens d’une troisième chambre à coucher. Le « rôle de la salle commune dans l’habitation à bon marché » est doctement discuté par les promoteurs des HBM. L’architecte Charles Lucas (membre de la Société française des HBM) affirme en 1900 que :

    La salle commune doit être le principe de l’habitation à bon marché ; la salle commune, où la surveillance de la mère, même occupée des soins du ménage et de la cuisine, s’exerce sans cesse sur l’enfant en bas âge ; la salle commune, avec sa grande baie, salle parfaitement éclairée et aérée, où peut s’installer un métier, ce qui permettrait, dans nombre de cas à l’ouvrier, de travailler en dehors de l’usine et des grandes agglomérations bien souvent meurtrières ; la salle commune où tout doit se passer au grand jour, où il faut que l’on soit honnête. […] La salle commune doit être la base, aussi bien morale que matérielle, en dehors de laquelle il n’y a qu’utopie dans la création de la maison de l’homme qui travaille26.

    27Bien entendu, l’idée selon laquelle l’architecture non seulement reflète la société dans laquelle elle naît mais encore constitue un moyen d’intervention sociale et de moralisation est partagée par les architectes comme par les théoriciens des HBM27.

    28Dans le cas des maisons ouvrières de Choisy-le-Roi cependant, l’attention du concepteur se porte également sur les façades du groupe. Les fenêtres sont soulignées par un linteau décoratif de briques et intégrées à un décor peint et orné de médaillons de faïence. C’est l’architecte Georges Jacotin qui réalise ce groupe de maisons ouvrières. En 1889, Georges Jacotin a été associé à Ernest Brunnarius pour la réalisation du siège parisien des faïenceries de Choisy-le-Roi de la maison Hyppolyte Boulenger et Cie, société anonyme créée en 1878 qui obtient en 1889 les deux tiers de la commande pour le revêtement des murs du métro parisien. L’immeuble du 18, rue Paradis est remarquable par sa façade richement décorée de sculptures et de céramiques très colorées. Le domaine industriel des faïenceries de Choisy-le-Roi, proche du chemin de fer d’Orléans, couvre à la fin du xixe siècle plus du tiers de la commune de Choisy. Dès 1867, la famille Boulenger avait mené une politique patronale de construction de logements, crèches, écoles, coopérative de consommation… ainsi qu’un encouragement à la mutualité28. Lorsque Georges Jacotin est donc appelé à réaliser un nouveau groupe de maisons ouvrières il allie les préconisations des HBM à l’affirmation d’une forte identité d’entreprise exprimée sur les façades.

    29La publication aux planches 9 et 10 du « groupe des maisons ouvrières à Bogny-Braux (Ardennes) » permet à Théodore Lambert de mettre une nouvelle fois en exergue le travail de son confrère Léon Bénouville. Ce sont les Boulonneries de Bogny-Braux qui font construire 115 logements d’ouvriers de 1882 à 1892 puis 52 autres de 1902 à 1911, ainsi qu’une crèche et une coopérative. L’usine, dite « la grosse boutique » est la majeure implantation industrielle dans les Ardennes, elle compte plus de mille ouvriers à la Belle Époque. Sa production est spécialisée dans la fabrication de boulons, écrous, rivets, ferrures mais aussi de grosses pièces pour l’artillerie, la marine et les chemins de fer. Elle a été reconstruite après un incendie en 1891. L’implantation industrielle remonte aux années 1850. Les différentes cités ouvrières qui accompagnent le développement de l’usine présentent une unité esthétique par les façades, qui utilisent les matériaux locaux sous la forme de murs de moellon de schiste et briques et par les toitures à deux pans couverts d’ardoises. Les habitations reproduites dans le recueil sont d’imposantes maisons sur trois niveaux, entourées de jardinets. L’une des vues en perspective permet de situer cette « Cité des quatre groupes » à proximité de la cité de l’Échelle, composée pour sa part de logements individuels accolés. Une cité appelée la Rubrique prenait, quant à elle, la forme d’un immeuble collectif29. Léon Bénouville allie à la fois le respect des traditions locales, l’application du principe de la maison de groupe et une recherche architecturale perceptible dans l’agencement original des niveaux et des ouvertures. Une vue rapprochée, en légère contre-plongée, met en valeur le caractère austère de ces constructions adaptées au climat de cette vallée encaissée des Ardennes. Cette prise de vue est originale dans le recueil car elle donne à voir quatre personnages qui animent la scène, alors que la grande majorité des clichés représentent des décors vides d’hommes.

