Espaces forestiers, espaces de loisir en Méditerranée
Les conversions de l’espace domanial de l’Esterel (xixe-xxe siècles)
p. 39-49
Texte intégral
1Situé en bord de mer entre Saint-Raphaël, Fréjus et Cannes, le domaine de l’Esterel est bien connu pour l’attrait touristique de ses paysages. Il offre aux yeux émerveillés du randonneur la couverture verte de ses forêts, la beauté de ses sommets de porphyre rouge, le bleu du ciel et de la mer. Toutefois, cette orientation est relativement récente. Avant le début du xxe siècle, le massif est tour à tour une zone de pâturage et d’extraction de bois de feu puis un modèle d’application des lois contre les incendies dans une volonté d’exploitation rentable du potentiel boisé. Le cas de l’Esterel est donc symptomatique de la conversion des espaces. Son corpus cohérent, celui d’une forêt domaniale1, permet en outre de souligner le rôle et les interactions de différents acteurs sociaux qui peuvent tout aussi bien encourager, voire provoquer les changements ou seulement les accepter, les suivre et même les subir ou à l’inverse tenter de les bloquer. Pour bien comprendre la conversion d’un espace devenu touristique et les jeux des différents acteurs, il faut tenir compte du temps long et des héritages anciens c’est-à-dire du passage d’un bois exploité pour servir les besoins locaux d’une société agropastorale (début du xixe siècle) à un bois aménagé pour l’exploitation du potentiel ligneux au niveau national dans le contexte de l’industrialisation (deuxième moitié du xixe siècle).
L’Esterel : un espace de production ligneuse
2Voulant répondre aux nouvelles exigences de la fabrication des papiers, de l’extraction minière, de la construction navale et ferrée, de l’urbanisation et des nouvelles industries, le corps des Eaux et Forêts tente de soumettre les bois domaniaux de l’Esterel à un aménagement réglé. Durant toute la première moitié du xixe siècle, ces agents luttent contre l’exploitation traditionnelle et les anciens droits d’usages incompatibles avec une production rentable de pins, de résine ou de liège. À partir de 1839 pour Saint-Raphaël et 1858 pour Fréjus, ils obtiennent gain de cause. Les habitants ne peuvent plus prélever de bois de chauffage et de construction, de bois gras pour les fours à chaux ou d’échalas pour les vignes. De même, ils ne peuvent plus mener leurs bêtes au pacage, vendre et affermer les herbages, pratiquer des cultures temporaires. Seules quelques concessions payantes sont tout de même maintenues comme la chasse (1860-1890) ou les locations de terres à cultiver2.
3À un moment où les pins, la résine et le liège deviennent rentables, cette lutte contre des usages jugés « archaïques » rejoint parfaitement les intérêts des notables locaux, élus et/ou grands propriétaires. En effet, les pratiques agropastorales, notamment les issarts ou écobuages peuvent entraîner des embrasements catastrophiques pour le potentiel ligneux. En 1838, 4 500 ha seraient partis en fumée dans le massif de l’Esterel, puis en 1854 2 000 ha auraient à nouveau été ravagés par les flammes3.
4Frappé par ces sinistres récurrents, Charles de Ribbe, avocat aixois et ardent défenseur des bois, fait paraître un ouvrage novateur sur les incendies de forêts dans la région des Maures et de l’Esterel, leurs causes et les moyens d’y remédier4. Sous son impulsion, une société regroupant les propriétaires des Maures et de l’Esterel mais aussi les principaux élus se met en place. Rapidement, elle s’associe avec l’administration des Eaux et Forêts pour réclamer une politique de prévention et de lutte efficace contre l’embrasement des bois.
5Ces pressions sont entendues par le Directeur Général des Eaux et Forêts, M. Faré, qui organise en 1868 une vaste enquête sur la question. Son rapport est suivi de deux lois spécifiques pour « la région du feu ». En 1870, la loi « relative aux mesures à prendre contre les incendies dans la région boisée des Maures et de l’Esterel » prévoit l’interdiction de l’usage du feu pendant l’été et la création d’un réseau de « routes de protection ». D’autre part, elle incite les propriétaires à aménager des tranchées pare-feu en cas de non-débroussaillement. Mais sur le terrain, cette législation laisse une grande part à l’initiative privée et n’est donc pas ou peu appliquée. Il faut la renouveler vingt ans plus tard avec la loi du 19 août 18935.
6Si les lois de 1870 et de 1893 connaissent peu de succès dans les propriétés privées, il en est tout autrement dans la forêt domaniale de l’Esterel. Entre 1872 et 1900, une série d’aménagements est lancée et financée par l’État6. Ainsi dix maisons forestières et six logements plus un baraquement au mont Vinaigre sont construits et équipés pour recevoir des ouvriers ou des agents des Eaux et Forêts. Au début du xxe siècle, ces maisons forestières sont même reliées entre elles et au bureau du chef de cantonnement à Fréjus par un réseau téléphonique. En parallèle, des routes7 et des tranchées pare-feu8 sont ouvertes. Établi en bordure du massif, sur les crêtes et au cœur des bois, ce réseau quadrille la forêt domaniale. Il permet tout à la fois de mieux surveiller les espaces et en cas d’incendie, de donner l’alerte au plus tôt, de favoriser l’arrivée rapide des secours tout en bloquant la progression de l’embrasement9.
7Au-delà de la seule protection, l’administration forestière s’attelle aussi à la régénération des peuplements trop souvent atteints par les flammes. Entre 1872 et 1895, l’équipement du massif forestier est doublé de travaux de régénération des boisements et de repeuplements artificiels en chênes-lièges, châtaigniers, micocouliers, pins d’Alep et pins maritimes sur 338 ha pour les feuillus et 268 ha pour les résineux.
8Réalisés à la fin du xixe siècle, tous ces travaux et ces aménagements ne doivent pas favoriser les anachronismes. Que l’on ne s’y trompe pas : du point de vue de l’administration, il ne s’agit pas de restaurer les sites paysagers mais de renouveler puis d’exploiter au mieux le potentiel boisé désormais rentable.
9Jusqu’à la fin du xixe siècle, l’exploitation régulière a toujours été entravée par les incendies et par l’enclavement de l’Esterel. Garde général des Eaux et Forêts, J. Salvador explique qu’il n’y a pas eu « de mise en coupe et d’exploitation réglée du massif ». Entre 1838 et 1902, « on s’est borné à tirer parti des arbres brûlés après chaque sinistre, à faire quelques rares exploitations extraordinaires de résineux sains10 ». En fait, seuls les chênes-lièges ont été exploités régulièrement depuis 1827.
10Toutefois à la fin du xixe siècle, la politique de lutte contre les incendies, les nouveaux aménagements mis en place et les repeuplements forestiers changent largement la donne ou tout du moins le laisse espérer. Les routes et les chemins de vidange vers Saint-Raphaël et Fréjus, sans oublier les liaisons ferroviaires, favorisent l’acheminement du potentiel boisé vers les scieries puis vers les lieux de consommation11. De leur côté, les maisons forestières et les baraquements permettent le logement sur place de la main-d’œuvre. Autrefois « région impraticable et presque sans valeur », le massif de l’Esterel, désormais désenclavé, constitue « une nouvelle richesse » avec ses chênes-lièges et ses pins12. Au début du xxe siècle, J. Salvador veut donc exploiter les lièges et les écorces de pins et prévoit un aménagement régulier entre 1906 et 191813. Il souligne d’ailleurs la bonne qualité du liège de l’Esterel et évoque les nombreux débouchés des pins : « poteaux télégraphiques, piquets pour la vigne, perches de mines, notamment pour les mines du Gard et bois de feux pour les tuileries de Fréjus et de Vallauris14 ».
11Pourtant, en dépit des rêves d’exploitation rentable, les aménagements mis en place serviront peu à leur destination première… Les travaux de construction des routes, tranchées pare-feu ou encore les réensemencements ont été décidés entre 1870 et 1893, leur réalisation court jusque dans les premières années du xxe siècle. Mais en l’espace de quarante années, le contexte s’est totalement transformé… Menacés par de nombreux concurrents, les produits ligneux du Var connaissent une baisse des prix sans précédent. Lièges, pins ou résines deviennent peu rentables et leur vente ne couvre même plus le coût de leur extraction15. Au début du xxe siècle, on retrouve encore des professionnels qui sollicitent des adjudications ou des concessions pour emprunter les chemins forestiers afin de vidanger le bois d’un particulier mais ils sont extrêmement rares16. Dans l’Esterel, le temps n’est plus à l’exploitation du pin ou du liège. Certains acteurs locaux et notamment les élus ont vite compris ce retournement de conjoncture et tentent de promouvoir un autre essor économique.