    Fig. 3 Lambert Théodore, Habitations à bon marché, Nouveaux éléments d’architecture, 7e série, Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs, Paris, 1905, planche 9, collection particulière.

    Image

    30Une femme en robe noire sourit au photographe sur la route creusée d’ornières aux pieds de la cité des Quatre Groupes. Sur le muret de schiste qui délimite la parcelle un homme est assis, deux petits garçons en blouse à ses côtés, une petite fille en robe claire saute du mur à l’instant du cliché et n’y figure donc que sous la forme d’une tâche floue. De la volaille est visible aux abords des poulaillers de planches qui jouxtent les maisons. C’est donc un groupe habité qui est ici représenté et pourtant l’angle de vue embrasse un ciel immense, ainsi que l’horizon d’une pente couverte de forêt. Sur l’autre photographie consacrée à cette cité ouvrière aucun habitant ne figure, alors qu’au premier plan un terrain vague et les ornières de la route occupent le quart de l’image. La prise de vue est soigneusement construite, structurée par les lignes obliques et parallèles entre elles que forment la rue de la cité des Quatre Groupes (avec trois maisons au second plan) et la cité de l’Échelle au troisième plan, dont la pente prolonge celle de la colline. Par l’association de ces deux clichés cette neuvième planche de l’album donne à voir un paysage à dominante rurale, l’objectif étant orienté vers la montagne et non vers l’usine et la ville. Les austères maisons ouvrières paraissent campées dans un espace à conquérir, presque sauvage. Cela tranche avec planches précédentes, illustrées des riantes petites maisons du Grand Palais ou d’élégantes villas de Colombes, toutes photographiées frontalement, sans aucun personnage. Lorsqu’il donne à voir des logements ouvriers dans le cadre industriel, lorsqu’il aborde le logement patronal et collectif, le regard de l’architecte accorde davantage de soin à la prise de vue, met en scène non seulement des propositions architecturales mais encore des lieux de vie. Le sourire de la dame en noir, l’image rassurante de l’homme assis près des petits enfants témoignent d’une société conciliée par l’habitat patronal, où les attentes des promoteurs du logement ouvriers sont réalisées.

    31À la planche 19, ce sont des logements construits par la Compagnie du Paris Lyon Méditerranée pour ses cheminots qui sont représentés. Trois lignes de deux petites vignettes (moins de 15 x 8 cm) occupent le haut de la page, la partie basse étant consacrée à une photographie plus grande (24 x 10 cm). Quatre vignettes présentent des vues de la cité ouvrière PLM de Veynes, dans les Hautes-Alpes. Deux vignettes et la grande image montrent la cité de Laroche Migennes dans l’Yonne. Alors que la légende indique pour Veynes comme pour Laroche « pavillons de la cité ouvrière » les photographies représentent à la fois des pavillons à deux ou trois logements et un immeuble d’une trentaine de logements, situé à Veynes. Les panoramas qui permettent d’embrasser toute la longueur de l’immeuble le situent dans son environnement : rails de la voie de chemin de fer au premier plan, jardinets au second plan et pics montagneux en arrière-plan. Une autre prise de vue place au premier plan les vergers soigneusement protégés de murs rustiques alors que l’on distingue du linge étendu au soleil et des silhouettes qui s’affairent auprès des maisons, voire des familles qui prennent la pose devant l’opérateur.

    32La plus grande des photographies embrasse une rue de maisons à quatre logements dans le bourg de Laroche. La rue est animée et la présence du photographe fait attraction pour plusieurs personnes qui posent, non seulement au premier plan mais encore par petits groupes dispersés dans la rue, accentuant la perspective. Tous les visages sont tournés vers l’objectif, révélant ainsi le regard de l’opérateur, regard porté non seulement sur un type de bâti mais encore sur une société populaire dont des individus se distinguent. Au tout premier plan un écolier en blouse et galoches se réjouit et interpelle le photographe ; une jeune femme élégante pose de trois quarts ; un ouvrier en blouse et casquette se tient proche d’un couple âgé ; des groupes de femmes, d’autres d’enfants interrompent leur déambulation et occupent la chaussée. Au loin, un habitat plus dense se devine, trahissant l’intégration de la cité ouvrière au bourg.

    Fig. 4. Lambert Théodore, Habitations à bon marché, Nouveaux éléments d’architecture, 7e série, Librairie générale de l’architecture et des arts décoratifs, Paris, 1905, planche 19, collection particulière.

    Image

    33Laroche-Migennes et Veynes ont connu l’une et l’autre une évolution urbaine accélérée par le développement ferroviaire. Le village de Migennes a enregistré un essor démographique exceptionnel au cours de la seconde moitié du xixe siècle, passant de 570 à près de 2 500 habitants entre 1846 et 1906. C’est la décision du PLM de choisir le site portuaire de Laroche pour y installer son dépôt de locomotives en 1880 qui entraîne la transformation du village agricole en une ville cheminote30. Veynes, dans les Hautes-Alpes reçoit également un dépôt de locomotives, avec la construction en 1885 d’une rotonde pour le ravitaillement en combustible, l’installation d’un centre d’apprentissage et d’un atelier de réparations. En 1894, est achevée « l’étoile de Veynes » avec quatre voies reliant ce nœud ferroviaire des Alpes du Sud à Marseille (1875), Grenoble (1878), Briançon (1884) et Valence (1894). Ce sont plus de cinq cents cheminots qui sont employés par le PLM dans la petite ville alpine, lui conférant une forte identité professionnelle et sociale31.

    34Dans le cas de ces bourgs brutalement propulsés au rang de cités cheminotes le PLM adopte une politique de construction de logement qui tranche avec sa pratique habituelle. L’essentiel du parc immobilier de la compagnie est en effet consacré aux logements de fonction des personnels. Il s’agit de permettre d’être disponibles sur les lieux de travail pour les chefs et sous chefs de gares et les gardes barrières des passages à niveau… Sur les quelque 10 000 logements offerts par la compagnie en 1914, 8 600 répondent à ce besoin. La politique de logement à caractère social et destinés à favoriser la mobilité géographique et donc les carrières des cheminots ne s’affirme quant à elle qu’après la première guerre, dans le cadre de la forte croissance des effectifs des compagnies32. Pour une compagnie de chemin de fer, les cités ouvrières cheminotes de Laroche-Migennes ou de Veynes font donc figure d’expérimentation dans le domaine du logement social. C’est à ce titre qu’elles figurent dans l’album de Théodore Lambert, alors que les formes architecturales ne présentent pas d’originalité. D’ailleurs, la plage de plans est succincte, ne rendant pas compte de l’ensemble des types d’habitat photographié, ce qui est exceptionnel pour l’album. Dans ce cas ce sont bien les prises de vue qui priment, mettant en scène une société cheminote intégrée à son environnement. Le regard du photographe est donc nettement différencié selon qu’il s’agisse d’habitat ouvrier dans le cadre de l’intervention patronale ou d’habitat individuel à prix compétitif.

    35À l’exception d’un personnage récurrent, qui est peut-être l’assistant de l’opérateur, les vues représentants des maisons individuelles sont toujours dépourvues de présence humaine, alors que l’habitat collectif et la population semblent indissociables. Ces figures saisies dans leur quotidien contribuent à donner une image pacifiée des sociétés pour lesquelles l’habitat patronal est mis en œuvre. Mais l’expression d’une harmonie urbaine et sociale n’est pas absente non plus du recueil dans les pages consacrées à l’habitat individuel.