L’Esterel : une difficile reconversion
12En 1903, la construction d’une « route de la corniche » accessible aux automobilistes entre Cannes et la Napoule constitue un aménagement touristique spectaculaire. L’initiative en revient à M. Capron, adjoint puis maire de Cannes, délégué du Touring Club de France (TCF). Fort coûteux, le financement est assuré en partie par le Conseil Général mais aussi par le TCF qui tente de promouvoir la valeur touristique de ce secteur. Lors du concours de photographies de 1903-1904, l’association récompense d’ailleurs un reportage sur l’Esterel et la création d’une « route de la corniche » puis favorise la diffusion des photos qui ont été primées dans des cycles de conférences ou dans différentes publications17. Portée par les élus locaux et par le Touring Club, cette première opération s’inscrit dans la tradition d’un tourisme mondain qui s’est développé tout au long du xixe siècle dans les stations balnéaires ou thermales et notamment à Cannes18. Avec ce nouveau réseau routier, il s’agit d’augmenter encore l’attrait de la région en proposant une excursion automobile au riche touriste attiré par la contemplation d’un point de vue splendide. Doté d’une villégiature à Cavalaire depuis 1890, le secrétaire puis président de l’Alliance Française, Pierre Foncin témoigne parfaitement d’une pleine conscience de la beauté chatoyante de ces paysages en ce début de xxe siècle.
Le contraste est saisissant entre le vert somptueux des forêts, la flamme des porphyres, l’azur de la mer et du ciel et, d’un coté, le noir profil des Maures, tandis que de l’autre la ligne argentée des Alpes étincelle à l’extrême horizon19.
13Le succès touristique de l’Esterel se lit également dans les archives de l’administration des Eaux et Forêts. Dans ces années de la Belle Époque, plusieurs demandes de droits et de concessions permettent de percevoir les premiers aménagements privés d’hôtels ou de villas en bordure ou même à l’intérieur de la forêt domaniale. Désormais, les propriétaires sollicitent la possibilité d’utiliser les routes forestières20, d’aménager leur bien en faisant passer des canalisations ou cherchent à bénéficier des sources du massif pour alimenter en eau leur propriété21. Parfois, ces requêtes sont encore plus ambitieuses. M. Laurent a, par exemple, bénéficié en 1903 d’une location de terrain et a édifié à ses frais un restaurant près de la gare du Trayas22. De même, en mai 1909, M. Lutaud, docteur en médecine à Paris, jouit, pour neuf ans, de la concession d’une parcelle de 50 ares dans le canton du Dramont afin de bâtir une baraque de gardien et ouvrir un chemin allant de la forêt à la calanque23.
14Jusque dans les années 1910, ces premières sollicitations sont accordées car elles demeurent relativement modestes. En effet, la route de l’Estérel reste peu fréquentée en dépit de tous les efforts financiers investis. L’idée d’un essor économique de la contrée par le tourisme n’est d’ailleurs pas unanimement partagée. Amoureux de la région, Pierre Foncin s’intéresse de près à l’évolution des massifs forestiers varois. En 1906, il crée même une Association des Amis des Maures et de l’Esterel. À travers son regard de géographe favorable au développement « du pays » par l’agriculture, l’Esterel paraît encore sauvage et l’intérieur du massif n’est guère conforme aux règles esthétiques en vigueur. À l’écouter en 1910 :
Il n’y a point d’ailleurs d’illusion à se faire sur le genre de prospérité que l’afflux des étrangers de passage développe dans une contrée. C’est une prospérité assez artificielle. Sans contredit, elle procure l’aisance, quelquefois la richesse à une certaine classe de la société, composée surtout d’hôteliers, de cafetiers, d’entrepreneurs d’industries diverses ; mais elle n’exerce d’influence que dans une zone littorale restreinte ; elle n’a que des effets très indirects sur le développement de l’agriculture, cette mère nourrice des hommes ; elle n’accroît pas notablement la force de production du pays tout entier. En outre, elle est précaire, car elle dépend surtout de la mode24.
15Placés dans le même état d’esprit, les agents des Eaux et Forêts ne se sentent absolument pas concernés par l’essor du tourisme. Rédigé en 1905, le long rapport du garde général J. Salvador ignore totalement cet aspect… Formée à Nancy pour aménager et gérer les bois soumis au Code forestier, l’administration nationale s’inscrit encore dans une logique productiviste. Entre 1906 et 1918, un aménagement régulier est d’ailleurs mis en place afin d’exploiter les lièges et les écorces de pins25. En ce début de xxe siècle, les Eaux et Forêts comptent bien tirer parti des aménagements déjà réalisés, aménagements qui devraient rendre, du moins le croit-on, rentable l’exploitation des bois en dépit de la baisse des prix.
16Mais les derniers espoirs de production boisée s’envolent en fumée. En 1918, 5 000 ha sont ravagés par le feu, suivis de 282 ha. en 1923 et 1 000 ha en 1927. Après cette succession de sinistres, le massif, à nouveau en voie de régénération, ne peut plus être exploité de manière régulière. L’administration forestière doit « se contenter de pratiquer les opérations culturales et de nettoiement s’avérant nécessaire […] : la réalisation des bois tarés ou dépérissants et l’extraction des pins mûrs et sans avenir26 ». Tous les efforts des agents forestiers semblent avoir été réduits à néant. Pourtant, les aménagements de protection du massif forestier n’ont pas été faits en vain… Certes, ils n’ont pas permis d’éviter les sinistres et d’exploiter les bois, mais ils vont être réutilisés d’une manière tout autre.
L’Esterel : un espace touristique
17À partir de la fin du xixe siècle, un nouveau type de tourisme apparaît. Les voyages d’agrément ne se font plus seulement autour des villes, mais incluent la nature comme un patrimoine à visiter. De plus en plus, ce nouvel axe touristique se développe en associant la découverte des paysages avec les exercices du corps par le biais de randonnées, de l’escalade ou d’excursions à bicyclettes. Désormais, il s’agit de connaître l’aventure en pleine nature. Dès lors, l’arrière-pays ou les domaines boisés deviennent des lieux de loisir pour les élites urbaines. Vus comme « naturels », ces espaces sont considérés comme le pendant apaisant du stress de la ville et des constructions humaines. Armés de ce nouveau regard, quelques touristes précurseurs ne voient plus dans l’intérieur du massif de l’Esterel un paysage décharné mais un cadre paysager pittoresque, sublime et grandiose. Les gorges, par exemple, représentent le complément sombre et fascinant des sommets de porphyre rouge.
18Au-delà du Touring Club, cette nouvelle vision de la nature et du paysage est largement diffusée par des associations diverses comme le Club alpin français (CAF, 1875), les Excursionnistes Provençaux (1892) ou encore la Société forestière provençale ; le Chêne (1909) sans oublier certains entrepreneurs à l’instar de la compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée (PLM). Connaissant un réel essor après la loi sur les associations de 1901, toutes ces sociétés tentent de satisfaire la nouvelle demande sociale mais aussi de l’encourager et parfois même de la susciter. Elles tissent alors des réseaux de collaboration entre les divers acteurs du tourisme, du sport, des transports et des forêts. Le Touring Club se rapproche ainsi de l’administration en participant à de nombreux congrès ou en mettant sur pied des voyages d’études. Après les sinistres des années 20, sa commission des « Pelouses et Forêts » organise avec des officiers des Eaux et Forêts et le célèbre botaniste Charles Flahault, une tournée d’observation et de réflexion sur les incendies27.
19Cette coopération avec le service forestier est couronnée de succès. Peu à peu, les agents modifient leurs représentations productivistes et orientent leurs travaux vers la lutte contre les feux et la valorisation touristique. Dans les années 1930, la régénération des parcelles incendiées ou reboisées est présentée comme un embellissement des paysages qui s’ornent de pins maritimes, de châtaigniers, de chênes-lièges, de micocouliers, de caroubiers, de noyers et même d’érables ou de robiniers (faux acacias). Pour rehausser la beauté du « décor », l’administration est même disposée à implanter dans le massif de nouvelles essences, notamment des eucalyptus et des mimosas, permettant tout à la fois de lutter contre la progression d’un sous-bois inflammable et de répondre aux goûts esthétiques des promeneurs28.