    36Bien au contraire, les nombreuses déclinaisons plus ou moins cossues des propositions architecturales inspirées de réalisations fastueuses distillent la promesse d’un accès large et presque universel au confort et à la modernité de l’habitat individuel. Ainsi le technicien construit-il un paysage idéal, dans lequel la question sociale se trouverait résolue par un marché immobilier capable de s’adapter à tous les besoins…

    Notes de bas de page

    1 Marc Saboya parle de « raz de marée graphique » déferlant sur l’Europe pour les années 1860 à 1914. Il recense alors plus de trois cents revues spécialisées en France. Marc Saboya, « Remarques préliminaires à une étude du travail sur l’image dans la presse architecturale du xixe siècle » in Jean-Michel Leniaud et Béatrice Bouvier, dir., Les périodiques d’architecture xviiie-xxe siècle, recherche d’une méthode critique d’analyse, Paris, École Nationale des Chartes, 2001, p. 75.

    2 Marc Saboya, ibid., p. 67-68.

    3 Pierre-Henri Gélis-Didot, « préface » dans P. Gélis-Didot et Th. Lambert, La construction privée à la fin du xixe siècle. Hôtels et maisons de Paris, façades et détails, Paris, librairies-imprimeries réunies (ancienne maison Morel) May et Motteroz directeurs, 2 rue Mignon, 1893.

    4 Marc Saboya, ibid., p. 75.

    5 Christopher Drew Armstrong (ed.), Paris, mansions and apartments 1893, Façades, Floor plans and Architectural Details, Mineola, New York, Dover publications, 2011, p. IV.

    6 Marc Saboya, ibid., p. 69.

    7 Edmond Delaire, Architectes élèves de l’École des beaux-arts 1793-1907, 2e édition, Paris, Librairie de la Construction Moderne, 1907, p. 310.

    8 Musée d’Orsay, fiche artiste no 91674 URL http://www.musee-orsay.fr/fr/espace-professionnels/professionnels/enseignants-et-animateurs/documentation-pedagogique/salle-de-documentation/fiches-dartistes.htm l

    9 Base Mérimée, Ministère de la Culture, IA00067722, URL http://www.culture.gouv.fr/documentation/memoire/LISTES/bases/AG_com-000.html

    10 Élisabeth Justome, « L’influence des réseaux dans la naissance et l’évolution des stations de villégiature : l’exemple de la Côte de Granit rose (Côtes-d’Armor) », In Situ, revue des patrimoines [en ligne], 2005.

    11 Alfred de Foville, « L’habitation dans les diverses parties de la France », Annales de Géographie, 1895, vol. 4, p. 210-216.

    12 Cité par Charles Lucas dans Étude sur les habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, Bibliothèque de la construction moderne, 1899, p. 28. Charles Lucas précise que de 1854 à 1888 la Société mulhousienne a construit 1124 maisons, le capital social de 355 000 francs rapportant régulièrement aux 71 actionnaires un intérêt maximum de 4 %. Ces éléments constituent le modèle de référence du mouvement des HBM en France.

    13 Charles Droulers, La loi du 30 novembre 1894 relative aux habitations à bon marché : son application dans une grande ville industrielle, Paris, A. Rousseau, 1898, p. 25.

    14 Roger-Henri Guerrand, Propriétaires et locataires. Les origines du logement social en France 1850- 1914, Paris, Quintette, 1987, p. 279.

    15 Roger-Henri Guerrand, Propriétaires…, op. cit., p. 280.

    16 Edmond Delaire, Architectes…, op. cit., p. 419.

    17 Base Mérimée, Ministère de la Culture. Dans les années 1920, il est l’architecte de la Compagnie des Chemins de fer du Nord et construit pour les Rothschild des sites ferroviaires dans le style Art Déco.