20Avec l’appui des notables locaux, du Touring Club et de la compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée, l’administration se lance aussi dans une publication spécialisée. Exclusivement tournée vers les loisirs, la chasse, la pêche et le tourisme, la revue le Chêne souhaite sensibiliser le public à la beauté du paysage mais aussi à la fragilité des bois sans cesse menacés par les flammes. En 1934, le numéro 12 est entièrement consacré au Var et fait découvrir les forêts des Maures et de l’Esterel avec de nombreuses photographies. Cette publication est l’occasion de remodeler la représentation de l’espace et de ses aménagements pour les montrer sous un nouveau jour, plus attrayant et plus touristique. Dans son article sur l’Esterel, l’inspecteur des Eaux et Forêts Henri Lavauden montre bien cette évolution. Il décrit une « terre inexplorée et sauvage, refuge des bêtes fauves ». Une forêt qui « inspirait aux premiers âges une crainte superstitieuse. Seuls les loups et les brigands hantaient ses fourrés inextricables29 ». Mais désormais, les éléments naguère dénigrés sont parés de tous les atours. Autrefois impénétrable et déchiqueté, ce massif devient peu à peu « rempli d’une âpre et rude beauté »30. Même le maquis, « combustible parfait », comporte avec ses bruyères, ses cistes, ses arbousiers ou ses lentisques « un élément de beauté et de charme qui séduit le voyageur. Au printemps, le maquis couvert de fleurs embaume et dans la resplendissante lumière d’un beau matin de mai, les corolles roses des cistes et les grappes fleuries de bruyères charment les yeux et le cœur des amoureux de ce beau pays de Provence31 ».
21Toutefois, pour promouvoir le tourisme, il ne suffit pas de rendre la forêt attrayante, encore faut-il la rendre accessible. Dans ce domaine, la forêt domaniale de l’Esterel bénéficie d’un héritage exceptionnel. Les routes et les sentiers ouverts à la fin du xixe siècle mais aussi les cartes topographiques, réalisées par les Eaux et Forêts en 1889 puis à partir de 190332, sont autant d’atouts pour favoriser une rapide pénétration touristique. Plaques indicatrices, table d’orientation du cap Roux33, itinéraires de randonnées aventureuses à l’intérieur du massif, le Touring Club et les guides de voyage viennent renforcer ces précieuses dispositions. Désormais, le randonneur peut circuler facilement mais aussi se repérer dans l’espace, lire le paysage, s’orienter vers les sites les plus prestigieux et les points hauts, bref s’approprier le territoire34.
22Publicités, informations, aménagements, tous ces efforts de promotion du tourisme portent largement leurs fruits. Après la Première Guerre mondiale, Saint-Raphaël se développe comme une station balnéaire de plus en plus recherchée avec ses casinos, ses hôtels, ses villas, son golf et sa plage. Fréjus, de son côté, connaît une extension moins grande. Toutefois, à la fin des années 1920, la municipalité se lance dans un projet de construction de villas, de création d’un casino et d’un palace non loin du grand hôtel et de la plage édifiée en 1928.
23Ce succès touristique modifie profondément le rôle des Eaux et Forêts et l’utilisation de l’espace domanial. Les demandes de concessions adressées à l’administration ne réclament plus des zones de pacage, une terre de culture temporaire ou une concession d’exploitation de bois. Désormais, il s’agit d’utiliser les routes de la forêt domaniale de l’Esterel pour une course automobile35, de construire un hôtel ou de poser des plaques d’orientation pour le promeneur36.
24Toutefois, l’essor du tourisme comporte de nombreux revers de la médaille. Dès les années 30, les officiers des Eaux et Forêts s’inquiètent de « la trop grande circulation estivale de touristes et de promeneurs naturellement imprudents37 ». Déjà, ils s’interrogent sur le bien fondé d’un libre accès aux bois. « Ne faut-il pas voir dans ce fait une aggravation des risques incendies et n’est-ce point là une cause de la recrudescence des sinistres depuis la fin de la dernière guerre38 ? » Ces inquiétudes sont d’autant plus vives face à la spéculation foncière et au fort développement des intérêts privés. En avril 1911 M. Laisant demande la location d’une surface de 15 000 m2 près du sémaphore du Dramont39. Le 17 mai 1912, M. Wehrheim, domicilié à Cannes et propriétaire d’une villa au cap Roux, veut obtenir la location pour 16 ans d’un terrain domanial contenant une source car il désire améliorer ses plantations de mimosas et autres arbres créés dans sa propriété40. Le 25 juillet 1925 M. Marchetti, demeurant au Trayas, sollicite l’occupation d’une presqu’île rocheuse de 2 205 m2 environ au fond de la calanque du Trayas avec utilisation des bâtiments à l’usage d’hôtel-restaurant41. Mais les demandes franchissent encore un pas supplémentaire lorsqu’en juillet 1926, M. Ardouin, architecte à Paris, propose l’aliénation au prix de 400 000 francs, d’une parcelle en bord de mer, dans le canton du Dramont ; « site idéal […] jouissant d’une vue admirable non seulement sur la mer mais sur la côte42 ».
25Conscients de tous les risques de dégradation de la forêt domaniale, de nombreux promoteurs du tourisme souhaitent étendre la protection « du patrimoine naturel ». Dès 1905, des membres du Touring Club ont d’ailleurs évoqué un classement en Parc national du massif de l’Esterel sur le modèle de Yellowstone aux États-Unis. Toutefois, un tel classement aurait bloqué la construction d’infrastructures et notamment la mise en place de lacs artificiels indispensables à l’alimentation en eau des villes voisines. Ironie du sort, cela aurait même nui à la protection et à l’entretien des bois en entravant l’aménagement des routes et des retenues d’eau pourtant essentielles dans la lutte contre les incendies.
26Privés des barrières de protection d’un Parc national, les agents des Eaux et Forêts ne renoncent pas pour autant à sauvegarder le domaine public. Comme l’écrit le garde forestier de l’Esterel en 1912 :
Si tous les intérêts sont respectables, il n’est pas douteux que la fortune de ce pays a sa source dans les jouissances artistiques qu’il offre aux touristes et il ne convient pas dans un but particulier, si légitime soit-il, de compromettre une véritable richesse nationale, en un mot, de tuer la poule aux œufs d’or ou même de lui soustraire la moindre plume43.
27Afin de défendre cette position, l’administration s’appuie sur la loi du 21 avril 1906 et se porte garante de la protection des paysages et des sites remarquables.
Le service forestier s’est fait un devoir de faire respecter d’une manière absolue le site remarquable qu’est la partie littorale de la forêt de l’Esterel et s’est opposé jusqu’ici de la manière la plus formelle à toute location qui ferait perdre à ce site le caractère pittoresque et sauvage qui fait sa célébrité44.
28Armés d’une telle argumentation, les différents échelons du service forestier transmettent des avis défavorables au préfet qui applique leur sentence même si la demande est parfois soutenue par le député… En dépit de toutes les pressions, l’administration de l’État semble « bien résolue à ne pas laisser entamer par la spéculation qui le convoite les terrains dont il s’agit qui auraient vite perdu leur caractère esthétique45 ».
29Mais en fait, les agents des Eaux et Forêts se trouvent coincés entre la défense « du patrimoine public » et le coût d’entretien de ce patrimoine… L’inspecteur de Draguignan présente alors une autre stratégie. Il souligne que le lotisseur intéressé par la parcelle du Dramont pourrait vendre « à des prix énormes, ces terrains étant de nature à tenter extrêmement les nababs étrangers » et que d’un autre côté, ce secteur parcouru par les promeneurs constitue « un parc public » et que son aliénation provoquera des protestations. Toutefois, vue « les contingences financières », la proposition n’est pas à écarter, mais il faut, pour l’opinion publique, que l’État fasse « une bonne opération ». L’administration et le préfet évoquent alors un échange possible du terrain convoité contre un ensemble de forêts représentant une valeur totale de 15 millions de francs au lieu des 400 000 proposés46…
30Ce type d’offre n’est toutefois pas suivi d’une réalisation. Les réponses de l’administration et du préfet aux pressions foncières privées sur le domaine public se lisent sur les cartes et dans l’espace. Certes, le massif de l’Esterel n’a pas été classé Parc national ce qui aurait bloqué la mise en place d’un lac artificiel47 ou de nouvelles routes forestières. Cependant, la superficie du domaine public ne s’est pas amoindrie sur plus d’un siècle. De 4 852 ha en 1889, l’espace domanial s’est agrandi jusqu’à 5 754 ha. La zone du Dramont est restée domaine de l’État en dépit des pressions foncières. Si la position des élus n’a pas toujours été favorable à la protection du Domaine, l’administration, quant à elle, n’a pas bradé le « patrimoine public ».