    18 Dont une affiche précise qu’elle est en fibrociment, matériaux en vogue à l’exposition de l’habitation ainsi que le béton.

    19 Musée d’Orsay, notice artiste no 32958.

    20 Musée d’Orsay, notice artiste no 6372.

    21 Base Mérimée, Ministère de la Culture, IA92000063.

    22 Base Mérimée, Ministère de la Culture IA00067722.

    23 Alain Faure, Les premiers banlieusards. Aux origines de la banlieue de Paris 1860-1940, Paris, Créaphis, 1991, p. 167.

    24 Julia Csergo, « Loisirs péri urbains et représentations de la banlieue parisienne, fin xviiie-xixe siècle », Sociétés et représentations, 2004/1, no 17, p. 15-50.

    25 Annie Fourcaut, La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux dans la France de l’entre-deux-guerres, Paris, Créaphis, 2000, 339 p.

    26 Charles Lucas, Étude sur les habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, Librairie de la construction moderne, 1900, p. 31-32.

    27 Marion Loine, « L’architecture écrit l’histoire », Bibliothèque de l’École des Chartes, no 163, 2005, p. 213-239.

    28 Marie-Françoise Laborde, Architecture industrielle. Paris et environs, Paris, Parigramme, 1998, p. 31

    29 Base Mérimée, Ministère de la Culture, IA08000331.

    30 Georges Ribell, « Quand le PLM délocalise ses dépôts de locomotives… Tonnerre un destin ferroviaire précaire », Revue des Hommes des Chemins de Fer, 38, 2008, mis en ligne le 10 mai 2011. URL : http//rhcf.revues.org/430.

    31 Cf. « Écomusée du cheminot veynois » ouvert en 1999.

    32 Nous nous référons sur ce point à la communication présentée par David Lamoureux à la journée « L’habitat Ouvrier : utopies et réalités. De l’histoire de l’architecture à l’histoire sociale », Université de Perpignan, CRHiSM (EA 2984), 6 mai 2005.

    Auteur

    • Laurence Américi

      Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme

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    1 Marc Saboya parle de « raz de marée graphique » déferlant sur l’Europe pour les années 1860 à 1914. Il recense alors plus de trois cents revues spécialisées en France. Marc Saboya, « Remarques préliminaires à une étude du travail sur l’image dans la presse architecturale du xixe siècle » in Jean-Michel Leniaud et Béatrice Bouvier, dir., Les périodiques d’architecture xviiie-xxe siècle, recherche d’une méthode critique d’analyse, Paris, École Nationale des Chartes, 2001, p. 75.

    2 Marc Saboya, ibid., p. 67-68.

    3 Pierre-Henri Gélis-Didot, « préface » dans P. Gélis-Didot et Th. Lambert, La construction privée à la fin du xixe siècle. Hôtels et maisons de Paris, façades et détails, Paris, librairies-imprimeries réunies (ancienne maison Morel) May et Motteroz directeurs, 2 rue Mignon, 1893.

    4 Marc Saboya, ibid., p. 75.

    5 Christopher Drew Armstrong (ed.), Paris, mansions and apartments 1893, Façades, Floor plans and Architectural Details, Mineola, New York, Dover publications, 2011, p. IV.

    6 Marc Saboya, ibid., p. 69.

    7 Edmond Delaire, Architectes élèves de l’École des beaux-arts 1793-1907, 2e édition, Paris, Librairie de la Construction Moderne, 1907, p. 310.

    8 Musée d’Orsay, fiche artiste no 91674 URL http://www.musee-orsay.fr/fr/espace-professionnels/professionnels/enseignants-et-animateurs/documentation-pedagogique/salle-de-documentation/fiches-dartistes.htm l

    9 Base Mérimée, Ministère de la Culture, IA00067722, URL http://www.culture.gouv.fr/documentation/memoire/LISTES/bases/AG_com-000.html

    10 Élisabeth Justome, « L’influence des réseaux dans la naissance et l’évolution des stations de villégiature : l’exemple de la Côte de Granit rose (Côtes-d’Armor) », In Situ, revue des patrimoines [en ligne], 2005.