31La conclusion est connue ; la forêt domaniale de l’Esterel est devenue un véritable site touristique. Cette évolution est bien sûr liée à l’action volontariste d’acteurs défendant des intérêts économiques et une certaine vision des loisirs, des paysages et du sport mais aussi une conception particulière de l’essor économique et de la défense du domaine public et de la nature. Au-delà de la seule intervention des acteurs, le cas de l’Esterel permet aussi de montrer la complexité de la reconversion des espaces par rapport aux différents fils croisés des temps : celui de la décision, celui de l’aménagement, celui de l’aléa sans oublier les temps des évolutions économiques, sociales, culturelles ou mentales. Dans cette imbrication, le temps relativement long, que nécessite la construction d’un réseau routier ou la pousse d’un arbre, peut être confronté au temps extrêmement court de l’aléa, celui de l’incendie qui réduit en cendres tous les efforts d’aménagement ou de la sécheresse qui anéantit les plantations. Le temps de la reconversion des espaces peut être aussi confronté aux évolutions plus rapides de l’économie et de la société ou aux différents rythmes d’adaptation aux changements des acteurs locaux en fonction de leur formation, de leurs représentations ou de leur appartenance sociale et régionale.
Notes de bas de page
1 Le domaine de l’Esterel forme un tout, tant dans les paysages que dans la gestion par les Eaux et Forêts puisque ces anciennes propriétés de l’évêque de Fréjus ont été classées comme bien domanial après la Révolution.
2 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel, 7 PP, J. Salvador, garde général des Eaux et Forêts, « La forêt domaniale de l’Esterel », rapport à l’inspection des Eaux et Forêts de Draguignan, juin 1905.
3 Charles de Ribbe, Des incendies de forêts dans la région des Maures et de l’Esterel ; leurs causes, leur histoire et les moyens d’y remédier, Hyères, 1866 et J. Salvador, op. cit.
4 Charles de Ribbe, op. cit.
5 Martine Chalvet, « L’invention de la forêt méditerranéenne de la fin du xviiie siècle aux années 1960 », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Robert Ilbert, professeur à l’université de Provence, Université d’Aix-Marseille I, septembre 2000.
6 J. Salvador, op. cit.
7 Le réseau de routes est commencé dès 1869 et achevé en 1881. Il a été étendu de 1891 à 1899 dans les bois acquis en 1889 et 1890. En 1905, 404,772 km de routes et voies diverses (routes de 3,50 m (56 km) de 2,50 m (141km) et sentiers de 1 m (206 km.). Ces 404,772 km de routes et voies sont entretenus par régie.
8 Après la loi de 1893, un réseau de tranchées pare-feu est mis en place le long des routes ou en bordure du massif. Ce réseau est complété par des tranchées de crêtes entre 1903 et 1904. Au total, la forêt domaniale de l’Esterel compte plus de 320 ha. de pare-feu
9 L’été et en période de mistral, une surveillance est mise en place avec des brigades mobiles sur les routes et les sentiers et une surveillance fixe à partir des sommets notamment du Mont-Vinaigre ou du Cap Roux au Trayas.
10 J. Salvador, op. cit.
11 La liaison ferroviaire Paris-Marseille (1849) qui rejoint Toulon en 1859 puis Draguignan en 1864 et enfin Nice en passant par Fréjus et par Saint-Raphaël désenclave le massif de l’Esterel. Quelques années plus tard, en 1890, le chemin de fer à voie étroite qui suit la côte d’Hyères à Fréjus complète cette œuvre par le littoral.
12 J. Salvador, op. cit, p. 1-2.
13 Ibid., p. 66.
14 Ibid., p. 65-66.
15 Cette baisse des prix est liée à la concurrence des produits boisés en provenance d’Algérie ou des voisins méditerranéens. En parallèle, le bois de construction subit la concurrence de nouveaux produits chimiques ou encore du béton. Le bois pour les caisseries est remplacé par le carton et enfin le bois de chauffage disparaît complètement avec l’électricité, le pétrole, le butagaz sans oublier les nouveaux produits qui peuvent remplacer les résines et le liège.
16 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1908-1935), 7 P 52.
17 Catherine Bertho Lavenir, La roue et le stylo, comment nous somme devenus touristes, Odile Jacob, Champ Médiologique, Paris, 1999, 435 p., p. 208 et p. 267.