    11 Alfred de Foville, « L’habitation dans les diverses parties de la France », Annales de Géographie, 1895, vol. 4, p. 210-216.

    12 Cité par Charles Lucas dans Étude sur les habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, Bibliothèque de la construction moderne, 1899, p. 28. Charles Lucas précise que de 1854 à 1888 la Société mulhousienne a construit 1124 maisons, le capital social de 355 000 francs rapportant régulièrement aux 71 actionnaires un intérêt maximum de 4 %. Ces éléments constituent le modèle de référence du mouvement des HBM en France.

    13 Charles Droulers, La loi du 30 novembre 1894 relative aux habitations à bon marché : son application dans une grande ville industrielle, Paris, A. Rousseau, 1898, p. 25.

    14 Roger-Henri Guerrand, Propriétaires et locataires. Les origines du logement social en France 1850- 1914, Paris, Quintette, 1987, p. 279.

    15 Roger-Henri Guerrand, Propriétaires…, op. cit., p. 280.

    16 Edmond Delaire, Architectes…, op. cit., p. 419.

    17 Base Mérimée, Ministère de la Culture. Dans les années 1920, il est l’architecte de la Compagnie des Chemins de fer du Nord et construit pour les Rothschild des sites ferroviaires dans le style Art Déco.

    18 Dont une affiche précise qu’elle est en fibrociment, matériaux en vogue à l’exposition de l’habitation ainsi que le béton.

    19 Musée d’Orsay, notice artiste no 32958.

    20 Musée d’Orsay, notice artiste no 6372.

    21 Base Mérimée, Ministère de la Culture, IA92000063.

    22 Base Mérimée, Ministère de la Culture IA00067722.

    23 Alain Faure, Les premiers banlieusards. Aux origines de la banlieue de Paris 1860-1940, Paris, Créaphis, 1991, p. 167.

    24 Julia Csergo, « Loisirs péri urbains et représentations de la banlieue parisienne, fin xviiie-xixe siècle », Sociétés et représentations, 2004/1, no 17, p. 15-50.

    25 Annie Fourcaut, La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux dans la France de l’entre-deux-guerres, Paris, Créaphis, 2000, 339 p.

    26 Charles Lucas, Étude sur les habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, Librairie de la construction moderne, 1900, p. 31-32.

    27 Marion Loine, « L’architecture écrit l’histoire », Bibliothèque de l’École des Chartes, no 163, 2005, p. 213-239.

    28 Marie-Françoise Laborde, Architecture industrielle. Paris et environs, Paris, Parigramme, 1998, p. 31

    29 Base Mérimée, Ministère de la Culture, IA08000331.

    30 Georges Ribell, « Quand le PLM délocalise ses dépôts de locomotives… Tonnerre un destin ferroviaire précaire », Revue des Hommes des Chemins de Fer, 38, 2008, mis en ligne le 10 mai 2011. URL : http//rhcf.revues.org/430.

    31 Cf. « Écomusée du cheminot veynois » ouvert en 1999.

    32 Nous nous référons sur ce point à la communication présentée par David Lamoureux à la journée « L’habitat Ouvrier : utopies et réalités. De l’histoire de l’architecture à l’histoire sociale », Université de Perpignan, CRHiSM (EA 2984), 6 mai 2005.

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    Américi, Laurence. «  L’album Habitations à bon marché de Théodore Lambert (1905) ». La mosaïque des racines, édité par Laurence Américi et al., Presses universitaires de Provence, 2014, https://doi.org/10.4000/books.pup.15457.

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    Américi, Laurence, Xavier Daumalin, Olivier Raveux, Céline Regnard, et Isabelle Renaudet, éd. La mosaïque des racines. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence, 2014. https://doi.org/10.4000/books.pup.15392.
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