18 Si le succès de Nice est bien connu, il ne faut pas oublier le développement de Cannes après l’arrivée du chemin de fer dans le cadre du prolongement de la ligne PLM passant désormais par Fréjus, Saint-Raphaël. À la fin du xixe siècle, Cannes est devenu un lieu de villégiature avec la mise en place d’une hôtellerie de luxe, d’une promenade, d’un casino et de jardins.
19 Pierre Foncin (1841-1916), géographe, secrétaire puis président de l’Alliance française. En 1890, à l’arrivée du chemin de fer du littoral, Pierre Foncin acquiert la colline de la Nasque et y construit en 1894, sa maison de vacances. Les Maures et l’Esterel, Paris, Armand Colin, 1910, p. 27.
20 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1845-1907), 7 P 53. En décembre 1904, M. Guichard, propriétaire de l’Esterel hôtel, au Trayas, sollicite et obtient une concession d’utilisation du chemin forestier pour neuf ans afin de transporter les passagers de la gare du Trayas vers son hôtel, demande qu’il réitère régulièrement avec succès jusqu’en 1924.
21 Ibid. En juillet 1904 Marianne Kinceler, domiciliée à Saint-Raphaël, mais propriétaire de la villa Sans Gêne au Trayas, demande la concession d’une source située dans la forêt. En juin 1905 Mme veuve Sube, propriétaire de l’hôtel de la Réserve au Trayas demande le renouvellement d’une concession sur la source de la crique.
22 Ibid. Ce genre d’opération suscite des rivalités et quelques années plus tard en 1908, M. Del Picchia Primo sollicite la même parcelle de terrain.
23 Idem
24 En 1906, P. Foncin crée l’Association des amis des Maures et de l’Estérel. Il publie également sur ce thème : « Un vieux pays de France. Les Maures et l’Estérel », Revue de Paris, 15 juillet 1900, p. 310-342 et Les Maures et l’Esterel, Paris, Armand Colin, 1910, p. 162.
25 J. Salvador, op. cit.
26 H. Lavauden, « Les forêts du Var », Le Chêne, chasse, pêche, tourisme, no 12, trimestre 4, 1934, p. 13. L’inspecteur Lavauden évoque les nettoiements exécutés en 1926-1935 avec un règlement spécial d’exploitation.
27 En 1931, le TCF organise une vaste tournée forestière dans le delta du Rhône, dans la Sainte-Baume, la forêt du Dom, l’Esterel, le cap Nègre, la Camargue et l’Ardèche… « Voyage d’étude du Touring Club de France », Revue des Eaux et Forêts, 1931, p. 978-984.
28 H. Lavauden, op. cit., p. 30.
29 Ibid., p. 12.
30 Idem.
31 Idem.
32 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel, 7 PP.
33 Catherine Bertho Lavenir, op. cit., p. 259. En 1907, une table d’orientation est construite au cap Roux par un ingénieur local des Ponts et Chaussées, un garde général des Eaux et Forêts et le TCF.
34 Idem.
35 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1908-1935) 7 P 53. Le dimanche 9 mai 1926, l’Automobile Club du Var est par exemple autorisé à organiser un circuit sur les routes de la forêt domaniale de l’Esterel.
36 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1908-1935) 7 P 53.
37 H. Lavauden, op. cit., p. 23-24.
38 Idem.
39 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1908-1935) 7 P 53.
40 Idem.
41 Idem.
42 Idem.
43 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1908-1935) 7 P 53. Rapport du garde forestier de l’Esterel suite à la demande faite le 17 mai 1912 par M. Wehrheim, propriétaire d’une villa au cap Roux, pour obtenir la location pour 16 ans d’un terrain domanial contenant une source car il désire améliorer ses plantations de mimosas et autres arbres créés dans sa propriété.
44 Idem.
45 Idem.
46 Archives départementales du Var, Forêt domaniale de l’Esterel (1908-1935) 7 P 53. Rapport de l’inspecteur des Eaux et Forêts de Draguignan suite à la demande d’aliénation d’une parcelle importante dans le canton du Dramont, déposée par M. Ardouin, architecte à Paris, le 26 juillet 1926.
47 Idem. Dès juin 1929, on trouve dans les archives un projet de lac artificiel dans les vallonnements de l’Esterel. Ce lac artificiel servirait de réservoir d’alimentation en eau potable pour Fréjus et Saint-Raphaël. Il serait aussi une ressource précieuse en cas d’incendie. Enfin, il ajouterait au paysage un élément de beauté apprécié par les promeneurs.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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